6
Il aborda l’île enchantée.
Une force l’attirait vers l’abside.
Comme il approchait du chantier, il s’arrêta tout net, car il venait d’entendre le tactactac si harmonieux que fait le maillet de bois sur le burin des tailleurs de pierre. En accompagnement, c’était le rythme plus lent et plus sourd de la boucharde.
— Ils sont là ! murmura-t-il en se précipitant dans l’enclos. Il aperçut deux compagnons qui travaillaient. L’un finissait de dresser un moellon, l’autre reproduisait un de ces choux qui couronnent les gâbles des chapelles absidiales.
Pendant une heure, Gilbert les regarda faire, subjugué, sans bouger ni pied ni pouce. L’un des hommes paraissait épais et trapu comme un demi-muid. Il avait le teint fort des gens qui œuvrent en plein air et, depuis les cils jusqu’aux pieds, il était saupoudré de poussière de pierre. En tapant, à petits coups savants, il chantonnait en cadence.
— Voilà du beau travail qui me plairait, compagnon ! dit tout à coup Gilbert qui n’y tenait plus.
— De la maison ? demanda l’autre, sans s’arrêter de taper.
— Si l’on veut, répondit Gilbert. Moi, c’est plutôt le bois, mais j’ai fait de la pierre aussi. L’autre s’était arrêté et s’était tourné pour dévisager Gilbert :
— Hoho ! Voilà un chrétien qui est né pas loin du Beuvray!
— On le voit quasiment de ma fenêtre, oui, mais j’en suis assez loin quand même ! répondit Gilbert.
— J’entends ça, l’ami ! dit le tailleur de pierre en se levant. Il tendit la main : « Ma mère est de Liernais, mon père est de Blanot. Je suis Germain le Bourguignon Bien-Pensant, Compagnon Passant du Devoir ! » dit-il.
Gilbert se nomma en commençant par le nom de son village. Par un fait exprès, Germain avait des parents dans le coin :
— J’ai une tante à Marcheseuil ! dit-il triomphant, comme s’il avait été le neveu de l’Agha Khan.
Ils poussèrent tous deux le cri indéfinissable qu’ont les « pays » lorsqu’ils se rencontrent à l’étranger. Gilbert en eut un coup de chaud dans les os. Il regarda le Bourguignon Bien-Pensant, Compagnon Passant du Devoir : il avait la même taille que lui et il n’était pas si gros qu’il le paraissait. Ce qui le gonflait, c’est qu’il portait tout en double : deux chemises, deux chandails, deux vestes et, sur la tête un bonnet de laine et un feutre sans forme ni couleur posé à l’envers :
— Pays ! dit-il, voilà dix heures qui sonnent, tu n’aurais rien sur la conscience, des fois ?
— J’aurais, dit Gilbert, sûr que je te paierais une sacrée tournée, mais des gars m’ont tout pris, les chaireignes !
— Tout pris ?
— Oui. C’est toute une histoire.
— Viens me raconter ça par là ! dit l’autre en posant outil.
L’homme à l’a boucharde en fit autant et, au plus lourd de leurs sabots, ils entraînèrent Gilbert dans un bouchon de l’île Saint-Louis pour s’asseoir devant une bouteille de beaujolais. On s’efforça de se trouver de la parenté. Ce fut facile : la tante de Marcheseuil était mariée à un vigneron de Rully qui était un cousin du neveu du beau-frère de l’ancien commis de l’oncle Meulenot.
— Alors, conte ton conte, cousin, que je t’écoute, dit Germain. Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?
Et Gilbert raconta tout, par le commencement : sa vie à la Rouéchotte, son calvaire des Griottes, l’arrivée du professeur Viardot, Regenheim et le baron, l’histoire du nouveau curé, son départ.
— Oh ! beuzenot ! Oh le gros beuzenot. Regardez-moi ce beuzenot ! répétait tendrement-le tailleur de pierre. Voilà ce qu’il ne fallait pas faire.
Lorsque Gilbert en fut au petit carnet du baron, l’autre éclata :
— Pardi ! Je l’aurais parié ! Et ils se sont payés sur tes sculptures?
— Ils ont tout emmené.
— Hé ben mon joli, à l’heure qu’il est tes sculptures sont en train de voguer vers New York, si ça se trouve !
— Mais elles ne valaient pas tripette !
— Ah ! tu peux dire qu’ils t’ont trouvé, toi !
— Pourtant le professeur Viardot est un grand brave homme, j’en suis sûr !
— Lui, je ne dis pas, mais les deux autres sont des fripouilles, à coup sûr !
Voilà comment Gilbert de la Rouéchotte rencontra Germain le Bourguignon le Bien-Pensant, Compagnon Passant du Devoir.
Ce Bourguignon le Bien-Pensant était un de ces blondeaux qu’on rencontre si souvent entre les Arrière-Côtes et le Morvan, avec sa. tignasse libre et sa moustache bourrue queue-de-bœuf, sa bonne grosse peau, épaisse comme croupon, ses braves yeux finauds, toujours plissés, comme s’il regardait le soleil en face. Il avait la vraie façon de jurer des bons dieux de milliards de dieux, d’une voix calme et satisfaite, tendre et veloutée comme un verre de corton.
On voyait qu’il aimait entendre parler Gilbert. Il lui posait des questions sur tout et même sur rien et ensuite il se cognait sur sa chaise pour savourer la réponse. Il l’attendait, un sourire aux lèvres, et quand elle arrivait, on le sentait se régaler comme s’il eût dégusté une pauchouse. Il fermait les yeux et gloussait comme poule couveuse en répétant entre ses lèvres : « cré vains dieux de vains dieux de milliards de dieux ! »
Cela signifiait : Que c’est bon d’entendre ça ! Écoutez-moi ça ! Il est bien de là-bas, celui-là ! C’est un Bourguignon salé !
— Et alors, ta Rouéchotte, c’est tout friche et caillasse ?
— … Et les filles de par là-bas, toujours aussi resserrées?
Ainsi, ils devinrent amis. Dès le soir de leur rencontre, le tailleur de pierre avait emmené Gilbert à la maison des Compagnons, à l’ombre de Saint-Gervais. Il avait dit à la Mère : « Voilà un sculpteur comme moi. Il est dans la débine. Il n’est pas comme moi en cavale. Il n’est même pas de la coterie, mais je ne peux pas le laisser traîner avec les clochards du pont de Bercy ! Un homme de l’art ! »
Il avait réussi à le faire héberger à ses frais en disant : « Il me revaudra ça un jour ! »
— Attends seulement que je termine Notre-Dame, disait-il aussi, et je me trouve chantier en Bourgogne et nous partons !
— Oui, tu logeras à la Rouéchotte, tu auras tout ce qu’il te faut, du bois pour faire un feu de bordes, des tieuffes, du lard de mon saloir, des œufs de mes gélines à t’en faire péter la sous-ventrière !
— … Et du bon vin ?
— Oh ! le vin, chez nous, dans nos hauteurs, plus on met d’eau, meilleur il est, et encore faut-il bien se tenir après la table pour l’avaler, mais on descendra en chercher chez l’oncle Meulenot. Ça, c’est du vrai !… Et tu verras ma cousine Manon !
— Belle ?
— Tu peux dire qu’elle l’est, oui ! Germain avait emmené Gilbert au chantier :
— Tu seras mon apprenti. Je te montrerai à tenir comme il faut burin, broche et boucharde. Je t’apprendrai le métier comme je l’ai appris de mes maîtres qui le tenaient des Anciens, qui le tenaient de Maître Jacques. Avec l’habileté que tu as déjà dans les mains et les idées qui tournent dans la tête, tu seras vite compagnon-fini ! Et plus vite encore on partira là-bas !
Ainsi Gilbert était revenu par hasard à sa vraie vie. Par hasard ? Non. Il y voyait la fatalité et la loi naturelle. L’eau coule vers l’aval, l’homme roule vers sa vocation.
— Tu partiras comme ça ? Sans savoir si tu trouveras embauche ? demandait Gilbert.
— Pardi ! Les monuments historiques, c’est pas ça qui manque chez nous ! Et le Bourguignon Bien-Pensant ne fait que de belles églises. Il ne se met pas en branle pour de la broutille ! Il est connu au ministère des Beaux-Arts, pleure pas ! Quand il s’agit de prendre une rosace ou de regréer comme neuf les modilions d’un mur goutereau du douzième siècle, alors on vient chercher le Bourguignon Bien-Pensant !
— Du douzième ? demanda Gilbert qui retrouvait les idées de la Gazette.
— Oui, vois-tu, j’aime restaurer le quatorzième, le quinzième, le seizième, pour la prouesse dans le travail de la pierre, mais si ces gens-là avaient acquis une sacrée habileté et une foutue audace, ils avaient perdu la formule qui donne… (il s’embrouillait).:, enfin le livre s’était refermé. Ils faisaient des fioritures, dans la virtuosité. On taillait bellement la pierre et on l’empilait savamment, mais c’était pour faire joli ! Crois-moi, seuls les romans et les gens du milieu du treizième siècle ont su pourquoi ils empilaient pierre sur pierre comme ceci plutôt que comme cela et pas autrement ! Crois-moi, ma coterie ! Après, on a fait de l’Art pour l’art, on a fait de l’ogival ! On ne savait même plus ce que gothique voulait dire…
Germain le Bourguignon Bien-Pensant s’exaltait. Il parlait ainsi pendant des heures, en tapant maillet sur burin ou en poussant la râpe.
— On croirait entendre la Gazette ! avait dit un jour Gilbert.
— La Gazette ? C’est une fille de ta connaissance ?
Non, c’est le pape des escargots, le dernier des druides !
— Un druide ?
— C’est lui qui le dit, avec sa verge d’Aaron et sa corde à treize nœuds…
— Tu dis sa verge d’Aaron ? Et sa corde à treize nœuds ?
— Oui. on ne s’est servi que de ça pour m’aider à reconstruire la chapelle des Griottes ! Il m’a expliqué l’angle droit, la quadrature, l’étoile à cinq branches…
— L’étoile à cinq branches ?
— Oui. Il est beurdin ! Fou comme une grive qu’il est ! Faut l’entendre ! C’est avec sa corde à treize nœuds qu’il a retrouvé le puits celtique, avec la truie qui file et tout.
Le Bourguignon Bien-Pensant s’était arrêté de taper. Il avait mis les mains dans ses poches et allait de droite et de gauche comme un renard dans un chenil.
— Oui, ta Gazette, je veux le connaître ! Ça, pour sûr que cet homme-là sait des choses !
Tout à coup, ce jour-là, Gilbert était resté le maillet levé. Le regard droit devant lui, il glissa entre ses dents :
— Foutre bleu ! Cache-moi, frère !
— Te cacher ?
— Miséricorde ! Voilà Sylvie !
Il n’avait pas eu le temps de se cacher derrière les moellons, la fille l’avait vu :
« Gilbert ! » Elle s’était précipitée vers lui :
— Que fais-tu là, méchant ?
— Tu vois j’ai trouvé beaucoup mieux que les maîtres de l’informel.
— Pourquoi m’as-tu quittée comme un malpropre, au café ? Je ne savais plus où te trouver.
— Fallait-il donc que tu me retrouves ?
— Oui Gilbert. Je ne peux plus me passer de toi…
— Moi, l’ours mal léché ?
— Justement…
Il se tut. La conversation prenant un tour qui ne lui convenait guère. Il se remit à maillocher – tactactac -en commentant :
— Voilà du vrai travail. Ici je comprends tout. Pas besoin de Fumassier avec ses grands mots…
Longuement elle le regarda travailler.
— Je ne t’ai pas présenté : Germain le Bourguignon Bien-Pensant, Compagnon Passant du Devoir.
Sans se lever ni quitter l’outil, Germain, d’un revers de doigt, toucha le bord de son feutre :
— Salutas!
Puis ils reprirent tous deux leur tactactac.
— Alors tu gagnes ta vie, maintenant, demanda-t-elle?
— Non… Je restaure une cathédrale ! répondit-il en clignant de l’œil. Elle sourit. Comme il lui plaisait, cet être d’abord fruste et sans culture et dont on découvrait soudain qu’il était riche de toute une science de bon sens et de clairvoyance !
Elle eut l’air chagrinée et se tut.
— Tu ne me dis plus rien ! dit-elle un peu plus tard.
— Tu as mieux à faire que de m’écouter ! Tes camarades sont plus instruits que moi !
— Voilà donc ce qui te retient : une différence de classe ? Sais-tu que tu as des préjugés bourgeois, mon petit Gilbert ?
Puis, tout bas :
— En amour, tu sais, une sociologue vaut une fille de bûcheron !
— Laisse la fille du bûcheron tranquille! dit-il durement.
— Pourtant, si tu voulais… Il ne répondit pas.
Elle revint tous les jours. Elle s’asseyait sur une chaise, de l’autre côté du grillage, en faisant mine de lire et de prendre des notes, mais elle le dévorait des yeux. Pour le faire parler, elle trouva le biais de le questionner sur son travail. Alors Gilbert parlait bellement, d’abondance, généreux. Il expliquait à la fille que chaque pierre de la cathédrale était cataloguée, répertoriée, et qu’on en possédait l’épure, car sous la pluie et le gel, avec tous ces gaz de moteurs, toutes ces vacheries de la civilisation, la pierre pourrissait. Au moindre signe d’effritement, on taillait au sol la réplique exacte de chaque élément et on le remplaçait.
— C’est comme les cellules d’un corps, disait Gilbert tout fiérot, sans cesse en remplacement !
Sylvie découvrait un monde :
— De sorte que cette cathédrale, disait-elle, est du douzième, mais aucune de ses pierres n’était là à l’origine?
Gilbert s’excitait : il récitait ce que le Bourguignon lui avait appris :
— Bien sûr ! Il n’y a que quelques pièces qui datent du temps de la construction. Je vais t’en montrer une !
Et il l’entraînait dans la rue Longe-Notre-Dame, l’arrêtait devant l’admirable médaillon quadrilobé dans lequel une silhouette de femme auréolée, bien rongée dans le temps, ondule avec une grâce païenne :
— La Vierge… Ou peut-être une autre… Il s’enthousiasmait, touchait la pierre, caressait la forme souple qu’on y lisait encore :
— Regarde si c’est beau, ça ! Ah ! je voudrais que la Gazette voie ça ! Je l’entends d’ici nous faire son discours sur la Vierge, symbole de la Terre Mère, donnant le fruit de ses entrailles sans autre secours que celui du ciel… Et il arriverait bien à nous prouver que c’est à peu près à cet emplacement que se trouvait le dolmen…
— Le dolmen ?
— Oui. Le vieux fou prétend que jusqu’au milieu du treizième siècle, les sanctuaires ont été construits sur des lieux dolmeniques miraculeux, pour les remplacer en les perfectionnant !
— Voilà une théorie bien curieuse ! disait Sylvie, intéressée.
— Oui. Ce n’est pas celle de la science, ni celle de l’Église pour qui tout commence avec Rome… mais qu’est-ce que je vais te raconter là ?
— C’est passionnant. Continue !
Et il parlait ! Sylvie, comme fascinée, l’écoutait.
Un jour, elle fit en sorte de se trouver là au moment qu’il sortait de son travail. C’était un beau soir de fin mai. Les marrons d’Inde commençaient à bien se former dans la lumière blonde de Lutèce.
Ils traversèrent le pont Louis-Philippe. Elle lui prit la main dans la sienne et sa peau était si éloquente, ses doigts si pervers, qu’il se laissa faire, empli d’un grand trouble. Il remarqua qu’elle n’avait plus de bleu sur les paupières, plus de cils à rallonge, tout juste un soupçon de rose sur les lèvres, elle ne sentait presque plus les drogues du parfumeur. Elle était dorée par le soleil couchant et on devinait ses formes bien pleines.
— Je ne vis plus chez mes parents, dit-elle. J’ai loué une chambre, pas loin d’ici…
Il pensait :
— Si la Gazette était ici, je l’entendrais hurler : Vade rétro, Satana … Et moi, si je veux me reprendre, c’est le moment !
Il se dégagea en disant : « J’ai affaire ! » Mais une force le collait à elle. Il ne pouvait se déprendre.
Elle glissa un petit carton dans sa poche : « C’est mon adresse ! Garde-là ! » dit-elle en se frottant à lui comme une chatte.
Lorsqu’il l’eut quittée, de rage, il eut le geste de jeter le petit carton dans la Seine, mais une force le poussa à le regarder, et il lut : « 98, rue Dauphine. 5e étage gauche, tu sonneras trois fois ». Il eut un drôle de sourire triste en répétant : rue Dauphine… rue Dauphine… Arrivé devant le pont au Change, il demanda à un agent où se trouvait cette fameuse rue Dauphine. « Traversez le pont Neuf, c’est en face ! »
Il faisait le premier pas pour rejoindre cette fille, mais tout à coup, il entendit sonner neuf heures à Saint-Germain-l’Auxerrois et il remarqua que le soleil se couchait loin dans le nord. Il lui revint à l’esprit qu’on approchait du solstice et, voyez comme vont les choses, il pensa tout à coup aux feux de la Saint-Jean qu’il aurait aimé sauter en tenant Ève par la main. Alors il se ravisa et rebroussa chemin en disant : « Et ta parole, Gilbert ? Bon Dieu, ta parole ce n’est pas de la roupie de sansonnet ! »
Il rentra à la maison des Compagnons, sur rive droite.
Il ne devait plus jamais passer l’eau.
Vers le milieu de juin, Germain revint un soir, fou de joie : il venait d’apprendre qu’on avait mis en adjudication la restauration de Saint-Andoche de Saulieu.
— Saulieu ! C’est pour nous, ça ! Hardi gars, dépêchons-nous d’en finir avec les Parisiens.
Ils se remirent au travail avec furie. Les jours grandissant, ils faisaient des journées de treize heures et lorsque le poignet gauche s’engourdissait, lorsque le coude droit se coinçait à force de jouer du maillet, le Bourguignon criait :
— Saulieu !… Compagnon ! Saulieu !… Et une église du onzième siècle ! Hardi gars !
Et le double tactac reprenait de plus belle alors que l’un d’eux s’écriait :
— Saint Andoche !
Et que l’autre répondait :
— Priez pour nous !
A ce train-là, c’est avec quinze jours d’avance que le travail fut terminé. Par chance, Germain reçut son mandatement des Monuments historiques le lendemain. Un jour pour aller le toucher à la Paierie générale. Un jour pour la fête du Bouquet et le 19 juin, précisément, ils faisaient leurs balluchons.