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Le ban des vendanges avait été publié très tôt cette année-là.
A Saint-Romain, au pied des falaises qui réverbéraient la chaleur du jour, le branle-bas était déjà commencé. On avait sorti toutes les futailles devant les celliers, dans les ruelles, à l’ombre bleue des murets de pierre sèche. On entendait résonner les maillets depuis les rues basses jusqu’en haut des murgers, où les vipères, inquiètes, remontaient prudemment vers le pied des roches,
Tout le jour, on avait vu les hommes aller chercher l’eau glacée de la douix pour abreuver quarteaux et feuillettes, cuves et sapines, ballonges et cuveaux. Le long des murs dorés, un fort parfum de fruit sec et de tanin montait, percé, comme par une lance, par le cri des derniers martinets.
Le soleil était bas, pourpre comme une grume. Il n’avait pas plu depuis la Saint-Jean sur le petit sentier que la montagne rejetait à la vallée d’un voluptueux mouvement de croupe, aussi l’homme, qui pour lors y trottinait, soulevait un nuage de poussière.
Cet homme s’appuyait sur un long bâton de coudrier rouge, recourbé à son faîte en une sorte de crosse un peu semblable à celle des évêques, ou encore à celle que tiennent, sur les bas-reliefs, certains dieux de l’ancienne Égypte. La tige était gravée d’entailles bizarres, faites au fil d’un couteau de poche.
L’homme tenait le bâton avec délicatesse et dignité et ne le posait sur le sol que tous les trois pas.
Et cet homme chantait.
Il chantait en latin les premiers répons des Complies :
— Jube domne, benedicere…
Puis, contemplant le Revermont, par-dessus la plaine bressane, déjà violette de nuit, il s’écriait :
— Dieu que c’est beau Seigneur ! Et, reprenant sa psalmodie :
— Fratres : sobrii estote et vigilate…
Après quoi, son sabot ayant roulé sur les gravelles, il hurla :
— Cré mille loups-garous, voilà maintenant que je vas me casser la gueule !
Puis se reprenant :
— Pardon mon Dieu de dire de si peuttes choses devant les beautés de votre création !
D’un coup de reins ayant remonté sa besace, il continua d’une voix angélique :
— … Tu autem Domine, miserere nobis…
Tout à coup il vit les fumées du village. Il murmura :
— Merci Seigneur d’avoir placé de si bonnes maisons sur mon chemin, et dans ces maisons de si bonnes femmes qui préparent de si bonnes soupes !
Après quoi, il cacha son bras gauche sous sa veste, car depuis toujours il se disait manchot, et dégringola les derniers raidillons qui débouchent sur la ferme des Ruhautes, où toute la tonnellerie se gonflait d’eau sous les hangars.
Dans la salle de la ferme, on l’avait entendu, et tous les yeux s’étaient mis à rire.
— Tiens, voilà la Gazette ! avait dit le patron, maître Meulenot.
— … Le restant de la colère de Dieu ! avait ajouté le Trébeulot, pendant que les autres gloussaient en lapant bruyamment leur soupe.
Dehors, le vieux fou s’était arrêté au beau milieu de la cour et se débattait contre des poursuivants imaginaires, les menaçant de sa crosse, brandie à bout de bras :
— Allez-vous me laisser passer !… Au large blaisus ! Laissez passer le vicaire des lapins de garenne!… Écarte-toi, Figure-Verte ! et toi, Mordant, je te casserai tes grandes dents de calomnie ! Laissez passer le chaste pasteur des merles et des alouettes !
Puis, rajustant sa besace, il apparut sur le pas de la porte. Il tenait dignement son bâton recourbé :
— Salut à tous et à toutes ! Voici le chapelain des renards, le chanoine des blaireaux, le pape des escargots !
Ce fut une fête. Les petits eurent bien un peu peur, mais tous se serrèrent sur les bancs pour faire une petite place au mendiant familier.
Lui, la main droite écartée à la hauteur des épaules, comme pour un orémus, vint se placer en bout de table puis, après s’être signé, il dit :
— Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, amen.
« Mes très chers frères, me voici revenu parmi vous pour l’accomplissement de mon saint ministère (il cracha par terre trois fois). Voici d’abord les nouvelles des Arrière-Côtes, de la Côte, de la Montagne, du Terre Plaine et de l’Auxois, des nouvelles de toute la Bourgogne !…»
Chacun s’installa pour écouter. Les fourchettes désapprirent le chemin des bouches et le vieux, les paupières closes pour mieux lire dans le grand livre de sa mémoire, commença :
— … Jeudi, premier août, Saint-Pierre-ès-Liens : les moissons de blé ont commencé du côté de Vandenesse…
— Nous sommes fin septembre, coupa maître Meulenot, tes nouvelles du premier août sont faisandées !
— Que Lucifer cuise ta langue dans son grand pot, Jean Meulenot ! cria le conteur qui continua :
— Vendredi deux août, premier vendredi du mois : le Gilbert de la Rouéchotte a fait le début de moisson chez les cousins Theurot. On l’a vu botteler derrière la faucheuse, mais, sur le coup de midi, il a quitté les moissonneurs, il est remonté dans ses friches, et depuis on ne l’a pas revu ! Que fait-il ? Mystère et bouche cousue ! Personne ne sait pourquoi il se retire dans le silence de la Rouéchotte. Mais moi je le sais ! Je le sais et ne vous le dirai pas…
« Samedi trois août, saint Geoffroy. Le Gilbert de la Rouéchotte n’est pas redescendu faire la moisson chez le cousin Theurot ! Ha ha ! Et il n’y redescendra plus! Pas plus qu’il ne viendra chez vous faire vendange! Il a entrepris un immense travail, pour la gloire du bon Dieu ! Et vous voudriez bien savoir ce qu’il fait, bande de charognes que vous êtes ? Je vous vois péter de curiosité ! Eh bien, je ne vous le dirai pas… In nomine patris et filii et spiritus sancti !
— Amen! » répondit l’assistance en s’esclaffant.
Quand les commis eurent avalé la dernière gorgée de vin, celle qui dégraisse les dents, ils fermèrent leurs couteaux, les mirent en poche droite et, un à un, lentement se levèrent.
Lorsqu’ils furent tous sortis, maître Meulenot rapprocha son verre de celui de la Gazette. Il les remplit de ce passetougrain qui faisait son ordinaire et lui dit en confidence :
— Alors comme ça tu dis que mon neveu, Gilbert de la Rouéchotte, ne veut pas faire vendange chez moi ?
— Ça m’étonnerait grandement. Il a trouvé comme une étoile brillante dans les cieux, il abandonnera tout pour la suivre. Qui pourrait lui en vouloir ?
— Il te l’a dit ?
— Ça saute aux yeux.
— Voilà une drôle d’affaire. Gazette. Ce garçon-là est sûr de trouver ici vrais repas, chemise lavée, chaussettes reprisées, et il préfère vivre là-haut, tout seul dans sa Rouéchotte délabrée, comme un camp volant, avec un caleçon de crasse !
Maître Meulenot donna un grand coup de poing sur la table :
— Faudra bons dieux que j’aille voir ça pour lui secouer les puces !
— Allez-y, maître, mais vous perdrez votre temps. Moi, j’enragerais de voir un aigle comme lui venir se perdre chez les taupes, Jean Meulenot, avec tout le respect que je vous dois! Car voulez-vous savoir ce qu’il fait, votre neveu Gilbert de la Rouéchotte ?… Il sculpte ! Vous m’entendez, il sculpte !…
— Ah bah ! fit l’autre.
Ils burent en silence, puis la Gazette prononça la phrase rituelle :
— Jean Meulenot, accepterez-vous l’honneur que je vous fais en vous proposant de passer la nuit chez vous ?
— Pardi ! Tu coucheras dans le grand salon des vaches, comme d’habitude !
— Sur le beau canapé de paille fraîche ? Alors Dieu vous bénira, car je lui dirai combien vous êtes bon…Per Dominum nostrum, Jesum Christum filium tuum…
— Et tu feras vendange avec nous ? demanda le maître en clignant de l’œil.
— Je crains fort de ne pas pouvoir prendre parti vos travaux. Mon infirmité et l’exercice de mon saint ministère m’en empêchent, hélas ! Je dois demain faire un prône aux lézards des Perrières…
— Un prône sur la paresse ? Probable !