5

 

Ainsi son œuvre prenait corps. Il venait de mettre le crucifié sur le chantier. Le dernier dimanche de l’Avent, alors que le froid faisait craquer les branches, il entendit des pas sur le pierrier : c’était la Gazette.

— Bonjour mon fils bien-aimé ! dit le vieux. Je viens de visiter mes paroissiens de l’Arrière-Côte et je vais de ce pas à Châteauneuf, pour faire le Joseph de la crèche !

— La crèche ? C’est donc déjà Noël ? demanda Gilbert qui était fâché avec montre et calendrier.

— Noël est venu, oui, et comme d’habitude j’ai l’écrasant honneur de faire le Joseph !

A Châteauneuf-en-Auxois, les derniers survivants de ce village perché font une crèche vivante. Ils ont pris pour modèle une Nativité du maître de Flemmale, qu’on peut voir au musée de Dijon. Il y a là un Saint-Joseph barbu, un peu chemineau, à croire que la Gazette a été pris pour modèle. Voilà pourquoi c’est lui qui, depuis toujours, joue le personnage.

— Ça ne te fatigue pas trop, Gazette, de rester immobile, comme ça, sous des oripeaux, pendant toute la messe de minuit, toi qui ne peux pas rester une minute, sans grûiller? demanda Gilbert.

— Quatre heures durant! répondit fièrement le vieux, quatre heures immobile comme ça, les mains jointes, la tête penchée et l’œil tout chaviré !

Il prend la pose, le regard blanc, et reste un instant figé, puis se reprenant :

— Fatigué? Peut-il y avoir fatigue lorsqu’on est, pendant une nuit, saint Joseph en personne, le père nourricier du maître, in nomine patris et filii et… Et devine qui est la Vierge, cette année !

— Pardi, c’est la Marie Bonnardot !

— Tu n’y es pas ! La Marie Bonnardot ne peut plus jouer la Vierge, puisqu’elle vient de se marier ! Cette année, ce sera l’Ève !

— Ève Goë ?

— Oui, l’Ève Goë.

Gilbert rougit. Il vient de revoir le doux visage de cette Eve, sa petite camarade de classe, la fille du sabotier.

— Alors comme ça, l’Ève Goë sera la Vierge ? demande-t-il, la langue sèche.

— Elle le peut, elle le peut! affirme le vieux en clignant de l’œil. Celle-là, ce n’est pas une Walkyrie !

Il y a un long silence pendant lequel on entend seulement le toc toc du maillet sur le manche du ciseau. Un copeau tombe, puis :

— Boh ! Je pourrais bien y aller, à la messe de minuit de Châteauneuf ! dit Gilbert.

— Oui ?

— C’est bien probable !…

 

Ce soir-là Gilbert, le cœur battant, dégagea d’un seul coup le front, le nez et l’arcade sourcilière de son Jésus.

Ce n’était pas fignolé, non, mais on aurait cru voir s’exhaler le dernier souffle de l’homme. Le cou était bien un peu trop long, mais il était mieux ainsi, ployé, les veines et les tendons prêts à se rompre. La joue, dès qu’il s’y attaqua se révéla trop creuse, avec ce grand os de la pommette qui rejetait l’œil tout au fond du crâne.

Gilbert était exalté. Au fur et à mesure que la sainte face apparaissait, il se sentait poussé par une puissance mystérieuse à accuser un saillant, à ménager un méplat. Il n’avait jamais appris ni l’anatomie (pardieu non, le cher ignorant !), ni la philosophie, ni la théologie, mais ce crâne, alourdi par l’ignoble couronne des péchés du monde, pendait, bel et bien, tiré vers le sol, comme le fruit mûr de notre rédemption. C’est tout au moins ce que la Gazette en pensait.

Car la Gazette, la bouche ouverte comme un trou dans sa barbe rouge, regardait naître la sainte face. Pendant cinq jours il resta là, mangeant quand Gilbert mangeait, s’endormant lorsqu’il lâchait l’outil, s éveillant au lait de l’aube, balbutiant :

— Ce particulier-là, c’est Gislebert d’Autun tout revenu !

Ou bien, à voix basse :

— Ce qui compte ce n’est ni le chandelier ni le cierge, ce n’est ni l’or ni la cire : ce qui compte, c’est la flamme du cierge ! Le bois que tu touches, mon fils, n’est plus du bois, c’est de l’âme !

Le soir du sixième jour, qui était la vigile de Noël, alors que Gilbert en était à modeler sles paupières, la Gazette s’agita, prit sa verge d’Aaron, noua sa besace, cacha son bras gauche et dit :

— Voilà que je vais partir. Ils m’attendent pour la répétition !

Gilbert posa le ciseau, mit ses brodequins qu’il graissa d’une couenne, enfila son manteau -.

— Je pars avec toi.

Les deux hommes entrèrent dans la nuit. La neige était tombée dans la journée de sorte qu’on y voyait presque, dans la lumière bleue qui montait de la terre.

Ils prirent par le rebord de Combraimbeuf .descendirent dans les noirs fourrés de Comboyard, remontèrent en Vaujun et ce furent les hauteurs de la Grande Vendue. Us marchaient l’un dans les traces de l’autre, la glace pendant à leurs poils, en silence d’abord, puis la Gazette se mit à bourdonner ses antiennes, entrecoupées d’oraisons de sa façon :

Je suis venu, Mephiloseth,

Je suis venu de Nazareth.

Nulle part il n’y a de place.

Et voici que l’on me chasse

Des auberges de Bethléem…

Puis, après un juron :

— Tous ces cochons-là, c’est des vaches ! – Ainsi, ils débouchèrent au-dessus de Fontaine-Madame et d’un seul coup tout le panorama leur apparut, sous la lune qui venait de percer : Château-neuf, avec ses tours et ses poivrières, ses maisons en désordre, se détachant devant les profondeurs noires du Morvan. Au centre, le lac de Chazilly brillait comme une lame de serpette.

Par le Grange-Garnier, ils entrèrent dans le village où les lumières étaient allumées parce qu’on attendait les touristes, et ils gagnèrent l’église.

Il y avait là des gens qui préparaient le tableau vivant. Il y avait aussi le brandevinier aux doigts noirs de moût, il y avait le René Patte, un artiste de Dijon, le Fliche et la tante Catherine. Il y avait Mme Levavasseur qui repassait les manteaux.

— Voilà la Gazette ! dit une voix.

— Enfin le voilà ! répétait-on.

— Il est bien entendu, Gazette, que tu ne seras Joseph que si tu n’es pas saoul ! dit un homme.

— Tout exprès, je n’ai bu, pendant une semaine, que la très sainte petite eau de la Rouéchotte ! Gilbert en est témoin !

— … Et saint Joseph n’était pas manchot ! dit un autre : il te faudra retrouver ton bras gauche !

— Dieu, dans sa grande bonté, a tout prévu ! clame le vieux, il m’a redonné mon bras, le voilà ! Deo grattas alléluia ! 

— Tous les ans nous avons comme ça le miracle de Noël ! dit le Mouillon en éclatant de rire.

Gilbert de la Rouéchotte ne disait rien. Il venait de voir Ève Goë à qui une dame drapait un voile bleu sur ses beaux cheveux noisette. Il voyait son profil charnu, sa pommette haute et ses beaux yeux un peu bridés de Celte. A un moment, elle eut à se tourner et elle vit Gilbert. Elle rougit :

— Toi ? Toi qui te calfeutres dans ta Rouéchotte comme blaireau en terrier, tu es venu à la crèche, par grand-neige ?

— Pour Noël, qu’est-ce qu’on ne ferait pas ? répondit-il. Puis il resta coi.

— On m’a dit que tu faisais des merveilles?… dit Eve.

— Qui t’a dit ça ? La Gazette, au moins ?

— Oui, la Gazette.

— Vieux beurdin !

L’église bruissait de tout ce tintouin. On amenait le mouton que devait présenter le berger du tableau.

Des filles de la ville, tête nue, en culotte, allaient et venaient pour régler la mise en scène. Gilbert, lui ne bougeait pas. Il regardait Eve. Il la voyait maintenant de face, un peu penchée sur l’enfant qui figurait Jésus. Il la trouva belle, de cette beauté calme et rude, pulpeuse et ferme des Bourguignonnes dés Arrière-Côtes et des Monts, où le type s’est conservé depuis la Gaule, probablement, sans beaucoup de mélange, car les envahisseurs, qui tant ravagèrent le.Val-de-Saône et le Bas-Dijonnais, n’osèrent trop s’aventurer dans les hauteurs forestières où les Eduens les eussent égorgés au creux de leurs noirs ravins.

Gilbert, en extase, ne vit pas qu’on allumait les cierges et que l’église se remplissait d’une foule venue de toute la-région, de Dijon et de Beaune, et même de Paris. Il suivit la messe par cœur, dans sa chaste mémoire d’enfant de chœur, mais il attendait impatiemment la fin.

Lorsque les gens se furent retirés pour aller réveillonner, les acteurs, ankylosés se mirent à remuer . comme des pantins. C’était fini.

Ève Goë redevint la fille du sabotier. Elle rejoignit les autres qui allaient boire le vin chaud. En remontant la ruelle, elle trouva Gilbert qui l’attendait.

— Et tes frères ? dit-il.

— Ils traînent par là, aux cafés de Vandenesse et de Commarin.

— Toujours aussi gueulards ?

— Oh ! tu sais, ils en ont rabattu ! Il n’y a plus de travail pour les bûcherons…

— Bien sûr, avec leurs saloperies de mazout et de butane, qui achète notre beau bois?… Et ton père?

— Oh ! lui… c’est pire.

— Pire ?

— Un sabotier, Gilbert ! As-tu réfléchi à ce que devenait un sabotier de soixante-cinq ans, de nos jours de progrès ? Il avait projeté d’acheter une machine qui en faisait cent paires par jour, mais le temps de rattrouper les sous, les gens ne mettaient plus de sabots !

— Pourtant, il en faisait de jolis !

— Faire des jolis sabots, Gilbert, tu vois à quoi ça ressemble encore ? Il a fait ses derniers, sculptés, pour le musée du folklore… C’est tout.

— Alors de quoi vous vivez, bûcherons sans coupe, sabotiers sans sabots ?

— Un peu de tout… Les hommes font le renard, la martre, le putois, le chat sauvage – On a bien une centaine de peaux à écharner pour les emmener à la foire des sauvagines… et puis… des journées par-ci par-là. Ils bricolent.

— Et toi ?

— Oh ! moi, j’avais la couture, dans les fermes, à la journée, mais maintenant les femmes s’habillent à Dijon, au Prisunic. Un coup de voiture et on va chercher un corsage et une chemise.

— Alors?

— Alors on vit.

Enfin, des gens vinrent les chercher pour rejoindre les réveillonneurs qui, dans le vieux château de Philippe Pot, voulaient les réchauffer d’un bon repas.

La grande salle d’armes était éclairée à torches et flambeaux et chauffée de deux troncs d’arbres qui brasillaient dans la haute cheminée. Les hommes étaient vêtus de noir et les femmes montraient leur douce échine frottée de baumes et de parfum.

Gilbert et Ève étaient assis l’un près de l’autre mais ne pouvaient dire grand-chose car ces gens faisaient grand bruit, en y prenant du plaisir. D’ailleurs ils parlaient avec des mots que ni Ève ni Gilbert ne comprenaient vraiment.

Ève regardait gentiment le fond de son assiette.

— Et toi ? dit-elle, qu’est-ce que tu deviens ?

— Boh…

— On m’a dit… commença Eve.

— On dit trop !

— On ne dit pas assez, Gilbert ! Qu’est-ce que tu mijotes, là-bas dans ton repaire ?

— Tu verras, un jour. Tout le monde verra, et on ne se moquera plus !

— Je me moque, moi ? – Pas toi, non.

Il allait dire : « Tu es, sûr, la seule qui ne se moque pas ! » mais il n’osa pas.

— Je suis fille de sabotier. Depuis toute petite, le bois et moi…

— C’est vrai ! Toi tu es de ma race! Elle rougit. Alors il lui dit tout :

— Pour toi, j’ouvrirai ma porte. Tu verras, avant les autres. Tu verras mon Jésus tout afaûtri, tu verras sa mère, tu verras saint Jean…

— Et c’est toi qui as fait tout ça ?

— Dans du noyer, oui. Les deux gros noyers que mon père a abattus il y a huit ans… tu te souviens?

— Ceux où tu me dénichais les agasses ?

— Oui. Tu sais comme ils étaient gros ?

— Oui. Je connais par cœur ces noyers-là. Tu m’y as pris des agassons, ça ne s’oublie pas !

— Je les ai sciés en billes, je les ai ouverts en quartiers. Ah ! si tu voyais ce grain ! Et cette couleur quand le fer du ciseau a passé dessus !

— Ça doit être bien beau. Je donnerais cher pour voir ça !

— Tu le verras. Toi toute seule… C’est le curé qui m’a demandé de refaire le calvaire des Griottes, qui guérissait les stropiats. J’ai déjà regréé la chapelle, pierre à pierre. Et maintenant je fais les personnages. On y viendra de loin comme dans le temps, en pèlerinage ! Marche ! Je lui ferai quelque chose de plus beau que ce qu’il croit, le curé !

Autour d’eux, c’était le bruit luxueux et le charabia des gens évolués. La Gazette, lui, ronflait d’orgueil comme une toupie bavaroise, car on le faisait parler, chanter, prophétiser.

— Il est merveilleux ! roucoulaient les femmes en se pâmant.

A cause de son fumet rance et de son haleine farouche, il plaisait à ces gens parfumés qui se lavaient, pour sûr, tous les jours, à ces gens avides de pittoresque (le dernier, le peu qui en reste) et de ce « folklore » qu’ils « adorent » après l’avoir trahi depuis trois générations.

Il buvait sec, en distribuant les noix et les noisettes qui gonflaient ses poches ; il chanta : le « Mère botté la ché qu’heure », le « Laivou que tu corres don si vite, Piarrot sans chépia » que nul ne comprit mais qu’on baptisa chef-d’œuvre. Un maniaque l’engrangea même dans son magnétophone. Un autre lui dit :

— Savez-vous, monsieur, qu’avec votre barbe, votre accent, vos propos, à Paris vous pourriez gagner de l’or !

— Je le sais pardieu bien, mon petit, mais Paris n’en est pas digne. Et puis, ici, on a besoin de moi ; si l’élite fout le camp, les croquants deviendront des ilotes…

— – Il est formidable ! disaient les femmes.

— Des gens comme moi.? continuait-il, mais il y en a encore plein les friches et les bois, et vous ne les verrez jamais à Paris, ils restent ici pour remplir leur ministère. Ici, dans cette salle, à part moi, le pape des étourneaux, il y a mon premier vicaire. Il est là-bas en train de faire la cour à la Sainte Vierge. C’est lui qui me remplacera lorsque je serai mort. Je le sens qui grandit. Ses grandes ailes commencent à lui pousser. Bientôt il les déploiera et alors la Gazette n’aura plus qu’à crever, cré vains dieux !

On offrit une coupe de Champagne qu’Ève accepta, morte de peur. Lorsqu’elle l’eut bue, elle prit la main de Gilbert, car elle se sentait chavirer :

— Maintenant, j’aimerais mieux rentrer, dit-elle.

Ils sortirent. La neige était bleue comme le voile de la Vierge, et Gilbert le dit. Il ajouta. :

— Tu étais belle, avec ça sur ta tête !

— Pourtant, répondit-elle, je n’y aime pas tant, me gôner comme ça devant les gens et faire du théâtre !

Ils marchaient dans la haute neige pour rejoindre la maison des Goë qu’on appelait la Communauté, du nom d’une communauté civile, espèce de kolkhoze comme il y en avait chez les Éduens et les Arvernes, et qui avait duré jusqu’à la Révolution.

Par endroits, ils enfonçaient dans la neige jusqu’à mi-jambe et Gilbert prit la jeune fille par le coude, d’un geste instinctif. De ses grands doigts de sculpteur, il tâtait le bras doux et charnu. Il se saoulait de l’haleine d’Ève, que lui apportait le vent. Il était heureux.

Lorsqu’ils arrivèrent à la Communauté, les frères n’étaient pas rentrés et Ève dit au jeune homme :

— Entre. Tu les attendras.

Le père ronflait dans le lit à baldaquin. Ils ranimèrent le feu et restèrent immobiles, dans l’obscurité, assis l’un près de l’autre :

— Ça me fait tout drôle que tu sculptes ! dit-elle.

— Ça te plaît ?

— J’en suis fière, mais ça me fait peur.

— Faut pas ! dit-il en lui prenant la main. Cinq heures sonnèrent clairement aux clochers de Châteauneuf et de Sainte-Sabine.

— C’est Noël ! dit Gilbert, qui n’en avait pas tant dit en six mois, et je crois qu’on ne peut rien faire de mal le jour de Noël !

Il approcha ses lèvres de la joue ronde et, lui saisissant doucement les épaules, il l’embrassa. Elle resta près de lui, pencha un peu la tête de son côté comme si elle s’apprêtait à lui rendre son baiser, mais un grand bruit se fit dehors. C’étaient les trois frères qui rentraient en poussant des cris de Zaporogues. La porte s’ouvrit en rafale et un paquet de trois gars s’effondra en riant sur les dalles et en réclamant, à grands cris, le rince-cochon. Il fallut les coucher dans leur soupente et, comme le jour naissait, Gilbert sortit. Ève le reconduisit jusqu’à la grange brûlée; ils ne savaient que dire et ni l’un ni l’autre ne pouvaient se décider. Enfin Gilbert fit un gros effort :

— Laisse-moi finir mon œuvre, Eve, et quand la nouvelle chapelle des Griottes sera inaugurée, le lundi de Pâques, alors je…

Il ne savait comment dire.

— … Je pourrai parler clairement… Je repars plein de force et d’idées… Je vais faire du bon travail, pour sûr !

— Prends le temps qu’il te faut pour réussir ton travail. Promets-moi… Je te reverrai quand ?

— Au pèlerinage des Griottes… Le lundi de Pâques… Pour l’inauguration… Sûr je te parlerai… En attendant, je penserai à toi !

Il s’écarta d’un pas, puis revint, l’embrassa un bon coup sur les lèvres, se retourna d’un seul mouvement et se mit à courir à grandes enjambées dans la neige de Noël.