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Si quelqu’un avait pu enregistrer, bout à bout, ces prodigieuses vaticinations, il aurait eu une chronique épique du séjour que devait faire Gilbert de la Rouéchotte dans ce que l’on appelle « le milieu artistique » de la capitale.

En réalité, Gilbert était logé dans un de ces ateliers comme on en voit tant dans les quatorzième et quinzième arrondissements, en plein Montparnasse. C’était, au fond d’une cour crasseuse, une sorte de haut entrepôt de six étages. Toute la façade nord était vitrée et, à l’intérieur, on voyait des cases, toutes pareilles : les ateliers.

Celui de Gilbert était au rez-de-chaussée. Le précédent locataire y avait laissé un lit-divan défoncé, deux escabeaux, un réchaud à gaz et un seau de toilette qu’il fallait aller verser dans la cour, une table, un balai déplumé.

Aussitôt entré, Gilbert s’était assis sur le divan. Il avait, sur la luette, une gorgée de salive amère qui ne voulait ni remonter ni descendre car, par le vitrage qui éclairait le local, il voyait un mur droit, de plâtre pourri, et une alignée verticale de fenêtres qui montait, montait. Il avait essayé de voir le ciel et il n’y était: parvenu qu’en se penchant à mi-corps par la tabatière et en relevant la tête jusqu’à s’en dénuquer.

Il avait déballé ses hardes, ses outils et mangé sur le pouce le morceau de lard froid dont le parfum se développa brutalement.

Son couteau à la main, il coupait son lard sur son pouce gras, et, au fur et à mesure, taillait des petits cubes de pain qu’il portait ’ parcimonieusement à sa bouche. Il déballait ses œufs lorsqu’une fille entra en disant : « Bonjour.

— Bonjour », répondit Gilbert.

Elle caressa les statues. (Ah ! cette main de putain sur la chair sacrée des noyers de la Rouéchotte !) .

— Sculpteur ?

— On dirait ! Répondit-il.

Elle le regarda manger :

— T’es merveilleux, avec ton couteau et ton bout de lard !

Puis après avoir siffloté en tirant la couverture du divan :

— T’as une cigarette ?

— Non. Je ne fume pas.

— Tu veux que je t’aide à t’installer ?

— C’est tout installé.

— T’es étranger ?… Hongrois, hein ? Avec tes pommettes saillantes et tes « r » roulés ? Ou bien russe. Oui, t’es russe ! dit-elle avec gourmandise et délectation. T’es pas russe non plus ?… Alors quoi : pas russe, pas hongrois… Tu ne serais pas irlandais, des fois ?… Oui, avec tes yeux rêveurs et ta tête de cochon tu serais bien irlandais ?

Gilbert avait dit simplement :

— Je suis bourguignon, tout bonnement.

Elle avait eu l’air déçue. Puis, après un temps :

— Moi je suis modèle. J’étais le modèle de Pisatti… Tu connais ?

— Non.

— Le surréaliste italien ! Tu sais bien ! Il habitait ici… Je lui faisais la cuisine et tout… Je peux être aussi ton modèle, si tu veux… et je peux faire ta bouffe aussi. Tu n’as qu’à. dire.

Elle tourna un instant autour de lui. Il pensa :

— Voilà Manon toute retrouvée. Je ne vais pas tarder à sentir sa main se glisser entre mon cou et ma chemise !

Elle s’approche, en effet, et reste un instant derrière lui :

— Moi, je m’appelle Vera… dit-elle.

— Verrat ? Et il éclata d’un rire sonore qui fit trembler une vitre de la verrière. Verrat ? Haha !-C’est pas un nom de chrétienne, ça !

Elle le. regarda sans comprendre, puis elle prit un morceau de pain et se mit à le dévorer. Il lui montra le quartier de lard :

— Prenez. C’est du lard de mon saloir !

Elle avait ouvert le tiroir d’une table cachée dans une sorte de cagibi, elle en avait sorti un couteau et, très familière, avait coupé une énorme tranche de lard gras qu’elle se mit à dévorer.

— Vous aviez faim ? Fallait le dire ! grogna Gilbert.

— Ce qu’il est bon, ton lard, dit-elle la bouche pleine. Ça me rappelle…

Il cassait, à petits coups, la coquille d’un œuf dur.

— Ça vous rappelle ?

— … Le lard de chez moi.

Elle fit main basse sur deux œufs durs qu’elle escamota prestement dans sa grande bouche charnue, après quoi elle dit : « Tu permets ?

— Verrat !… Verrat ! répétait Gilbert, c’est pas un nom de chrétien !

— C’est un nom russe ! dit-elle la bouche pleine.

— Vous êtes russe ? »

Elle ne répondit pas et se contenta de répéter :

— Si tu as besoin d’un modèle, je suis à ta disposition… Et je peux faire ta cuisine.

Elle attendit un long moment, une heure peut-être, et comme Gilbert ne disait rien, elle retourna dans le cagibi, sortit une poêle, alluma le gaz, coupa deux tranches de lard, les mit à griller, prit les six œufs crus, les cassa sur le lard.

Ils mangèrent encore, à même la poêle, avec une cuiller et une fourchette qu’elle était allée chercher quelque part dans le couloir.

La nuit était tombée là-dessus. Gilbert attendait le baron ou Regenheim. Mais personne ne vint. Vera avait pris un balai et faisait consciencieusement le ménage. Quand elle eut fini, elle sortit. Gilbert fit un geste pour la rattraper afin de la remercier, mais elle rentrait déjà, tenant à la main une couverture et une valise cabossée. Elle l’ouvrit, y replaça la cuiller et la fourchette, elle en sortit une brosse à dents, un linge de toilette, une savonnette, un peigne, une brosse qu’elle disposa sur la table.

Gilbert jeta un coup d’œil dans la valise : du linge de femme, douteux, y était entassé en désordre, mais à l’intérieur du couvercle, il vit une petite étiquette, coupée dans du papier d’écolier, sur laquelle étaient écrits un nom et une adresse : Françoise Le Bolloc’h, Ker Daniel en Plouvorn. Finistère.

En déroulant sa méchante couverture, Vera eut une hésitation :

— Si tu permets, je coucherai là,.. J’habitais ici avec Pisatti. Il est parti et m’a laissée sans argent…

— Tu prendras le lit, dit Gilbert de la Rouéchotte.

— Oh non ! dit-elle vivement, je n’oserais jamais.

— J’ai l’habitude, va, de coucher n’importe où !

— T’es un bon gars, mais je n’oserai jamais. Finalement, ils partagèrent le lit en deux : Vera prit le matelas qu’elle étala sur le plancher, et Gilbert eut le sommier.

 

Le lendemain, lorsque Gilbert se réveilla, il eut un regard vers le grabat de la fille : il était vide. Vera était partie. Il en fut effrayé, parce qu’il avait peur de sortir seul : il était sûr de se perdre et de ne pouvoir jamais retrouver ni sa rue, ni son escalier, ni sa porte et il n’avait plus rien à manger. Il attendit. Cette fille lui manquait. Sans elle il n’eût même pas su allumer le gaz, et puis sa pauvre petite présence de déracinée lui tenait chaud.

Enfin, vers dix heures, le baron Marchais entra :

— Te voilà, mon fils ! dit-il. Tu es bien ici ?

— Je veux revenir à la Rouéchotte.

— Tu n’y penses pas !

— Je n’ai plus de provisions.

— Plus de provisions ?…

— Et je n’ai pas un sou en poche… Je n’ai pas pensé à ça.

— Mais mon fils il fallait me le dire…

— Vous me logez, monsieur le baron, c’est déjà beaucoup !

— Pas monsieur le baron, mais « baron », tout court.

— Vous me logez et je ne veux pas mendier. Je veux retourner dans mes bois. J’ai le « temps durer » de mes pièges…

— Pas question. Je suis ton père. Je vais t’avancer l’argent dont tu as besoin…

— Je n’aime pas devoir.

— Je te comprends, mais il faut démarrer. Tu me rembourseras quand tu auras fait tes premières ventes…

— Mes premières ventes ?

— Mais oui. Pour l’instant, il faut manger et te mettre au travail !

Le baron sortait des billets de son portefeuille :

— Voilà de quoi vivre une semaine ! dit-il.

— Non.

— Ne fais pas l’imbécile. Prends toujours ça. Je vais le noter sur mon petit carnet, pour ne pas l’oublier. Tu vois, je ne te mens pas : je te fais un petit compte, à ton nom, sur mon petit carnet. Tu me rembourseras quand tu pourras. Je ne peux pas mieux te dire !

A ce moment, Vera-Françoise rentra :

— Tiens, te voilà, toi ? dit le baron en riant. Ma parole, tu fais partie des meubles ?

Puis se retournant vers Gilbert :

— Plains-toi : je te fournis un lit garni ! Puis changeant de ton :

— Habille-toi, je t’emmène à l’Académie ! Il faut penser aux choses sérieuses.

 

L’Académie était dans une sorte de hall avec un toit en verre. Des hommes et des femmes nus, montés sur des estrades se tenaient immobiles dans des positions invraisemblables. Il y avait une vieille femme, le ventre et les fesses tombants, la poitrine flasque, qui sans la moindre gêne se tenait les jambes écartées, les mains posées sur ses grosses cuisses boursouflées. Il y avait aussi une jeune fille, très belle. Tout autour, des gars et des filles dessinaient.

Le baron présenta Gilbert à Fumassier, le patron de l’Académie.

— Ah ! c’est toi le berger bourguignon ? avait-il dit. Tu me montreras ce que tu fais.

Dans la même journée, il avait montré « ce qu’il faisait ». Fumassier était venu dans l’atelier et il avait vu. Il était resté interloqué. Pendant une heure, il avait manipulé les « pièces », comme il disait (« une belle pièce ! une pièce intéressante ! ») ou bien les « choses » (« voilà une bonne " chose " ! cette " chose " n’est pas aboutie »).

Gilbert n’y avait rien compris du tout, mais lorsque Fumassier s’était écrié :

— Bon ! Eh bien, ce qu’il te faut maintenant, c’est du dessin ! Du dessin et encore du dessin !

Il avait répondu :

— Mais je n’ai jamais dessiné !

— C’est justement !

— Mais je ne comprends rien à plat ! Je ne comprends que les bosses !

— Un bon sculpteur doit être un bon dessinateur! avait affirmé Fumassier en faisant juter sa pipe.

Lorsque Fumassier les avait quittés, le baron avait dit à Gilbert : « Ce que je veux, c’est que tu comprennes qu’à l’Académie, tu peux trouver des modèles et une ambiance de création. Ne t’occupe pas tellement des théories de Fumassier, suis ta nature….

— Mais… les frais ?… avait dit Gilbert.

— Quels frais ?

— L’Académie.

— Ne. t’occupe pas : je les note sur mon petit carnet ! Tu me rembourseras quand tu pourras !

— Ça me gêne gros ! »

 

Gilbert vécut entre son atelier, où Vera dormait sur son grabat et faisait la cuisine, et l’Académie, où il venait chercher ces « contacts enrichissants » dont lui parlait le baron.

Saoulé par les paroles creuses de Fumassier, roulé par le baron et Regenheim dans la farine des belles promesses, il n’avait plus goût à travailler. Il se levait le matin, à la pointe de l’aube, regardait Vera roulée dans sa couverture, sur son matelas, vérifiait le fil de ses ciseaux en hochant la tête, tripotait une ou deux belles billes de noyer où il retrouvait le parfum de ses vergers pentus, et, vidé de son enthousiasme par les mots creux de Fumassier et le petit carnet du baron, il se demandait comment il allait s’y prendre pour sculpter.

— Peut-on encore créer quand on jase tant ? Peut-on encore avoir envie de tailler un morceau de bois quand on dit et qu’on entend tant de foutaises ?

« Quand ils parlent, tous ces gars-là, pensait Gilbert, on dirait des noix sèches qui dévalent l’escalier de mon grenier. »

A l’Académie, où il se rendait plein de bonne volonté, il tentait de dessiner. Ça ne ressemblait à rien, comme bien on pense. La face plate d’une feuille de papier le laissait sec et inerte. Comment faire saillir les volumes là-dessus ? Comment gonfler les lèvres, crisper les doigts, onduler les plis ? Il lui fallait les rondeurs, les bosses et les méplats, et, par-dessus tout, il lui fallait ruser avec le fil du bois ou avec le grain et la belle défense de la pierre, et il lui fallait le parfum. Sans maillet, sans ciseau, sans lutte, il n’était pas foutu de concevoir une forme.

… Et Fumassier parlait… Et l’Académie bourdonnait, ronronnait, et lui, Gilbert, pour qui la sculpture faisait partie de la vie des friches silencieuses, se rongeait de solitude au milieu de cette foule et restait stérile comme les orangs-outans du jardin des Plantes.

… Et là-bas, en Bourgogne, la Gazette se démenait comme un épouvantail dans les halliers du côté de Sombernon ou au-dessus des roches de Bouilland, en criant :

— Ils nous le tueront, notre Gilbert ! Nous l’abîmeront, nous l’émousseront, nous le châtreront !

On le vit remonter aux sources de la Seine, qui fut aux temps druidiques un lieu de pèlerinage. Il fit un long discours au-dessus de l’eau claire et y jeta une petite sculpture qu’il avait ramassée, grosse comme une topette, dans le cellier du Gilbert. Il la regarda flotter, puis la suivit au fil du ruisseau, en prononçant des paroles magiques, puis il se prit à pleurer :

— … Il est fait, notre Gilbert, pour sculpter des saints et des saintes, des apôtres et des prophètes, des Jésus et des Ponce-Pilate, des mauvais et des bons larrons, pour le salut de nos âmes et l’enchantement de son coin de terre… Là-bas, il lui faut regarder des filles nues, des pouffiasses avec leur nombril de travers, leurs seins flasques, leurs derrières fendus, leurs varices, leurs touffes et leurs toisons impudiques ! Et pour dire quoi ? Rien !

« Rien !

« La forme pour la forme !

« Un violon sans cordes, sans archet ni son…

« Pauvre Gilbert ! Je te vois : tu les regardes se promener à tâtons dans le désert de l’abstraction, se payant de mots!…»

La Gazette ne se trompait pas (où diable allait-il chercher tout cela ?) Gilbert regardait ses condisciples : ils restaient de longues heures à contempler leurs « chefs-d’œuvre ». Cela ne ressemblait pourtant qu’à un os usé, à une pelure de patate, à un trou de balle, à une charpie, à un fœtus de rien. Ce n’était qu’une forme. Et là devant, ils jasaient pendant des heures en employant des mots qui n’étaient que des mots : « Quel rythme ! »… « La musique de l’informel ! »… « L’impact du virtuel sur la sensibilité brute ! »

C’était le délire verbal devant le délire des volumes pervertis et des formes adultérées. Il en arrivait à se demander pourquoi l’on déshabillait des hommes et des femmes, leur faisant montrer leur cul à tout le monde, pour en arriver à enfanter ces horreurs incompréhensibles devant lesquelles garçons et filles, surtout les filles, feignaient de suffoquer de plaisir et s’efforçaient de tomber en transe.

Il rentrait alors dans son atelier, regardait ses quartiers de bois et les trouvait beaucoup plus beaux, comme ça, tout bruts, que les œuvres « élaborées » par ses confrères, puis il se consolait en contemplant ses chères créatures, ses fidèles compagnons, ses enfants vibrants et purs… Mais sera-t-il désormais capable d’en créer d’autres ?

Eux autres prétendaient, comme ils disaient, « concevoir » une forme, a priori, dans leur cervelle, et la réaliser ensuite.

— Ça vous vient de la tête, leur disait-il, et ça descend à l’outil par vos bras et vos mains ! Moi, c’est tout le contraire : je prends un bout de bois ou un caillou. La forme est cachée dedans, bien sûr, j’enlève ce qu’il y a de trop et je la trouve !

Mais pour la trouver à coup sûr, il lui fallait être dans un certain état de grâce qu’il ne pouvait trouver, semblait-il, que si ses deux pieds étaient en contact avec le sol d’où tout venait :

— Ça me remonte par les pieds et par les jambes jusqu’aux mains et à l’outil ! Là-bas, chez moi, à la Rouéchotte, sur ma roche perchée, je sens bien que ça me frétille dans les doigts de pied, comme un courant électrique, et ça me remonte le long des cuisses, entre les jambes, par le rebeuilleux, jusqu’au bout des doigts ! A ce moment-là, faut que je prenne la gouge, y’a pas à tergiverser, et c’est elle qui va chercher la forme !…

Tout le monde riait. Sauf Sylvie.

Sylvie était une fille sombre et qu’il jugeait perverse. Dès le premier jour, il l’avait remarquée parce qu’elle ressemblait à Ève Goë. Mais elle avait les lèvres, les joues et les paupières enduites de blanc, de noir, de vert, de bleu et de mauve, avec une tignasse éparse qui lui retombait dans les yeux. Un vrai carnaval. Pourtant là-dessous on voyait bien qu’elle avait la peau nette, l’oreille dégagée, fraîche et ourlée comme un joli petit champignon. Un long cou mince comme celui d’un chevreuil. Elle ne prenait pas part aux conversations et on la voyait s’asseoir un peu à l’écart, écoutant. Parfois, on la surprenait en train d’écrire quelque chose sur un petit carnet.

Quand Gilbert avait osé mettre son grain de sel pour la première fois, elle avait vivement levé les yeux et l’avait regardé d’une drôle de façon. Un peu comme le savant qui, au milieu des pierrailles, rencontre tout à coup la hache de silex. Son œil noir comme un nerprun avait eu un petit éclat persistant. On aurait dit une braise qui s’allume.

Après, elle était venue à lui, les lèvres serrées. Elle lui avait parlé de subjectivité. Du diable si Gilbert avait compris !

— Redites-moi voir ça en français ! lui avait-il répondu.

Elle avait eu un sourire sec et s’était tue, mais elle était restée près de lui, son joli menton pointu sur le dos de la main, pour le regarder avec persistance. C’est alors qu’il l’avait prise en haine, car, malgré ses cheveux fous et son air avachi, elle ressemblait à celle qu’il aimait.

— Mais quand tu sculptes, tu cherches bien à te rapprocher de la forme que tu as d’abord imaginée ? lui avait-elle dit ensuite.

— Non. Ça me vient du fondement, par les veines, par les tripes. Ça me court sous la peau.

— Mais tu nous as parlé d’un calvaire, avec des personnages que le curé t’avait commandé…

— Oui.

— Il a bien fallu que tu l’imagines, que tu le composes ?

— Non. J’avais ça en moi, comme ça, depuis peut-être mille ou deux mille ans !

 

C’est en marchant sur le boulevard Montparnasse qu’ils avaient cette conversation.

— Ça m’intéresse, dit-elle. Je voudrais bien voir ce que tu fais.

— Boh ! ça n’a rien à voir avec ce qu’on voit tout par là !

— Je voudrais voir, quand même.

Lorsqu’ils étaient entrés dans l’atelier, ils avaient trouvé Vera et un homme enlacés sur le divan crevé. Ils s’étaient vivement dénoués et, l’air gêné, étaient sortis.

Sylvie n’avait pas bronché mais lorsque les deux amoureux avaient fermé la porte, Gilbert avait dit :

— Ça par exemple ! En voilà une particulière ! Mais Sylvie, tout aussitôt, s’était précipitée vers l’énorme amas de statues que Vera, pour faire le ménage, avait empilées dans une partie de la salle. Après avoir tripoté, une à une, les œuvres qu’elle pouvait atteindre, elle avait dit :

— Mais qu’est-ce que tu es venu chercher à l’Académie ?…

— Je ne sais pas trop. Monsieur le baron m’a dit qu’il fallait que je vienne à Paris pour y montrer ça. Je suis venu.

— C’est bien dommage.

— C’est bien ce que me disait la Gazette !

— La Gazette ?

— Un vieux beurdin. Le pape des blaireaux.

— Le pape des blaireaux ?

— Le vicaire des lapins de garenne ! Le chapelain des renards, le chaste pasteur des merles et des alouettes ! Des fois, il dit qu’il est le dernier des druides, d’autres fois, il se croit le fils d’un curé et d’une putain… Il parle grec, latin, et des tas d’autres langues que je ne comprends pas.

— Il habite chez toi ?

— Il n’habite nulle part. Une nuit dans ma grange, une nuit dans un fossé. Le jour d’après il est aux cinq cents tonnerres. Il piège la sauvagine et fait sécher les peaux dans ma chambre à four.

— Et que fait-il de ces peaux ?

— Il les vend, pardi, à la foire aux sauvagines à Chalon.

Pendant qu’il racontait ainsi la vie de la Gazette, Sylvie le regardait. Elle était toute remuée par ce jeune mâle au naïf parler et au fur et à mesure qu’il décrivait le bois, les pierriers, les friches, les ravins, elle avait l’impression de découvrir un monde.

Il se laissa aller à chanter l’hymne pathétique qui vient aux lèvres de tous les déracinés :

— Là-bas… Chez nous… Dans mon pays… Tout est beau, tout est bon !… En ce moment fondent les dernières neiges. C’est mars. On laboure. On sème les carêmes. Le vent souffle d’est et sèche joliment les terres. Il fait clair, on voit jusqu’au mont Beuvray d’un côté jusqu’au mont Blanc de l’autre, par-dessus la plaine de la Saône. Ah ! les jolis lointains bleus du côté des grandes chaumes d’Auvenay ! Et les cornouillers qui fleurissent à cette heure… C’est le moment où la martre a le plus beau poil… le renard aussi…

— Et la Gazette ? demandait la fille, avide de cette éternelle nouveauté de la vie des campagnes qu’elle ne connaissait pas.

— La Gazette ? Ha ! Je le vois, sa besace sur l’épaule, son bras gauche caché dessous, sa verge d’Aaron en main droite. Il dévale les sentiers au-dessus de Sampigny. Il grimpe le Rome-Château de Saint-Sernin, au-dessus des dernières vignes. Maintenant je le vois qui traverse les Arrière-Côtes, il enjambe l’Ouche, il monte sur le Senn-Goll de Sainte-Sabine… Je l’entends qui chante l’office de sixte juste à l’endroit où il va couper le gui des chênes…

— Le gui des chênes ?

— Oui, avec sa serpette d’or.

— Il a une serpette d’or ?

— Diable ! Il n’a rien, ne possède rien, mais il a une serpette d’or !

— Tu l’as vue ?

— Pardi ! Il me la donnera, à sa mort, avec sa crosse et tous ses secrets qu’il m’a dit, quand je prendrai sa succession !

— Sa succession ?

— Oui. Sur le Senn-Goll, qu’il a dit, tout juste avant ma mort, je te passerai mes pouvoirs et tu deviendras le grand druide !

— Le grand druide ? Toi ?

— Oui. Je monterai en grade quoi ! Pour le moment, je suis eubage.

— Eubage?

— C’est la Gazette qui le dit !

— Ça, c’est prodigieux !

La grande exaltation de mystifier, si particulière à notre race, l’empoignait. Cette fille savante de grands mots lui semblait la proie parfaite. Une de ces filles qui n’ignorent rien de Freud mais qui croient que le rat est le mâle de la souris et la grenouille la femme du crapaud, comme on l’entend dire journellement à la télévision. Il sentait en lui « se gonfler le boyau de la mystification ».

— Et le gui, qu’en fait-il ? demandait Sylvie. Alors il éclata d’un rire sonore et, donnant un grand coup de poing sur la table, en la regardant droit dans les yeux :

— Sacrée Parigote ! Il va le vendre pour le jour de l’an ! Et avec l’argent, il va prendre une bonne muflée !

Étendu dans la paille de la grange Garnier, roulé dans sa grande capote d’artilleur de 1918, la Gazette, au même moment, souriait aux anges.

C’était le moment où, dans l’atelier, Gilbert demandait à Sylvie :

— Et toi ?… Tu sculptes ? tu gribouilles ?…

— Oh ! moi, je suis sociologue, répondait la fille.

— Socio… ?

— Je fais une licence de sociologie.

— Qu’est-ce que ça fabrique, un sociologue ? demanda Gilbert.

Alors, dans la grange Garnier, la Gazette se retournait tout d’une pièce en criant :

— Une fille!… Une fille technocrate!… Vade rétro Satana !

Enfin c’avait été l’équinoxe de printemps.

A cette époque de l’année, tout le monde le savait dans la région : la Gazette prenait la grande fièvre. On le voyait, et surtout on l’entendait. Il ne parlait plus en latin, mais en une espèce de charabia, en chantonnant une sorte de mélopée. Il parcourait les campagnes selon un itinéraire bizarre, toujours le même, grimpant le plus souvent sur les sommets forestiers, depuis le Haut-Folin jusqu’à la butte de Vergy, depuis Saffres jusqu’à la Pierre-qui-Vire, au Tasselot, à Alise, le vieil Alésia, et enfin au Beuvray, où il se trouvait toujours pour la nuit de l’équinoxe, celle du vingt et un mars.

Des gars curieux l’avaient voulu suivre, ils n’y étaient jamais parvenus, et pourtant Dieu sait qu’ils avaient bonnes pattes, mais lui semblait se déplacer à la vitesse des sangliers qui, en une nuit, sautent de plateau de Langres en Morvan. Certains forestiers l’avaient surpris, perché sur les pierres couchées que les savants appellent des dolmens. Il semblait y célébrer un office, les bras écartés, se tournant vers les quatre points cardinaux en prononçant des paroles abracadabrantes. Les forestiers disaient cela, mais tout le monde sait que les forestiers sont de grands hâbleurs.

Quoi qu’il en soit, cette année-là, notre Gazette était, au soir du vingt mars, au sommet du Beuvray. Il y passait la nuit sans boire ni manger, se livrant à sa pantomime, chantant, de sa voix aiguë, des sortes de psaumes sauvages, puis au lever du soleil, il était pris de son délire. Ayant planté sa verge en terre, il en mesurait l’ombre, semblait faire des calculs, se couchait à plat ventre sur le sol, mangeant de la terre, se vautrant sur les pierres plates et enfin, sortant de sa besace un merle vivant qu’il avait pris Dieu seul sait où, l’égorgeait, tourné vers le soleil levant.

Les chevreuils le voyaient recueillir les trois gouttes de sang qui sortaient, comme à regret, du petit cadavre, et dessiner, sur son front, trois traits en forme de patte d’oie.

Dans la matinée, on le voyait descendre à grandes enjambées vers Saint-Léger, et, par je ne sais quel miracle, il entrait dans Autun, sur le premier coup de midi.

Là, le regard encore fixe, il montait les ruelles qui conduisent à la cathédrale, s’arrêtait devant une porte, au plus sombre d’un passage, et faisait résonner le heurtoir.

— La Gazette ! C’est toi ! disait une voix gaillarde, quelle surprise !

— Il n’y a pas de surprise, frère : je reviens de célébrer le grand office d’équinoxe, en communion avec l’âme de tous mes frères défunts, et aussi avec ceux qui, en Bretagne et chez tous les Gaëls, restent fidèles encore…

Celui qui ouvrait la porte était un solide chanoine lunette, vêtu d’une blouse noire de maquignon. On voyait que c’était un prêtre, à la douceur boudinée de ses doigts, à la façon dont il écartait, en parlant, les mains, comme pour un orémus, et aussi, il faut bien le dire, au grain très fin. que donne, à la peau, le gras ecclésiastique.

C’était, ni plus ni moins, le chanoine Robelot, l’archéologue, le chantre, l’historien et l’amant de la cathédrale Saint-Lazare, dont il avait dressé le catalogue de toutes les pierres.

En faisant entrer la Gazette dans la pièce où il travaillait, il disait en riant :

— Ta passion mégalithique ne t’a pas coupé l’appétit, je parie ?

— Bien au contraire. Tu sais que le jeûne est de rigueur pour le solstice…

— Je sais que le carême… disait le chanoine.

— … qui encadre le solstice… coupait le vieux.

— … mais qui précède l’agonie du Christ… continuait l’abbé.

— … pour mieux fêter la résurrection du soleil, continuait le vieux.

— … Me laisseras-tu parler ? Je sais, dis-je, que le carême est encore pour toi une période de jeûne et de mortification. Gazette, mais je ne saurais trop te prêcher la prudence à ce sujet !… A ton âge…

— Tu sais bien que je n’ai pas d’âge et que le jeûne rajeunit !

Pendant que le chanoine sortait un quignon de pain, un fromage fort et des pommes, la Gazette s étant déchaussé demandait :

— Chanoine, tu viens de dire que, « pour moi », le carême était encore une période de jeûne. Est-ce que par hasard il ne le serait plus pour les autres ?

— L’Église a considérablement adouci ses prescriptions à ce sujet. Le vendredi même…

— Tu diras à tes monseigneurs qu’ils sont fous ! Le jeûne est une nécessité astronomique ! A cette époque solaire, un impératif magnétique, aussi nécessaire que l’inclinaison de l’axe de ta cathédrale de 46 degrés et 54 minutes sur le parallèle ! Aussi fondamental que le rapport entre le parallèle et les dimensions de ton sanctuaire! Aussi inévitable que la place du maître-autel là où l’avaient placé les constructeurs, qui étaient de Grands Initiés ! Aussi conséquent que l’eau des fonts baptismaux ! Aussi impérieux que la construction de vos cathédrales sur les anciens lieux dolmeniques !

— Que me chantes-tu là, Gazette ? Le solstice te tourne la tête ! Les lieux dolmeniques n’ont aucun rapport avec les cathédrales !

La Gazette s’était levé, son couteau ouvert dans la main droite, son pain dans la main gauche :

— Alors, chanoine, dis-moi pourquoi la Vierge, dans tes cathédrales, met le pied sur le serpent ? Pourquoi les saints Michel transpercent le dragon de leur lance, sinon pour symboliser le contact du sanctuaire avec la Vouivre, ce courant tellurique qui affleure là, et pas ailleurs, pour le capter et en faire profiter les hommes ?

— Tu déraisonnes ! disait doucement le chanoine, tu mêles la Vierge, la très sainte mère du Sauveur, à des histoires de magie…

— Mais la Vierge qui devait enfanter est un symbole vieux comme le monde, curé ! Les vieux druides honoraient, dans la forêt camute, à Chartres, la Vîrgo paritura bien avant la naissance du Christ, clergeon !

La Gazette continuait :

— Mais tes cathédrales ne sont que des perfectionnements du dolmen ! Regarde-les bien. Regarde aussi les dolmens : cette énorme dalle posée sur deux rangées de pierres dressées, c’est la voûte posée sur ses piliers, et tout cela orienté dans le même sens que tous les dolmens du monde ! aux mêmes endroits. C’est de la pierre sous tension ! Thomas incrédule ! De la pierre sous tension qui capte et amplifie les courants telluriques ! La cathédrale, c’est l’athanor parfait, avec contact d’eau ! C’est…

La Gazette, au comble de l’excitation s’étranglait d’un morceau de pain sec :

— Gazette ! disait l’abbé, tu me fais gros de chagrin ! Toi ? Tu mêles notre sainte religion à ces fariboles des temps païens ?

La Gazette se taisait farouchement et marchait de long en large dans la pièce où les livres, les manuscrits jonchaient le sol, avec des casseroles sales et d’anciens instruments aratoires dont le chanoine faisait, en secret, collection.

Ayant sacrifié à la coutume de la très vieille polémique qui les opposait, les deux hommes se mirent à casser solidement la croûte. Quand ils eurent fini, la Gazette qui, pour un temps, avait abandonné son air naïf et sa voix de fausset, se leva, essuya son couteau sur le fond de sa culotte et dit :

— Maintenant que je suis restauré, je vais repartir…

— Déjà? Tu ne dors pas un peu, après cette épuisante nuit de culte coupable ?

— Dans un lit? Tu sais bien que je n’y peux pas fermer l’œil ! Je dormirai dans la grange du Roussi, en passant à Dracy-Saint-Loup !

— Mais tu pars comme ça, sans me demander où j’en suis du bestiaire de ma cathédrale ?

— J’aime mieux pas ! Tu me mettrais encore dans tous mes états en me donnant les interprétations erronées de ta symbolique !… Non, je pars ! Et ne faut-il pas que je sois, pour le lundi de Pâques, à la chapelle des Griottes ?

— Vous y faites toujours votre pèlerinage ? demanda ironiquement le chanoine.

— Le pèlerinage ! J’y serai tantôt le seul pèlerin ! Peut-être y aura-t-il cinq vieilles femmes, au milieu des friches, à s’agenouiller sous la voûte en cul-de-four de la chapelle !

— Mais on m’a dit qu’elle était effondrée ?

— Elle le fut, môssieu le conservateur des cailloux sacrés ! Mais nous l’avons reconstruite !

— Qui? Toi?

— Moi, oui, mais surtout Gilbert de la Rouéchotte !

— Ton gratteur d’écorce ?

— Oui, Gilbert en qui je voyais mon successeur! Nous l’avons reconstruite dans toutes les règles, au-dessus de la source.

— … Sur la Vouivre ?

— Sur la Vouivre, comme tu dis, mécréant de chanoine !

« C’est Gilbert qui a tout rétabli, sous mes ordres, et je suis sûr que lorsque le calvaire qu’il a sculpté sera posé, les stropiats pourront y retourner : ils y seront guéris quoi qu’en dise le commis voyageur qui là-bas nous tient lieu de curé ! Un curé qui n’a plus le sens du sacré ! »

Puis le vieux chemineau sentencieux se tourna vers son hôte :

— Gilbert de la Rouéchotte ! Retiens bien ce nom

J’en fais un Grand Initié ! La corde à treize nœuds n’a pas de secrets pour lui !… Gilbert ! Retiens bien : Gilbert de la Rouéchotte ! Le chanoine souriait :

— Mais je me suis laissé dire que ton Gilbert était parti ! Parti pour Paris, conseillé par monsieur Viardot, l’archéologue archiviste dijonnais ?

— J’ai fait ce qu’il fallait pour qu’il revienne, curé ! J’ai parlé à l’eau de la Seine. Elle m’a répondu : il reviendra, et alors je pourrai mourir !…

« Il reviendra, vivifié par des fréquentations curieuses, dangereuses, délétères… Il reviendra!…Il reviendra!…»

La Gazette s’éloignait. On entendait sa voix décroître : « Il reviendra !… Il reviendra !…»

La Gazette marcha comme un fou qu’il était. Il coucha dans la grange du Roussi, à Dracy-Saint-Loup. Lorsque le Roussi lui demanda :

— Et alors, Gazette, tu vois toujours des choses, quand tu fermes les yeux ?

— Oui, Roussi, je vois !

— Et qu’est-ce que tu vois ?

— Je vois un carnet !

— Un carnet ?

— Oui, je vois un petit carnet, avec des chiffres dessus !

La Gazette est de plus en plus fou ! pensa le Roussi.