CHAPITRE V
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Quand je rentrai chez moi à West Egg ce soir-là, je craignis un moment que ma maison ne soit en train de brûler. Il était deux heures du matin et toute la pointe de la péninsule flamboyait; une lumière irréelle embrasait les jardins et faisait étinceler les longs fils électriques qui s'étendaient le long de la route. Parvenu au dernier tournant, je vis que c'était la maison de Gatsby, illuminée de la cave au grenier.
Je crus tout d'abord à une nouvelle fête, une orgie qui aurait dégénéré en partie de cache-cache ou de cache-tampon, où la maison tout entière aurait fait office de terrain de jeu. Mais il n'y avait pas un bruit. Seulement le vent dans les arbres, qui agitait les fils électriques, augmentant et diminuant tour à tour l'intensité de l'éclairage, comme si la maison clignait de l'œil dans le noir. Alors que mon taxi s'éloignait en bringuebalant, je vis Gatsby traverser la pelouse dans ma direction.
« On se croirait à l'Exposition universelle chez vous, lui dis-je.
— Vraiment? Il jeta un coup d'œil distrait pardessus son épaule. J'ai juste inspecté quelques chambres. Si nous allions à Coney Island, très cher? Prenons ma voiture.
— Il est trop tard.
— Bon, alors si nous piquions une tête dans la piscine? Je ne m'en suis pas servi de l'été.
— Il faut que j'aille me coucher.
— D'accord. »
Réprimant son impatience, il attendit, sans me quitter du regard.
« J'ai parlé avec Miss Baker, dis-je au bout d'un moment. Je vais appeler Daisy demain et l'inviter à prendre le thé chez moi.
— Oh, c'est parfait, fit-il d'un air indifférent. Je ne veux surtout pas vous causer le moindre souci.
— Quel jour vous conviendrait?
— Quel jour vous conviendrait à vous? rectifia-t-il aussitôt. Je ne veux pas vous causer le moindre souci, voyez-vous.
— Que diriez-vous d'après-demain? »
Il réfléchit un moment. Puis, avec réticence : « Je voudrais faire tondre la pelouse », dit-il.
Nous baissâmes tous les deux les yeux sur l'herbe — une ligne de démarcation séparait nettement la mienne, qui était une vraie jungle, de la sienne, plus sombre et parfaitement entretenue. Je compris que c'était de ma pelouse qu'il parlait.
« Il y a une autre petite chose », risqua-t-il. Il hésita.
« Vous préférez qu'on attende quelques jours? demandai-je.
— Oh, ce n'est pas cela. Seulement... Il cherchait ses mots. Je me demandais si... Si... Comment dire... Très cher... Vous ne gagnez pas beaucoup d'argent, n'est-ce pas ?
— Pas beaucoup. »
Cela parut le rassurer et il poursuivit, plus confiant.
« C'est bien ce que je pensais... Excusez ma... Voyez-vous, je suis en train de monter une petite affaire, un à-côté, vous comprenez ? Et je me disais que si vous ne gagnez pas beaucoup... Vous vendez des actions, n'est-ce pas, très cher ?
— J'essaie.
— Eh bien, ça pourrait vous intéresser. Cela ne vous prendrait pas beaucoup de temps et vous pourriez vous faire une jolie somme d'argent. Il se trouve que c'est une affaire du genre plutôt confidentiel. »
Je me rends compte aujourd'hui que, dans d'autres circonstances, cette conversation aurait pu marquer un tournant dans mon existence. Mais, dans la mesure où sa proposition visait ouvertement et brutalement à rétribuer le service que j'allais lui rendre, je n'avais pas d'autre choix que de la décliner.
« Je suis débordé, dis-je. Je vous suis très reconnaissant mais j'ai déjà assez de travail.
— Vous n'auriez absolument pas affaire à Wolfshiem. » De toute évidence, il pensait que je répugnais à lier tout « gondact » avec notre convive de ce matin, mais je l'assurai qu'il se trompait. Il attendit encore un peu dans l'espoir que je relance la conversation, mais j'étais trop absorbé pour me montrer réceptif et il rentra chez lui comme à regret.
La soirée que j'avais passée m'avait exalté et réjoui; j'ai dû plonger dans un profond sommeil sitôt ma porte franchie. J'ignore du coup si Gatsby s'est ou non rendu à Coney Island, ou s'il a passé des heures à « inspecter ses chambres » tandis que sa maison continuait de jeter mille feux. Je téléphonai à Daisy du bureau le lendemain matin et l'invitai à venir prendre le thé.
« Ne viens pas avec Tom, précisai-je.
— Pardon?
— Ne viens pas avec Tom.
— Qui est Tom ? » demanda-t-elle d'un air innocent.
Le jour convenu, il pleuvait à verse. À onze heures du matin, un homme en imperméable, remorquant une tondeuse, frappa à ma porte et me dit que Mr. Gatsby l'envoyait tondre ma pelouse. Je me rappelai que j'avais oublié de dire à ma Finlandaise de revenir et je partis la chercher en voiture à travers les chemins détrempés et délavés de West Egg Village, où j'achetai aussi quelques tasses, des citrons et des fleurs.
Ces dernières s'avérèrent superflues, car, à deux heures, Gatsby me fit livrer autant de bouquets qu'en pouvait contenir une serre, ainsi que d'innombrables vases. Une heure plus tard, ma porte d'entrée s'ouvrit nerveusement et Gatsby, vêtu d'un costume de flanelle blanche, d'une chemise gris argent et d'une cravate mordorée, fit irruption. Il était tout pâle et de sombres cernes sous ses yeux trahissaient son manque de sommeil.
« Tout est en ordre? demanda-t-il aussitôt.
— La pelouse a fière allure, si c'est à ça que vous pensez.
— Quelle pelouse? s'enquit-il d'un air absent. Oh, la pelouse du jardin. » Il lui jeta un coup d'œil par la fenêtre, mais, à en juger par son expression, je ne crois pas qu'il était capable de voir quoi que ce soit.
« M'a l'air parfait, dit-il vaguement. Dans un de ces journaux, ils disent que la pluie devrait s'arrêter vers quatre heures. Je crois que c'était dans The Journal. Est-ce que vous avez tout ce qu'il faut en matière de... de thé ? »
Je l'emmenai dans l'office, où il regarda la Finlandaise d'un air légèrement réprobateur. Ensemble, nous scrutâmes les douze sablés au citron que j'avais achetés chez le traiteur.
« Ça ira ? demandai-je.
— Bien sûr, bien sûr ! Ils sont parfaits. » Et il ajouta d'une voix blanche : « ... très cher. »
Vers trois heures et demie, la pluie se changea en une brume humide et froide où perlaient de temps à autre de fines gouttes de rosée. Gatsby parcourait d'un œil distrait un volume de L'Économie politique de Clay, tout en guettant les allées et venues de la Finlandaise qui ébranlait le sol de la cuisine et en regardant régulièrement d'un air inquiet à travers les fenêtres embuées, comme si une série d'incidents invisibles mais alarmants se produisaient là-dehors. Finalement, il se leva et m'informa d'une voix hésitante qu'il rentrait chez lui.
« Comment ça?
— Personne ne viendra prendre le thé. Il est trop tard! Il regarda sa montre comme s'il était requis ailleurs par d'urgentes occupations. Je ne peux pas attendre toute la journée.
— Ne soyez pas stupide ; il n'est que quatre heures moins deux. »
Il se rassit d'un air penaud comme si je l'avais grondé et au même moment on entendit le bruit d'un moteur tourner dans l'allée. Nous nous levâmes tous deux d'un bond et, un peu nerveux moi-même, je sortis.
Sous les branches de lilas dégoulinantes de pluie, une grosse voiture décapotable s'engageait dans le chemin. Elle s'arrêta. Daisy, le visage incliné sous son tricorne lavande, m'adressa dès qu'elle me vit un sourire éclatant de bonheur.
« C'est donc vraiment ici que tu vis, mon chéri ? » Le murmure vivifiant de sa voix faisait, sous cette pluie, l'effet d'un puissant tonique. Je dus en écouter les modulations pendant quelques instants, attentif d'abord aux sonorités des mots plutôt qu'à leur sens. Une mèche de cheveux humides balayait sa joue comme une traînée de peinture bleue et sa main, lorsque je la pris pour l'aider à descendre de voiture, était mouillée de gouttes brillantes.
« Est-ce que tu es amoureux de moi ? me glissa-t-elle à l'oreille. C'est pour ça qu'il fallait que je vienne seule ou quoi ?
— Ça, c'est le mystère de Castle Rackrent[1]. Dis à ton chauffeur de s'en aller et de revenir dans une heure.
— Revenez dans une heure, Ferdie. » Et elle me chuchota d'un ton solennel : « Il s'appelle Ferdie.
— Est-ce que l'essence a des effets toxiques sur son nez?
— Je ne crois pas, dit-elle d'un air innocent. Pourquoi ? »
Nous entrâmes. À ma grande stupéfaction, le salon était vide.
« Tiens, c'est bizarre ! m'exclamai-je.
— Qu'est-ce qui est bizarre? »
Elle tourna la tête en entendant quelqu'un frapper d'un coup léger et cérémonieux à la porte d'entrée. Je ressortis du salon et ouvris la porte. Gatsby, pâle comme la mort, les mains enfoncées comme deux poids de plomb dans les poches de sa veste, se tenait là, debout dans une flaque d'eau, et me dévisageait d'un air tragique.
Sans ôter les mains de ses poches il me suivit dans l'entrée, prit un virage brusque, comme s'il marchait sur une corde raide, et s'engouffra dans le salon. C'était vraiment bizarre. Conscient que mon propre cœur battait bruyamment, je refermai la porte sur la pluie qui redoublait.
Il y eut trente secondes de silence total. Puis, du salon, me parvinrent un chuchotement étouffé, une amorce de rire et enfin la voix de Daisy, artificiellement aiguë :
« Vraiment, je suis absolument ravie de te revoir. »
Un ange passa. À une lenteur épouvantable.
N'ayant rien à faire dans l'entrée, je les rejoignis au salon.
Gatsby, les mains toujours dans les poches, adossé à la cheminée, s'efforçait d'avoir l'air parfaitement à l'aise, voire de s'ennuyer. Il avait la tête rejetée en arrière, appuyée au cadran de la vieille pendule qui ornait mon dessus de cheminée, et, figé dans cette posture, il baissait des yeux affolés vers Daisy, assise à l'extrême bord d'une chaise, effarouchée mais ravissante.
« Nous nous sommes déjà rencontrés », grommela Gatsby. Il me fixa un instant et ses lèvres ébauchèrent un rire avorté. Par chance, la pendule choisit ce moment pour osciller dangereusement sous la pression de sa tête, sur quoi il se retourna, la saisit d'une main tremblante et la remit en place. Puis il s'assit avec raideur sur le sofa, posa son coude sur l'accoudoir et la main sur son genou.
« Désolé pour la pendule », dit-il.
Mon propre visage arborait maintenant une rougeur tropicale. J'étais incapable de choisir parmi les milliers de lieux communs qui me venaient à l'esprit.
« C'est une vieille pendule », dis-je bêtement.
Je pense que nous avons tous cru, un bref instant, qu'elle avait volé en éclats sur le plancher.
« Nous ne nous sommes pas vus depuis des années, dit Daisy, d'une voix aussi neutre que possible.
— Cela fera cinq ans en novembre. »
La réponse de Gatsby, débitée avec une précision mécanique, avait réduit à néant tous nos efforts et le silence s'installa de nouveau. Une minute passa, peut-être plus. En désespoir de cause, je réussis à les remettre debout tous les deux en leur suggérant de venir m'aider à préparer le thé dans la cuisine, lorsque ma diabolique Finlandaise l'apporta sur un plateau.
Dans la confusion qui accueillit les tasses et les gâteaux, la situation retrouva un semblant de normalité. Gatsby se retira dans un coin sombre et, tandis que je parlais avec Daisy, son regard se posait consciencieusement tantôt sur elle, tantôt sur moi, tendu et malheureux. Cependant, comme le calme ne pouvait constituer une fin en soi, je saisis le premier prétexte pour m'esquiver.
« Où allez-vous? demanda Gatsby, aussitôt sur ses gardes.
— Je reviens.
— Il faut que je vous dise quelque chose avant que vous ne partiez. »
Il se précipita derrière moi dans la cuisine, ferma la porte et gémit : « Oh! Mon Dieu ! », d'un air misérable.
« Qu'y a-t-il ?
— J'ai eu tort. Affreusement tort, dit-il en agitant ses mains dans tous les sens. Affreusement tort.
— Vous êtes mal à l'aise, c'est tout. » Et j'eus la bonne idée d'ajouter : « Daisy aussi est mal à l'aise.
— Elle est mal à l'aise ? répéta-t-il, incrédule.
— Tout autant que vous.
— Parlez moins fort.
— Vous vous comportez comme un gamin, l'interrompis-je brutalement. Et il n'y a pas que ça. Vous êtes grossier. Vous avez laissé Daisy toute seule. »
Il leva la main pour m'intimer l'ordre de me taire, me jeta un regard de reproche que je n'oublierai jamais et, ouvrant la porte avec précaution, retourna dans le salon.
Je sortis par-derrière — exactement comme Gatsby lorsqu'il avait fait nerveusement tout le tour de la maison une demi-heure plus tôt — et allai m'abriter sous un immense et noir sapin, dont le feuillage touffu me protégeait de la pluie. L'averse avait repris et ma pelouse défraîchie, parfaitement tondue par le jardinier de Gatsby, était pleine de petites mares de boue et de marécages antédiluviens. Il n'y avait rien à voir, de sous cet arbre, à part l'énorme maison de Gatsby; je la contemplai donc, tel Kant contemplant son clocher, pendant une demi-heure. Un brasseur de bière l'avait fait construire dix ans plus tôt, au début de la vogue de l' "ancien", et on racontait qu'il avait proposé de payer pendant cinq ans les impôts de tous les cottages environnants si leurs propriétaires acceptaient de garnir leurs toits de chaume. Peut-être leur refus heurta-t-il profondément son dessein de Fonder une Dynastie — toujours est-il que sa santé commença aussitôt à décliner. Ses enfants mirent la maison en vente avant même qu'on ait enlevé la couronne mortuaire suspendue au-dessus de la porte d'entrée. Les Américains, malgré leur goût parfois prononcé pour la servitude, ont toujours obstinément refusé d'être des paysans.
Au bout d'une demi-heure, le soleil se remit à briller et la voiture de l'épicier remonta l'allée circulaire devant la maison de Gatsby. Il apportait tout ce qu'il fallait pour le dîner des domestiques — quant à Gatsby lui-même, j'aurais parié qu'il serait incapable d'en avaler une bouchée. Une femme de chambre se mit à ouvrir les fenêtres aux étages supérieurs, elle apparut brièvement dans l'encadrement de chacune et, se penchant depuis la grande baie vitrée du milieu, cracha dans le jardin d'un air songeur. Il était temps que je rentre. Tant que la pluie tombait, j'avais cru entendre le murmure de leurs voix, s'élevant et s'amplifiant de temps à autre sous le coup de l'émotion. Mais dans le silence qui régnait désormais, je m'aperçus qu'à l'intérieur aussi on s'était tu.
Je rentrai — je fis d'abord le maximum de bruit possible dans la cuisine, m'abstenant tout juste de déménager le fourneau — mais je ne crois pas qu'ils aient entendu quoi que ce soit. Ils étaient assis chacun à un bout du canapé et se regardaient comme si une question venait d'être posée, ou avait été sur le point de l'être, et toute trace de malaise avait disparu. Le visage de Daisy était barbouillé de larmes et à mon arrivée elle se leva d'un bond et se mit à les essuyer avec son mouchoir devant la glace. Mais, chez Gatsby, la métamorphose était tout simplement spectaculaire. Il rayonnait littéralement; il jubilait intérieurement, sans bouger, sans parler, mais son euphorie nouvelle irradiait et emplissait le petit salon.
« Oh, salut, très cher », dit-il, comme s'il ne m'avait pas vu depuis des années. Je crus un instant qu'il allait me serrer la main.
« Il ne pleut plus.
— Ah oui? » Lorsqu'il comprit de quoi je parlais et vit le soleil qui inondait la pièce, il sourit comme un météorologue, comme le saint patron du retour du beau temps, et répéta l'information à l'adresse de Daisy. « Qu'est-ce que tu penses de ça? Il ne pleut plus.
— J'en suis ravie, Jay. » Sa voix de gorge, pleine d'une douloureuse, d'une torturante beauté, n'exprimait rien d'autre qu'une joie inespérée.
« Je voudrais que vous veniez à la maison, Daisy et vous, dit-il. J'aimerais la lui faire visiter.
— Vous êtes sûr que vous voulez que je vienne ?
— Absolument, très cher. »
Daisy monta se laver la figure — j'eus honte, mais trop tard, en songeant à mes serviettes de toilette — tandis que nous l'attendions, Gatsby et moi, sur la pelouse.
« Ma maison fait bonne impression, non ? demanda-t-il. Regardez comme la façade prend bien la lumière. »
Je reconnus qu'elle était splendide.
« Oui. Il l'examina, passant en revue ses portes, ses voûtes, sa tour carrée. Il ne m'a fallu que trois ans pour gagner de quoi l'acheter.
— Je croyais que votre fortune provenait d'un héritage.
— C'est vrai, très cher, répliqua-t-il, mais j'ai presque tout perdu dans un accès de panique... pendant la guerre. »
À mon avis, il ne savait plus bien ce qu'il disait car, lorsque je lui demandai dans quoi il travaillait, il répondit : « Cela me regarde », avant de se rendre compte que ce n'était pas la réponse qui convenait.
« Oh, j'ai fait toutes sortes de choses, se reprit-il. J'ai ouvert des drugstores, et après ça, j'ai travaillé dans le pétrole. Mais je fais autre chose, maintenant. Il me regarda plus attentivement. Vous voulez dire que vous avez repensé à ce que je vous ai proposé l'autre soir? »
Avant que j'aie eu le temps de répondre, Daisy sortit de la maison et les deux rangées de boutons de cuivre qui ornaient sa robe étincelèrent au soleil.
« C'est cette énorme maison, là? s'écria-t-elle en la montrant du doigt.
— Elle te plaît?
— Je l'adore, mais je n'arrive pas à imaginer que tu habites tout seul là-dedans.
— Je m'arrange pour qu'elle soit sans arrêt remplie de gens intéressants, nuit et jour. Des gens qui font des choses intéressantes. Des gens célèbres. »
Au lieu de couper par la plage, le long du détroit, nous repassâmes par la route et entrâmes par la grille d'honneur. Murmurant d'un air ravi, Daisy admira chaque détail du bâtiment féodal dont la silhouette se découpait dans le ciel, admira les jardins, le parfum éclatant des jonquilles et celui, plus léger, des aubépines et des pruniers en fleurs, et le parfum subtil et doré des pensées. Cela faisait bizarre d'arriver jusqu'au perron de marbre sans croiser l'habituel défilé de robes chatoyantes, sans entendre d'autre bruit que les chants d'oiseaux dans les arbres.
Et à l'intérieur, comme nous parcourions les salons de musique Marie-Antoinette et les salons Restauration anglaise, je m'imaginai que des invités se cachaient partout derrière les canapés et sous les tables, qui avaient ordre de retenir leur respiration jusqu'à ce que nous soyons passés. Lorsque Gatsby ferma la porte de la « bibliothèque de Merton College », j'aurais juré entendre Œil-de-Hibou éclater d'un rire spectral.
Nous montâmes à l'étage, traversâmes des chambres à coucher d'époque, tendues de soie rose et lavande et garnies de fleurs fraîches, des dressings et des salles de billard, des salles de bains avec baignoires encastrées — en pénétrant dans une de ces chambres, nous dérangeâmes un individu échevelé qui faisait des abdominaux en pyjama, allongé par terre. C'était Mr. Klipspringer, le « pensionnaire ». Je l'avais vu se promener sur la plage le matin même avec un air affamé. Enfin, nous arrivâmes aux appartements de Gatsby : une chambre à coucher, une salle de bains et un bureau Adam's, où nous nous assîmes et bûmes un verre de chartreuse dont il avait sorti une bouteille d'un placard encastré dans le mur.
Il n'avait pas cessé d'observer Daisy et je pense qu'il réévaluait tout ce qu'il y avait chez lui en fonction des réactions qu'il déchiffrait dans les yeux de sa bien-aimée. De temps à autre, il jetait aussi à ses possessions un regard ahuri, comme si, parce qu'elle était là et que sa présence le stupéfiait, rien de tout cela n'était plus réel. À un moment, il faillit perdre l'équilibre et dégringoler quelques marches.
Sa chambre à coucher était la plus dépouillée de toutes — à ceci près que le nécessaire de toilette qui ornait la coiffeuse était en or massif. Daisy s'empara de la brosse à cheveux avec ravissement et se caressa les cheveux avec; sur quoi Gatsby s'assit, se frotta les yeux et se mit à rire.
« Je n'ai jamais rien vu d'aussi drôle, très cher, dit-il, hilare. Impossible... J'ai beau chercher... »
Il était visiblement passé par deux phases distinctes et en atteignait une troisième. Après l'avoir mis mal à l'aise, puis rendu euphorique, la présence de Daisy le frappait d'émerveillement. Il avait si longtemps vécu dans l'obsession de ces retrouvailles, il les avait tant rêvées, dans leurs moindres détails, les avait attendues en serrant les dents pour ainsi dire, cette attente avait pris des proportions si inconcevables, que maintenant, il en subissait le contrecoup, comme un ressort trop tendu finit par se rompre.
Il reprit ses esprits au bout d'une minute et ouvrit pour nous deux gigantesques penderies qui contenaient ses innombrables costumes, ses robes de chambre, ses cravates et ses chemises, rangées comme des briques par piles de douze.
« J'ai quelqu'un en Angleterre qui s'occupe d'acheter mes vêtements. Il m'expédie un assortiment d'articles au début de chaque saison, au printemps et en automne. »
Il en sortit une pile et se mit à nous lancer, une par une, des chemises en lin brut, d'autres en soie épaisse, d'autres encore en flanelle légère, qui se dépliaient à mesure qu'elles tombaient et recouvraient la table d'un fouillis multicolore. Plus nous les admirions, plus il en apportait de nouvelles et elles formaient un tas moelleux, épais, qui grandissait toujours — des chemises à rayures, à chevrons, à carreaux, corail, vert pomme, lavande et orangées, toutes marquées de son monogramme indigo. Soudain, avec un cri étouffé, Daisy enfouit sa tête dans les chemises et se mit à sangloter.
« Ce sont de si belles chemises », dit-elle dans un hoquet; sa voix s'étouffait dans l'épaisseur des plis. « Ça me rend triste parce que je n'avais jamais vu... jamais vu d'aussi belles chemises jusqu'à maintenant. »
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Après la maison, nous devions aller voir le parc, la piscine, l'hydravion et les parterres de fleurs — mais, derrière les fenêtres de Gatsby, la pluie avait repris. Nous restâmes donc plantés là, en rang d'oignons, à regarder la surface ridée de la mer.
« Sans la brume, on pourrait apercevoir ta maison de l'autre côté de la baie, dit Gatsby. Il y a une lumière verte qui brille toute la nuit au bout de ta jetée. »
Daisy passa brusquement son bras sous le sien, mais il semblait absorbé par ce qu'il venait de dire. Peut-être venait-il de comprendre que la signification colossale que revêtait jusque-là cette lumière avait maintenant disparu pour toujours. Comparée à l'immense distance qui l'avait séparé de Daisy, la lumière verte avait dû lui paraître si proche, presque à portée de sa main. Lui paraître aussi proche que la lune des étoiles. Ce n'était plus désormais qu'une lumière verte au bout d'une jetée. Sa collection d'objets magiques avait perdu une pièce maîtresse.
Je me mis à marcher tout autour de la pièce, examinant différents objets que j'avais du mal à distinguer dans la pénombre. Je remarquai une grande photographie, représentant un homme d'un certain âge en costume de yachtman, accrochée au mur au-dessus de son bureau.
« Qui est-ce ?
— Lui ? C'est Mr. Dan Cody, très cher. » Le nom m'était vaguement familier.
« Il est mort à l'heure qu'il est. C'était mon meilleur ami, il y a des années. »
Il y avait une petite photo de Gatsby, lui aussi en costume de yachtman, sur le bureau — Gatsby fixant l'objectif d'un air de défi — qui avait dû être prise quand il avait environ dix-huit ans.
« Je l'adore ! s'exclama Daisy. Et cette houppette ! Tu ne m'avais jamais dit que tu avais porté une houppette — ni que tu avais eu un yacht.
— Regarde là, s'empressa de dire Gatsby. Il y a un tas de coupures de presse... où on parle de toi. »
Ils s'assirent côte à côte et les passèrent en revue. J'allais demander à voir les rubis quand le téléphone sonna. Gatsby décrocha.
« Oui... Eh bien, je ne peux pas parler maintenant... Je ne peux pas parler maintenant, très cher... J'ai dit une petite ville... Il doit bien savoir ce que c'est qu'une petite ville... Bon, il ne peut rien pour nous s'il s'imagine que Detroit est une petite ville... »
Il raccrocha.
« Viens ici, vite! » s'écria Daisy depuis la fenêtre.
Il pleuvait toujours, mais le ciel s'était dégagé à l'ouest et des nuages rose et or moutonnaient au-dessus de la mer.
« Regarde-moi ça », souffla-t-elle, et, au bout d'un moment : « Si seulement je pouvais attraper un de ces nuages roses, te faire monter dessus et te pousser dans les airs. »
Je m'apprêtais à les laisser, mais ils ne voulurent rien entendre ; peut-être que ma présence leur permettait de jouir plus complètement de leur intimité.
« Je sais ce qu'on va faire, dit Gatsby, on va demander à Klipspringer de jouer du piano. »
Il sortit de la pièce en criant « Ewing ! » et revint quelques minutes plus tard avec un jeune homme timide qui avait l'air un peu las, des lunettes aux montures d'écaille et des cheveux blonds clairsemés. Habillé de manière plus décente, il portait un polo au col largement ouvert, des chaussures de tennis et un pantalon de toile d'une teinte indéterminée.
« Nous avons interrompu votre séance de gymnastique? demanda Daisy poliment.
— Je dormais, s'écria Mr. Klipspringer dans un hoquet embarrassé. C'est-à-dire, je m'étais endormi. Et puis je me suis levé...
— Klipspringer sait jouer du piano, l'interrompit Gatsby. N'est-ce pas, Ewing, très cher ?
— Je ne joue pas bien. Je... ne joue presque pas. Je n'ai pas d'entraîne...
— Descendons ! » le coupa Gatsby. Il appuya sur un interrupteur. La pâle clarté que diffusaient les fenêtres s'évanouit lorsque la pièce s'illumina.
Dans le salon de musique, Gatsby se contenta de brancher une lampe posée sur le piano. Il alluma la cigarette de Daisy d'une main tremblante et s'assit avec elle sur un divan, tout au fond du salon, sans aucune autre lumière que les reflets de celle du hall sur le parquet étincelant.
Lorsque Klipspringer eut joué The Love Nest, il se retourna sur son tabouret et, l'air malheureux, chercha Gatsby dans la pénombre.
« Je n'ai pas d'entraînement, vous voyez. Je vous avais bien dit que je ne pouvais pas jouer. Je n'ai pas d'entraîne...
— Ne parlez pas tant, très cher, lui ordonna Gatsby. Jouez ! »
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Dehors, le vent soufflait et un léger coup de tonnerre retentit le long du détroit. Toutes les lumières de West Egg s'allumaient maintenant; l'électricité propulsait les trains et leur chargement humain, revenant de New York sous la pluie battante. C'était l'heure où s'opère chez tous les êtres humains une métamorphose profonde et une excitation se répandait dans l'atmosphère.
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« One thing's sure and nothing's surer
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En m'approchant pour prendre congé, je vis que Gatsby affichait de nouveau une expression abasourdie, comme s'il s'était mis à douter un peu de la qualité de son bonheur présent. Presque cinq ans ! Il avait dû y avoir des moments, même cet après-midi, où Daisy était descendue de son piédestal, n'avait pas été à la hauteur de ses rêves — non par sa faute à elle, mais à cause de la force colossale de son fantasme à lui. Qui était plus fort qu'elle, plus fort que tout. Il avait consacré toute sa vie à ce fantasme, avec une passion d'artiste, le peaufinant sans cesse, lui ajoutant pour l'embellir toutes les plumes colorées qui lui tombaient sous la main. Rien ne peut égaler la quantité de feu et de glace qu'un homme est capable d'emmagasiner au fond de son cœur lorsqu'il est ainsi possédé.
Sentant que je l'observais, il fit un effort visible pour se ressaisir. Il prit les mains de Daisy dans les siennes et, comme elle lui chuchotait quelque chose à l'oreille, il se tourna vers elle, brusquement bouleversé. Je pense que c'est sa voix qui le captivait plus que tout, la chaleur modulée et fiévreuse de sa voix, parce qu'elle serait toujours plus belle que dans ses rêves — cette voix était un chant immortel.
Ils m'avaient oublié, mais Daisy leva les yeux vers moi et me tendit la main; pour Gatsby, j'avais complètement cessé d'exister. Je leur jetai un dernier regard qu'ils me rendirent, distants, absorbés par l'intensité de leur vie. Puis je quittai la pièce, descendis sous la pluie les marches de marbre et les laissai ensemble.