Victor Hugo
L'homme Qui Rit
Table of Contents
Victor Hugo.............................................................................................................................................1
IV. ENTRÉE EN SCÈNE D'UN NUAGE DIFFÉRENT DES AUTRES............................................45
VII. HORREUR SACRÉE....................................................................................................................57
XI. LES CASQUETS............................................................................................................................64
XII. CORPS A CORPS AVEC L'ÉCUEIL...........................................................................................65
LIVRE PREMIER ÉTERNELLE PRÉSENCE DU PASS LES HOMMES REFLÈTENT L'HOMME........107
X. FLAMBOIEMENTS QU'ON VERRAIT SI L'HOMME ÉTAIT TRANSPARENT....................141
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L'homme Qui Rit
Table of Contents
I. OU L'ON VOIT LE VISAGE DE CELUI DONT ON N'A ENCORE VU QUE LES ACTIONS154
VII. LA CÉCITÉ DONNE DES LEÇONS DE CLAIRVOYANCE..................................................165
VIII. NON SEULEMENT LE BONHEUR, MAIS LA PROSPÉRIT................................................167
IX. EXTRAVAGANCES QUE LES GENS SANS GOUT APPELLENT POÉSIE.........................171
X. COUP D'OEIL DE CELUI QUI EST HORS DE TOUT SUR LES CHOSES ET SUR LES HOMMES
XI. GWYNPLAINE EST DANS LE JUSTE, URSUS EST DANS LE VRAI..................................176
VI. QUELLES MAGISTRATURES IL Y AVAIT SOUS LES PERRUQUES D'AUTREFOIS......229
IV. MOENIBUS SURDIS CAMPANA MUTA.................................................................................277
V. LA RAISON D'ÉTAT TRAVAILLE EN PETIT COMME EN GRAND....................................281
VII. LES TEMPÊTES D'HOMMES PIRES QUE LES TEMPETES D'OCÉANS...........................334
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L'homme Qui Rit
Table of Contents
I. C'EST A TRAVERS L'EXCÈS DE GRANDEUR QU'ON ARRIVE A L'EXCÈS DE MISÈRE347
II. BARKILPHEDRO A VISÉ L'AIGLE ET A ATTEINT LA COLOMBE....................................361
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L'homme Qui Rit
Victor Hugo
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• PREMIÈRE PARTIE. LA MER ET LA NUIT
• LIVRE PREMIER. LA NUIT MOINS NOIRE QUE L'HOMME
• I. LA POINTE SUD DE PORTLAND
• V. L'ARBRE D'INVENTION HUMAINE
• VI. BATAILLE ENTRE LA MORT ET LA NUIT
• VII. LA POINTE NORD DE PORTLAND
• LIVRE DEUXIÈME. L'OURQUE EN MER
• I. LES LOIS QUI SONT HORS DE L'HOMME
• II. LES SILHOUETTES DU COMMENCEMENT FIXÉES
• III. LES HOMMES INQUIETS SUR LA MER INQUIÈTE
• IV. ENTRÉE EN SCÈNE D'UN NUAGE DIFFÉRENT DES AUTRES
• IX. SOIN CONFIÉ A LA MER FURIEUSE
• X. LA GRANDE SAUVAGE. C'EST LA TEMPÊTE
• XII. CORPS A CORPS AVEC L'ÉCUEIL
• XIII. FACE A FACE AVEC LA NUIT
• XVI. DOUCEUR SUBITE DE L'ÉNIGME
• DEUXIEME PARTIE. PAR ORDRE DU ROI
• LIVRE PREMIER ÉTERNELLE PRÉSENCE DU PASS LES HOMMES REFLÈTENT L'HOMME
• IX. HAÏR EST AUSSI FORT QU'AIMER
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L'homme Qui Rit
• X. FLAMBOIEMENTS QU'ON VERRAIT SI L'HOMME ÉTAIT TRANSPARENT
• XI. BARKILPHEDRO EN EMBUSCADE
• XII. ÉCOSSE, IRLANDE ET ANGLETERRE
• LIVRE DEUXIÈME. GWINPLAINE ET DEA
• I. OU L'ON VOIT LE VISAGE DE CELUI DONT ON N'A ENCORE VU QUE LES ACTIONS
• III. «OCULOS NON HABET ET VIDET
• VI. URSUS INSTITUTEUR, ET URSUS TUTEUR
• VII. LA CÉCITÉ DONNE DES LEÇONS DE CLAIRVOYANCE
• VIII. NON SEULEMENT LE BONHEUR, MAIS LA PROSPÉRIT
• IX. EXTRAVAGANCES QUE LES GENS SANS GOUT APPELLENT POÉSIE
• X. COUP D'OEIL DE CELUI QUI EST HORS DE TOUT SUR LES CHOSES ET SUR LES
• XI. GWYNPLAINE EST DANS LE JUSTE, URSUS EST DANS LE VRAI
• XII. URSUS LE POËTE ENTRAINE URSUS LE PHILOSOPHE
• LIVRE TROISIÈME. COMMENCEMENT DE LA FÊLURE
• IV. LES CONTRAIRES FRATERNISENT DANS LA HAINE
• LIVRE QUATRIÈME. LA CAVE PÉNALE
• I. LA TENTATION DE SAINT GWYNPLAINE
• IV. URSUS ESPIONNE LA POLICE
• VI. QUELLES MAGISTRATURES IL Y AVAIT SOUS LES PERRUQUES D'AUTREFOIS
• LIVRE SIXIIÈME. ASPECTS VARIÉS D'URSUS
• I. CE QUE DIT LE MISANTHROPE
• IV. MOENIBUS SURDIS CAMPANA MUTA
• V. LA RAISON D'ÉTAT TRAVAILLE EN PETIT COMME EN GRAND
• II. RESSEMBLANCE D'UN PALAIS AVEC UN BOIS
• V. ON SE RECONNAIT, MAIS ON NE SE CONNAIT PAS
• LIVRE HUITIEME. LE CAPITOLE ET SON VOISINAGE
• I. DISSECTION DES CHOSES MAJESTUEUSES
• VII. LES TEMPÊTES D'HOMMES PIRES QUE LES TEMPETES D'OCÉANS
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• VIII. SERAIT BON FRÈRE S'IL N'ÉTAIT BON FILS
• I. C'EST A TRAVERS L'EXCÈS DE GRANDEUR QU'ON ARRIVE A L'EXCÈS DE MISÈRE
• II. BARKILPHEDRO A VISÉ L'AIGLE ET A ATTEINT LA COLOMBE
• III. LE PARADIS RETROUVÉ ICI−BAS
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De l'Angleterre tout est grand, même ce qui n'est pas bon, même l'oligarchie. Le patriciat anglais, c'est le patriciat dans le sens absolu du mot. Pas de féodalité plus illustre, plus terrible et plus vivace. Disons−le, cette féodalité a été utile à ses heures. C'est en Angleterre que ce phénomène, la Seigneurie, veut être étudié, de même que c'est en France qu'il faut étudier ce phénomène, la Royauté.
Le vrai titre de ce livre serait l'Aristocratie. Un autre livre, qui suivra, pourra être intitulé la Monarchie. Et ces deux livres, s'il est donné à l'auteur d'achever ce travail, en précéderont et en amèneront un autre qui sera intitulé: Quatrevingt−treize.
Hauteville−House, 1869.
PREMIÈRE PARTIE. LA MER ET LA NUIT
DEUX CHAPITRES PRÉLIMINAIRES
I URSUS
I
Ursus et Homo étaient liés d'une amitié étroite. Ursus était un homme, Homo était un loup, Leurs humeurs s'étaient convenues. C'était l'homme qui avait baptisé le loup. Probablement il s'était aussi choisi lui−même son nom; ayant trouvé Ursus bon pour lui, il avait trouvé Homo bon pour la bête, L'association de cet homme et de ce loup profitait aux foires, aux fêtes de paroisse, aux coins de rues où les passants s'attroupent, et au besoin qu'éprouve partout le peuple d'écouter des sornettes et d'acheter de l'orviétan. Ce loup, docile et gracieusement subalterne, était agréable à la foule. Voir des apprivoisements est une chose qui plaît. Notre suprême contentement est de regarder défiler toutes les variétés de la domestication. C'est ce qui fait qu'il y a tant de gens sur le passage des cortèges royaux,
Ursus et Homo allaient de carrefour en carrefour, des places publiques d'Aberystwith aux places publiques de Yeddburg, de pays en pays, de comté en comté, de ville en ville. Un marché épuisé, ils passaient à l'autre.
Ursus habitait une cahute roulante qu'Homo, suffisamment civilisé, traînait le jour et gardait la nuit. Dans les routes difficiles, dans les montées, quand il y avait trop d'ornière et trop de boue, l'homme se bouclait la bricole au cou et tirait fraternellement, côte à côte avec le loup. Ils avaient ainsi vieilli ensemble. Ils campaient l'aventure dans une friche, dans une clairière, dans la patte d'oie d'un entre−croisement de routes, à l'entrée des hameaux, aux portes des bourgs, dans les halles, dans les mails publics, sur la lisière des parcs, sur les parvis d'églises, Quand la carriole s'arrêtait dans quelque champ de foire, quand les commères accouraient béantes, quand les curieux faisaient cercle, Ursus pérorait, Homo approuvait. Homo, une sébile dans sa gueule, faisait poliment la quête dans l'assistance. Ils gagnaient leur vie. Le loup était lettré, l'homme aussi. Le loup avait été dressé par l'homme, ou s'était dressé tout seul, diverses gentillesses de loup qui contribuaient à la recette.Surtout ne dégénère pas en homme, lui disait son ami.
PREMIÈRE PARTIE. LA MER ET LA NUIT
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Le loup ne mordait jamais, l'homme quelquefois. Du moins, mordre était la prétention d'Ursus. Ursus était un misanthrope, et, pour souligner sa misanthropie, il s'était fait bateleur. Pour vivre aussi, car l'estomac impose ses conditions. De plus ce bateleur misanthrope, soit pour se compliquer, soit pour se compléter, était médecin. Médecin c'est peu, Ursus était ventriloque. On le voyait parler sans que sa bouche remuât. Il copiait, à s'y méprendre, l'accent et la prononciation du premier venu; il imitait les voix à croire entendre les personnes. A lui tout seul, il faisait le murmure d'une foule, ce qui lui donnait droit au titre d' engastrimythe. Il le prenait. Il reproduisait toutes sortes de cris d'oiseaux, la grive, le grasset, l'alouette pépi, qu'on nomme aussi la béguinette, le merle à plastron blanc, tous voyageurs comme lui; de façon que, par instants, il vous faisait entendre, à son gré, ou une place publique couverte de rumeurs humaines, ou une prairie pleine de voix bestiales; tantôt orageux comme une multitude, tantôt puéril et serein comme l'aube.Du reste, ces talents−là, quoique rares, existent. Au siècle dernier, un nommé Touzel, qui imitait les cohues mêlées d'hommes et d'animaux et qui copiait tous les cris de bêtes, était attaché à la personne de Buffon en qualité de ménagerie.Ursus était sagace, invraisemblable, et curieux, et enclin aux explications singulières, que nous appelons fables. Il avait l'air d'y croire. Cette effronterie faisait partie de sa malice. Il regardait dans la main des quidams, ouvrait des livres au hasard et concluait, prédisait les sorts, enseignait qu'il est dangereux de rencontrer une jument noire et plus dangereux encore de s'entendre, au moment où l'on part pour un voyage, appeler par quelqu'un qui ne sait pas où vous allez, et il s'intitulait «marchand de superstition». Il disait: «Il y a entre l'archevêque de Cantorbéry et moi une différence; moi, j'avoue.» Si bien que l'archevêque, justement indigné, le fit un jour venir; mais Ursus, adroit, désarma sa grâce en lui récitant un sermon de lui Ursus sur le saint jour de Christmas que l'archevêque, charmé, apprit par coeur, débita en chaire et publia, comme de lui archevêque. Moyennant quoi, il pardonna.
Ursus, médecin, guérissait, parce que ou quoique. Il pratiquait les aromates. Il était versé dans les simples. Il tirait parti de la profonde puissance qui est dans un tas de plantes dédaignées, la coudre moissine, la bourdaine blanche, le hardeau, la mancienne, la bourg−épine, la viorne, le nerprun. Il traitait la phthisie par la ros solis; il usait à propos des feuilles du tithymale qui, arrachées par le bas, sont un purgatif, et, arrachées par le haut, sont un vomitif; il vous ôtait un mal de gorge au moyen de l'excroissance végétale dite oreille de juif; il savait quel est le jonc qui guérit le boeuf, et quelle est la menthe qui guérit le cheval; il était au fait des beautés et des bontés de l'herbe mandragore qui, personne ne l'ignore, est homme et femme. Il avait des recettes. Il guérissait les brûlures avec de la laine de salamandre, de laquelle Néron, au dire de Pline, avait une serviette. Ursus possédait une cornue et un matras; il faisait de la transmutation; il vendait des panacées.
On contait de lui qu'il avait été jadis un peu enfermé à Bedlam; on lui avait fait l'honneur de le prendre pour un insensé, mais on l'avait relâché, s'apercevant qu'il n'était qu'un poëte. Cette histoire n'était probablement pas vraie; nous avons tous de ces légendes que nous subissons.
La réalité est qu'Ursus était savantasse, homme de goût, et vieux poëte latin. Il était docte sous les deux espèces, il hippocralisait et il pindarisait. Il eût concouru en phébus avec Rapin et Vida. Il eût composé d'une façon non moins triomphante que le Père Bouhours des tragédies jésuites. Il résultait de sa familiarité avec les vénérables rhythmes et mètres des anciens qu'il avait des images à lui, et toute une famille de métaphores classiques. Il disait d'une mère précédée de ses deux filles: c'est un dactyle, d'un père suivi de ses deux fils: c'est un anapeste, et d'un petit enfant marchant entre son grand−père et sa grand'mère: c'est un amphimacre .
Tant de science ne pouvait aboutir qu'à la famine. L'école de Salerne dit: «Mangez peu et souvent». Ursus mangeait peu et rarement; obéissant ainsi à une moitié du précepte et désobéissant à l'autre; mais c'était la faute du public, qui n'affluait pas toujours et n'achetait pas fréquemment. Ursus disait: «L'expectoration d'une sentence soulage. Le loup est consolé par le hurlement, le mouton par la laine, la forêt par la fauvette, la femme par l'amour, et le philosophe par l'épiphonème.» Ursus, au besoin, fabriquait des comédies qu'il jouait à peu près; cela aide à vendre les drogues. Il avait, entre autres oeuvres, composé une bergerade héroïque en l'honneur du chevalier Hugh Middleton qui, en 1608, apporta Londres une rivière. Cette rivière était tranquille dans le comté de Hartford, à soixante milles de Londres; le chevalier Middleton vint et la prit; il amena une brigade de six cents hommes armés de pelles et de pioches, se mit à remuer la terre, la creusant ici, l'élevant là, parfois vingt pieds haut, parfois trente pieds profond, fit des aqueducs de bois en l'air, et ça et PREMIÈRE PARTIE. LA MER ET LA NUIT
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là huit cents ponts, de pierre, de brique, de madriers, et un beau matin, la rivière entra dans Londres, qui manquait d'eau. Ursus transforma tous ces détails vulgaires en une belle bucolique entre le fleuve Tamis et la rivière Serpentine; le fleuve invitait la rivière à venir chez lui, et lui offrait son lit, et lui disait: «Je suis trop vieux pour plaire aux femmes, mais je suis assez riche pour les payer.»Tour ingénieux et galant pour exprimer que sir Hugh Middleton avait fait tous les travaux à ses frais.
Ursus était remarquable dans le soliloque. D'une complexion farouche et bavarde, ayant le désir de ne voir personne et le besoin de parler à quelqu'un, il se tirait d'affaire en se parlant à lui−même. Quiconque a vécu solitaire sait à quel point le monologue est dans la nature. La parole intérieure démange. Haranguer l'espace est un exutoire. Parler tout haut et tout seul, cela fait l'effet d'un dialogue avec le dieu qu'on a en soi. C'était, on ne l'ignore point, l'habitude de Socrate. Il se pérorait. Luther aussi. Ursus tenait de ces grands hommes. Il avait cette faculté hermaphrodite d'être son propre auditoire. Il s'interrogeait et se répondait; il se glorifiait et s'insultait. On l'entendait de la rue monologuer dans sa cahute. Les passants, qui ont leur manière à eux d'apprécier les gens d'esprit, disaient: c'est un idiot. Il s'injuriait parfois, nous venons de le dire, mais il y avait aussi des heures où il se rendait justice. Un jour, dans une de ces allocutions qu'il s'adressait à lui−même, on l'entendit crier:J'ai étudié le végétal dans tous ses mystères, dans la tige, dans le bourgeon, dans la sépale, dans le pétale, dans l'étamine, dans la carpelle, dans l'ovule, dans la thèque, dans la sporange, et dans l'apothécion. J'ai approfondi la chromatie, l'osmosie, et la chymosie, c'est−à−dire la formation de la couleur, de l'odeur et de la saveur.Il y avait sans doute, dans ce certificat qu'Ursus délivrait à Ursus, quelque fatuité, mais que ceux qui n'ont point approfondi la chromatie, l'osmosie et la chymosie, lui jettent la première pierre.
Heureusement Ursus n'était jamais allé dans les Pays−Bas. On l'y eût certainement voulu peser pour savoir s'il avait le poids normal au delà ou en deçà duquel un homme est sorcier. Ce poids en Hollande était sagement fixé par la loi. Rien n'était plus simple et plus ingénieux. C'était une vérification. On vous mettait dans un plateau, et l'évidence éclatait si vous rompiez l'équilibre; trop lourd, vous étiez pendu; trop léger, vous étiez brûlé, On peut voir encore aujourd'hui, à Oudewater, la balance peser les sorciers, mais elle sert maintenant à peser les fromages, tant la religion a dégénéré! Ursus eût eu certainement maille à partir avec cette balance. Dans ses voyages, il s'abstint de la Hollande, et fit bien. Du reste, nous croyons qu'il ne sortait point de la Grande−Bretagne.
Quoi qu'il en fût, étant très pauvre et très âpre, et ayant fait dans un bois la connaissance d'Homo, le goût de la vie errante lui était venu. Il avait pris ce loup en commandite, et il s'en était allé avec lui par les chemins, vivant, à l'air libre, de la grande vie du hasard. Il avait beaucoup d'industrie et d'arrière−pensée et un grand art en toute chose pour guérir, opérer, tirer les gens de maladie, et accomplir des particularités surprenantes; il était considéré comme bon saltimbanque et bon médecin; il passait aussi, on le comprend, pour magicien; un peu, pas trop; car il était malsain à celle époque d'être cru ami du diable. A vrai dire, Ursus, par passion de pharmacie et amour des plantes, s'exposait, vu qu'il allait souvent cueillir des herbes dans les fourrés bourrus où sont les salades de Lucifer, et où l'on risque, comme l'a constaté le conseiller De l'Ancre, de rencontrer dans la brouée du soir un homme qui sort de terre, «borgne de l'oeil droit, sans manteau, l'épée au côté, pieds nus et deschaux». Ursus du reste, quoique d'allure et de tempérament bizarres, était trop galant homme pour attirer ou chasser la grêle, faire paraître des faces, tuer un homme du tourment de trop danser, suggérer des songes clairs ou trisles et pleins d'effroi, et faire naître des coqs à quatre ailes; il n'avait pas de ces méchancetés−là. Il était incapable de certaines abominations. Comme, par exemple, de parler allemand, hébreu ou grec, sans l'avoir appris, ce qui est le signe d'une scélératesse exécrable, ou d'une maladie naturelle procédant de quelque humeur mélancolique. Si Ursus parlait latin, c'est qu'il le savait. Il ne se serait point permis de parler syriaque, attendu qu'il ne le savait pas; en outre, il est avéré que le syriaque est la langue des sabbats. En médecine, il préférait correctement Gallien à Cardan, Cardan, tout savant homme qu'il est, n'étant qu'un ver de terre au respect de Gallien.
En somme, Ursus n'était point un personnage inquiété par la police. Sa cahute était assez longue et assez large pour qu'il pût s'y coucher sur un coffre où étaient ses hardes, peu somptueuses. Il était propriétaire d'une PREMIÈRE PARTIE. LA MER ET LA NUIT
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lanterne, de plusieurs perruques, et de quelques ustensiles accrochés à des clous, parmi lesquels des instruments de musique. Il possédait en outre une peau d'ours dont il se couvrait les jours de grande performance; il appelait cela se mettre en costume. Il disait: J'ai deux peaux; voici la vraie. Et il montrait la peau d'ours. La cahute à roues était à lui et au loup. Outre sa cahute, sa cornue et son loup, il avait une flûte et une viole de gambe, et il en jouait agréablement. Il fabriquait lui−même ses élixirs. Il tirait de ses talents de quoi souper quelquefois. Il y avait au plafond de sa cahute un trou par où passait le tuyau d'un poêle de fonte contigu à son coffre, assez pour roussir le bois. Ce poêle avait deux compartiments; Ursus dans l'un faisait cuire de l'alchimie, et dans l'autre des pommes de terre. La nuit, le loup dormait sous la cahute, amicalement enchaîné. Homo avait le poil noir, et Ursus le poil gris; Ursus avait cinquante ans, moins qu'il n'en eût soixante. Son acceptation de la destinée humaine était telle, qu'il mangeait, on vient de le voir, des pommes de terre, immondice dont on nourrissait alors les pourceaux et les forçats. Il mangeait cela, indigné et résigné.
Il n'était pas grand, il était long. Il était ployé et mélancolique. La taille courbée du vieillard, c'est le tassement de la vie. La nature l'avait fait pour être triste. Il lui était difficile de sourire, et il lui avait toujours ét impossible de pleurer. Il lui manquait cette consolation, les larmes, et ce palliatif, la joie. Un vieux homme est une ruine pensante; Ursus était cette ruine−là. Une loquacité de charlatan, une maigreur de prophète, une irascibilité de mine chargée, tel était Ursus. Dans sa jeunesse il avait ét philosophe chez un lord.
Cela se passait il y a cent quatrevingts ans, du temps que les hommes étaient un peu plus des loups qu'ils ne sont aujourd'hui.
Pas beaucoup plus.
II
Homo n'était pas le premier loup venu. A son appétit de nèfles et de pommes, on l'eût pris pour un loup de prairie, à son pelage foncé, on l'eût pris pour un lycaon, et à son hurlement atténu en aboiement, on l'eût pris pour un culpeu; mais on n'a point encore assez observé la pupille du culpeu pour être sûr que ce n'est point un renard, et Homo était un vrai loup. Sa longueur était de cinq pieds, ce qui est une belle longueur de loup, même en Lithuanie; il était très fort; il avait le regard oblique, ce qui n'était pas sa faute; il avait la langue douce, et il en léchait parfois Ursus; il avait une étroite brosse de poils courts sur l'épine dorsale, et il était maigre d'une bonne maigreur de forêt. Avant de connaître Ursus et d'avoir une carriole à traîner, il faisait allègrement ses quarante lieues dans une nuit. Ursus, le rencontrant dans un hallier, près d'un ruisseau d'eau vive, l'avait pris en estime en le voyant pêcher des écrevisses avec sagesse et prudence, et avait salué en lui un honnête et authentique loup Koupara, du genre dit chien crabier.
Ursus préférait Homo, comme bête de somme, à un âne. Faire tirer sa cahute à un âne lui eût répugné; il faisait trop cas de l'âne pour cela. En outre, il avait remarqué que l'âne, songeur quatre pattes peu compris des hommes, a parfois un dressement d'oreilles inquiétant quand les philosophes disent des sottises. Dans la vie, entre notre pensée et nous, un âne est un tiers; c'est gênant. Comme ami, Ursus préférait Homo à un chien, estimant que le loup vient de plus loin vers l'amitié.
C'est pourquoi Homo suffisait à Ursus. Homo était pour Ursus plus qu'un compagnon, c'était un analogue.
Ursus lui tapait ses flancs creux en disant: J'ai trouvé mon tome second.
Il disait encore: Quand je serai mort, qui voudra me connaître n'aura qu'à étudier Homo. Je le laisserai après moi pour copie conforme.
La loi anglaise, peu tendre aux bêtes des bois, eût pu chercher querelle à ce loup et le chicaner sur sa hardiesse d'aller familièrement dans les villes; mais Homo profitait de l'immunit accordée par un statut d'Edouard IV aux «domestiques». Pourra tout domestique suivant son maître aller et venir librement. En outre, un certain relâchement à l'endroit des loups était résult de la mode des femmes de la cour, sous les PREMIÈRE PARTIE. LA MER ET LA NUIT
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derniers Stuarts, d'avoir, en guise de chiens, de petits loups−corsacs, dits adives, gros comme des chats, qu'elles faisaient venir d'Asie grands frais.
Ursus avait communiqué à Homo une partie de ses talents, se tenir debout, délayer sa colère en mauvaise humeur, bougonner au lieu de hurler, etc.; et de son côté le loup avait enseigné à l'homme ce qu'il savait, se passer de toit, se passer de pain, se passer de feu, préférer la faim dans un bois à l'esclavage dans un palais.
La cahute, sorte de cabane−voiture qui suivait l'itinéraire le plus varié, sans sortir pourtant d'Angleterre et d'Écosse, avait quatre roues, plus un brancard pour le loup, et un palonnier pour l'homme. Ce palonnier était l'en−cas des mauvais chemins. Elle était solide bien que bâtie en planches légères comme un colombage. Elle avait à l'avant une porte vitrée avec un petit balcon servant aux harangues, tribune mitigée de chaire, et l'arrière une porte pleine trouée d'un vasistas. L'abattement d'un marche−pied de trois degrés tournant sur charnière et dress derrière la porte à vasistas donnait entrée dans la cahute, bien fermée la nuit de verrous et de serrures. Il avait beaucoup plu et beaucoup neigé dessus. Elle avait été peinte, mais on ne savait plus trop de quelle couleur, les changements de saison étant pour les carrioles comme les changements de règne pour les courtisans, A l'avant, au dehors, sur une espèce de frontispice en volige, on avait pu jadis déchiffrer cette inscription, en caractères noirs sur fond blanc, lesquels s'étaient peu à peu mêlés et confondus.
«L'or perd annuellement par le frottement un quatorze centième de son volume; c'est ce qu'on nomme le frai; d'où il suit que, sur quatorze cent millions d'or circulant par toute la terre, il se perd tous les ans un million.
Ce million d'or s'en va en poussière, s'envole, flotte, est atome, devient respirable, charge, dose, leste et appesantit les consciences, et s'amalgame avec l'âme des riches qu'il rend superbes et avec l'âme des pauvres qu'il rend farouches.
Cette inscription, effacée et biffée par la pluie et par la bont de la providence, était heureusement illisible, car il est probable qu'à la fois énigmatique et transparente, cette philosophie de l'or respiré n'eût pas été du goût des shériffs, prévôts, marshalls, et autres porte−perruques de la loi. La législation anglaise ne badinait pas dans ce temps−là. On était aisément félon. Les magistrats se montraient féroces par tradition, et la cruauté était de routine. Les juges d'inquisition pullulaient. Jeffrys avait fait des petits.
III
Dans l'intérieur de la cahute il y avait deux autres inscriptions. Au−dessus du coffre, sur la paroi de planches lavée à l'eau de chaux, on lisait ceci, écrit à l'encre et à la main:
«SEULES CHOSES QU'IL IMPORTE DE SAVOIR.
«Le baron pair d'Angleterre porte un tortil à six perles.
«La couronne commence au vicomte.
«Le vicomte porte une couronne de perles sans nombre, le comte une couronne de perles sur pointes entremêlées de feuilles de fraisier plus basses; le marquis, perles et feuilles d'égale hauteur; le duc, fleurons sans perles; le duc royal, un cercle de croix et de fleurs de lys; le prince de Galles, une couronne pareille à celle du roi, mais non fermée.
«Le duc est très haut et très puissant prince; le marquis et le comte, très noble et puissant seigneur; le vicomte, noble et puissant seigneur; le baron, véritablement seigneur.
«Le duc est grâce; les autres pairs sont seigneurie.
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«Les lords sont inviolables.
«Les pairs sont chambre et cour, concilium et curia, législature et justice.
«Most honourable» est plus que «right honourable.
«Les lords pairs sont qualifiés «lords de droit»; les lords non pairs sont «lords de courtoisie»; il n'y a de lords que ceux qui sont pairs.
«Le lord ne prête jamais serment, ni au roi, ni en justice. Sa parole suffit. Il dit: sur mon honneur.
«Les communes, qui sont le peuple, mandées à la barre des lords, s'y présentent humblement, tête nue, devant les pairs couverts.
«Les communes envoient aux lords les bills par quarante membres qui présentent le bill avec trois révérences profondes.
«Les lords envoient aux communes les bills par un simple clerc.
«En cas de conflit, les deux chambres confèrent dans la chambre peinte, les pairs assis et couverts, les communes debout et nu−tête.
«D'après une loi d'Edouard VI, les lords ont le privilège d'homicide simple. Un lord qui tue un homme simplement n'est pas poursuivi.
«Les barons ont le même rang que les évêques.
«Pour être baron pair, il faut relever du roi per baroniam integram, par baronie entière.
«La baronie entière se compose de treize fiefs nobles et un quart, chaque fief noble étant de vingt livres sterling, ce qui monte à quatre cents marcs.
«Le chef de baronie, caput baroniae, est un château héréditairement régi comme l'Angleterre elle−même; c'est−à−dire ne pouvant être dévolu aux filles qu'à défaut d'enfants mâles, et en ce cas allant à la fille aînée, coeteris filiabus aliunde satisfactis [1].
[1] Ce qui revient à dire: on pourvoit les autres filles comme
on peut. ( Note d'Ursus. En marge du mur.)
«Les barons ont la qualité de lord, du saxon laford, du grand latin dominus et du bas latin lordus.
«Les fils aînés et puînés des vicomtes et barons sont les premiers écuyers du royaume.
«Les fils aînés des pairs ont le pas sur les chevaliers de la Jarretière; les fils puînés, point.
«Le fils aîné d'un vicomte marche après tous les barons et avant tous les baronnets.
«Toute fille de lord est lady. Les autres filles anglaises sont miss.
«Tous les juges sont inférieurs aux pairs. Le sergent a un capuchon de peau d'agneau; le juge a un capuchon de menu vair, de minuto vario, quantité de petites fourrures blanches de toutes sortes, hors l'hermine.
PREMIÈRE PARTIE. LA MER ET LA NUIT
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L'hermine est réservée aux pairs et au roi.
«On ne peut accorder de supplicavit contre un lord.
«Un lord ne peut être contraint par corps. Hors le cas de Tour de Londres.
«Un lord appelé chez le roi a droit de tuer un daim ou deux dans le parc royal.
«Le lord tient dans son château cour de baron.
«Il est indigne d'un lord d'aller dans les rues avec un manteau suivi de deux laquais. Il ne peut se montrer qu'avec un grand train de gentilshommes domestiques.
«Les pairs se rendent au parlement en carrosses à la file; les communes, point. Quelques pairs vont à Westminster en chaises renversées à quatre roues. La forme de ces chaises et de ces carrosses armoriés et couronnés n'est permise qu'aux lords et fait partie de leur dignité.
«Un lord ne peut être condamné à l'amende que par les lords, et jamais à plus de cinq schellings, excepté le duc, qui peut être condamné à dix.
«Un lord peut avoir chez lui six étrangers. Tout autre anglais n'en peut avoir que quatre.
«Un lord peut avoir huit tonneaux de vin sans payer de droits.
«Le lord est seul exempt de se présenter devant le shériff de circuit.
«Le lord ne peut être taxé pour la milice.
«Quand il plaît à un lord, il lève un régiment et le donne au roi; ainsi font leurs grâces le duc d'Athol, le duc de Hamilton, et le duc de Northumberland.
«Le lord ne relève que des lords.
«Dans les procès d'intérêt civil, il peut demander son renvoi de la cause, s'il n'y a pas au moins un chevalier parmi les juges.
«Le lord nomme ses chapelains.
«Un baron nomme trois chapelains; un vicomte, quatre; un comte et un marquis, cinq; un duc, six.
«Le lord ne peut être mis à la question, même pour haute trahison.
«Le lord ne peut être marqué à la main.
«Le lord est clerc, même ne sachant pas lire. Il sait de droit.
«Un duc se fait accompagner par un dais partout où le roi n'est pas; un vicomte a un dais dans sa maison; un baron a un couvercle d'essai et se le fait tenir sous la coupe pendant qu'il boit; une baronne a le droit de se faire porter la queue par un homme en présence d'une vicomtesse.
«Quatrevingt−six lords, ou fils aînés de lords, président aux quatrevingt−six tables, de cinq cents couverts PREMIÈRE PARTIE. LA MER ET LA NUIT
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L'homme Qui Rit
chacune, qui sont servies chaque jour à sa majesté dans son palais aux frais du pays environnant la résidence royale.
«Un roturier qui frappe un lord a le poing coupé.
«Le lord est à peu près roi.
«Le roi est à peu près Dieu.
«La terre est une lordship.
«Les anglais disent à Dieu milord.
Vis−à−vis cette inscription, on en lisait une deuxième, écrite de la même façon, et que voici:
«SATISFACTIONS QUI DOIVENT SUFFIRE A CEUX QUI
N'ONT RIEN.
«Henri Auverquerque, comte de Grantham, qui siège à la chambre des lords entre le comte de Jersey et le comte de Greenwich, a cent mille livres sterling de rente. C'est à sa seigneurie qu'appartient le palais Grantham−Terrace, bâti tout en marbre, et célèbre par ce qu'on appelle le labyrinthe des corridors, qui est une curiosité où il y a le corridor incarnat en marbre de Sarancolin, le corridor brun en lumachelle d'Astracan, le corridor blanc en marbre de Lani, le corridor noir en marbre d'Alabanda, le corridor gris en marbre de Staremma, le corridor jaune en marbre de Hesse, le corridor vert en marbre du Tyrol, le corridor rouge mi−parti griotte de Bohême et lumachelle de Gordoue, le corridor bleu en turquin de Gênes, le corridor violet en granit de Catalogne, le corridor deuil, veiné blanc et noir, en schiste de Murviedro, le corridor rose en cipolin des Alpes, le corridor perle en lumachelle de Nonette, et le corridor de toutes couleurs, dit corridor courtisan, en brèche arlequine.
«Richard Lowther, vicomte Lonsdale, a Lowther, dans le Weslmoreland, qui est d'un abord fastueux et dont le perron semble inviter les rois à entrer.
«Richard, comte de Scarborough, vicomte et baron Lumley, vicomte de Waierford en Irlande, lord−lieutenant et vice−amiral du comt de Northumberland, et de Durham, ville et comté, a la double châtellenie de Stansted, l'antique et la moderne, où l'on admire une superbe grille en demi−cercle entourant un bassin avec jet d'eau incomparable. Il a de plus son château de Lumley.
«Robert Darcy, comte de Holderness, a son domaine de Holderness, avec tours de baron, et des jardins infinis à la française où il se promène en carrosse à six chevaux précédé de deux piqueurs, comme il convient à un pair d'Angleterre.
«Charles Beauclerk, duc de Saint−Albans, comte de Burford, baron Heddington, grand fauconnier d'Angleterre, a une maison Windsor, royale à côté de celle du roi.
«Charles Bodville, lord Robarles, baron Truro, vicomte Bodmyn, a Wimple en Cambridge, qui fait trois palais avec trois frontons, un arqué et deux triangulaires. L'arrivée est à quadruple rang d'arbres.
«Le très noble et très puissant lord Philippe Herbert, vicomte de Caërdif, comte de Monlgomeri, comte de Pembroke, seigneur pair et rosse de Candall, Marmion, Saint−Quentin et Churland, gardien de l'étanerie dans les comtés de Cornouailles et de Devon, visiteur héréditaire du collège de Jésus, a le merveilleux jardin de Willton où il y a deux bassins à gerbe plus beaux que le Versailles du roi très chrétien Louis quatorzième.
PREMIÈRE PARTIE. LA MER ET LA NUIT
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L'homme Qui Rit
«Charles Seymour, duc de Somerset, a Somerset−House sur la Tamise, qui égale la villa Pamphili de Rome.
On remarque sur la grande cheminée deux vases de porcelaine de la dynastie des Yuen, lesquels valent un demi−million de France.
«En Yorkshire, Arthur, lord Ingram, vicomte Irwin, a Temple−Newsham où l'on entre par un arc de triomphe, et dont les larges toits plats ressemblent aux terrasses morisques.
«Robert, lord Ferrers de Chartley, Bourchieret Lovaine, a, dans le Leicestershire, Staunton−Harold dont le parc en plan géométral a la forme d'un temple avec fronton; et, devant la pièce d'eau, la grande église à clocher carré est à sa seigneurie.
«Dans le comté de Northampton, Charles Spencer, comte de Sunderland, un du conseil privé de sa majesté, possède Althrop o l'on entre par une grille à quatre piliers surmontés de groupes de marbre.
«Laurence Hyde, comte de Rochester, a, en Surrey, New−Parke, magnifique par son acrotère sculpté, son gazon circulaire entour d'arbres, et ses forêts à l'extrémité desquelles il y a une petite montagne artistement arrondie et surmontée d'un grand chêne qu'on voit de loin.
«Philippe Slanhope, comte de Chesterfield, possède Bredby, en Derbyshire, qui a un pavillon d'horloge superbe, des fauconniers, des garennes et de très belles eaux longues, carrées et ovales, dont une en forme de miroir, avec deux jaillissements qui vont très haut.
«Lord Cornwallis, baron de Eye, a Brome−Hall qui est un palais du quatorzième siècle.
«Le très noble Algernon Capel, vicomte Malden, comte d'Essex, a Cashiobury en Hersfordshire, château qui a la forme d'un grand H et où il y a des chasses fort giboyeuses.
«Charles, lord Ossulstone, a Dawly en Middlesex où l'on arrive par des jardins italiens.
«James Cecill, comte de Salisbury, à sept lieues de Londres, a Hartfield−House, avec ses quatre pavillons seigneuriaux, son beffroi au centre et sa cour d'honneur, dallée de blanc et de noir comme celle de Saint−Germain. Ce palais, qui a deux cent soixante−douze pieds en front, a été bâti sous Jacques Ier par le grand trésorier d'Angleterre, qui est le bisaïeul du comte régnant. On y voit le lit d'une comtesse de Salisbury, d'un prix inestimable, entièrement fait d'un bois du Brésil qui est une panacée contre la morsure des serpents, et qu'on appelle milhombres, ce qui veut dire mille hommes. Sur ce lit est écrit en lettres d'or: Honni soit qui mal y pense.
«Edward Rich, comte de Warwick et Holland, a Warwick−Castle, o l'on brûle des chênes entiers dans les cheminées.
«Dans la paroisse de Seven−Oaks, Charles Sackville, baron Buekhurst, vicomte Cranfeild, comte de Dorset et Middlesex, a Knowle, qui est grand comme une ville, et qui se compose de trois palais, parallèles l'un derrière l'autre comme des lignes d'infanterie, avec dix pignons à escalier sur la façade principale, et une porte sous donjon à quatre tours.
«Thomas Thynne, vicomte Weymouth, baron Varminster, possède Long−Leate, qui a presque autant de cheminées, de lanternes, de gloriettes, de poivrières, de pavillons et de tourelles que Chambord en France, lequel est au roi.
«Henry Howard, comte de Suffolk, a, à douze lieues de Londres, le palais d'Audlyene en Middlesex, qui le cède à peine en grandeur et majesté à l'Escurial du roi d'Espagne.
PREMIÈRE PARTIE. LA MER ET LA NUIT
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L'homme Qui Rit
«En Bedforshire, Wrest−House−and−Park, qui est tout un pays enclos de fossés et de murailles, avec bois, rivières et collines, est à Henri, marquis de Kent.
«Hampton−Court, en Hereford, avec son puissant donjon crénelé, et son jardin barré d'une pièce d'eau qui le sépare de la forêt, est à Thomas, lord Coningsby.
«Grimsthorf, en Lincolnshire, avec sa longue façade coupée de hautes tourelles en pal, ses parcs, ses étangs, ses faisanderies, ses bergeries, ses boulingrins, ses quinconces, ses mails, ses futaies, ses parterres brodés, quadrillés et losangés de fleurs, qui ressemblent à de grands tapis, ses prairies de course, et la majesté du cercle où les carrosses tournent avant d'entrer au château, appartient à Robert, comte Lindsay, lord héréditaire de la forêt de Walham.
«Up Parke, en Sussex, château carré avec deux pavillons symétriques à beffroi des deux côtés de la cour d'honneur, est au très honorable Ford, lord Grey, vicomte Glendale et comte de Tankarville,
«Newnham Padox, en Warwickshire, qui a deux viviers quadrangulaires, et un pignon avec vitrail à quatre pans, est au comte de Denbigh, qui est comte de Rheinfelden en Allemagne.
«Wythame, dans le comté de Berk, avec son jardin français où il y a quatre tonnelles taillées, et sa grande tour crénelée accostée de deux hautes nefs de guerre, est à lord Montagne, comte d'Abiegdon, qui a aussi Rycott, dont il est baron, et dont la porte principale fait lire la devise: Virtus ariete fortior.
«William Cavendish, duc de Devonshîre, a six châteaux, dont Chaltsworth qui est à deux élages du plus bel ordre grec, et en outre sa grâce a son hôtel de Londres où il y a un lion qui tourne le dos au palais du roi.
«Le vicomte Kinalmeaky, qui est comte de Cork en Irlande, a Burlington−house en Picadily, avec de vastes jardins qui vont jusqu'aux champs hors de Londres; il a aussi Chiswick où il y a neuf corps de logis magnifiques; il a aussi Londesburgh qui est un hôtel neuf à côté d'un vieux palais,
«Le duc de Beaufort a Chelsea qui contient deux châteaux gothiques et un château florentin; il a aussi Badmington en Glocester, qui est une résidence d'où rayonnent une foule d'avenues comme d'une étoile. Très noble et puissant prince Henri, duc de Beaufort, est en même temps marquis et comte de Worcester, baron Raglan, baron Power, et baron Herbert de Chepstow.
«John Holles, duc de Newcastle et marquis de Clare, a Bolsover dont le donjon carré est majestueux, plus Haughton en Nottingham où il y a au centre d'un bassin une pyramide ronde imitant la tour de Babel,
«William, lord Craven, baron Graven de Hampsteard, a, en Warwickshire, une résidence, Comb−Abbey, où l'on voit le plus beau jet d'eau de l'Angleterre, et, en Berkshire, deux baronnies, Hampstead Marshall dont la façade offre cinq lanternes gothiques engagées, et Asdowne Park qui est un château au point d'intersection d'une croix de routes dans une forêt.
«Lord Linnoeus Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville, marquis de Corleone en Sicile, a sa pairie assise sur le château de Clancharlie, bâti en 914 par Edouard le Vieux contre les Danois, plus Hunkerville−house à Londres, qui est un palais, plus, à Windsor, Corleone−lodge, qui en est un autre, et huit châtellenies, une à Bruxton, sur le Trerit, avec un droit sur les carrières d'albâtre, puis Gumdraith, Homble, Moricambe, Trenwardraith, Hell−Kerters, où il y a un puits merveilleux, Pillinmore et ses marais à tourbe, Reculver près de l'ancienne ville Vagniacoe, Vinecaunton sur la montagne Moil−enlli; plus dix−neuf bourgs et villages avec baillis, et tout le pays de Pensneth−chase, ce qui ensemble rapporte à sa seigneurie quarante mille livres sterling de rente.
PREMIÈRE PARTIE. LA MER ET LA NUIT
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L'homme Qui Rit
«Les cent soixante−douze pairs régnant sous Jacques II possèdent entre eux en bloc un revenu de douze cent soixante−douze mille livres sterling par an, qui est la onzième partie du revenu de l'Angleterre, En marge du dernier nom, lord Linnoeus Clancharlie, on lisait cette note de la main d'Ursus: Rebelle; en exil; biens, châteaux et domaines sous le séquestre. C'est bien fait.
IV
Ursus admirait Homo. On admire près de soi. C'est une loi.
Être toujours sourdement furieux, c'était la situation intérieure d'Ursus, et gronder était sa situation extérieure.
Ursus était le mécontent de la création. Il était dans la nature celui qui fait de l'opposition. Il prenait l'univers en mauvaise part. Il ne donnait de satisfecit à qui que ce soit, ni à quoi que ce soit. Faire le miel n'absolvait pas l'abeille de piquer; une rosé épanouie n'absolvait pas le soleil de la fièvre jaune et du vomito negro. Il est probable que dans l'intimité Ursus faisait beaucoup de critiques à Dieu. Il disait:Évidemment, le diable est à ressort, et le tort de Dieu, c'est d'avoir lâché la détente.Il n'approuvait guère que les princes, et il avait sa manière à lui de les applaudir. Un jour que Jacques II donna en don à la Vierge d'une chapelle catholique irlandaise une lampe d'or massif, Ursus, qui passait par là, avec Homo, plus indifférent, éclata en admiration devant tout le peuple, et s'écria:Il est certain que la sainte Vierge a bien plus besoin d'une lampe d'or que les petits enfants que voilà pieds nus n'ont besoin de souliers.
De telles preuves de sa «loyauté» et l'évidence de son respect pour les puissances établies ne contribuèrent probablement pas peu à faire tolérer par les magistrats son existence vagabonde et sa mésalliance avec un loup. Il laissait quelquefois le soir, par faiblesse amicale, Homo se détirer un peu les membres et errer en liberté autour de la cahute; le loup était incapable d'un abus de confiance, et se comportait «en société», c'est−à−dire parmi les hommes, avec la discrétion d'un caniche; pourtant, si l'on eût eu affaire à des alcades de mauvaise humeur, cela pouvait avoir des inconvénients; aussi Ursus maintenait−il, le plus possible, l'honnête loup enchaîné. Au point de vue politique, son écriteau sur l'or, devenu indéchiffrable et d'ailleurs peu intelligible, n'était autre chose qu'un barbouillage de façade et ne le dénonçait point. Même après Jacques II, et sous le règne «respectable» de Guillaume et Marie, les petites villes des comtés d'Angleterre pouvaient voir rôder paisiblement sa carriole. Il voyageait librement, d'un bout de la Grande−Bretagne à l'autre, débitant ses philtres et ses fioles, faisant, de moitié avec son loup, ses mômeries de médecin de carrefour, et il passait avec aisance travers les mailles du filet de police tendu à cette époque par toute l'Angleterre pour éplucher les bandes nomades, et particulièrement pour arrêter au passage les «comprachicos».
Du reste, c'était juste. Ursus n'était d'aucune bande. Ursus vivait avec Ursus; tête−à−tête de lui−même avec lui−même dans lequel un loup fourrait gentiment son museau. L'ambition d'Ursus eût été d'être caraïbe; ne le pouvant, il était celui qui est seul. Le solitaire est un diminutif du sauvage, accepté par la civilisation. On est d'autant plus seul qu'on est errant. De l son déplacement perpétuel. Rester quelque part lui semblait de l'apprivoisement. Il passait sa vie à passer son chemin. La vue des villes redoublait en lui le goût des broussailles, des halliers, des épines, et des trous dans les rochers. Son chez−lui était la forêt. Il ne se sentait pas très dépaysé dans le murmure des places publiques assez pareil au brouhaha des arbres. La foule satisfait dans une certaine mesure le goût qu'on a du désert. Ce qui lui déplaisait dans cette cahute, c'est qu'elle avait une porte et des fenêtres et qu'elle ressemblait à une maison. Il eût atteint son idéal s'il eût pu mettre une caverne sur quatre roues, et voyager dans un antre.
Il ne souriait pas, nous l'avons dit, mais il riait; parfois, fréquemment même, d'un rire amer. Il y a du consentement dans le sourire, tandis que le rire est souvent un refus.
Sa grande affaire était de haïr le genre humain. Il était implacable dans cette haine. Ayant tiré à clair ceci que PREMIÈRE PARTIE. LA MER ET LA NUIT
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L'homme Qui Rit
la vie humaine est une chose affreuse, ayant remarqué la superposition des fléaux, les rois sur le peuple, la guerre sur les rois, la peste sur la guerre, la famine sur la peste, la bêtise sur le tout, ayant constaté une certaine quantité de châtiment dans le seul fait d'exister, ayant reconnu que la mort est une délivrance, quand on lui amenait un malade, il le guérissait. Il avait des cordiaux et des breuvages pour prolonger la vie des vieillards. Il remettait les culs−de−jatte sur leurs pieds, et leur jetait ce sarcasme;Te voilà sur tes pattes.
Puisses−tu marcher longtemps dans la vallée de larmes! Quand il voyait un pauvre mourant de faim, il lui donnait tous les liards qu'il avait sur lui en grommelant:
Vis, misérable! mange! dure longtemps! ce n'est pas moi qui abrégerai ton bagne.Après quoi, il se frottait les mains, et disait:Je fais aux hommes tout le mal que je peux.
Les passants pouvaient, par le trou de la lucarne de l'arrière, lire au plafond de la cahute cette enseigne, écrite l'intérieur, mais visible du dehors, et charbonnée en grosses lettres: URSUS, PHILOSOPHE.
II. LES COMPRACHICOS
I
Qui connait à cette heure le mot comprachicos? et qui en sait le sens?
Les comprachicos, ou comprapequeños, étaient une hideuse et étrange affiliation nomade, fameuse au dix−septième siècle, oubliée au dix−huitième, ignorée aujourd'hui. Les comprachicos sont, comme «la poudre de succession», un ancien détail social caractéristique. Ils font partie de la vieille laideur humaine.
Pour le grand regard de l'histoire, qui voit les ensembles, les comprachicos se rattachent à l'immense fait Esclavage. Joseph vendu par ses frères est un chapitre de leur légende. Les comprachicos ont laissé trace dans les législations pénales d'Espagne et d'Angleterre. On trouve ça et là dans la confusion obscure des lois anglaises la pression de ce fait monstrueux, comme on trouve l'empreinte du pied d'un sauvage dans une forêt.
Comprachicos, de même que comprapequenos, est un mot espagnol composé qui signifie «les achète−petits_».
Les comprachicos faisaient le commerce des enfants.
Ils en achetaient et ils en vendaient.
Ils n'en dérobaient point. Le vol des enfants est une autre industrie.
Et que faisaient−ils de ces enfants?
Des monstres.
Pourquoi des monstres?
Pour rire.
Le peuple a besoin de rire; les rois aussi. Il faut aux carrefours le baladin; il faut aux louvres le bouffon. L'un s'appelle Turlupin, l'autre Triboulet.
Les efforts de l'homme pour se procurer de la joie sont parfois dignes de l'attention du philosophe, II. LES COMPRACHICOS
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L'homme Qui Rit
Qu'ébauchons−nous dans ces quelques pages préliminaires? un chapitre du plus terrible des livres, du livre qu'on pourrait intituler: l' Exploitation des malheureux par les heureux.
II
Un enfant destiné à être un joujou pour les hommes, cela a existé. (Cela existe encore aujourd'hui.) Aux époques naïves et féroces, cela constitue une industrie spéciale. Le dix−septième siècle, dit grand siècle, fut une de ces époques. C'est un siècle très byzantin; il eut la naïveté corrompue et la férocit délicate, variété curieuse de civilisation. Un tigre faisant la petite bouche, Mme de Sévigné minaude à propos du bûcher et de la roue. Ce siècle exploita beaucoup les enfants; les historiens, flatteurs de ce siècle, ont caché la plaie, mais ils ont laiss voir le remède, Vincent de Paul.
Pour que l'homme−hochet réussisse, il faut le prendre de bonne heure. Le nain doit être commencé petit. On jouait de l'enfance. Mais un enfant droit, ce n'est pas bien amusant. Un bossu, c'est plus gai.
De là un art. Il y avait des éleveurs. On prenait un homme et l'on faisait un avorton; on prenait un visage et l'on faisait un mufle. On tassait la croissance; on pétrissait la physionomie. Cette production artificielle de cas tératologiques avait ses règles. C'était toute une science. Qu'on s'imagine une orthopédie en sens inverse. Là où Dieu a mis le regard, cet art mettait le strabisme. Là où Dieu a mis l'harmonie, on mettait la difformité. Là où Dieu a mis la perfection, on rétablissait l'ébauche. Et, aux yeux des connaisseurs, c'était l'ébauche qui était parfaite. Il y avait également des reprises en sous−oeuvre pour les animaux; on inventait les chevaux pies; Turenne montait un cheval pie. De nos jours, ne peint−on pas les chiens en bleu et en vert? La nature est notre canevas. L'homme a toujours voulu ajouter quelque chose à Dieu, L'homme retouche la création, parfois en bien, parfois en mal. Le bouffon de cour n'était pas autre chose qu'un essai de ramener l'homme au singe. Progrès en arrière. Chef−d'oeuvre à reculons. En même temps, on tâchait de faire le singe homme.
Barbe, duchesse de Cleveland et comtesse de Southampton, avait pour page un sapajou. Chez Françoise Sutton, baronne Dudley, huitième pairesse du banc des barons, le thé était servi par un babouin vêtu de brocart d'or que lady Dudley appelait «mon nègre». Catherine Sidley, comtesse de Dorchester, allait prendre séance au parlement dans un carrosse armorié derrière lequel se tenaient debout, museaux au vent, trois papions en grande livrée. Une duchesse de Medina−Coeli, dont le cardinal Polus vit le lever, se faisait mettre ses bas par un orang−outang. Ces singes montés en grade faisaient contrepoids aux hommes brutalisés et bestialisés. Cette promiscuité, voulue par les grands, de l'homme et de la bête, était particulièrement soulignée par le nain et le chien. Le nain ne quittait jamais le chien, toujours plus grand que lui. Le chien était le bini du nain. C'était comme deux colliers accouplés. Cette juxtaposition est constatée par une foule de monuments domestiques, notamment par le portrait de Jeffrey Hudson, nain de Henriette de France, fille de Henri IV, femme de Charles Ier.
Dégrader l'homme mène à le déformer. On complétait la suppression d'état par la défiguration. Certains vivisecteurs de ces temps−là réussissaient très bien à effacer de la face humaine l'effigie divine. Le docteur Conquest, membre du collège d'Amen−Street et visiteur juré des boutiques de chimistes de Londres, a écrit un livre en latin sur cette chirurgie à rebours dont il donne les procédés. A en croire Justus de Carrick−Fergus, l'inventeur de cette chirurgie est un moine nomm Aven−More, mot irlandais qui signifie Grande Rivière.
Le nain de l'électeur palatin, Perkeo, dont la poupéeou le spectresort d'une boîte à surprises dans la cave de Heidelberg, était un remarquable spécimen de cette science très variée dans ses applications.
Cela faisait des êtres dont la loi d'existence était monstrueusement simple: permission de souffrir, ordre d'amuser.
III
II. LES COMPRACHICOS
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L'homme Qui Rit
Cette fabrication de monstres se pratiquait sur une grande échelle et comprenait divers genres.
Il en fallait au sultan; il en fallait au pape. A l'un pour garder ses femmes; à l'autre pour faire ses prières.
C'était un genre à part ne pouvant se reproduire lui−même. Ces à peu près humains étaient utiles à la volupté et à la religion. Le sérail et la chapelle Sixtine consommaient la même espèce de monstres, ici féroces, là suaves.
On savait produire dans ces temps−là des choses qu'on ne produit plus maintenant, on avait des talents qui nous manquent, et ce n'est pas sans raison que les bons esprits crient à la décadence. On ne sait plus sculpter en pleine chair humaine; cela tient à ce que l'art des supplices se perd; on était virtuose en ce genre, on ne l'est plus; on a simplifié cet art au point qu'il va bientôt peut−être disparaître tout à fait. En coupant les membres à des hommes vivants, en leur ouvrant le ventre, en leur arrachant les viscères, on prenait sur le fait les phénomènes, on avait des trouvailles; il faut y renoncer, et nous sommes privés des progrès que le bourreau faisait faire à la chirurgie,
Cette vivisection d'autrefois ne se bornait pas à confectionner pour la place publique des phénomènes, pour les palais des bouffons, espèces d'augmentatifs du courtisan, et pour les sultans et papes des eunuques, Elle abondait en variantes. Un de ces triomphes, c'était de faire un coq pour le roi d'Angleterre.
Il était d'usage que, dans le palais du roi d'Angleterre, il y eût une sorte d'homme nocturne, chantant comme le coq. Ce veilleur, debout pendant qu'on dormait, rôdait dans le palais, et poussait d'heure en heure ce cri de basse−cour, répété autant de fois qu'il le fallait pour suppléer à une cloche. Cet homme, promu coq, avait subi pour cela en son enfance une opération dans le pharynx, laquelle fait partie de l'art décrit par le docteur Conquest. Sous Charles II, une salivation inhérente l'opération ayant dégoûté la duchesse de Portsmouth, on conserva la fonction, afin de ne point amoindrir l'éclat de la couronne, mais on fit pousser le cri du coq par un homme non mutilé. On choisissait d'ordinaire pour cet emploi honorable un ancien officier. Sous Jacques II, ce fonctionnaire se nommait William Sampson Coq, et recevait annuellement pour son chant neuf livres deux schellings six sous[1].
[1] Voir le docteur Chamberlayne, État présent de
l'Angleterre, 1688, 1re partie, chap. XIII, p. 179.
Il y a cent ans à peine, à Pétersbourg, les mémoires de Catherine II le racontent, quand le czar ou la czarine étaient mécontents d'un prince russe, on faisait accroupir le prince dans la grande antichambre du palais, et il restait dans cette posture un nombre de jours déterminé, miaulant, par ordre, comme un chat, ou gloussant comme une poule qui couve, et becquetant à terre sa nourriture.
Ces modes sont passées; moins qu'on ne croit pourtant. Aujourd'hui, les courtisans gloussant pour plaire modifient un peu l'intonation. Plus d'un ramasse à terre, nous ne disons pas dans la boue, ce qu'il mange.
Il est très heureux que les rois ne puissent pas se tromper. De cette façon leurs contradictions n'embarrassent jamais. En approuvant sans cesse, on est sûr d'avoir toujours raison, ce qui est agréable. Louis XIV n'eût aimé voir à Versailles ni un officier faisant le coq, ni un prince faisant le dindon. Ce qui rehaussait la dignité royale et impériale en Angleterre et en Russie eût semblé à Louis le Grand incompatible avec la couronne de saint Louis. On sait son mécontentement quand Madame Henriette une nuit s'oublia jusqu'à voir en songe une poule, grave inconvenance en effet dans une personne de la cour. Quand on est de la grande, on ne doit point rêver de la basse. Bossuet, on s'en souvient, partagea le scandale de Louis XIV.
IV
Le commerce des enfants au dix−septième siècle se complétait, nous venons de l'expliquer, par une industrie.
II. LES COMPRACHICOS
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L'homme Qui Rit
Les comprachicos faisaient ce commerce et exerçaient cette industrie, Ils achetaient des enfants, travaillaient un peu cette matière première, et la revendaient ensuite.
Les vendeurs étaient de toute sorte, depuis le père misérable se débarrassant de sa famille jusqu'au maître utilisant son haras d'esclaves. Vendre des hommes n'avait rien que de simple. De nos jours on s'est battu pour maintenir ce droit. On se rappelle, il y a de cela moins d'un siècle, l'électeur de Hesse vendant ses sujets au roi d'Angleterre qui avait besoin d'hommes à faire tuer en Amérique. On allait chez l'électeur de Hesse comme chez le boucher, acheter de la viande. L'électeur de Hesse tenait de la chair à canon. Ce prince accrochait ses sujets dans sa boutique. Marchandez, c'est à vendre. En Angleterre, sous Jeffrys, après la tragique aventure de Monmouth, il y eut force seigneurs et gentilshommes décapités et écartelés; ces suppliciés laissèrent des épouses et des filles, veuves et orphelines que Jacques II donna à la reine sa femme. La reine vendit ces ladies à Guillaume Penn. Il est probable que ce roi avait une remise et tant pour cent, Ce qui étonne, ce n'est pas que Jacques II ait vendu ces femmes, c'est que Guillaume Penn les ait achetées.
L'emplette de Penn s'excuse, ou s'explique, par ceci que Penn, ayant un désert à ensemencer d'hommes, avait besoin de femmes. Les femmes faisaient partie de son outillage.
Ces ladies furent une bonne affaire pour sa gracieuse majesté la reine. Les jeunes se vendirent cher. On songe, avec le malaise d'un sentiment de scandale compliqué, que Penn eut probablement de vieilles duchesses à très bon marché.
Les comprachicos se nommaient aussi "les cheylas", mot indou qui signifie dénicheurs d'enfants.
Longtemps les comprachicos ne se cachèrent qu'à demi. Il y a parfois dans l'ordre social une pénombre complaisante aux industries scélérates; elles s'y conservent. Nous avons vu de nos jours en Espagne une affiliation de ce genre, dirigée par le trabucaire Ramon Selles, durer de 1834 à 1866, et tenir trente ans sous la terreur trois provinces, Valence, Alicante, et Murcie.
Sous les Stuarts, les comprachicos n'étaient point mal en cour. Au besoin, la raison d'état se servait d'eux. Ils furent pour Jacques II presque un instrumentum regni. C'était l'époque o l'on tronquait les familles encombrantes et réfractaires, où l'on coupait court aux filiations, où l'on supprimait brusquement les héritiers.
Parfois on frustrait une branche au profit de l'autre. Les comprachicos avaient un talent, défigurer, qui les recommandait à la politique. Défigurer vaut mieux que tuer. Il y avait bien le masque de fer, mais c'est un gros moyen. On ne peut peupler l'Europe de masques de fer, tandis que les bateleurs difformes courent les rues sans invraisemblance; et puis le masque de fer est arrachable, le masque de chair ne l'est pas. Vous masquer à jamais avec votre propre visage, rien n'est plus ingénieux. Les comprachicos travaillaient l'homme comme les chinois travaillent l'arbre. Ils avaient des secrets, nous l'avons dit. Ils avaient des trucs. Art perdu.
Un certain rabougrissement bizarre sortait de leurs mains. C'était ridicule et profond. Ils touchaient à un petit être avec tant d'esprit que le père ne l'eût pas reconnu. Quelquefois ils laissaient la colonne dorsale droite, mais ils refaisaient la face. Ils démarquaient un enfant comme on démarque un mouchoir.
Les produits destinés aux bateleurs avaient les articulations disloquées d'une façon savante. On les eût dit désossés. Cela faisait des gymnastes.
Non seulement les comprachicos ôtaient à l'enfant son visage, mais ils lui ôtaient sa mémoire. Du moins ils lui en ôtaient ce qu'ils pouvaient. L'enfant n'avait point conscience de la mutilation qu'il avait subie. Cette épouvantable chirurgie laissait trace sur sa face, non dans son esprit. Il pouvait se souvenir tout au plus qu'un jour il avait été saisi par des hommes, puis qu'il s'était endormi, et qu'ensuite on l'avait guéri. Guéri de quoi? il l'ignorait. Des brûlures par le soufre et des incisions par le fer, il ne se rappelait rien. Les comprachicos, pendant l'opération, assoupissaient le petit patient au moyen d'une poudre stupéfiante qui passait pour magique et qui supprimait la douleur. Cette poudre a été de tout temps connue en Chine, et y est encore II. LES COMPRACHICOS
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L'homme Qui Rit
employée à l'heure qu'il est, La Chine a eu avant nous toutes nos inventions, l'imprimerie, l'artillerie, l'aérostation, le chloroforme. Seulement la découverte qui en Europe prend tout de suite vie et croissance, et devient prodige et merveille, reste embryon en Chine et s'y conserve morte. La Chine est un bocal de foetus.
Puisque nous sommes en Chine, restons−y un moment encore pour un détail. En Chine, de tout temps, on a vu la recherche d'art et d'industrie que voici: c'est le moulage de l'homme vivant. On prend un enfant de deux ou trois ans, on le met dans un vase de porcelaine plus ou moins bizarre, sans couvercle et sans fond, pour que la tête et les pieds passent. Le jour on tient ce vase debout, la nuit on le couche pour que l'enfant puisse dormir. L'enfant grossit ainsi sans grandir, emplissant de sa chair comprimée et de ses os tordus les bossages du vase. Cette croissance en bouteille dure plusieurs années. A un moment donné, elle est irrémédiable.
Quand on juge que cela a pris et que le monstre est fait, on casse le vase, l'enfant en sort, et l'on a un homme ayant la forme d'un pot.
C'est commode; on peut d'avance se commander son nain de la forme qu'on veut.
V
Jacques II toléra les comprachicos. Par une bonne raison, c'est qu'il s'en servait. Cela du moins lui arriva plus d'une fois. On ne dédaigne pas toujours ce qu'on méprise. Cette industrie d'en bas, expédient excellent parfois pour l'industrie d'en haut qu'on nomme la politique, était volontairement laissée misérable, mais point persécutée. Aucune surveillance, mais une certaine attention. Cela peut être utile. La loi fermait un oeil, le roi ouvrait l'autre.
Quelquefois le roi allait jusqu'à avouer sa complicité. Ce sont là les audaces du terrorisme monarchique. Le défiguré était fleurdelysé; on lui ôtait la marque de Dieu, on lui mettait la marque du roi. Jacob Astley, chevalier et baronnet, seigneur de Melton, constable dans le comté de Norfolk, eut dans sa famille un enfant vendu, sur le front duquel le commissaire vendeur avait imprimé au fer chaud une fleur de lys. Dans de certains cas, si l'on tenait à constater, pour des raisons quelconques, l'origine royale de la situation nouvelle faite à l'enfant, on employait ce moyen. L'Angleterre nous a toujours fait l'honneur d'utiliser, pour ses usages personnels, la fleur de lys,
Les comprachicos, avec la nuance qui sépare une industrie d'un fanatisme, étaient analogues aux étrangleurs de l'Inde; ils vivaient entre eux, en bandes, un peu baladins, mais par prétexte. La circulation leur était ainsi plus facile. Ils campaient ça et là, mais graves, religieux et n'ayant avec les autres nomades aucune ressemblance, incapables de vol. Le peuple les a longtemps confondus à tort avec les morîsques d'Espagne et les morisques de Chine. Les morisques d'Espagne étaient faux monnayeurs, les morisques de Chine étaient filous. Rien de pareil chez les comprachicos. C'étaient d'honnêtes gens. Qu'on en pense ce qu'on voudra, ils étaient parfois sincèrement scrupuleux. Ils poussaient une porte, entraient, marchandaient un enfant, payaient et l'emportaient. Cela se faisait correctement.
Ils étaient de tous les pays. Sous ce nom, comprachicos, fraternisaient des anglais, des français, des castillans, des allemands, des italiens. Une même pensée, une même superstition, l'exploitation en commun d'un même métier, font de ces fusions. Dans cette fraternité de bandits, des levantins représentaient l'orient, des ponantais représentaient l'occident. Force basques y dialoguaient avec force irlandais, le basque et l'irlandais se comprennent, ils parlent le vieux jargon punique; ajoutez à cela les relations intimes de l'Irlande catholique avec la catholique Espagne. Relations telles qu'elles ont fini par faire pendre Londres presque un roi d'Irlande, le lord gallois de Brany, ce qui a produit le comté de Letrim.
Les comprachicos étaient plutôt une association qu'une peuplade, plutôt un résidu qu'une association. C'était toute la gueuserie de l'univers ayant pour industrie un crime. C'était une sorte de peuple arlequin composé de tous les haillons. Affilier un homme, c'était coudre une loque.
II. LES COMPRACHICOS
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L'homme Qui Rit
Errer était la loi d'existence des comprachicos. Apparaître, puis disparaître. Qui n'est que toléré ne prend pas racine. Même dans les royaumes où leur industrie était pourvoyeuse des cours, et, au besoin, auxiliaire du pouvoir royal, ils étaient parfois tout à coup rudoyés. Les rois utilisaient leur art et mettaient les artistes aux galères. Ces inconséquences sont dans le va−et−vient du caprice royal. Car tel est notre plaisir.
Pierre qui roule et industrie qui rôdent n'amassent pas de mousse. Les comprachicos étaient pauvres. Ils auraient pu dire ce que disait cette sorcière maigre et en guenilles voyant s'allumer la torche du bûcher: Le jeu n'en vaut pas la chandelle.Peut−être, probablement même, leurs chefs, restés inconnus, les entrepreneurs en grand du commerce des enfants, étaient riches. Ce point, après deux siècles, serait malais éclaircir.
C'était, nous l'avons dit, une affiliation. Elle avait ses lois, son serment, ses formules. Elle avait presque sa cabale. Qui voudrait en savoir long aujourd'hui sur les comprachicos n'aurait qu'à aller en Biscaye et en Galice. Comme il y avait beaucoup de basques parmi eux, c'est dans ces montagnes−là qu'est leur légende.
On parle encore à l'heure qu'il est des comprachicos Oyarzun, à Urbistondo, à Leso, à Astigarraga. Aguarda te, nino, que voy u llamar al comprachicos[1]! est dans ce pays−là le cri d'intimidation des mères aux enfants.
[1] Prends garde, je vais appeler le comprachicos.
Les comprachicos, comme les tchiganes et les gypsies, se donnaient des rendez−vous; de temps en temps, les chefs échangeaient des colloques. Ils avaient, au dix−septième siècle, quatre principaux points de rencontre.
Un en Espagne, le défil de Pancorbo; un en Allemagne, la clairière dite la Mauvaise Femme, près Diekirch, où il y a deux bas−reliefs énigmatiques représentant une femme qui a une tête et un homme qui n'en a pas; un en France, le tertre où était la colossale statue Massue−la−Promesse, dans l'ancien bois sacré Borvo−Tomona, près de Bourbonne−Ies−Bains; un en Angleterre, derrière le mur du jardin de William Chaloner, écuyer de Gisbrough en Cleveland dans York, entre la tour carrée et le grand pignon percé d'une porte ogive.
VI
Les lois contre les vagabonds ont toujours été très rigoureuses en Angleterre. L'Angleterre, dans sa législation gothique, semblait s'inspirer de ce principe: Homo errans fera errante pejor. Un de ses statuts spéciaux qualifie l'homme sans asile "plus dangereux que l'aspic, le dragon, le lynx et le basilic" ( atrocior aspide, dracone, lynce et basilico). L'Angleterre a longtemps eu le même souci des gypsies, dont elle voulait se débarrasser, que des loups, dont elle s'était nettoyée.
En cela l'anglais diffère de l'irlandais qui prie les saints pour la santé du loup et l'appelle «mon parrain».
La loi anglaise pourtant, de même qu'elle tolérait, on vient de le voir, le loup apprivoisé et domestiqué, devenu en quelque sorte un chien, tolérait le vagabond à état, devenu un sujet. On n'inquiétait ni le saltimbanque, ni le barbier ambulant, ni le physicien, ni le colporteur, ni le savant en plein vent, attendu qu'ils ont un métier pour vivre. Hors de là, et à ces exceptions près, l'espèce d'homme libre qu'il y a dans l'homme errant faisait peur à la loi. Un passant était un ennemi public possible. Cette chose moderne, flâner, était ignorée; on ne connaissait que cette chose antique, rôder. La «mauvaise mine», ce je ne sais quoi que tout le monde comprend et que personne ne peut définir, suffisait pour que la société prît un homme au collet. Où demeures−tu? Que fais−tu? Et s'il ne pouvait répondre, de dures pénalités l'attendaient. Le fer et le feu étaient dans le code. La loi pratiquait la cautérisation du vagabondage.
De là, sur tout le territoire anglais, une vraie «loi des suspects» appliquée aux rôdeurs, volontiers malfaiteurs, disons−le, et particulièrement aux gypsies, dont l'expulsion a été à tort comparée à l'expulsion des juifs et des maures d'Espagne, et des protestants de France. Quant à nous, nous ne confondons point une battue avec une persécution.
II. LES COMPRACHICOS
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Les comprachicos, insistons−y, n'avaient rien de commun avec les gypsies. Les gypsies étaient une nation; les comprachicos étaient un composé de toutes les nations; un résidu, nous l'avons dit; cuvette horrible d'eaux immondes. Les comprachîcos n'avaient point, comme les gypsies, un idiome à eux; leur jargon était une promiscuité d'idiomes; toutes les langues mêlées étaient leur langue; ils parlaient un tohu−bohu. Ils avaient fini par être, ainsi que les gypsies, un peuple serpentant parmi les peuples; mais leur lien commun était l'affiliation, non la race. A toutes les époques de l'histoire, on peut constater, dans cette vaste masse liquide qui est l'humanité, de ces ruisseaux d'hommes vénéneux coulant à part, avec quelque empoisonnement autour d'eux. Les gypsies étaient une famille; les comprachicos étaient une franc−maçonnerie; maçonnerie ayant, non un but auguste, mais une industrie hideuse. Dernière différence, la religion. Les gypsies étaient païens, les comprachicos étaient chrétiens; et même bons chrétiens; comme il sied à une affiliation qui, bien que mélangée de tous les peuples, avait pris naissance en Espagne, lieu dévôt.
Ils étaient plus que chrétiens, ils étaient catholiques; ils étaient plus que catholiques, ils étaient romains; et si ombrageux dans leur foi et si purs, qu'ils refusèrent de s'associer avec les nomades hongrois du comitat de Pesth, commandés et conduits par un vieillard ayant pour sceptre un bâton à pomme d'argent que surmonte l'aigle d'Autriche à deux têtes. Il est vrai que ces hongrois étaient schismatiques au point de célébrer l'Assomption le 27 août, ce qui est abominable.
En Angleterre, tant que régnèrent les Stuarts, l'affiliation des comprachicos fut, nous en avons laissé entrevoir les motifs, peu près protégée. Jacques II, homme fervent, qui persécutait les juifs et traquait les gypsies, fut bon prince pour les comprachicos. On a vu pourquoi. Les comprachicos étaient acheteurs de la denrée humaine dont le roi était marchand. Ils excellaient dans les disparitions. Le bien de l'État veut de temps en temps des disparitions. Un héritier gênant, en bas âge, qu'ils prenaient et qu'ils maniaient, perdait sa forme.
Ceci facilitait les confiscations. Les transferts de seigneuries aux favoris en étaient simplifiés. Les comprachicos étaient de plus très discrets et très taciturnes, s'engageaient au silence, et tenaient parole, ce qui est nécessaire pour les choses d'État. Il n'y avait presque pas d'exemple qu'ils eussent trahi les secrets du roi.
C'était, il est vrai, leur intérêt. Et si le roi eût perdu confiance, ils eussent été fort en danger, Ils étaient donc de ressource au point de vue de la politique. En outre, ces artistes fournissaient des chanteurs au saint−père.
Les comprachicos étaient utiles au miserere d'Allegri. Ils étaient particulièrement dévôts à Marie. Tout ceci plaisait au papisme des Stuarts. Jacques II ne pouvait être hostile à des hommes religieux qui poussaient la dévotion à la vierge jusqu' fabriquer des eunuques. En 1688 il y eut un changement de dynastie en Angleterre.
Orange supplanta Stuart. Guillaume III remplaça Jacques II.
Jacques II alla mourir en exil où il se fit des miracles sur son tombeau, et où ses reliques guérirent l'évêque d'Autun de la fistule, digne récompense des vertus chrétiennes de ce prince.
Guillaume, n'ayant point les mêmes idées ni les mêmes pratiques que Jacques, fut sévère aux comprachicos.
Il mit beaucoup de bonne volonté à l'écrasement de cette vermine.
Un statut des premiers temps de Guillaume et Marie frappa rudement l'affiliation des acheteurs d'enfants. Ce fut un coup de massue sur les comprachicos, désormais pulvérisés. Aux termes de ce statut, les hommes de cette affiliation, pris et dûment convaincus, devaient être marqués sur l'épaule d'un fer chaud imprimant un R, qui signifie rogue, c'est−à−dire gueux; sur la main gauche d'un T, signifiant thief, c'est−à−dire voleur; et sur la main droite d'un M, signifiant man slay, c'est−à−dire meurtrier. Les chefs, «présumés riches, quoique d'aspect mendiant», seraient punis du collistrigium, qui est le pilori, et marqués au front d'un P, plus leurs biens confisqués et les arbres de leurs bois déracinés. Ceux qui ne dénonceraient point les comprachicos seraient «châtiés de confiscation et de prison perpétuelle», comme pour le crime de misprision. Quant aux femmes trouvées parmi ces hommes, elles subiraient le cucking stool, qui est un trébuchet dont l'appellation, composée du mot français coquine et du mot allemand stuhl, signifie «chaise de p.....». La loi anglaise étant douée d'une longévité bizarre, cette punition existe encore dans la législation d'Angleterre pour «les femmes querelleuses». On suspend le cucking stool au−dessus d'une rivière ou d'un étang, on asseoit la femme II. LES COMPRACHICOS
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dedans, et on laisse tomber la chaise dans l'eau, puis on la retire, et on recommence trois fois ce plongeon de la femme, «pour rafraîchir sa colère», dit le commentateur Chamberlayne.
LIVRE PREMIER. LA NUIT MOINS NOIRE QUE L'HOMME
I. LA POINTE SUD DE PORTLAND
Une bise opiniâtre du nord souffla sans discontinuer sur le continent européen, et plus rudement encore sur l'Angleterre, pendant tout le mois de décembre 1689 et tout le mois de janvier 1690. De là le froid calamiteux qui a fait noter cet hiver comme «mémorable aux pauvres» sur les marges de la vieille bible de la chapelle presbytérienne des Non Jurors de Londres. Grâce à la solidité utile de l'antique parchemin monarchique employé aux registres officiels, de longues listes d'indigents trouvés morts de famine et de nudité sont encore lisibles aujourd'hui dans beaucoup de répertoires locaux, particulièrement dans les pouillés de la Clink liberty Court du bourg de Southwark, de la Pie powder Court, ce qui veut dire Cour des pieds poudreux, de la White Chapel Court, tenue au village de Starney par le bailly du seigneur. La Tamise prit, ce qui n'arrive pas une fois par siècle, la glace s'y formant difficilement à cause de la secousse de la mer. Les chariots roulèrent sur la rivière gelée; il y eut sur la Tamise foire avec tentes, et combats d'ours et de taureaux; on y rôtit un boeuf entier sur la glace. Cette épaisseur de glace dura deux mois. La pénible année 1690 dépassa en rigueur même les hivers célèbres du commencement du dix−septième siècle, si minutieusement observés par le docteur Gédéon Delaun, lequel a été honoré par la ville de Londres d'un buste avec piédouche en qualité d'apothicaire du roi Jacques Ier.
Un soir, vers la fin d'une des plus glaciales journées de ce mois de janvier 1690, il se passait dans une des nombreuses anses inhospitalières du golfe de Portland quelque chose d'inusité qui faisait crier et tournoyer à l'entrée de cette anse les mouettes et les oies de mer, n'osant rentrer.
Dans cette crique, la plus périlleuse de toutes les anses du golfe quand règnent de certains vents et par conséquent la plus solitaire, commode, à cause de son danger même, aux navires qui se cachent, un petit bâtiment, accostant presque la falaise, grâce à l'eau profonde, était amarré à une pointe de roche. On a tort de dire la nuit tombe; on devrait dire la nuit monte; car c'est de terre que vient l'obscurité. Il faisait déjà nuit au bas de la falaise; il faisait encore jour en haut. Qui se fût approché du bâtiment amarré, eût reconnu une ourque biscayenne.
Le soleil, caché toute la journée par les brumes, venait de se coucher. On commençait à sentir cette angoisse profonde et noire qu'on pourrait nommer l'anxiété du soleil absent.
Le vent ne venant pas de la mer, l'eau de la crique était calme.
C'était, en hiver surtout, une exception heureuse. Ces criques de Portland sont presque toujours des havres de barre. La mer dans les gros temps s'y émeut considérablement, et il faut beaucoup d'adresse et de routine pour passer là en sûreté. Ces petits ports, plutôt apparents que réels, font un mauvais service. Il est redoutable d'y entrer et terrible d'en sortir. Ce soir−là, par extraordinaire, nul péril.
L'ourque de Biscaye est un ancien gabarit tombé en désuétude. Cette ourque qui a rendu des services, même à la marine militaire, était une coque robuste, barque par la dimension, navire par la solidité. Elle figurait dans l'Armada; l'ourque de guerre atteignait, il est vrai, de forts tonnages; ainsi la capitainesse Grand Griffon , montée par Lope de Médina, jaugeait six cent cinquante tonneaux et portait quarante canons; mais l'ourque marchande et contrebandière était d'un très faible échantillon. Les gens de mer estimaient et considéraient ce gabarit chétif. Les cordages de l'ourque étaient formés de tourons de chanvre, quelques−uns avec âme en fil de fer, ce qui indique une intention probable, quoique peu scientifique, d'obtenir des indications dans les cas LIVRE PREMIER. LA NUIT MOINS NOIRE QUE L'HOMME
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L'homme Qui Rit
de tension magnétique; la délicatesse de ce gréement n'excluait point les gros câbles de fatigue, les cabrias des galères espagnoles et les cameli des trirèmes romaines. La barre était très longue, ce qui a l'avantage d'un grand bras de levier, mais l'inconvénient d'un petit arc d'effort; deux rouets dans deux clans au bout de la barre corrigeaient ce défaut et réparaient un peu cette perte de force. La boussole était bien logée dans un habitacle parfaitement carré, et bien balancée par ses deux cadres de cuivre placés l'un dans l'autre horizontalement sur de petits boulons comme dans les lampes de Cardan. Il y avait de la science et de la subtilité dans la construction de l'ourque, mais c'était de la science ignorante et de la subtilité barbare.
L'ourque était primitive comme la prame et la pirogue, participait de la prame par la stabilité et de la pirogue par la vitesse, et avait, comme toutes les embarcations nées de l'instinct pirate et pêcheur, de remarquables qualités de mer. Elle était propre aux eaux fermées et aux eaux ouvertes; son jeu de voiles, compliqué d'étais et très particulier, lui permettait de naviguer petitement dans les baies closes des Asturies, qui sont presque des bassins, comme Pasage par exemple, et largement en pleine mer; elle pouvait faire le tour d'un lac et le tour du monde; singulières nefs à deux fins, bonnes pour l'étang, et bonnes pour la tempête. L'ourque était parmi les navires ce qu'est le hochequeue parmi les oiseaux, un des plus petits et un des plus hardis; le hochequeue, perché, fait à peine plier un roseau, et, envolé, traverse l'océan.
Les ourques de Biscaye, même les plus pauvres, étaient dorées et peintes. Ce tatouage est dans le génie de ces peuples charmants, un peu sauvages. Le sublime bariolage de leurs montagnes, quadrillées de neiges et de prairies, leur révèle le prestige âpre de l'ornement quand même. Ils sont indigents et magnifiques; ils mettent des armoiries à leurs chaumières; ils ont de grands ânes qu'ils chamarrent de grelots, et de grands boeufs qu'ils coiffent de plumes; leurs chariots, dont on entend à deux lieues grincer les roues, sont enluminés, ciselés, et enrubannés. Un savetier a un bas−relief sur sa porte; c'est saint Crépin et une savate, mais c'est en pierre. Ils galonnent leur veste de cuir; ils ne recousent pas le haillon, mais ils le brodent. Gaîté profonde et superbe. Les basques sont, comme les grecs, des fils du soleil. Tandis que le valencien se drape nu et triste dans sa couverture de laine rousse trouée pour le passage de la tête, les gens de Galice et de Biscaye ont la joie des belles chemises de toiles blanchies à la rosée. Leurs seuils et leurs fenêtres regorgent de faces blondes et fraîches, riant sous les guirlandes de maïs. Une sérénité joviale et fière éclate dans leurs arts naïfs, dans leurs industries, dans leurs coutumes, dans la toilette des filles, dans les chansons. La montagne, cette masure colossale, est en Biscaye toute lumineuse; les rayons entrent et sortent par toutes ses brèches. Le farouche Jaïzquivel est plein d'idylles. La Biscaye est la grâce pyrénéenne comme la Savoie est la grâce alpestre. Les redoutables baies qui avoisinent Saint−Sébastien, Leso et Fontarabie, mêlent aux tourmentes, aux nuées, aux écumes par−dessus les caps, aux rages de la vague et du vent, l'horreur, au fracas, des batelières couronnées de roses. Qui a vu le pays basque veut le revoir. C'est la terre bénie. Deux récoltes par an, des villages gais et sonores, une pauvret altière, tout le dimanche un bruit de guitares, danses, castagnettes, amours, des maisons propres et claires, les cigognes dans les clochers.
Revenons à Portland, âpre montagne de la mer.
La presqu'île de Portland, vue en plan géométral, offre l'aspect d'une tête d'oiseau dont le bec est tourné vers l'océan et l'occiput vers Weymouth; l'isthme est le cou.
Portland, au grand dommage de sa sauvagerie, existe aujourd'hui pour l'industrie. Les côtes de Portland ont été découvertes par les carriers et les plâtriers vers le milieu du dix−huitième siècle. Depuis cette époque, avec la roche de Portland, on fait du ciment dit romain, exploitation utile qui enrichit le pays et défigure la baie. Il y a deux cents ans, ces côtes étaient ruinées comme une falaise, aujourd'hui elles sont ruinées comme une carrière; la pioche mord petitement, et le flot grandement; de là une diminution de beauté. Au gaspillage magnifique de l'océan a succédé la coupe réglée de l'homme. Cette coupe réglée a supprimé la crique où était amarrée l'ourque biscayenne. Pour retrouver quelque vestige de ce petit mouillage démoli, il faudrait chercher sur la côte orientale de la presqu'île, vers la pointe, au delà de Folly−Pier et de Dirdle−Pier, au delà même de Wakeham, entre le lieu dit Church−Hop et le lieu dit Southwell.
LIVRE PREMIER. LA NUIT MOINS NOIRE QUE L'HOMME
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L'homme Qui Rit
La crique, murée de tous les côtés par des escarpements plus hauts qu'elle n'était large, était de minute en minute plus envahie par le soir; la brume trouble, propre au crépuscule, s'y épaississait; c'était comme une crue d'obscurité au fond d'un puits; la sortie de la crique sur la mer, couloir étroit, dessinait dans cet intérieur presque nocturne, où le flot remuait, une fissure blanchâtre. Il fallait être tout près pour apercevoir l'ourque amarrée aux rochers et comme cachée dans leur grand manteau d'ombre. Une planche jetée du bord à une saillie basse et plate de la falaise, unique point où l'on pût prendre pied, mettait la barque en communication avec la terre; des formes noires marchaient et se croisaient sur ce pont branlant, et dans ces ténèbres des gens s'embarquaient.
Il faisait moins froid dans la crique qu'en mer, grâce à l'écran de roche dressé au nord de ce bassin; diminution qui n'empêchait pas ces gens de grelotter. Ils se hâtaient.
Les effets de crépuscule découpent les formes à l'emporte−pièce; de certaines dentelures à leurs habits étaient visibles, et montraient que ces gens appartenaient à la classe nommée en Angleterre the ragged, c'est−à−dire les déguenillés.
On distinguait vaguement dans les reliefs de la falaise la torsion d'un sentier. Une fille qui laisse pendre et traîner son lacet sur un dossier de fauteuil dessine, sans s'en douter, à peu près tous les sentiers de falaises et de montagnes. Le sentier de cette crique, plein de noeuds et de coudes, presque à pic, et meilleur pour les chèvres que pour les hommes, aboutissait à la plate−forme où était la planche. Les sentiers de falaise sont habituellement d'une déclivité peu tentante; ils s'offrent moins comme une route que comme une chute; ils croulent plutôt qu'ils ne descendent. Celui−ci, ramification vraisemblable de quelque chemin dans la plaine, était désagréable à regarder, tant il était vertical. On le voyait d'en bas gagner en zigzag les assises hautes de la falaise d'où il débouchait à travers des effondrements sur le plateau supérieur par une entaille au rocher.
C'est par ce sentier qu'avaient dû venir les passagers que cette barque attendait dans cette crique.
Autour du mouvement d'embarquement qui se faisait dans la crique, mouvement visiblement effaré et inquiet, tout était solitaire. On n'entendait ni un pas, ni un bruit, ni un souffle. A peine apercevait−on, de l'autre côté de la rade, à l'entrée de la baie de Ringstead, une flottille, évidemment fourvoyée, de bateaux pêcher le requin. Ces bateaux polaires avaient été chassés des eaux danoises dans les eaux anglaises par les bizarreries de la mer. Les bises boréales jouent de ces tours aux pêcheurs. Ceux−ci venaient de se réfugier au mouillage de Portland, signe de mauvais temps présumable et de péril au large. Ils étaient occupés à jeter l'ancre, La maîtresse barque, placée en vedette selon l'ancien usage des flottilles norvégiennes, dessinait en noir tout son gréement sur la blancheur plate de la mer, et l'on voyait à l'avant la fourche de pêche portant toutes les variétés de crocs et de harpons destinés au seymnus glacialis, au squalus acanthias et au squalus spinax niger, et le filet à prendre la grande selache. A ces quelques embarcations près, toutes balayées dans le même coin, l'oeil, en ce vaste horizon de Portland, ne rencontrait rien de vivant. Pas une maison, pas un navire. La côte, à cette époque, n'était pas habitée, et la rade, en cette saison, n'était pas habitable.
Quel que fût l'aspect du temps, les êtres qu'allait emmener l'ourque biscayenne n'en pressaient pas moins le départ. Ils faisaient au bord de la mer une sorte de groupe affairé et confus, aux allures rapides. Les distinguer l'un de l'autre était difficile. Impossible de voir s'ils étaient vieux ou jeunes. Le soir indistinct les mêlait et les estompait. L'ombre, ce masque, était sur leur visage. C'étaient des silhouettes dans de la nuit. Ils étaient huit, il y avait probablement parmi eux une ou deux femmes, malaisées reconnaître sous les déchirures et les loques dont tout le groupe était affublé, accoutrements qui n'étaient plus ni des vêtements de femmes, ni des vêtements d'hommes. Les haillons n'ont pas de sexe.
Une ombre plus petite, allant et venant parmi les grandes, indiquait un nain ou un enfant.
C'était un enfant.
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L'homme Qui Rit
II. ISOLEMENT
En observant de près, voici ce qu'on eût pu noter.
Tous portaient de longues capes, percées et rapiécées, mais drapées, et au besoin les cachant jusqu'aux yeux, bonnes contre la bise et la curiosité. Sous ces capes, ils se mouvaient agilement. La plupart étaient coiffés d'un mouchoir roulé autour de la tête, sorte de rudiment par lequel le turban commence en Espagne. Cette coiffure n'avait rien d'insolite en Angleterre. Le midi à cette époque était à la mode dans le nord. Peut−être cela tenait−il à ce que le nord battait le midi. Il en triomphait, et l'admirait. Après la défaite de l'armada, le castillan fut chez Élisabeth un élégant baragouin de cour. Parler anglais chez la reine d'Angleterre était presque «shocking». Subir un peu les moeurs de ceux à qui l'on fait la loi, c'est l'habitude du vainqueur barbare vis−à−vis le vaincu raffiné; le tartare contemple et imite le chinois. C'est pourquoi les modes castillanes pénétraient en Angleterre; en revanche, les intérêts anglais s'infiltraient en Espagne.
Un des hommes du groupe qui s'embarquait avait un air de chef. Il était chaussé d'alpargates, et attifé de guenilles passementées et dorées, et d'un gilet de paillon, luisant, sous sa cape, comme un ventre de poisson.
Un autre rabattait sur son visage un vaste feutre taillé en sombrero. Ce feutre n'avait pas de trou pour la pipe, ce qui indiquait un homme lettré.
L'enfant, par−dessus ses loques, était affublé, selon le principe qu'une veste d'homme est un manteau d'enfant, d'une souquenille de gabier qui lui descendait jusqu'aux genoux.
Sa taille laissait deviner un garçon de dix à onze ans. Il était pieds nus.
L'équipage de l'ourque se composait d'un patron et de deux matelots.
L'ourque, vraisemblablement, venait d'Espagne, et y retournait. Elle faisait, sans nul doute, d'une côte à l'autre, un service furtif.
Les personnes qu'elle était en train d'embarquer, chuchotaient entre elles.
Le chuchotement que ces êtres échangeaient était composite. Tantôt un mot castillan, tantôt un mot allemand, tantôt un mot français; parfois du gallois, parfois du basque. C'était un patois, à moins que ce ne fût un argot.
Ils paraissaient être de toutes les nations et de la même bande.
L'équipage était probablement des leurs. Il y avait de la connivence dans cet embarquement.
Cette troupe bariolée semblait être une compagnie de camarades, peut−être un tas de complices.
S'il y eût eu un peu plus de jour, et si l'on eût regardé un peu curieusement, on eût aperçu sur ces gens des chapelets et des scapulaires dissimulés à demi sous les guenilles. Un des à peu près de femme mêlés au groupe avait un rosaire presque pareil pour la grosseur des grains à un rosaire de derviche, et facile reconnaître pour un rosaire irlandais de Llanymthefry, qu'on appelle aussi Llanandiffry.
On eût également pu remarquer, s'il y avait eu moins d'obscurité, une Nuestra−Señora, avec le niño, sculptée et dorée à l'avant de l'ourque. C'était probablement la Notre−Dame basque, sorte de panagia des vieux cantabres. Sous cette figure, tenant lieu de poupée de proue, il y avait une cage à feu, point allumée en ce moment, excès de précaution qui indiquait un extrême souci de se cacher. Cette cage à feu était évidemment à deux fins; quand on l'allumait, elle brûlait pour la vierge et éclairait la mer, fanal faisant fonction de cierge.
II. ISOLEMENT
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L'homme Qui Rit
Le taille−mer, long, courbe et aigu sous le beaupré, sortait de l'avant comme une corne de croissant. A la naissance du taille−mer, aux pieds de la vierge, était agenouillé un ange adossé à l'étrave, ailes ployées, et regardant l'horizon avec une lunette.L'ange était doré comme la Notre−Dame.
Il y avait dans le taille−mer des jours et des claires−voies pour laisser passer les lames, occasion de dorures et d'arabesques.
Sous la Notre−Dame, était écrit en majuscules dorées le mot Matutina, nom du navire, illisible en ce moment à cause de l'obscurité.
Au pied de la falaise était déposé, en désordre dans le pêle−mêle du départ, le chargement que ces voyageurs emportaient et qui, grâce à la planche servant de pont, passait rapidement du rivage dans la barque. Des sacs de biscuits, une caque de stock−fish, une boîte de portative soup, trois barils, un d'eau douce, un de malt, un de goudron, quatre ou cinq bouteilles d'ale, un vieux portemanteau bouclé dans des courroies, des malles, des coffres, une balle d'étoupes pour torches et signaux, tel était ce chargement. Ces déguenillés avaient des valises, ce qui semblait indiquer une existence nomade; les gueux ambulants sont forcés de posséder quelque chose; ils voudraient bien parfois s'envoler comme des oiseaux, mais ils ne peuvent à moins d'abandonner leur gagne−pain. Ils ont nécessairement des caisses d'outils et des instruments de travail, quelle que soit leur profession errante. Ceux−ci traînaient ce bagage, embarras dans plus d'une occasion.
Il n'avait pas dû être aisé d'apporter ce déménagement au bas de cette falaise. Ceci du reste révélait une intention de départ définitif.
On ne perdait pas le temps; c'était un passage continuel du rivage à la barque et de la barque au rivage; chacun prenait sa part de la besogne; l'un portait un sac, l'autre un coffre. Les femmes possibles ou probables dans cette promiscuit travaillaient comme les autres. On surchargeait l'enfant.
Si cet enfant avait dans ce groupe son père et sa mère, cela est douteux. Aucun signe de vie ne lui était donné.
On le faisait travailler, rien de plus. Il paraissait, non un enfant dans une famille, mais un esclave dans une tribu. Il servait tout le monde, et personne ne lui parlait.
Du reste, il se dépêchait, et, comme toute cette troupe obscure dont il faisait partie, il semblait n'avoir qu'une pensée, s'embarquer bien vite. Savait−il pourquoi? probablement non. Il se hâtait machinalement. Parce qu'il voyait les autres se hâter.
L'ourque était pontée. L'arrimage du chargement dans la cale fut promptement exécuté, le moment de prendre le large arriva. La dernière caisse avait été portée sur le pont, il n'y avait plus embarquer que les hommes. Les deux de cette troupe qui semblaient les femmes étaient déjà à bord; six, dont l'enfant, étaient encore sur la plate−forme basse de la falaise. Le mouvement de départ se fit dans le navire, le patron saisit la barre, un matelot prit une hache pour trancher le câble d'amarre. Trancher, signe de hâte; quand on a le temps, on dénoue. Andamos, dit à demi−voix celui des six qui paraissait le chef, et qui avait des paillettes sur ses guenilles. L'enfant se précipita vers la planche pour passer le premier. Comme il y mettait le pied, deux des hommes se ruant, au risque de le jeter à l'eau, entrèrent avant lui, un troisième l'écarta du coude et passa, le quatrième le repoussa du poing et suivit le troisième, le cinquième, qui était le chef, bondit plutôt qu'il n'entra dans la barque, et, en y sautant, poussa du talon la planche qui tomba à la mer, un coup de hache coupa l'amarre, la barre du gouvernail vira, le navire quitta le rivage, et l'enfant resta à terre.
III. SOLITUDE
L'enfant demeura immobile sur le rocher, l'oeil fixe. Il n'appela point. Il ne réclama point. C'était inattendu pourtant; il ne dit pas une parole. Il y avait dans le navire le même silence. Pas un cri de l'enfant vers ces III. SOLITUDE
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L'homme Qui Rit
hommes, pas un adieu de ces hommes à l'enfant. Il y avait des deux parts une acceptation muette de l'intervalle grandissant. C'était comme une séparation de mânes au bord d'un styx. L'enfant, comme clou sur la roche que la marée haute commençait à baigner, regarda la barque s'éloigner. On eût dit qu'il comprenait.
Quoi? que comprenait−il? l'ombre.
Un moment après, l'ourque atteignit le détroit de sortie de la crique et s'y engagea. On aperçut la pointe du mât sur le ciel clair au−dessus des blocs fendus entre lesquels serpentait le détroit comme entre deux murailles. Cette pointe erra au haut des roches, et sembla s'y enfoncer. On ne la vit plus. C'était fini. La barque avait pris la mer.
L'enfant regarda cet évanouissement.
Il était étonné, mais rêveur.
Sa stupéfaction se compliquait d'une sombre constatation de la vie. Il semblait qu'il y eût de l'expérience dans cet être commençant. Peut−être jugeait−il déjà. L'épreuve, arrivée trop tôt, construit parfois au fond de la réflexion obscure des enfants on ne sait quelle balance redoutable où ces pauvres petites âmes pèsent Dieu.
Se sentant innocent, il consentait. Pas une plainte. L'irréprochable ne reproche pas.
Cette brusque élimination qu'on faisait de lui ne lui arracha pas même un geste. Il eut une sorte de refroidissement intérieur. Sous cette subite voie de fait du sort qui semblait mettre le dénoûment de son existence presque avant le début, l'enfant ne fléchit pas. Il reçut ce coup de foudre, debout.
Il était évident, pour qui eût vu son étonnement sans accablement, que, dans ce groupe qui l'abandonnait, rien ne l'aimait, et il n'aimait rien.
Pensif, il oubliait le froid. Tout à coup l'eau lui mouilla les pieds; la marée montait; une haleine lui passa dans les cheveux; la bise s'élevait. Il frissonna. Il eut de la tête aux pieds ce tremblement qui est le réveil.
Il jeta les yeux autour de lui.
Il était seul.
Il n'y avait pas eu pour lui jusqu'à ce jour sur la terre d'autres hommes que ceux qui étaient en ce moment dans l'ourque. Ces hommes venaient de se dérober.
Ajoutons, chose étrange à énoncer, que ces hommes, les seuls qu'il connût, lui étaient inconnus.
Il n'eût pu dire qui étaient ces hommes.
Son enfance s'était passée parmi eux, sans qu'il eût la conscience d'être des leurs. Il leur était juxtaposé; rien de plus.
Il venait d'être oublié par eux.
Il n'avait pas d'argent sur lui, pas de souliers aux pieds, peine un vêtement sur le corps, pas même un morceau de pain dans sa poche.
C'était l'hiver. C'était le soir. Il fallait marcher plusieurs lieues avant d'atteindre une habitation humaine.
III. SOLITUDE
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L'homme Qui Rit
Il ignorait où il était.
Il ne savait rien, sinon que ceux qui étaient venus avec lui au bord de cette mer s'en étaient allés sans lui.
Il se sentit mis hors de la vie.
Il sentait l'homme manquer sous lui.
Il avait dix ans.
L'enfant était dans un désert, entre des profondeurs où il voyait monter la nuit et des profondeurs où il entendait gronder les vagues.
Il étira ses petits bras maigres et bâilla.
Puis, brusquement, comme quelqu'un qui prend son parti, hardi, et se dégourdissant, et avec une agilité d'écureuil,de clown peut−être,il tourna le dos à la crique et se mit à monter le long de la falaise. Il escalada le sentier, le quitta, et revint, alerte et se risquant. Il se hâtait maintenant vers la terre. On eût dit qu'il avait un itinéraire. Il n'allait nulle part pourtant.
Il se hâtait sans but, espèce de fugitif devant la destinée.
Gravir est de l'homme, grimper est de la bête; il gravissait et grimpait. Les escarpements de Portland étant tournés au sud, il n'y avait presque pas de neige dans le sentier. L'intensité du froid avait d'ailleurs fait de cette neige une poussière, assez incommode au marcheur. L'enfant s'en tirait. Sa veste d'homme, trop large, était une complication, et le gênait. De temps en temps, il rencontrait sur un surplomb ou dans une déclivité un peu de glace qui le faisait tomber. Il se raccrochait à une branche sèche ou à une saillie de pierre, après avoir pendu quelques instants sur le précipice. Une fois il eut affaire une veine de brèche qui s'écroula brusquement sous lui, l'entraînant dans sa démolition. Ces effondrements de la brèche sont perfides. L'enfant eut durant quelques secondes le glissement d'une tuile sur un toit; il dégringola jusqu' l'extrême bord de la chute; une touffe d'herbe empoignée à propos le sauva. Il ne cria pas plus devant l'abîme qu'il n'avait cri devant les hommes; il s'affermit et remonta silencieux. L'escarpement était haut. Il eut ainsi quelques péripéties. Le précipice s'aggravait de l'obscurité. Cette roche verticale n'avait pas de fin.
Elle reculait devant l'enfant dans la profondeur d'en haut. A mesure que l'enfant montait, le sommet semblait monter. Tout en grimpant, il considérait cet entablement noir, posé comme un barrage entre le ciel et lui.
Enfin il arriva.
Il sauta sur le plateau. On pourrait presque dire: il prit terre, car il sortait du précipice.
A peine fut−il hors de l'escarpement qu'il grelotta. Il sentit son visage la bise, cette morsure de la nuit. L'aigre vent du nord−ouest souffla. Il serra contre sa poitrine sa serpillière de matelot.
C'était un bon vêtement. Cela s'appelle, en langage du bord, un suroit, parce que cette sorte de vareuse−là est peu pénétrable aux pluies du sud−ouest.
L'enfant, parvenu sur le plateau, s'arrêta, posa fermement ses deux pieds nus sur le sol gelé, et regarda.
Derrière lui la mer, devant lui la terre, au−dessus de sa tête le ciel.
Mais un ciel sans astres. Une bruine opaque masquait le zénith.
III. SOLITUDE
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L'homme Qui Rit
En arrivant au haut du mur de rocher, il se trouvait tourné du côté de la terre, il la considéra. Elle était devant lui à perte de vue, plate, glacée, couverte de neige. Quelques touffes de bruyère frissonnaient. On ne voyait pas de routes. Rien. Pas même une cabane de berger. On apercevait çà et là des tournoiements de spirales blêmes qui étaient des tourbillons de neige fine arrachés de terre par le vent, et s'envolant. Une succession d'ondulations de terrain, devenue tout de suite brumeuse, se plissait dans l'horizon. Les grandes plaines ternes se perdaient sous le brouillard blanc. Silence profond. Cela s'élargissait comme l'infini et se taisait comme la tombe.
L'enfant se retourna vers la mer.
La mer comme la terre était blanche; l'une de neige, l'autre d'écume. Rien de mélancolique comme le jour que faisait cette double blancheur. Certains éclairages de la nuit ont des duretés très nettes; la mer était de l'acier, les falaises étaient de l'ébène. De la hauteur où était l'enfant, la baie de Portland apparaissait presque en carte géographique, blafarde dans son demi−cercle de collines; il y avait du rêve dans ce paysage nocturne; une rondeur pâle engagée dans un croissant obscur, la lune offre quelquefois cet aspect. D'un cap à l'autre, dans toute cette côte, on n'apercevait pas un seul scintillement indiquant un foyer allumé, une fenêtre éclairée, une maison vivante. Absence de lumière sur la terre comme au ciel; pas une lampe en bas, pas un astre en haut.
Les larges aplanissements des flots dans le golfe avaient çà et là des soulèvements subits. Le vent dérangeait et fronçait cette nappe. L'ourque était encore visible dans la baie, fuyant.
C'était un triangle noir qui glissait sur cette lividité.
Au loin, confusément, les étendues d'eau remuaient dans le clair−obscur sinistre de l'immensité, La Matutina filait vite. Elle décroissait de minute en minute. Rien de rapide comme la fonte d'un navire dans les lointains de la mer.
A un certain moment, elle alluma son fanal de proue; il est probable que l'obscurité se faisait inquiétante autour d'elle, et que le pilote sentait le besoin d'éclairer la vague. Ce point lumineux, scintillation aperçue de loin, adhérait lugubrement sa haute et longue forme noire. On eût dit un linceul debout et en marche au milieu de la mer, sous lequel rôderait quelqu'un qui aurait à la main une étoile.
Il y avait dans l'air une imminence d'orage. L'enfant ne s'en rendait pas compte, mais un marin eût tremblé.
C'était cette minute d'anxiété préalable où il semble que les éléments vont devenir des personnes, et qu'on va assister à la transfiguration mystérieuse du vent en aquilon. La mer va être océan, les forces vont se révéler volontés, ce qu'on prend pour une chose est une âme. On va le voir. De là l'horreur. L'âme de l'homme redoute cette confrontation avec l'âme de la nature.
Un chaos allait faire son entrée. Le vent, froissant le brouillard, et échafaudant les nuées derrière, posait le décor de ce drame terrible de la vague et de l'hiver qu'on appelle une tempête de neige.
Le symptôme des navires rentrants se manifestait. Depuis quelques moments la rade n'était plus déserte. A chaque instant surgissaient de derrière les caps des barques inquiètes se hâtant vers le mouillage. Les unes doublaient le Portland Bill, les autres le Saint−Albans Head. Du plus extrême lointain, des voiles venaient.
C'était à qui se réfugierait. Au sud, l'obscurité s'épaississait et les nuages pleins de nuit se rapprochaient de la mer. La pesanteur de la tempête en surplomb et pendante apaisait lugubrement le flot. Ce n'était point le moment de partir. L'ourque était partie cependant.
Elle avait mis le cap au sud. Elle était déjà hors du golfe et en haute mer. Tout à coup la bise souffla en rafale; la Matutina, qu'on distinguait encore très nettement, se couvrit de toile, comme résolue à profiter de l'ouragan. C'était le noroit, qu'on nommait jadis vent de galerne, bise sournoise et colère. Le noroit eut tout de III. SOLITUDE
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suite sur l'ourque un commencement d'acharnement. L'ourque, prise de côté, pencha, mais n'hésita pas, et continua sa course vers le large. Ceci indiquait une fuite plutôt qu'un voyage, moins de crainte de la mer que de la terre, et plus de souci de la poursuite des hommes que de la poursuite des vents.
L'ourque, passant par tous les degrés de l'amoindrissement, s'enfonça dans l'horizon; la petite étoile qu'elle traînait dans l'ombre pâlit; l'ourque, de plus en plus amalgamée à la nuit, disparut.
Cette fois, c'était pour jamais.
Du moins l'enfant parut le comprendre, il cessa de regarder la mer. Ses yeux se reportèrent sur les plaines, les landes, les collines, vers les espaces où il n'était pas impossible peut−être de faire une rencontre vivante. Il se mit en marche dans cet inconnu.
IV. QUESTIONS
Qu'était−ce que cette espèce de bande en fuite laissant derrière elle cet enfant?
Ces évadés étaient−ils des comprachicos?
On a vu plus haut le détail des mesures prises par Guillaume III, et votées en parlement, contre les malfaiteurs, hommes et femmes, dits comprachicos, dits comprapequeños, dits cheylas.
Il y a des législations dispersantes. Ce statut tombant sur les comprachicos détermina une fuite générale, non seulement des comprachicos, mais des vagabonds de toute sorte. Ce fut à qui se déroberait et s'embarquerait.
La plupart des comprachicos retournèrent en Espagne. Beaucoup, nous l'avons dit, étaient basques.
Cette loi protectrice de l'enfance eut un premier résultat bizarre; un subit délaissement d'enfants.
Ce statut pénal produisit immédiatement une foule d'enfants trouvés, c'est−à−dire perdus. Rien de plus aisé à comprendre. Toute troupe nomade contenant un enfant était suspecte; le seul fait de la présence de l'enfant la dénonçait.Ce sont probablement des comprachicos.Telle était la première idée du shériff, du prévôt, du constable. De là des arrestations et des recherches. Des gens simplement misérables, réduits à rôder et mendier, étaient pris de la terreur de passer pour comprachicos, bien que ne l'étant pas; mais les faibles sont peu rassurés sur les erreurs possibles de la justice. D'ailleurs les familles vagabondes sont habituellement effarées. Ce qu'on reprochait aux comprachicos, c'était l'exploitation des enfants d'autrui. Mais les promiscuités de la détresse et de l'indigence sont telles qu'il eût été parfois malaisé à un père et à une mère de constater que leur enfant était leur enfant. D'où tenez−vous cet enfant? Comment prouver qu'on le tient de Dieu? L'enfant devenait un danger; on s'en défaisait. Fuir seuls sera plus facile. Le père et la mère se décidaient à le perdre, tantôt dans un bois, tantôt sur une grève, tantôt dans un puits.
On trouva dans les citernes des enfants noyés.
Ajoutons que les comprachicos étaient, à l'imitation de l'Angleterre, traqués désormais par toute l'Europe. Le branle de les poursuivre était donné. Rien n'est tel qu'un grelot attaché. Il y avait désormais émulation de toutes les polices pour les saisir, et l'alguazil n'était pas moins au guet que le constable. On pouvait lire encore, il y a vingt−trois ans, sur une pierre de la porte d'Otero, une inscription intraduisiblele code dans les mots brave l'honnêtetéoù est du reste marquée par une forte différence pénale la nuance entre les marchands d'enfants et les voleurs d'enfants. Voici l'inscription, en castillan un peu sauvage: Aqui quedan las orejas de los comprachicos, y las bolsas de los robaniños, mientras que se van ellos al trabajo de mar. On le voit, les oreilles, etc., confisquées n'empêchaient point les galères. De là un sauve−qui−peut parmi les vagabonds. Ils partaient effrayés, ils arrivaient tremblants. Sur tout le littoral d'Europe, on surveillait les arrivages furtifs.
IV. QUESTIONS
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Pour une bande, s'embarquer avec un enfant était impossible, car débarquer avec un enfant était périlleux.
Perdre l'enfant, c'était plutôt fait.
Par qui l'enfant qu'on vient d'entrevoir dans la pénombre des solitudes de Portland était−il rejeté?
Selon toute apparence, par des comprachicos.
V. L'ARBRE D'INVENTION HUMAINE
Il pouvait être environ sept heures du soir. Le vent maintenant diminuait, signe de recrudescence prochaine.
L'enfant se trouvait sur l'extrême plateau sud de la pointe de Portland.
Portland est une presqu'île. Mais l'enfant ignorait ce que c'est qu'une presqu'île et ne savait pas même ce mot, Portland. Il ne savait qu'une chose, c'est qu'on peut marcher jusqu'à ce qu'on tombe. Une notion est un guide; il n'avait pas de notion. On l'avait amené là et laissé là. On et là, ces deux énigmes, représentaient toute sa destinée; on était le genre humain; là était l'univers. Il n'avait ici−bas absolument pas d'autre point d'appui que la petite quantité de terre où il posait le talon, terre dure et froide à la nudité de ses pieds. Dans ce grand monde crépusculaire ouvert de toutes parts, qu'y avait−il pour cet enfant? Rien.
Il marchait vers ce Rien.
L'immense abandon des hommes était autour de lui.
Il traversa diagonalement le premier plateau, puis un second, puis un troisième. A l'extrémité de chaque plateau, l'enfant trouvait une cassure de terrain; la pente était quelquefois abrupte, mais toujours courte. Les hautes plaines nues de la pointe de Portland ressemblent à de grandes dalles à demi engagées les unes sous les autres; le côté sud semble entrer sous la plaine précédente, et le côté nord se relève sur la suivante. Cela fait des ressauts que l'enfant franchissait agilement. De temps en temps il suspendait sa marche et semblait tenir conseil avec lui−même. La nuit devenait très obscure, son rayon visuel se raccourcissait, il ne voyait plus qu'à quelques pas.
Tout à coup il s'arrêta, écouta un instant, fit un imperceptible hochement de tête satisfait, tourna vivement, et se dirigea vers une éminence de hauteur médiocre qu'il apercevait confusément sa droite, au point de la plaine le plus rapproché de la falaise. Il y avait sur cette éminence une configuration qui semblait dans la brume un arbre. L'enfant venait d'entendre de ce côté un bruit, qui n'était ni le bruit du vent, ni le bruit de la mer. Ce n'était pas non plus un cri d'animaux. Il pensa qu'il y avait là quelqu'un.
En quelques enjambées il fut au bas du monticule.
Il y avait quelqu'un en effet.
Ce qui était indistinct au sommet de l'éminence était maintenant visible.
C'était quelque chose comme un grand bras sortant de terre tout droit. A l'extrémité supérieure de ce bras, une sorte d'index, soutenu en dessous par le pouce, s'allongeait horizontalement. Ce bras, ce pouce et cet index dessinaient sur le ciel une équerre. Au point de jonction de cette espèce d'index et de cette espèce de pouce il y avait un fil auquel pendait on ne sait quoi de noir et d'informe. Ce fil, remué par le vent, faisait le bruit d'une chaîne.
C'était ce bruit que l'enfant avait entendu.
V. L'ARBRE D'INVENTION HUMAINE
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Le fil était, vu de près, ce que son bruit annonçait, une chaîne. Chaîne marine aux anneaux à demi pleins.
Par cette mystérieuse loi d'amalgame qui dans la nature entière superpose les apparences aux réalités, le lieu, l'heure, la brume, la mer tragique, les lointains tumultes visionnaires de l'horizon, s'ajoutaient à cette silhouette, et la faisaient énorme.
La masse liée à la chaîne offrait la ressemblance d'une gaine. Elle était emmaillottée comme un enfant et longue comme un homme. Il y avait en haut une rondeur autour de laquelle l'extrémité de la chaîne s'enroulait. La gaine se déchiquetait à sa partie inférieure. Des décharnements sortaient de ces déchirures.
Une brise faible agitait la chaîne, et ce qui pendait à la chaîne vacillait doucement. Cette masse passive obéissait aux mouvements diffus des étendues; elle avait on ne sait quoi de panique; l'horreur qui disproportionne les objets lui ôtait presque la dimension en lui laissant le contour; c'était une condensation de noirceur ayant un aspect; il y avait de la nuit dessus et de la nuit dedans; cela était en proie au grandissement sépulcral; les crépuscules, les levers de lune, les descentes de constellations derrière les falaises, les flottaisons de l'espace, les nuages, toute la rose des vents, avaient fini par entrer dans la composition de ce néant visible; cette espèce de bloc quelconque suspendu dans le vent participait de l'impersonnalité éparse au loin sur la mer et dans le ciel, et les ténèbres achevaient cette chose qui avait été un homme.
C'était ce qui n'est plus.
Être un reste, ceci échappe à la langue humaine. Ne plus exister, et persister, être dans le gouffre et dehors, reparaître au−dessus de la mort, comme insubmersible, il y a une certaine quantité d'impossible mêlée à de telles réalités. De l l'indicible. Cet être,était−ce un être?ce témoin noir, était un reste, et un reste terrible.
Reste de quoi? De la nature d'abord, de la société ensuite. Zéro et total.
L'inclémence absolue l'avait à sa discrétion. Les profonds oublis de la solitude l'environnaient. Il était livré aux aventures de l'ignoré. Il était sans défense contre l'obscurité, qui en faisait ce qu'elle voulait. Il était à jamais le patient. Il subissait. Les ouragans étaient sur lui. Lugubre fonction des souffles.
Ce spectre était là au pillage. Il endurait cette voie de fait horrible, la pourriture en plein vent. Il était hors la loi du cercueil. Il avait l'anéantissement sans la paix. Il tombait en cendre l'été et en boue l'hiver. La mort doit avoir un voile, la tombe doit avoir une pudeur. Ici ni pudeur ni voile. La putréfaction cynique et en aveu. Il y a de l'effronterie à la mort à montrer son ouvrage. Elle fait insulte à toutes les sérénités de l'ombre quand elle travaille hors de son laboratoire, le tombeau.
Cet être expiré était dépouillé. Dépouiller une dépouille, inexorable achèvement. Sa moelle n'était plus dans ses os, ses entrailles n'étaient plus dans son ventre, sa voix n'était plus dans son gosier. Un cadavre est une poche que la mort retourne et vide. S'il avait eu un moi, où ce moi était−il? Là encore peut−être, et c'était poignant à penser. Quelque chose d'errant autour de quelque chose d'enchaîné. Peut−on se figurer dans l'obscurité un linéament plus funèbre?
Il existe des réalités ici−bas qui sont comme des issues sur l'inconnu, par où la sortie de la pensée semble possible, et o l'hypothèse se précipite. La conjecture a son compelle intrare . Si l'on passe en certains lieux et devant certains objets, on ne peut faire autrement que de s'arrêter en proie aux songes, et de laisser son esprit s'avancer là dedans. Il y a dans l'invisible d'obscures portes entre−bâillées. Nul n'eût pu rencontrer ce trépassé sans méditer.
La vaste dispersion l'usait silencieusement. Il avait eu du sang qu'on avait bu, de la peau qu'on avait mangée, de la chair qu'on avait volée. Rien n'avait passé sans lui prendre quelque chose. Décembre lui avait emprunté du froid, minuit de l'épouvante, le fer de la rouille, la peste des miasmes, la fleur des parfums. Sa lente V. L'ARBRE D'INVENTION HUMAINE
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désagrégation était un péage. Péage du cadavre à la rafale, à la pluie, à la rosée, aux reptiles, aux oiseaux.
Toutes les sombres mains de la nuit avaient fouillé ce mort.
C'était on ne sait quel étrange habitant, l'habitant de la nuit. Il était dans une plaine et sur une colline, et il n'y était pas. Il était palpable et évanoui. Il était de l'ombre complétant les ténèbres. Après la disparition du jour, dans la vaste obscurit silencieuse, il devenait lugubrement d'accord avec tout. Il augmentait, rien que parce qu'il était là, le deuil de la tempête et le calme des astres. L'inexprimable, qui est dans le désert, se condensait en lui. Épave d'un destin inconnu, il s'ajoutait toutes les farouches réticences de la nuit. Il y avait dans son mystère une vague réverbération de toutes les énigmes.
On sentait autour de lui comme une décroissance de vie allant jusqu'aux profondeurs. Il y avait dans les étendues environnantes une diminution de certitude et de confiance. Le frisson des broussailles et des herbes, une mélancolie désolée, une anxiété où il semblait qu'il y eût de la conscience, appropriaient tragiquement tout le paysage à cette figure noire suspendue à cette chaîne. La présence d'un spectre dans un horizon est une aggravation à la solitude.
Il était simulacre. Ayant sur lui les souffles qui ne s'apaisent pas, il était l'implacable. Le tremblement éternel le faisait terrible. Il semblait, dans les espaces, un centre, ce qui est effrayant à dire, et quelque chose d'immense s'appuyait sur lui. Qui sait? Peut−être l'équité entrevue et bravée qui est au del de notre justice. Il y avait, dans sa durée hors de la tombe, de la vengeance des hommes et de sa vengeance à lui. Il faisait, dans ce crépuscule et dans ce désert, une attestation. Il était la preuve de la matière inquiétante, parce que la matière devant laquelle on tremble est de la ruine d'âme. Pour que la matière morte nous trouble, il faut que l'esprit y ait vécu. Il dénonçait la loi d'en bas à la loi d'en haut. Mis là par l'homme, il attendait Dieu. Au−dessus de lui flottaient, avec toutes les torsions indistinctes de la nuée et de la vague, les énormes rêveries de l'ombre.
Derrière cette vision, il y avait on ne sait quelle occlusion sinistre. L'illimité, borné par rien, ni par un arbre, ni par un toit, ni par un passant, était autour de ce mort. Quand l'immanence surplombant sur nous, ciel, gouffre, vie, tombeau, éternité, apparaît patente, c'est alors que nous sentons tout inaccessible, tout défendu, tout muré. Quand l'infini s'ouvre, pas de fermeture plus formidable.
VI. BATAILLE ENTRE LA MORT ET LA NUIT
L'enfant était devant cette chose, muet, étonné, les yeux fixes.
Pour un homme c'eût été un gibet, pour l'enfant c'était une apparition.
Où l'homme eût vu le cadavre, l'enfant voyait le fantôme.
Et puis il ne comprenait point.
Les attractions d'abîme sont de toute sorte; il y en avait une au haut de cette colline. L'enfant fit un pas, puis deux. Il monta, tout en ayant envie de descendre, et approcha, tout en ayant envie de reculer.
Il vint tout près, hardi et frémissant, faire une reconnaissance du fantôme.
Parvenu sous le gibet, il leva la tête et examina.
Le fantôme était goudronné. Il luisait ça et là. L'enfant distinguait la face. Elle était enduite de bitume, et ce masque qui semblait visqueux et gluant se modelait dans les reflets de la nuit. L'enfant voyait la bouche qui était un trou, le nez qui était un trou, et les yeux qui étaient des trous. Le corps était enveloppé et comme ficelé dans une grosse toile imbibée de naphte. La toile s'était moisie et rompue. Un genou passait travers.
VI. BATAILLE ENTRE LA MORT ET LA NUIT
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L'homme Qui Rit
Une crevasse laissait voir les côtes. Quelques parties étaient cadavre, d'autres squelette. Le visage était couleur de terre; des limaces, qui avaient erré dessus, y avaient laissé de vagues rubans d'argent. La toile, collée aux os, offrait des reliefs comme une robe de statue. Le crâne, fêlé et fendu, avait l'hiatus d'un fruit pourri. Les dents étaient demeurées humaines, elles avaient conservé le rire. Un reste de cri semblait bruire dans la bouche ouverte. Il y avait quelques poils de barbe sur les joues. La tête, penchée, avait un air d'attention.
On avait fait récemment des réparations. Le visage était goudronné de frais, ainsi que le genou qui sortait de la toile, et les côtes. En bas les pieds passaient.
Juste dessous, dans l'herbe, on voyait deux souliers, devenus informes dans la neige et sous les pluies. Ces souliers étaient tombés de ce mort.
L'enfant, pieds nus, regarda ces souliers.
Le vent, de plus en plus inquiétant, avait de ces interruptions qui font partie des apprêts d'une tempête; il avait tout à fait cessé depuis quelques instants. Le cadavre ne bougeait plus. La chaîne avait l'immobilité du fil à plomb.
Comme tous les nouveaux venus dans la vie, et en tenant compte de la pression spéciale de sa destinée, l'enfant avait sans nul doute en lui cet éveil d'idées propre aux jeunes années, qui tâche d'ouvrir le cerveau et qui ressemble aux coups de bec de l'oiseau dans l'oeuf; mais tout ce qu'il y avait dans sa petite conscience en ce moment se résolvait en stupeur. L'excès de sensation, c'est l'effet du trop d'huile, arrive à l'étouffement de la pensée. Un homme se fût fait des questions, l'enfant ne s'en faisait pas; il regardait.
Le goudron donnait à cette face un aspect mouillé. Des gouttes de bitume figées dans ce qui avait été les yeux ressemblaient des larmes. Du reste, grâce à ce bitume, le dégât de la mort était visiblement ralenti, sinon annulé, et réduit au moins de délabrement possible. Ce que l'enfant avait devant lui était une chose dont on avait soin. Cet homme était évidemment précieux. On n'avait pas tenu à le garder vivant, mais on tenait à le conserver mort.
Le gibet était vieux, vermoulu, quoique solide, et servait depuis de longues années.
C'était un usage immémorial en Angleterre de goudronner les contrebandiers. On les pendait au bord de la mer, on les enduisait de bitume, et on les laissait accrochés; les exemples veulent le plein air, et les exemples goudronnés se conservent mieux. Ce goudron était de l'humanité. On pouvait de cette manière renouveler les pendus moins souvent. On mettait des potences de distance en distance sur la côte comme de nos jours des réverbères. Le pendu tenait lieu de lanterne. Il éclairait, à sa façon, ses camarades les contrebandiers. Les contrebandiers, de loin, en mer, apercevaient les gibets. En voilà un, premier avertissement; puis un autre, deuxième avertissement. Cela n'empêchait point la contrebande; mais l'ordre se compose de ces choses−là.
Cette mode a duré en Angleterre jusqu'au commencement de ce siècle. En 1822, on voyait encore devant le château de Douvres trois pendus vernis. Du reste, le procédé conservateur ne se bornait point aux contrebandiers. L'Angleterre tirait le même parti des voleurs, des incendiaires et des assassins. John Painter, qui mit le feu aux magasins maritimes de Portsmouth, fut pendu et goudronné en 1776.
L'abbé Coyer, qui l'appelle Jean le Peintre, le revit en 1777. John Painter était accroché et enchaîné au−dessus de la ruine qu'il avait faite, et rebadigeonné de temps en temps. Ce cadavre dura, on pourrait presque dire vécut, près de quatorze ans. Il faisait encore un bon service en 1788. En 1790, pourtant, on dut le remplacer.
Les égyptiens faisaient cas de la momie du roi; la momie de peuple, à ce qu'il paraît, peut être utile aussi.
Le vent, ayant beaucoup de prise sur le monticule, en avait enlevé toute la neige. L'herbe y reparaissait, avec VI. BATAILLE ENTRE LA MORT ET LA NUIT
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L'homme Qui Rit
quelques chardons ça et là. La colline était couverte de ce gazon marin dru et ras qui fait ressembler le haut des falaises à du drap vert. Sous la potence, au point même au−dessus duquel pendaient les pieds du supplicié, il y avait une touffe haute et épaisse, surprenante sur ce sol maigre. Les cadavres émiettés là depuis des siècles expliquaient cette beauté de l'herbe. La terre se nourrit de l'homme.
Une fascination lugubre tenait l'enfant. Il demeurait là, béant. Il ne baissa le front qu'un moment pour une ortie qui lui piquait les jambes, et qui lui fit la sensation d'une bête. Puis il se redressa. Il regardait au−dessus de lui cette face qui le regardait. Elle le regardait d'autant plus qu'elle n'avait pas d'yeux. C'était du regard répandu, une fixité indicible où il y avait de la lueur et des ténèbres, et qui sortait du crâne et des dents aussi bien que des arcades sourcilières vides. Toute la tête du mort regarde, et c'est terrifiant. Pas de prunelles, et l'on se sent vu. Horreur des larves.
Peu à peu l'enfant devenait lui−même terrible. Il ne bougeait plus. La torpeur le gagnait. Il ne s'apercevait pas qu'il perdait conscience. Il s'engourdissait et s'ankylosait. L'hiver le livrait silencieusement à la nuit; il y a du traître dans l'hiver. L'enfant était presque statue. La pierre du froid entrait dans ses os; l'ombre, ce reptile, se glissait en lui. L'assoupissement qui sort de la neige monte dans l'homme comme une marée obscure; l'enfant était lentement envahi par une immobilité ressemblant à celle du cadavre. Il allait s'endormir.
Dans la main du sommeil il y a le doigt de la mort. L'enfant se sentait saisi par cette main. Il était au moment de tomber sous le gibet. Il ne savait déjà plus s'il était debout.
La fin, toujours imminente, aucune transition entre être et ne plus être, la rentrée au creuset, le glissement possible à toute minute, c'est ce précipice−là qui est la création.
Encore un instant, et l'enfant et le trépassé, la vie en ébauche et la vie en ruine, allaient se confondre dans le même effacement.
Le spectre eut l'air de le comprendre et de ne pas le vouloir. Tout à coup il se mit à remuer. On eût dit qu'il avertissait l'enfant. C'était une reprise de vent qui soufflait.
Rien d'étrange comme ce mort en mouvement.
Le cadavre au bout de la chaîne, poussé par le souffle invisible, prenait une attitude oblique, montait à gauche, puis retombait, remontait à droite, et retombait et remontait avec la lente et funèbre précision d'un battant. Va−et−vient farouche. On eût cru voir dans les ténèbres le balancier de l'horloge de l'éternité.
Cela dura quelque temps ainsi. L'enfant devant cette agitation du mort sentait un réveil, et, à travers son refroidissement, avait assez nettement peur. La chaîne, à chaque oscillation, grinçait avec une régularité hideuse. Elle avait l'air de reprendre haleine, puis recommençait. Ce grincement imitait un chant de cigale.
Les approches d'une bourrasque produisent de subites enflures du vent. Brusquement la brise devint bise.
L'oscillation du cadavre s'accentua lugubrement. Ce ne fut plus du balancement, ce fut de la secousse. La chaîne, qui grinçait, cria.
Il sembla que ce cri était entendu. Si c'était un appel, il fut obéi. Du fond de l'horizon, un grand bruit accourut.
C'était un bruit d'ailes.
Un incident survenait, l'orageux incident des cimetières et des solitudes, l'arrivée d'une troupe de corbeaux.
VI. BATAILLE ENTRE LA MORT ET LA NUIT
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Des taches noires volantes piquèrent le nuage, percèrent la brume, grossirent, approchèrent, s'amalgamèrent, s'épaissirent, se hâtant vers la colline, poussant des cris. C'était comme la venue d'une légion. Cette vermine ailée des ténèbres s'abattit sur le gibet.
L'enfant, effaré, recula.
Les essaims obéissent à des commandements. Les corbeaux s'étaient groupés sur la potence. Pas un n'était sur le cadavre. Ils se parlaient entre eux. Le croassement est affreux. Hurler, siffler, rugir, c'est de la vie; le croassement est une acceptation satisfaite de la putréfaction. On croit entendre le bruit que fait le silence du sépulcre en se brisant. Le croassement est une voix dans laquelle il y a de la nuit. L'enfant était glacé.
Plus encore par l'épouvante que par le froid.
Les corbeaux se turent. Un d'eux sauta sur le squelette. Ce fut un signal. Tous se précipitèrent, il y eut une nuée d'ailes, puis toutes les plumes se refermèrent, et le pendu disparut sous un fourmillement d'ampoules noires remuant dans l'obscurité. En ce moment, le mort se secoua.
Était−ce lui? Était−ce le vent? Il eut un bond effroyable. L'ouragan, qui s'élevait, lui venait en aide. Le fantôme entra en convulsion. C'était la rafale, déjà soufflant à pleins poumons, qui s'emparait de lui, et qui l'agitait dans tous les sens. Il devint horrible. Il se mit à se démener. Pantin épouvantable, ayant pour ficelle la chaîne d'un gibet. Quelque parodiste de l'ombre avait saisi son fil et jouait de cette momie. Elle tourna et sauta comme prête à se disloquer. Les oiseaux, effrayés, s'envolèrent. Ce fut comme un rejaillissement de toutes ces bêtes infâmes. Puis ils revinrent. Alors une lutte commença.
Le mort sembla pris d'une vie monstrueuse. Les souffles le soulevaient comme s'ils allaient l'emporter; on eût dit qu'il se débattait et qu'il faisait effort pour s'évader; son carcan le retenait. Les oiseaux répercutaient tous ses mouvements, reculant, puis se ruant, effarouchés et acharnés. D'un côté, une étrange fuite essayée; de l'autre, la poursuite d'un enchaîné. Le mort, poussé par tous les spasmes de la bise, avait des soubresauts, des chocs, des accès de colère, allait, venait, montait, tombait, refoulant l'essaim éparpillé. Le mort était massue, l'essaim était poussière. La féroce volée assaillante ne lâchait pas prise et s'opiniâtrait. Le mort, comme saisi de folie sous cette meute de becs, multipliait dans le vide ses frappements aveugles semblables aux coups d'une pierre liée à une fronde. Par moments il avait sur lui toutes les griffes et toutes les ailes, puis rien; c'étaient des évanouissements de la horde, tout de suite suivis de retours furieux. Effrayant supplice continuant après la vie. Les oiseaux semblaient frénétiques. Les soupiraux de l'enfer doivent donner passage des essaims pareils. Coups d'ongle, coups de bec, croassements, arrachements de lambeaux qui n'étaient plus de la chair, craquements de la potence, froissements du squelette, cliquetis des ferrailles, cris de la rafale, tumulte, pas de lutte plus lugubre. Une lémure contre des démons. Sorte de combat spectre.
Parfois, la bise redoublant, le pendu pivotait sur lui−même, faisait face à l'essaim de tous les côtés à la fois, paraissait vouloir courir après les oiseaux, et l'on eût dit que ses dents tâchaient de mordre. Il avait le vent pour lui et la chaîne contre lui, comme si les dieux noirs s'en mêlaient. L'ouragan était de la bataille. Le mort se tordait, la troupe d'oiseaux roulait sur lui en spirale. C'était un tournoiement dans un tourbillon.
On entendait en bas un grondement immense, qui était la mer.
L'enfant voyait ce rêve. Subitement il se mit à trembler de tous ses membres, un frisson ruissela le long de son corps, il chancela, tressaillit, faillit tomber, se retourna, pressa son front de ses deux mains, comme si le front était un point d'appui, et, hagard, les cheveux au vent, descendant la colline grands pas, les yeux fermés, presque fantôme lui−même, il prit la fuite, laissant derrière lui ce tourment dans la nuit.
VI. BATAILLE ENTRE LA MORT ET LA NUIT
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VII. LA POINTE NORD DE PORTLAND
Il courut jusqu'à essoufflement, au hasard, éperdu, dans la neige, dans la plaine, dans l'espace. Cette fuite le réchauffa. Il en avait besoin. Sans cette course et sans cette épouvante, il était mort.
Quand l'haleine lui manqua, il s'arrêta. Mais il n'osa point regarder en arrière. Il lui semblait que les oiseaux devaient le poursuivre, que le mort devait avoir dénoué sa chaîne et était probablement en marche du même côté que lui, et que sans doute le gibet lui−même descendait la colline, courant après le mort. Il avait peur de voir cela, s'il se retournait.
Lorsqu'il eut repris un peu haleine, il se remit à fuir.
Se rendre compte des faits n'est point de l'enfance. Il percevait des impressions à travers le grossissement de l'effroi, mais sans les lier dans son esprit et sans conclure. Il allait n'importe où ni comment; il courait avec l'angoisse et la difficulté du songe. Depuis près de trois heures qu'il était abandonné, sa marche en avant, tout en restant vague, avait changé de but; auparavant il était en quête, à présent il était en fuite. Il n'avait plus faim, ni froid; il avait peur. Un instinct avait remplacé l'autre. Échapper était maintenant toute sa pensée.
Échapper à quoi? à tout. La vie lui apparaissait de toutes parts autour de lui comme une muraille horrible. S'il eût pu s'évader des choses, il l'eût fait.
Mais les enfants ne connaissent point ce bris de prison qu'on nomme le suicide.
Il courait.
Il courut ainsi un temps indéterminé. Mais l'haleine s'épuise, la peur s'épuise aussi.
Tout à coup, comme saisi d'un soudain accès d'énergie et d'intelligence, il s'arrêta, on eût dit qu'il avait honte de se sauver; il se roidit, frappa du pied, dressa résolument la tête, et se retourna.
Il n'y avait plus ni colline, ni gibet, ni vol de corbeaux.
Le brouillard avait repris possession de l'horizon.
L'enfant poursuivit son chemin.
Maintenant il ne courait plus, il marchait. Dire que cette rencontre d'un mort l'avait fait un homme, ce serait limiter l'impression multiple et confuse qu'il subissait. Il y avait dans cette impression beaucoup plus et beaucoup moins. Ce gibet, fort trouble dans ce rudiment de compréhension qui était sa pensée, restait pour lui une apparition. Seulement, une terreur domptée étant un affermissement, il se sentit plus fort. S'il eût été d'âge à se sonder, il eût trouvé en lui mille autres commencements de méditation, mais la réflexion des enfants est informe, et tout au plus sentent−ils l'arrière−goût amer de cette chose obscure pour eux que l'homme plus tard appelle l'indignation.
Ajoutons que l'enfant a ce don d'accepter très vite la fin d'une sensation. Les contours lointains et fuyants, qui font l'amplitude des choses douloureuses, lui échappent. L'enfant est défendu par sa limite, qui est la faiblesse, contre les émotions trop complexes. Il voit le fait, et peu de chose à côté. La difficulté de se contenter des idées partielles n'existe pas pour l'enfant. Le procès de la vie ne s'instruit que plus tard, quand l'expérience arrive avec son dossier. Alors il y a confrontation des groupes de faits rencontrés, l'intelligence renseignée et grandie compare, les souvenirs du jeune âge reparaissent sous les passions comme le palimpseste sous les ratures, ces souvenirs sont des points d'appui pour la logique, et ce qui était vision dans le cerveau de l'enfant devient syllogisme dans le cerveau de l'homme. Du reste l'expérience est diverse, et VII. LA POINTE NORD DE PORTLAND
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tourne bien ou mal selon les natures. Les bons mûrissent. Les mauvais pourrissent.
L'enfant avait bien couru un quart de lieue, et marché un autre quart de lieue. Tout à coup il sentit que son estomac le tiraillait. Une pensée, qui tout de suite éclipsa la hideuse apparition de la colline, lui vint violemment: manger. Il y a dans l'homme une bête, heureusement; elle le ramène à la réalité.
Mais quoi manger? mais où manger? mais comment manger?
Il tâta ses poches. Machinalement, car il savait bien qu'elles étaient vides.
Puis il hâta le pas. Sans savoir où il allait, il hâta le pas vers le logis possible.
Cette foi à l'auberge fait partie des racines de la providence dans l'homme.
Croire à un gîte, c'est croire en Dieu.
Du reste, dans cette plaine de neige, rien qui ressemblât à un toit.
L'enfant marchait, la lande continuait, nue à perte de vue.
Il n'y avait jamais eu sur ce plateau d'habitation humaine. C'est au bas de la falaise, dans des trous de roche, que logeaient jadis, faute de bois pour bâtir des cabanes, les anciens habitants primitifs, qui avaient pour arme une fronde, pour chauffage la fiente de boeuf séchée, pour religion l'idole Heil debout dans une clairière à Dorchester, et pour industrie la pêche de ce faux corail gris que les gallois appelaient plin et les grecs isidis plocamos.
L'enfant s'orientait du mieux qu'il pouvait. Toute la destinée est un carrefour, le choix des directions est redoutable, ce petit être avait de bonne heure l'option entre les chances obscures. Il avançait cependant; mais, quoique ses jarrets semblassent d'acier, il commençait à se fatiguer. Pas de sentiers dans cette plaine; s'il y en avait, la neige les avait effacés. D'instinct, il continuait à dévier vers l'est. Des pierres tranchantes lui avaient écorché les talons. S'il eût fait jour, on eût pu voir, dans les traces qu'il laissait sur la neige, des taches roses qui étaient son sang.
Il ne reconnaissait rien. Il traversait le plateau de Portland du sud au nord, et il est probable que la bande avec laquelle il était venu, évitant les rencontres, l'avait traversé de l'ouest l'est. Elle était vraisemblablement partie, dans quelque barque de pêcheur ou de contrebandier, d'un point quelconque de la côte d'Uggescombe, tel que Sainte−Catherine Chap, ou Swancry, pour aller à Portland retrouver l'ourque qui l'attendait, et elle avait dû débarquer dans une des anses de Weston pour aller se rembarquer dans une des criques d'Eston. Cette direction−l était coupée en croix par celle que suivait maintenant l'enfant. Il était impossible qu'il reconnût son chemin.
Le plateau de Portland a çà et là de hautes ampoules ruinées brusquement par la côte et coupées à pic sur la mer. L'enfant errant arriva sur un de ces points culminants, et s'y arrêta, espérant trouver plus d'indications dans plus d'espace, cherchant à voir. Il avait devant lui, pour tout horizon, une vaste opacité livide. Il l'examina avec attention, et, sous la fixit de son regard, elle devint moins indistincte. Au fond d'un lointain pli de terrain, vers l'est, au bas de cette lividit opaque, sorte d'escarpement mouvant et blême qui ressemblait une falaise de la nuit, rampaient et flottaient de vagues lambeaux noirs, espèces d'arrachements diffus. Cette opacit blafarde, c'était du brouillard; ces lambeaux noirs, c'étaient des fumées. Où il y a des fumées, il y a des hommes. L'enfant se dirigea de ce côté.
Il entrevoyait à quelque distance une descente, et au pied de la descente, parmi des configurations informes VII. LA POINTE NORD DE PORTLAND
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de rochers que la brume estompait, une apparence de banc de sable ou de langue de terre reliant probablement aux plaines de l'horizon le plateau qu'il venait de traverser. Il fallait évidemment passer par là.
Il était arrivé en effet à l'isthme de Portland, alluvion diluvienne qu'on appelle Chess−Hill.
Il s'engagea sur le versant du plateau.
La pente était difficile et rude. C'était, avec moins d'âpret pourtant, le revers de l'ascension qu'il avait faite pour sortir de la crique. Toute montée se solde par une descente. Après avoir grimpé, il dégringolait.
Il sautait d'un rocher à l'autre, au risque d'une entorse, au risque d'un écroulement dans la profondeur indistincte. Pour se retenir dans les glissements de la roche et de la glace, il prenait à poignées les longues lanières des landes et des ajoncs pleins d'épines, et toutes ces pointes lui entraient dans les doigts. Par instants, il trouvait un peu de rampe douce, et descendait en reprenant haleine, puis l'escarpement se refaisait, et pour chaque pas il fallait un expédient. Dans les descentes de précipice, chaque mouvement est la solution d'un problème. Il faut être adroit sous peine de mort. Ces problèmes, l'enfant les résolvait avec un instinct dont un singe eût pris note et une science qu'un saltimbanque eût admirée. La descente était abrupte et longue, Il en venait à bout néanmoins.
Peu à peu, il approchait de l'instant où il prendrait terre sur l'isthme entrevu.
Par intervalles, tout en bondissant ou en dévalant de rocher en rocher, il prêtait l'oreille, avec un dressement de daim attentif. Il écoutait au loin, à sa gauche, un bruit vaste et faible, pareil à un profond chant de clairon.
Il y avait dans l'air en effet un remuement de souffles précédant cet effrayant vent boréal, qu'on entend venir du pôle comme une arrivée de trompettes. En même temps, l'enfant sentait par moments sur son front, sur ses yeux, sur ses joues, quelque chose qui ressemblait à des paumes de mains froides se posant sur son visage.
C'étaient de larges flocons glacés, ensemencés d'abord mollement dans l'espace, puis tourbillonnant, et annonçant l'orage de neige. L'enfant en était couvert. L'orage de neige qui, depuis plus d'une heure déjà, était sur la mer, commençait à gagner la terre. Il envahissait lentement les plaines. Il entrait obliquement par le nord−ouest dans le plateau de Portland.
LIVRE DEUXIÈME. L'OURQUE EN MER
I. LES LOIS QUI SONT HORS DE L'HOMME
La tempête de neige est une des choses inconnues de la mer. C'est le plus obscur des météores; obscur dans tous les sens du mot. C'est un mélange de brouillard et de tourmente, et de nos jours on ne se rend pas bien compte encore de ce phénomène. De là beaucoup de désastres.
On veut tout expliquer par le vent et par le flot. Or dans l'air il y a une force qui n'est pas le vent, et dans l'eau il y a une force qui n'est pas le flot. Cette force, la même dans l'air et dans l'eau, c'est l'effluve. L'air et l'eau sont deux masses liquides, à peu près identiques, et rentrant l'une dans l'autre par la condensation et la dilatation, tellement que respirer c'est boire; l'effluve seul est fluide. Le vent et le flot ne sont que des poussées; l'effluve est un courant. Le vent est visible par les nuées, le flot est visible par l'écume; l'effluve est invisible. De temps en temps pourtant il dit: je suis là. Son Je suis là, c'est un coup de tonnerre.
La tempête de neige offre un problème analogue au brouillard sec. Si l'éclaircissement de la callina des espagnols et du quobar des éthiopiens est possible, à coup sûr, cet éclaircissement se fera par l'observation attentive de l'effluve magnétique.
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Sans l'effluve, une foule de faits demeurent énigmatiques. A la rigueur, les changements de vitesse du vent, se modifiant dans la tempête de trois pieds par seconde à deux cent vingt pieds, motiveraient les variantes de la vague allant de trois pouces, mer calme, à trente−six pieds, mer furieuse; à la rigueur, l'horizontalité des souffles, même en bourrasque, fait comprendre comment une lame de trente pieds de haut peut avoir quinze cents pieds de long; mais pourquoi les vagues du Pacifique sont−elles quatre fois plus hautes près de l'Amérique que près de l'Asie, c'est−à−dire plus hautes à l'ouest qu'à l'est; pourquoi est−ce le contraire dans l'Atlantique; pourquoi, sous l'équateur, est−ce le milieu de la mer qui est le plus haut; d'où viennent ces déplacements de la tumeur de l'océan? c'est ce que l'effluve magnétique, combiné avec la rotation terrestre et l'attraction sidérale, peut seul expliquer.
Ne faut−il pas cette complication mystérieuse pour rendre raison d'une oscillation du vent allant, par exemple, par l'ouest, du sud−est au nord−est, puis revenant brusquement, par le même grand tour, du nord−est au sud−est, de façon à faire en trente−six heures un prodigieux circuit de cinq cent soixante degrés, ce qui fut le prodrome de la tempête de neige du 19 mars 1867?
Les vagues de tempête de l'Australie atteignent jusqu'à quatre vingts pieds de hauteur; cela tient au voisinage du pôle. La tourmente en ces latitudes résulte moins du bouleversement des souffles que de la continuité des décharges électriques sous−marines; en l'année 1866, le câble transatlantique a ét régulièrement troublé dans sa fonction deux heures sur vingt−quatre, de midi à deux heures, par une sorte de fièvre intermittente. De certaines compositions et décompositions de forces produisent les phénomènes, et s'imposent aux calculs du marin à peine de naufrage. Le jour où la navigation, qui est une routine, deviendra une mathémathique, le jour où l'on cherchera savoir, par exemple, pourquoi, dans nos régions, les vents chauds viennent parfois du nord et les vents froids du midi, le jour o l'on comprendra que les décroissances de température sont proportionnées aux profondeurs océaniques, le jour où l'on aura présent à l'esprit que le globe est un gros aimant polarisé dans l'immensité, avec deux axes, un axe de rotation et un axe d'effluves, s'entrecoupant au centre de la terre, et que les pôles magnétiques tournent autour des pôles géographiques; quand ceux qui risquent leur vie voudront la risquer scientifiquement, quand on naviguera sur de l'instabilité étudiée, quand le capitaine sera un météorologue, quand le pilote sera un chimiste, alors bien des catastrophes seront évitées.
La mer est magnétique autant qu'aquatique; un océan de forces flotte, inconnu, dans l'océan des flots; à vau−l'eau, pourrait−on dire. Ne voir dans la mer qu'une masse d'eau, c'est ne pas voir la mer; la mer est un va−et−vient de fluide autant qu'un flux et reflux de liquide; les attractions la compliquent plus encore peut−être que les ouragans; l'adhésion moléculaire, manifestée, entre autres phénomènes, par l'attraction capillaire, microscopique pour nous, participe, dans l'océan, de la grandeur des étendues; et l'onde des effluves, tantôt aide, tantôt contrarie l'onde des airs et l'onde des eaux. Qui ignore la loi électrique ignore la loi hydraulique; car l'une pénètre l'autre. Pas d'étude plus ardue, il est vrai, ni plus obscure; elle touche à l'empirisme comme l'astronomie touche à l'astrologie. Sans cette étude pourtant, pas de navigation.
Cela dit, passons.
Un des composés les plus redoutables de la mer, c'est la tourmente de neige. La tourmente de neige est surtout magnétique. Le pôle la produit comme il produit l'aurore boréale; il est dans ce brouillard comme il est dans cette lueur; et, dans le flocon de neige comme dans la strie de flamme, l'effluve est visible.
Les tourmentes sont les crises de nerfs et les accès de délire de la mer. La mer a ses migraines. On peut assimiler les tempêtes aux maladies. Les unes sont mortelles, d'autres ne le sont point; on se tire de celle−ci et non de celle−là. La bourrasque de neige passe pour être habituellement mortelle. Jarabija, un des pilotes de Magellan, la qualifiait «une nuée sortie du mauvais côté du diable[1]».
[1] Una nube salida del malo lado del diabolo.
Surcouf disait: Il y a du trousse−galant dans cette tempête−là .
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Les anciens navigateurs espagnols appelaient cette sorte de bourrasque la nevada au moment des flocons, et la helada au moment des grêlons. Selon eux il tombait du ciel des chauves−souris avec la neige.
Les tempêtes de neige sont propres aux latitudes polaires. Pourtant, parfois elles glissent, on pourrait presque dire elles croulent, jusqu'à nos climats, tant la ruine est mêlée aux aventures de l'air.
La Matutina, on l'a vu, s'était, en quittant Portland, résolument engagée dans ce grand hasard nocturne qu'une approche d'orage aggravait. Elle était entrée dans toute cette menace avec une sorte d'audace tragique.
Cependant, insistons−y, l'avertissement ne lui avait point manqué.
II. LES SILHOUETTES DU COMMENCEMENT FIXÉES
Tant que l'ourque fut dans le golfe de Portland, il y eut peu de mer; la lame était presque étale. Quel que fût le brun de l'océan, il faisait encore clair dans le ciel. La brise mordait peu sur le bâtiment. L'ourque longeait le plus possible la falaise qui lui était un bon paravent.
On était dix sur la petite felouque biscayenne, trois hommes d'équipage, et sept passagers, dont deux femmes.
A la lumière de la pleine mer, car dans le crépuscule le large refait le jour, toutes les figures étaient maintenant visibles et nettes. On ne se cachait plus d'ailleurs, on ne se gênait plus, chacun reprenait sa liberté d'allures, jetait son cri, montrait son visage, le départ étant une délivrance.
La bigarrure du groupe éclatait. Les femmes étaient sans âge; la vie errante fait des vieillesses précoces, et l'indigence est une ride. L'une était une basquaise des ports−secs; l'autre, la femme au gros rosaire, était une irlandaise. Elles avaient l'air indifférent des misérables. Elles s'étaient en entrant accroupies l'une près de l'autre sur des coffres au pied du mât. Elles causaient; l'irlandais et le basque, nous l'avons dit, sont deux langues parentes. La basquaise avait les cheveux parfumés d'oignon et de basilic. Le patron de l'ourque était basque guipuzcoan; un matelot était basque du versant nord des Pyrénées, l'autre était basque du versant sud, c'est−à−dire de la même nation, quoique le premier fût français et le second espagnol. Les basques ne reconnaissent point la patrie officielle. Mi madre se llama montaña, «ma mère s'appelle la montagne», disait l'arriero Zalareus. Des cinq hommes accompagnant les deux femmes, un était français languedocien, un était français provençal, un était génois, un, vieux, celui qui avait le sombrero sans trou à pipe, paraissait allemand, le cinquième, le chef, était un basque landais de Biscarosse. C'était lui qui, au moment où l'enfant allait entrer dans l'ourque, avait d'un coup de talon jeté la passerelle à la mer. Cet homme, robuste, subit, rapide, couvert, on s'en souvient, de passementeries, de pasquilles et de clinquants qui faisaient ses guenilles flamboyantes, ne pouvait tenir en place, se penchait, se dressait, allait et venait sans cesse d'un bout du navire l'autre, comme inquiet entre ce qu'il venait de faire et ce qui allait arriver.
Ce chef de la troupe et le patron de l'ourque, et les deux hommes d'équipage, basques tous quatre, parlaient tantôt basque, tantôt espagnol, tantôt français, ces trois langues étant répandues sur les deux revers des Pyrénées. Du reste, hormis les femmes, tous parlaient à peu près le français, qui était le fond de l'argot de la bande. La langue française, dès cette époque, commençait être choisie par les peuples comme intermédiaire entre l'excès de consonnes du nord et l'excès de voyelles du midi. En Europe le commerce parlait français; le vol, aussi. On se souvient que Gibby, voleur de Londres, comprenait Cartouche.
L'ourque, fine voilière, marchait bon train; pourtant dix personnes, plus les bagages, c'était beaucoup de charge pour un si faible gabarit.
Ce sauvetage d'une bande par ce navire n'impliquait pas nécessairement l'affiliation de l'équipage du navire à la bande. Il suffisait que le patron du navire fût un vascongado, et que le chef de la bande en fût un autre.
S'entr'aider est, dans cette race, un devoir, qui n'admet pas d'exception. Un basque, nous venons de le dire, n'est ni espagnol, ni français, il est basque; et, toujours et partout, il doit sauver un basque. Telle est la II. LES SILHOUETTES DU COMMENCEMENT FIXÉES
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fraternité pyrénéenne.
Tout le temps que l'ourque fut dans le golfe, le ciel, bien que de mauvaise mine, ne parut point assez gâté pour préoccuper les fugitifs. On se sauvait, on s'échappait, on était brutalement gai. L'un riait, l'autre chantait.
Ce rire était sec, mais libre; ce chant était bas, mais insouciant.
Le languedocien criait: caougagno! «Cocagne!» est le comble de la satisfaction narbonnaise. C'était un demi−matelot, un naturel du village aquatique de Gruissan sur le versant sud de la Clappe, marinier plutôt que marin, mais habitué à manoeuvrer les périssoires de l'étang de Bages et à tirer sur les sables salés de Sainte−Lucie la traîne pleine de poisson. Il était de cette race qui se coiffe du bonnet rouge, fait des signes de croix compliqués à l'espagnole, boit du vin de peau de bouc, tette l'outre, racle le jambon, s'agenouille pour blasphémer, et implore son saint patron avec menaces: Grand saint, accorde−moi ce que je te demande, ou je te jette une pierre à la tête, «ou t feg' un pic».
Il pouvait, au besoin, s'ajouter utilement à l'équipage. Le provençal, dans la cambuse, attisait sous une marmite de fer un feu de tourbe, et faisait la soupe.
Cette soupe était une espèce de puchero où le poisson remplaçait la viande et où le provençal jetait des pois chiches, de petits morceaux de lard coupés carrément, et des gousses de piment rouge, concessions du mangeur de bouillabaisse aux mangeurs d'olla podrida. Un des sacs de provisions, déballé, était à côt de lui. Il avait allumé, au−dessus de sa tête, une lanterne de fer à vitres de talc, oscillant à un crochet du plafond de la cambuse. A côté, à un autre crochet, se balançait l'alcyon girouette. C'était alors une croyance populaire qu'un alcyon mort, suspendu par le bec, présente toujours la poitrine au côt d'où vient le vent.
Tout en faisant la soupe, le provençal se mettait par instants dans la bouche le goulot d'une gourde et avalait un coup d'aguardiente. C'était une de ces gourdes revêtues d'osier, larges et plates, à oreillons, qu'on se pendait au côté par une courroie, et qu'on appelait alors «gourdes de hanche». Entre chaque gorgée, il mâchonnait un couplet d'une de ces chansons campagnardes dont le sujet est rien du tout; un chemin creux, une haie; on voit dans la prairie par une crevasse du buisson l'ombre allongée d'une charrette et d'un cheval au soleil couchant, et de temps en temps au−dessus de la haie paraît et disparaît l'extrémité de la fourche chargée de foin. Il n'en faut pas plus pour une chanson.
Un départ, selon ce qu'on a dans le coeur ou dans l'esprit, est un soulagement ou un accablement. Tous semblaient allégés, un excepté, qui était le vieux de la troupe, l'homme au chapeau sans pipe.
Ce vieux, qui paraissait plutôt allemand qu'autre chose, bien qu'il eût une de ces figures à fond perdu où la nationalit s'efface, était chauve, et si grave que sa calvitie semblait une tonsure. Chaque fois qu'il passait devant la sainte vierge de la proue, il soulevait son feutre, et l'on pouvait apercevoir les veines gonflées et séniles de son crâne. Une façon de grande robe usée et déchiquetée, en serge brune de Dorchester, dont il s'enveloppait, ne cachait qu'à demi son justaucorps serré, étroit, et agrafé jusqu'au collet comme une soutane.
Ses deux mains tendaient à l'entrecroisement et avaient la jonction machinale de la prière habituelle. Il avait ce qu'on pourrait nommer la physionomie blême; car la physionomie est surtout un reflet, et c'est une erreur de croire que l'idée n'a pas de couleur. Cette physionomie était évidemment la surface d'un étrange état intérieur, la résultante d'un composé de contradictions allant se perdre les unes dans le bien, les autres dans le mal, et, pour l'observateur, la révélation d'un à peu près humain pouvant tomber au−dessous du tigre ou grandir au−dessus de l'homme. Ces chaos de l'âme existent. Il y avait de l'illisible sur cette figure. Le secret y allait jusqu' l'abstrait. On comprenait que cet homme avait connu l'avant−goût du mal, qui est le calcul, et l'arrière−goût, qui est le zéro. Dans son impassibilité, peut−être seulement apparente, étaient empreintes les deux pétrifications, la pétrification du coeur, propre au bourreau, et la pétrification de l'esprit, propre au mandarin. On pouvait affirmer, car le monstrueux a sa manière d'être complet, que tout lui était possible, même s'émouvoir. Tout savant est un peu cadavre; cet homme était un savant. Rien qu'à le voir, on devinait II. LES SILHOUETTES DU COMMENCEMENT FIXÉES
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cette science empreinte dans les gestes de sa personne et dans les plis de sa robe. C'était une face fossile dont le sérieux était contrarié par cette mobilité ridée du polyglotte qui va jusqu'à la grimace. Du reste, sévère.
Rien d'hypocrite, mais rien de cynique. Un songeur tragique. C'était l'homme que le crime a laissé pensif. Il avait le sourcil d'un trabucaire modifié par le regard d'un archevêque. Ses rares cheveux gris étaient blancs sur les tempes. On sentait en lui le chrétien, compliqué de fatalisme turc. Des nooeds de goutte déformaient ses doigts disséqués par la maigreur; sa haute taille roide était ridicule; il avait le pied marin. Il marchait lentement sur le pont sans regarder personne, d'un air convaincu et sinistre. Ses prunelles étaient vaguement pleines de la lueur fixe d'une âme attentive aux ténèbres et sujette à des réapparitions de conscience.
De temps en temps le chef de la bande, brusque et alerte, et faisant de rapides zigzags dans le navire, venait lui parler l'oreille. Le vieillard répondait d'un signe de tête. On eût dit l'éclair consultant la nuit.
III. LES HOMMES INQUIETS SUR LA MER INQUIÈTE
Deux hommes sur le navire étaient absorbés, ce vieillard et le patron de l'ourque, qu'il ne faut pas confondre avec le chef de la bande; le patron était absorbé par la mer, le vieillard par le ciel. L'un ne quittait pas des yeux la vague, l'autre attachait sa surveillance aux nuages. La conduite de l'eau était le souci du patron; le vieillard semblait suspecter le zénith. Il guettait les astres par toutes les ouvertures de la nuée.
C'était ce moment où il fait encore jour, et où quelques étoiles commencent à piquer faiblement le clair du soir.
L'horizon était singulier. La brume y était diverse.
Il y avait plus de brouillard sur la terre, et plus de nuage sur la mer.
Avant même d'être sorti de Portland−Bay, le patron, préoccupé du flot, eut tout de suite une grande minutie de manoeuvres. Il n'attendit pas qu'on eût décapé. Il passa en revue le trelingage, et s'assura que la bridure des bas haubans était en bon état et appuyait bien les gambes de hune, précaution d'un homme qui compte faire des témérités de vitesse.
L'ourque, c'était là son défaut, enfonçait d'une demi−vare par l'avant plus que par l'arrière.
Le patron passait à chaque instant du compas de route au compas de variation, visant par les deux pinnules aux objets de la côte, afin de reconnaître l'aire de vent à laquelle ils répondaient. Ce fut d'abord une brise de bouline qui se déclara; il n'en parut pas contrarié, bien qu'elle s'éloignât de cinq pointes du vent de la route. Il tenait lui−même la barre le plus possible, paraissant ne se fier qu'à lui pour ne perdre aucune force, l'effet du gouvernail s'entretenant par la rapidité du sillage.
La différence entre le vrai rumb et le rumb apparent étant d'autant plus grande que le vaisseau a plus de vitesse, l'ourque semblait gagner vers l'origine du vent plus qu'elle ne faisait réellement. L'ourque n'avait pas vent largue et n'allait pas au plus près, mais on ne connaît directement le vrai rumb que lorsqu'on va vent arrière. Si l'on aperçoit dans les nuées de longues bandes qui aboutissent au même point de l'horizon, ce point est l'origine du vent; mais ce soir−là il y avait plusieurs vents, et l'aire du rumb était trouble; aussi le patron se méfiait des illusions du navire.
Il gouvernait à la fois timidement et hardiment, brassait au vent, veillait aux écarts subits, prenait garde au lans, ne laissait pas arriver le bâtiment, observait la dérive, notait les petits chocs de la barre, avait l'oeil à toutes les circonstances du mouvement, aux inégalités de vitesse du sillage, aux folles ventes, se tenait constamment, de peur d'aventure, à quelque quart de vent de la côte qu'il longeait, et surtout maintenait l'angle de la girouette avec la quille plus ouvert que l'angle de la voilure, le rumb de vent indiqué par la III. LES HOMMES INQUIETS SUR LA MER INQUIÈTE
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boussole étant toujours douteux, à cause de la petitesse du compas de route. Sa prunelle, imperturbablement baissée, examinait toutes les formes que prenait l'eau.
Une fois pourtant il leva les yeux vers l'espace et tâcha d'apercevoir les trois étoiles qui sont dans le baudrier d'Orion; ces étoiles se nomment les trois Mages, et un vieux proverbe des anciens pilotes espagnols dit: Qui voit les trois mages n'est pas loin du sauveur.
Ce coup d'oeil du patron au ciel coïncida avec cet apart grommelé à l'autre bout du navire par le vieillard: Nous ne voyons pas même la Claire des Gardes, ni l'astre Antarès, tout rouge qu'il est. Pas une étoile n'est distincte.
Aucun souci parmi les autres fugitifs.
Toutefois, quand la première hilarité de l'évasion fut passée, il fallut bien s'apercevoir qu'on était en mer au mois de janvier, et que la bise était glacée. Impossible de se loger dans la cabine, beaucoup trop étroite et d'ailleurs encombrée de bagages et de ballots. Les bagages appartenaient aux passagers, et les ballots à l'équipage, car l'ourque n'était point un navire de plaisance et faisait la contrebande. Les passagers durent s'établir sur le pont; résignation facile à ces nomades. Les habitudes du plein air rendent aisés aux vagabonds les arrangements de nuit; la belle étoile est de leurs amies; et le froid les aide à dormir, à mourir quelquefois, Celle nuit−là, du reste, on vient de le voir, la belle étoile était absente.
Le languedocien et le génois, en attendant le souper, se pelotonnèrent près des femmes, au pied du mât, sous des prélarts que les matelots leur jetèrent.
Le vieux chauve resta debout à l'avant, immobile et comme insensible au froid.
Le patron de l'ourque, de la barre où il était, fit une sorte d'appel guttural assez semblable à l'interjection de l'oiseau qu'on appelle en Amérique l'Exclamateur; à ce cri, le chef de la bande approcha, et le patron lui adressa cette apostrophe: Etcheco jaüna ! Ces deux mots basques, qui signifient «laboureur de la montagne», sont, chez ces antiques cantabres, une entrée en matière solennelle et commandent l'attention.
Puis le palron montra du doigt au chef le vieillard, et le dialogue continua en espagnol, peu correct, du reste, étant de l'espagnol montagnard. Voici les demandes et les réponses:
Etchceo jaüna, que es este hombre [1]?
Un hombre.
Que lenguas habla?
Todas.
Que cosas sabe?
Todas.
Qual païs!
Ningun, y todos.
III. LES HOMMES INQUIETS SUR LA MER INQUIÈTE
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Qual Dios?
Dios.
Como le llamas?
El Tonto.
Como dices que le llamas?
El Sabio.
En vuestre tropa, que esta?
Esta lo que esta.
El gefe?
No.
Pues, que esta?
La alma.
[1] Laboureur de la montagne, quel est cet homme? Un
homme. Quelles langues parle−t−il? Toutes. Quelles
choses sait−il? Toutes. Quel est son pays? Aucun et
tous. Quel est son Dieu? Dieu. Comment le nommes−tu?
Le Fou. Comment dis−tu que tu le nommes? Le Sage.
Dans votre troupe, qu'est−ce qu'il est? Il est ce qu'il
est. Le chef? Non. Alors, quel est−il? L'âme.
Le chef et le patron se séparèrent, chacun retournant à sa pensée, et peu après la Matutina sortit du golfe.
Les grands balancements du large commencèrent.
La mer, dans les écartements de l'écume, était d'apparence visqueuse; les vagues, vues dans la clarté crépusculaire à profil perdu, avaient des aspects de flasques de fiel. Ça et là une lame, flottant à plat, offrait des fêlures et des étoiles, comme une vitre où l'on a jeté des pierres. Au centre de ces étoiles, dans un trou tournoyant, tremblait une phosphorescence, assez semblable à cette réverbération féline de la lumière disparue qui est dans la prunelle des chouettes.
La Matutina traversa fièrement et en vaillante nageuse le redoutable frémissement du banc Chambours. Le banc Chambours, obstacle latent à la sortie de la rade de Portland, n'est point un barrage, c'est un amphithéâtre. Un cirque de sable sous l'eau, des gradins sculptés par les cercles de l'onde, une arène ronde et symétrique, haute comme une Yungfrau, mais noyée, un colisée de l'océan entrevu par le plongeur dans la transparence visionnaire de l'engloutissement, c'est là le banc Chambours. Les hydres s'y combattent, les léviathans s'y rencontrent; il y a là, disent les légendes, au fond du gigantesque entonnoir, des cadavres de navires saisis et coulés par l'immense araignée Kraken, qu'on appelle aussi le poisson−montagne. Telle est l'effrayante ombre de la mer.
III. LES HOMMES INQUIETS SUR LA MER INQUIÈTE
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Ces réalités spectrales ignorées de l'homme se manifestent à la surface par un peu de frisson.
Au dix−neuvième siècle, le banc Chambours est en ruine. Le brise−lames récemment construit a bouleversé et tronqué à force de ressacs cette haute architecture sous−marine, de même que la jetée bâtie au Croisie en 1760 y a changé d'un quart d'heure l'établissement des marées. La marée pourtant, c'est éternel; mais l'éternité obéit à l'homme plus qu'on ne croit.
IV. ENTRÉE EN SCÈNE D'UN NUAGE DIFFÉRENT DES AUTRES
Le vieux homme que le chef de la troupe avait qualifié d'abord le Fou, puis le Sage, ne quittait plus l'avant.
Depuis le passage du banc Chambours, son attention se partageait entre le ciel et l'océan. Il baissait les yeux, puis les relevait; ce qu'il scrutait surtout, c'était le nord−est,
Le patron confia la barre à un matelot, enjamba le panneau de la fosse aux câbles, traversa le passavent et vint au gaillard de proue.
Il aborda le vieillard, mais non de face. Il se tint un peu en arrière, les coudes serrés aux hanches, les mains écartées, la tête penchée sur l'épaule, l'oeil ouvert, le sourcil haut, un coin des lèvres souriant, ce qui est l'attitude de la curiosité, quand elle flotte entre l'ironie et le respect.
Le vieillard, soit qu'il eût l'habitude de parler quelquefois seul, soit que sentir quelqu'un derrière lui l'excitât à parler, se mit à monologuer, en considérant l'étendue.
Le méridien d'où l'on compte l'ascension droite est marqué dans ce siècle par quatre étoiles, la Polaire, la chaise de Cassiopée, la tête d'Andromède, et l'étoile Algénib, qui est dans Pégase. Mais aucune n'est visible.
Ces paroles se succédaient automatiquement, confuses, à peu près dites, et en quelque façon sans qu'il se mêlât de les prononcer. Elles flottaient hors de sa bouche et se dissipaient. Le monologue est la fumée des feux intérieurs de l'esprit.