3

 

Un samedi soir de chaleur, Gilbert était perché au-dessus du porche qui fait comme un narthex à la « petite cathédrale » de Semur. C’était pour y finir de sculpter les choux des gables qu’on remplaçait. De son perchoir, il découvrait la petite ville accrochée sur son éperon, dans la boucle profonde où l’Armançon, resserré, fermait les portes des faubourgs.

Il voyait tous les vieux toits, le château fort avec ses grosses tours perchées sur le vide, les ponts bancals, les ruelles tordues dévalant vers la rivière, les gens allant et venant, cherchant l’ombre des encorbellements.

Avec Germain, il chantait à tue-tête en maniant la mailloche, parmi les vols de martinets.

Tout à coup sa voix s’arrêta dans sa gorge : sur la petite place du parvis, à ses pieds, une Triumph rouge venait de s’arrêter. En descendit Sylvie qui, le nez en l’air, regardait Notre-Dame.

— Hé là, Je suis perdu! souffla-t-il, voilà ma sangsue, ma ventouse !

En catastrophe il descendit de son échafaud :

— Filons ! dit-il à Germain, voilà Sylvie !

— Sylvie ?

— La fille qui pue… mais elles puent toutes là-bas !

— Ta sociologue ?

— Oui !

— Ô douleur ! Là journée est foutue !

— Filons !

D’un seul geste ils enjambèrent la balustrade, car la demoiselle montait par l’escalier, et se laissant glisser le long du câble de la louve, en moins de deux ils étaient sur le sol, sautaient dans la camionnette et fouette cocher ! Avant de tourner au coin du parvis, Gilbert risqua un œil. Il vit la fille, là-haut. Il lui sembla qu’elle appelait : « Gilbert ! »

— Hardi ! Hardi ! dit-il à son compagnon qui était rouge d’émotion et de plaisir.

Ils étaient bientôt sur la route de Précy et, comme des fous, éclatèrent de rire et se mirent à chanter à tue-tête. Dans le soir doré, ils arrivèrent à la Rouéchotte. Partout il faisait une chaleur de four mais en attaquant les lacets de la Combe, ils prirent une bonne goulée de cette fraîcheur qui sortait des sous-bots.

Comme ils arrivaient devant le portail de la Rouéchotte, la Gazette mettait son nez à la lucarne.

— Notre cuisinier est là. Regarde son museau de putois ! Il nous guettait, la vieille charogne !

Ce ne fut que lorsqu’ils furent attablés, au frais, qu’ils poussèrent un soupir de soulagement :

— On l’a échappé belle, compagnon!

— Pas tant que vous croyez ! dit la Gazette. Elle est dans une automobile rouge et j’entends déjà son moteur !

— Ce serait pas affaire !

Après avoir trempé les moustaches dans un verre de vin, ils sortirent pour écouter. Dehors c’était le silence avec le cri du circaète qui planait au-dessus des mélèzes.

Tranquillisés, ils rentrèrent et se détendirent :

— Tu l’as vue dans sa chemise transparente ? Elle était nue là-dessous, c’est sûr !

— On y voyait la raie des fesses !

— Et le bout de ses seins qui faisaient deux petites taches noires !… Sacrée putain va !

— Ah ! je pense que la race humaine n’est pas près de s’éteindre avec des femelles comme ça !

Dans une coquelle en terre, la Gazette amenait maintenant une meurette de tanches où l’échalote nageait sur les croûtons aillés. Il s’excusait :

— C’est des tanches des douves de l’abbaye. J’ai pas seulement été capable de vous sortir une truite !

— On se fera une raison !

— C’est qu’avec ça, je n’ai qu’une potée !

— Diable !

Ils ouvraient leur couteau, essuyaient la lame en deux coups de revers, sur leur cuisse, en disant :

— Cré mille loups-garous, que ça sent bon ! Mais ils se turent : on entendait un moteur.

— La voilà !

— Tu crois qu’elle aurait… ?

— C’est elle ! Je reconnais les pets coûteux de son sacré bon Dieu de moteur de luxe ! Vite, on ferme le portail, on met la clenche et on se cache ! Elle tournera bride !

Ils bondissaient pour rabattre le grand vantail, mais il était trop tard : la Triumph rouge entrait dans la cour. Sylvie en descendait alors que la Gazette commençait à bramer les psaumes des exorcismes.

— Laisse ! dit Gilbert, je vais lui en foutre moi de la liberté sexuelle et de la contestation !

Elle s’encadrait bientôt dans la porte. Ainsi vue à contre-jour, elle était nue. Ne voyant rien dans l’obscurité de la salle, elle dit :

— Bonsoir messieurs. Je suis bien à la Rouéchotte ?

— Vous y êtes, dit Gilbert, et ce serait difficile de se tromper, mais je vous prie d’aller vous habiller avant d’entrer !

— M’habiller ?

— Oui. C’est pas prudent d’entrer nue comme ça chez trois vieux gars. Il vous arriverait des choses et après vous viendriez dire qu’on s’est conduits comme des goujats. Pourtant ce serait pas notre faute, mais la vôtre !

Elle éclata de rire, reconnaissant la voix et le style de Gilbert.

— Gilbert ! C’est bien toi !… J’avais peur de m’être trompée de route dans la vallée ! Elle s’approchait :

— Va t’habiller ! dit Gilbert fermement.

— Mais…

— … Et par la même occasion, si tu as envie de venir manger de cette meurette, lave-toi donc le museau à la source. Tu nous gâterais la cuisine de la Gazette !…

Elle hésita, sortit et parut se diriger vers la voiture. Germain gloussait dans l’ombre. La Gazette marmonnait ses prières et Gilbert mettait une assiette de plus.

Elle revint. Elle avait passé une espèce de veste et paraissait s’être débarbouillée à l’eau fraîche.

— Comme ça, tu peux t’asseoir à la table d’un honnête homme. T’es décapée ! dit Gilbert.

— Je suis passée à Semur, mais vous veniez de partir… Quelle belle ville que votre Semur !… Et la route pour venir ici, que c’est beau ! Et ces villages !…

— Vous n’étiez jamais venue en Bourgogne, sans doute ? demanda Germain en imitant l’accent parisien.

— J’y passais pour aller sur la Côte, ou en Suisse, ou dans les Dolomites, mais…

— Oui, je vois, vous passiez à cent vingt à l’heure, sans rien voir ?

— Un colis postal, quoi ! ajoutait Gilbert.

— A un bout, Paris, à l’autre bout Saint-Tropez ou les Dolomites et entre les deux : la merde ! Hein ? C’est comme ça qu’on voyage en Triumph ? continuait Germain.

— Tiens, goûte-moi donc plutôt la meurette de notre ami. Tu verras que dans le coin il n’y a pas que le paysage qui mérite qu’on décute de l’autoroute !

La Gazette lui remplit son écuelle à ras bords, lui tailla un chanteau de pain, lui versa un verre de vin de l’oncle Meulenot :

— Allez, milliards de dieux, mangez et buvez ! Elle mit le nez dans l’assiette, la nettoya en deux coups de sa jolie langue. Elle vida le verre avec une grande imprudence et un manque total de respect, mais le vieux le lui remplit aussitôt et lui chercha un autre tronçon de tanche, bien moelleux, qu’il nappa de l’épaisse sauce sombre :

— Une bonne crue, il n’y a rien de tel pour débourrer la vésicule ! dit une, voix.

Entre deux bouchées, elle disait : « Gilbert, j’ai eu du mal à te trouver dans ton repaire, mais j’y tenais. J’ai tenu parole : j’ai fait des démarchés pour ton affaire.

— Quelle affaire ?

— L’affaire Marchais-Regenheim.

— Du diable si je me souviens de ces deux tondus-là !

— … Ce sont des négociants connus, des mécènes notoires, et des fripouilles indiscutables ! Et il sera difficile d’entreprendre quelque chose contre eux. Tu as été très imprudent de signer ce papier…

Pendant qu’elle parlait, il s’était levé, avait allumé une lampe d’écurie, avait ouvert la porte du cellier et lui faisait signe :

— Viens donc voir par là !

Il la poussait dans le réduit où trônait son calvaire. Il portait la lanterne à bout de bras pour l’éclairer. Elle fut saisie par une espèce d’extase et, les mains écartées, les yeux dilatés, se tut.

— Tu vois, Sylvie ?

— Oui Gilbert, souffla-t-elle, je vois.

— Alors maintenant tu comprends que tes deux margoulins peuvent continuer leur pantomime, le Gilbert de la Rouéchotte s’en contrefout !

— Gilbert ! dit-elle brusquement en se jetant contre lui, je suis contente de t’avoir retrouvé !

— Doucement, doucement, dit-il en la repoussant.

— Gilbert, je suis venue pour toi !

— Mais non, mais non ! C’étaient les vacances, tu allais sur la Côte, tu es passée pour voir comment était faite la tanière et comment y vivait le blaireau…

— Non Gilbert, je suis venue pour toi !

Il la poussa hors du cellier et la reconduisit à table où son verre avait été rempli pour la troisième fois par la Gazette.

— Ça ne fait rien, dit Germain, vous n’avez pas peur, mademoiselle, de vous embarquer sur les routes et de vous fourrer au plus profond des bois, comme ça, toute seule, avec tout juste une chemise à trous sur la peau !

— Mais vous-même, dit-elle, vous allez et venez à votre guise !

— Moi, dit Germain, la bouche pleine, je suis un homme !

— Et alors, parce que vous êtes un homme, vous avez le droit de faire ce que vous voulez ? Et pourquoi pas une femme ? Je ne vois pas la différence !

Les trois hommes éclatèrent de rire.

— Vous ne voyez pas la différence ? reprit Germain. Eh bien, moi je la vois très bien !… Ma pauvre petite fille, un gars ne ferait de vous qu’une bouchée !

— Vous croyez ça ? Je me défendrais. J’ai fait du judo !

— Je voudrais voir ça !

— Tenez, dit-elle en se levant : venez !

Il se mit lentement debout et tendit ses bras de tailleur de pierre, comme pour la prendre par la taille. Elle lui agrippa le poignet, essaya de le tordre. Calmement il l’enlaçait et serrait fortement en refermant les bras. Elle se débattait, essayait de le prendre par le col de sa chemise et se tortillait drôlement. Il serrait toujours, en souriant, sans même paraître faire le moindre effort. Elle voulut le griffer, le mordre. Elle était prise dans ses bras comme une belette dans, les mâchoires d’un piège de la Gazette. Il serrait toujours.

— Lâchez-moi ! lâchez-moi, j’étouffe ! cria-t-elle enfin.

Il serrait encore. Elle hurla :

— Gilbert ! Au secours ! Il est fou !

— Ma petite Sylvie, dit-il en riant à gorge déployée, fais-lui donc une prise de judo !

— Gilbert ! Au secours ! Il va… il va…

Maintenant Germain avait soulevé délicatement la fille à moitié morte, et en riant lui aussi de tout son cœur, la passait comme une fleur, par-dessus la table, à Gilbert qui, bien doucement, la recueillait, et l’asseyait à sa place où elle s’affalait, reprenant sa respiration. Furieuse, elle se mit à pleurer en trépignant.

Germain, assez troublé, resta pensif devant son assiette.

— Sylvie, dit-il gravement, ne recommencez jamais une expérience comme celle-là. Restez bien à votre place de femme, toujours… Autrement, ça pourrait vous coûter cher !

Les hommes se remirent à manger comme des loups, en regardant Sylvie qui hoquetait. Ils débouchèrent la troisième bouteille de saint-romain dont elle but un verre d’un trait, alors qu’ils l’encourageaient : « Mangez donc ! buvez donc ! Ça vous remettra ! »

Lorsque apparut la potée elle regarda les deux hommes : ils semblaient vraiment commencer leur petit repas. Il fallait les voir planter la cuiller dans la marmite et en retirer de larges tranches de lard. Ratatinée dans son coin, elle se demandait où ils pouvaient encore loger cette généreuse nourriture.

— Mangez donc! Buvez donc! Ça vous remettra! répétaient-ils en s’escrimant de la fourchette, alors que la Gazette, assis sur la pierre de l’âtre, lapait son brouet, après l’avoir écrasé à la fourchette, n’ayant plus de dents.

Elle chercha des yeux un pot à eau. N’en trouvant pas, elle but encore du vin pour étancher sa soif. Ses yeux se firent tout petits, elle se mit à gazouiller et tomba endormie sur la table, alors que les deux gars se poussaient du coude en pouffant :

— L’émancipation de la femme !… La liberté sexuelle ! Ah mais ! J’ai fait du judo, monsieur !

Ils l’étendirent sur le lit de la salle commune et, ne voulant pas salir d’autres draps, s’en allèrent dormir dans la grange où ronflait déjà la Gazette.

A l’aube, levée dès patron Jacquette, elle ne trouva personne. Elle s’avança sur le bord de la friche, fit le tour du mur d’enceinte en surplomb des roches et contempla l’enfilade des monts, saoule, cette fois, de lumière et d’espace, bouleversée par la beauté de ces combes entrecroisées…

Le lundi matin, les deux sculpteurs étaient repartis vers leur chantier de Semur. Sylvie était toujours là, en blue-jean de nylon tendu sur ses fesses, comme une peau de tambour, les pieds nus, avec leurs ongles rouges alignés à l’air, dans des espèces de petites sandales de rien du tout.

Sans rien dire, elle s’installa dans la chambre à four. C’était, au fond de la cour, une petite maison isolée, au toit de lave, où le cul de four saillait en bel arrondi. Un gros sureau, poussé près du seuil, la recouvrait de son panache de fleurs blanches, musquées et ronronnantes d’abeilles.

La Gazette, sans en avoir l’air, la surveillait.

Il la vit gonfler son matelas pneumatique, l’installer sur les dalles, y poser son duvet de camping. Elle voulut allumer un feu dans l’âtre : elle cassa, ici ou là, des branches vertes de sanvuillot et de nerprun, en fit un petit fagot de femme veuve et tenta de l’allumer avec son petit briquet doré. Deux heures plus tard, elle crut comprendre qu’il lui fallait un peu de paille ou de papier. Elle sacrifia deux des numéros de l’Humanité Rouge qui traînaient sur la banquette en peau de porc de sa Triumph et y bouta le feu en empilant dessus sa brassée de branches vertes.

La Gazette l’entendit bientôt tousser à mort. Il la vit sortir à l’aveuglette, chassée par une fumée jaune que crachait la porte basse. Il rentra chez lui pour n’en pas voir davantage. « Ça me ronge le foie ! » pensait-il.

Elle toussa son content puis vint sur le seuil de la salle commune :

— Monsieur la Gazette !… Monsieur la Gazette! voudriez-vous m’aider à allumer le feu? S’il vous plaît !

Sans se retourner, il regarda la chienne et lui dit :

— Qu’est-ce que tu dis de ça, toi, la Mirette ? Qui veut vraiment mener une existence de femme libre doit d’abord apprendre à allumer un feu ! Hein Mirette ?

— Je voulais faire cuire des nouilles… hasarda la fille.

— Condamnée à mourir de faim, qu’elle est ! Hein Mirette ? Mange sa viande crue, celui qui ne sait pas la faire cuire, n’est-ce pas Mirette ?

Elle sortit, vexée, et reprit ses essais. Finalement elle ouvrit une boîte de sardines et en fit son souper. Du côté de Gergueil grondait déjà un orage qui devait éclater dans la nuit, avec le fracas, répercuté à l’infini dans le couloir des combes, de la foudre cinq fois tombée sur les hêtres des sommets.

Au plus fort de la tempête, la Gazette entendit qu’on tambourinait et qu’on essayait d’ouvrir la porte de la salle commune.

— Monsieur ! Monsieur la Gazette, ouvrez-moi ! C’est moi ! Sylvie !

Elle se tut pendant que craquait un furieux coup de tonnerre et que l’air se mettait à sentir le soufre. Puis plus bas :

— Monsieur Gazette ! Ouvrez-moi… Ou alors, vous qui êtes le Grand Druide, commandez à l’orage qu’il cesse !

Il avait commencé à dire : Vade rétro Satana ! Mais il s’était dressé sur son séant. Ses yeux devinrent verts.

— Monsieur Gazette! (la voix se faisait enjôleuse) vous n’avez qu’un mot à dire, vous le Grand Druide…

Il fut vivement debout, vint à la fenêtre. A travers la vitre sale il la vit, à la lueur des éclairs. Son pyjama était plaqué sur son corps.

Sans ouvrir la porte, il saisit sa crosse et la leva à bout de bras en criant trois mots dans son charabia. Chose curieuse, on aurait dit que l’orage lui obéissait : on n’entendit plus que quelques grondements qui s’éloignaient du côté d’Antheuil, et le bruit de l’eau qui dégorgeait de toutes les gouttières percées. Sylvie, le poing fatigué de frapper, s’en retourna, le dos rond, dans sa masure, alors que la Gazette, persuadé d’avoir commandé aux éléments, se versait, dans l’obscurité, un grand verre de vin.

Avant l’aube, n’ayant pu fermer l’œil, elle sauta dans sa voiture et, à tombeau ouvert, gagna Semur. La petite ville s’éveillait à peine. Les corneilles sortaient des murailles et tournaient autour de la flèche de pierre, où les deux sculpteurs étaient à l’œuvre, burin sonnant. Cette fois, ils ne la virent que lorsqu’elle se fut engagée sur les échelles. Gilbert lui cria :

— Ne monte pas plus haut, je descends !

Il craignait qu’elle ne fît un faux pas, mais, furieuse, elle continuait l’ascension; quand elle arriva sur le plateau, elle n’osa pas aller plus loin. Elle se cramponna à la main courante et lança :

— Gilbert ! Je t’achète ta chambre à four !

— Et c’est pour me dire ça que tu es venue te rompre les os sur le parvis ?

Elle regarda à ses pieds et c’est alors qu’elle fut paralysée par le vertige.

— Redescendez ! cria Germain,

— Je ne peux pas ! gémit-elle.

Ils lâchèrent donc tous deux le maillet et quittèrent leur perchoir. Avec de grandes difficultés ils l’aidèrent à redescendre, grelottante de peur. Lorsqu’elle mit le pied sur le sol, elle éclata en sanglots, puis, se raidissant et piaffant :

— Vous m’avez humiliée, tous les trois, les uns après les autres ! Mais je vais te montrer Gilbert, ce que c’est qu’une femme !

— En m’achetant ma chambre à four ?

— Elle me plaît.

— Pardi ! J’aurais dû m’en douter ! Une Parigote ne peut pas voir une baraque en ruine sans vouloir en faire une image de catalogue !

— Tu verras comme je l’installerai ! Rageusement, elle entra dans plusieurs boutiques et acheta (acheter est, en toutes circonstances, le recours et la consolation de la femme) deux bouteilles de gaz butane et un réchaud, une truelle, une pioche et tout le matériel qu’on voit sur les affiches, des outils de jardinage peints en rouge et en vert, des sachets de graines et tous les jouets pour citadins en mal de résidence secondaire. Quand la voiture fut pleine, Gilbert, inquiet comme le sont tous les hommes lorsqu’ils assistent aux ébats d’une femme dans les magasins, demanda :

— Et la Gazette, qu’est-ce qu’il dit de tout ça ?

— Ton Grand Druide est un salaud! dit-elle en démarrant furieusement.

Lorsqu’elle arriva à la Rouéchotte, le grand vantail était fermé. Elle contourna la grange et passa la brèche dans le mur. Les bâtiments étaient vides, la porte de la salle commune fermée. Elle murmura des injures, se précipita vers la chambre à four dont la porte était ouverte au grand large.

Elle regarda ces maisons grises, rongées de ronces et de soleil, enserrées dans la triple enceinte de leurs murs, de leurs friches et de leurs forêts. C’était d’une très grande et très grave beauté, mais elle eut peur. Peur de solitude et de silence, car la Gazette était parti, avec la Mirette. Sylvie était seule. Ce site merveilleux qui lui avait accroché l’âme avec les griffes sauvages de ses épines, qui avait capturé son cœur dans le trémail de ses branchages, de ses éboulis, de ses ravins aux eaux perdues, lui faisait peur parce que ce salaud de Gazette était parti. Où était-il ?

En « veurde » ? comme il disait. En braconne ? Ou bien caché dans les caillasses pour la voir avoir peur ? Pourtant il lui manquait.

Elle se jeta sur ses outils tout neufs et, au plein soleil d’été, se mit à gratter, sans trop savoir comme, les orties, les yèbles, les ruantes énormes qui envahissaient son seuil. Elle croyait pouvoir faire devant sa maison une place bien nette et y semer des fleurs, comme elle avait vu sur les magazines spécialisés, avec ici un dallage japonais, là un mixed-border, plus loin un jardin de rocailles. Elle n’aboutit qu’à une énorme fatigue et, sur la pierre du banc, à l’ombre du sureau, se mit à écouter, avec effroi, le silence strident des grillons.

Comme elle allait s’assoupir, elle entendit un moteur qui peinait dans les lacets de la combe. Une voiture montait.

C’était peut-être Gilbert qui, confus, revenait faire amende honorable et se jeter à ses pieds ? Bientôt la voiture s’arrêtait devant le portail fermé.

Sylvie alla faire basculer la clenche, ouvrit le vantail et se trouva face à face avec une jeune personne robuste : c’était Manon, la cousine Manon, qui resta bouche bée.

— Qui êtes-vous ? dit la Parisienne.

— Comment, qui je suis ? Mais vous, qui êtes-vous d’abord ?

— Une amie de Gilbert.

— Que faites-vous ?

— Je l’attends.

— Alors vous savez s’il est revenu de Paris ?

— Oui, il est revenu.

— Et où est-il à cette heure ?

— Je ne saurais vous dire.

Manon se dirigeait vers les bâtiments, mettait la main dans un trou du mur, en retirait une clé, ouvrait la porte et pénétrait dans la salle. Sylvie était sur ses talons.

— Vous lui direz que sa cousine Manon est venue pour lui dire qu’on a besoin de lui à Saint-Romain, et que c’est grave. Elle ouvrait le cellier aux statues :

— Et vous lui direz, à votre cher ami Gilbert, qu’au lieu de gratter ses guignols il ferait mieux de…

— Ces guignols, comme vous dites, sont admirables et…

— Oui, mais ses champs sont de beaux lâchons d’épines !

— Vous avez un cousin qui est un grand artiste et vous…

— Mon cousin est peut-être un grand artiste, mais la Rouéchotte était un beau domaine et par sa faute il retourne aux étoules et à la ronce, et les maisons s’effondrent !

— Quand on a un talent comme le sien on se doit à son œuvre.

— Quand on a une Rouéchotte, on se doit à son domaine. Et quand on a l’allure que vous avez on ne vient pas faire la leçon aux travailleurs de la terre !

— J’ai l’allure qui me plaît, mademoiselle, et je travaille autant que vous !

Manon éclata d’un grand rire méchant. Sylvie se retourna d’un bond et la gifla.

Si la Gazette était caché quelque part, il pouvait alors se régaler, car les deux femmes s’étaient empoignées. Elles roulèrent entre la Madeleine et saint Jean, au pied de la croix, sous les yeux de la Mère des Douleurs.

D’un côté, c’était le judo féminin parisien, de l’autre, le rude pancrace de la layotte en colère; tout cela faisait une boule de cris et de miaulements. Ça griffait, ça se détendait, ça rebondissait, comme une bataille de chats sauvages.

A un moment, cela heurta la croix qui glissa et, de toute sa hauteur, tomba sur elles et bascula sur les dalles en faisant un craquement sinistre. On aurait dit que la charpente de la maison venait de s’effondrer.

Le nœud de bras et de jambes qui gigotait sur le sol se figea tout à coup. Sylvie, assommée par la croix, avait perdu connaissance et le Christ gisait, les deux bras rompus pendant au bois du sacrifice.

Manon se leva en hurlant des injures, elle prit une pioche qui se trouvait là et se mit a frapper de toutes ses forces, à droite, à gauche, sur la Madeleine, sur saint Jean, sur la Vierge et même sur le Christ brisé, s’acharnant, scandant ses coups en criant :

— Admirables ! Admirables ! Ses guignols ?… Vraiment? Mon cousin est un grand artiste ? Hahaha !

Puis elle sortit en courant, sauta dans sa voiture et disparut, abandonnant la Rouéchotte silencieuse aux grillons, alors que le circaète planait lentement en glissant sur l’aile, au-dessus des hêtres foudroyés.

Sylvie revint à elle. Se tenant la tête à deux mains elle gagna l’abreuvoir, s’y ébroua et, sans prendre le temps d’essuyer le sang qui coulait de son front, ramassa ses vêtements, monta dans sa voiture et, abandonnant son matériel de petite fermière modèle, disparut dans un tourbillon de poussière.

Une heure plus tard, elle prenait une chambre à l’hôtel du Chapeau rouge, à Dijon, et retrouvait avec délices une salle de bains où, dans une eau de robinet, parfumée, si l’on peut dire, aux sous-produits de la distillation du pétrole, elle put enfin retrouver la civilisation de consommation qu’elle avait cru trop facilement pouvoir abandonner. Mais surtout elle put se plonger dans le bruit, ce cher compagnon des enfants du siècle.

Le lendemain, elle était à Saint-Tropez.

 

La Gazette rentra dans la nuit. Il trouva la porte ouverte. Il découvrit les statues renversées, la croix cassée, le Christ brisé, la pioche jetée.

En tournoyant, les bras au ciel, les yeux révulsés, il se mit à chanter :

— Alléluia ! Gilbert !… Mon fils Gilbert ! Te voilà consacré par les puissances du mal ! C’est bon signe !… Te voilà purifié !

Il riait, il exultait. Il gagna la cour puis la friche et se mit à courir en poussant de hautes clameurs qui montaient dans la nuit d’été. Il trottinait. Il réveilla au passage les Goë en hurlant :

— Une grande nouvelle! Un monstre a brisé le calvaire du Gilbert.

— Quel monstre ? lui demanda-t-on par la lucarne.

— Une vipère femelle, c’est sûr !

Puis le délire :

— De sa vulve jaillissent le feu et le soufre et dans son ventre le malin a pondu sa bave et ses ferments !

— Arrête tes âneries, Gazette, et dis-nous !

— Une femme a brisé notre calvaire !

— Une femme ? dit un frère, mais quelle femme? Dans son lit, Ève ouvrait toutes grandes ses jolies petites oreilles.

Était-ce donc vrai ce qu’on racontait, que Gilbert avait ramené une femme avec lui, de Paris ? Pouvait-il lui avoir menti à ce point ? Et ce baiser de la Saint-Jean ?

Mais la Gazette ne répondait pas. Le moment de lucidité était passé. La Gazette repartait en hurlant ses niaiseries. Il mit presque trois jours, ainsi, sous le grand soleil, pour gagner Semur. Quand il déboucha sur la place du parvis, il voulut crier :

— Mon fils ! Une grande nouvelle !… Tu es libéré !… Le diable a capitulé !…

Mais aucun son ne sortit de sa gorge. Tout devint bleu devant ses yeux et il tomba, de fatigue et d’inanition, car il n’avait pas pris le temps d’entrer dans les fermes pour y demander gîte et pitance.

Il lâcha sa crosse qui roula sur le pavé. On le vit s’étaler, face contre terre, et ne plus bouger. Un quart d’heure plus tard il entrait à l’hôpital de Semur sans avoir pu parler.

 

Le lendemain, laissant le vieux dans un beau lit blanc, les deux sculpteurs partaient pour la Saône-et-Loire. Germain avait été pressenti en effet pour travailler à la restauration de plusieurs édifices bourguignons et, il faut bien le dire, il avait étonné les gens des Monuments historiques, car on lui avait demandé de s’occuper des châteaux de Berzé, de Couches, de Montigny-Monfort, de Chastellux et d’autres, ce qui fui faisait trois ou quatre ans de travail assuré… Et il avait refusé !

— Comment pouvez-vous laisser échapper une telle commande ? lui avait dit le conservateur. Vous sentiriez-vous incapable de mener à bien ces travaux ?

Et il avait eu cette réponse étonnante :

— Nous autres, enfants de Maître Jacques, nous avons promis de ne jamais porter les armes et de ne jamais travailler à la construction des forteresses, des palais et des prisons !

— Il ne s’agit pas de construire, mais de réparer, pour conserver à la postérité les vestiges des temps anciens !

— Notre art se refuse à la guerre et à la domination. Ce qui est promis est promis. Maître Jacques en a ainsi décidé, je lui ai donné ma parole !

— L’auriez-vous connu ? demandait plaisamment le fonctionnaire.

— Je sais bien que c’était un Gaulois, qui avait beaucoup voyagé en Grèce, en Égypte, à Jérusalem. On dit qu’il aurait exécuté les deux colonnes du temple de Jérusalem qui portent son nom : Jacquin…

— Diable ! Et vous êtes toujours fidèles à un maître si lointain ?

— Nous sommes toujours la confrérie des Enfants de Maître Jacques, les constructeurs celtiques, et nous signons d’une feuille de chêne. Jamais, vous ne verrez ce signe-là sur une forteresse ni une prison !

Gilbert entendait cela, et son cœur battait. Il croyait entendre la Gazette qui, un jour, avait dit :

— Maître Jacques, c’est le nom du paysan celte, et la Jacquerie, monsieur, est le premier nom de la Révolution !

Il avait même dit :

— N’oubliez jamais que la Révolution française, c’est la révolte de l’ouvrier celte contre la noblesse, c’est-à-dire les descendants des envahisseurs francs !

Oui la Gazette avait dit cela. Mais allez donc prendre au sérieux un homme qui dit tellement de bêtises !

— Ainsi vous refusez le travail ? avait demandé le conservateur.

— Je le refuse ! avait répondu Germain en faisant le geste de se retirer, non sans gaucherie.

— Attendez ! Ne vous sauvez pas comme ça, le Bourguignon ! J’ai autre chose à vous proposer !

Et c’est alors que le fonctionnaire avait énuméré douze noms prestigieux, douze noms d’églises, de basiliques, de cathédrales : Autun, Paray-le-Monial, Chapaize, Brandon, Anzy-le-Duc, Montceaux-l’Étoile, Semur-en-Brionnais, Tournus ! Le regard que Germain avait alors jeté à Gilbert avait été vif et brillant comme le passage de l’aile d’un martinet. Il n’avait dit que cinq mots :

— Onzième ? Douzième ? Ça me va !

Voilà comment avait été amorcé le marché. Ils étaient sortis de cette entrevue dans le délire et c’est ainsi qu’ayant donné le dernier coup de râpe à Semur, ils étaient partis directement à Autun, sans passer par la Rouéchotte, sans se douter de rien.

 

A l’hôpital de Semur, la Gazette n’avait repris connaissance que vers les minuit. S’éveillant dans des draps blancs, il avait eu un haut-le-corps et, tout de suite :

— Ma crosse?

Il glissa ses jambes maigres hors du lit et se mit à chercher son bâton. Ses voisins le virent aller et venir dans la demi-obscurité des veilleuses en disant : « Ma crosse ? Bon Dieu de bois, ma crosse ? Mon sceptre d’Osiris? Ma verge d’Aaron? Où l’ont-ils mise, ces pangnias ? »

Il se souvint alors de son malaise de la veille, il lui revint qu’il était tombé sur le parvis. Sa crosse devait être restée là-bas, tout simplement, alors, le plus naturellement du monde, il ouvrit la fenêtre, enjamba l’appui, et descendit sur l’avant-toit d’où il s’arrangea pour gagner le pavé et, en pleine nuit, se mit à parcourir les rues de Semur, vêtu du pyjama réglementaire de l’hôpital.

Drôle d’épouvantail sous la pleine lune d’août !

Les murailles étaient encore chaudes et le chant des grillons qui, toute la journée avait assiégé la ville, réussissait maintenant à y pénétrer, débordant les remparts et montant à l’assaut de la collégiale Notre-Dame, dressée, tout en haut, blafarde sur le ciel sombre.

La Gazette arriva bientôt près d’elle, fit le tour de la place et, dans un coin, trouva effectivement sa canne, la ramassa avec des marques ridicules de respect et de tendresse, et, transfiguré, continua son étrange promenade nocturne. Il tourna à gauche, dans l’ombre que l’église jetait sur la ruelle, passa devant la porte des Bleds, où s’archivoltent les travaux des saisons, puis il courut aux portails occidentaux, éclairés en plein par la lune, et il y vit l’éléphant et le chameau. Il éclata de rire :

— Un éléphant ?… Et un chameau ?… Belle enseigne pour une collégiale ! Bel hommage à la mère de Dieu !… Beaux attributs pour Notre-Dame des Douleurs ! Belle ménagerie au milieu des beaux bourgeois frottés de latin et des curés confits de tortueuse théologie !… Un éléphant et un chameau, entendez-vous, bonnes gens qui dormez ? Demandez-leur donc à vos savants d’expliquer un éléphant et un chameau dans votre sanctuaire, dont vous êtes si fiers, à côté de la Mère de Dieu !… Ils vous diront que c’est pour faire joli ! Il s’adressait aux fenêtres fermées, aux volets clos :

— On a construit les cathédrales pour faire joli !… Entendez-vous, bourgeois?… Pour faire joli… pour faire joli…

Ainsi répétant, il s’en alla, crosse en main, gagna les voies antiques de Pont-d’Allerey et de Fiée. Pieds nus, en pyjama, il marcha jusqu’au jour, longeant les eaux profondes du lac de Pont.

Il se proposait de couper court par les vieilles pistes charrières qui convergent toutes vers la haute butte de Thil, et gagner le cours de l’Armançon, « méchante rivière beaux poissons », mais une voiture, au carrefour de Roilly, lui coupa la route, s’arrêta et deux gendarmes en descendirent.

Lorsqu’il les vit, il se jeta dans les buissons, vif comme un capucin, mais les gendarmes étaient jeunes et aimaient à rire. Donner la chasse à ce vieil épouvantail était partie de plaisir qu’ils firent durer tant et plus. Ils le laissèrent se forlonger jusqu’à mi-hauteur, sous les glacis du château fort de Thil, mais de peur de le voir donner le change et se perdre dans les taillis d’en haut, ils se rapprochèrent et le trouvèrent perché sur une muraille branlante tellement pourrie qu’ils n’osèrent s’y aventurer.

— Jean Treuverdot, dit « la Gazette », je vous ordonne de descendre ! cria le brigadier.

Il semblait ne les voir ni les entendre. Il parlait mais le vent qui soufflait là-haut emmenait ses paroles sur le versant sud de cette butte étrange, une de ces buttes d’Auxois où il aimait tant jucher.

— Gazette, descendez, ou nous allons vous chercher !

Il continuait à gesticuler, le vieux druide, sur ses pierres branlantes, crosse en main. Jamais pyjama réglementaire de l’hôpital de Semur n’avait été à pareille fête !

Lorsque les gendarmes parvinrent à se hisser près de lui, il prit son élan comme s’il se fût trouvé au péril des flammes, et sauta dans les buissons qui, dix mètres au-dessous de lui, escaladaient le glacis. Ils le virent, en bas, rouler en boule dans les prunelliers et rester là, immobile.

Une heure plus tard, il réintégrait l’hôpital de Semur, cheville foulée, hurlant :

— Faut prévenir Gilbert, cré cinq cents dieux !

— Qui est Gilbert ?

— Mon disciple, mon successeur. Un démon vient de briser son calvaire…

— Quel démon ? Quel calvaire ?

— Le calvaire des Griottes. Quant au démon, j’en ai senti le respir !

C’est ainsi que Gazette fut transféré dans la salle des fortes têtes. Les fenêtres étaient armées de barreaux datant, pour le moins, du quinzième siècle.

Une fois le messager en cage, tout l’Auxois, toute l’Arrière-Côte, toute la Montagne sombrèrent dans l’ignorance et l’ennui. Qui pouvait assurer, maintenant, le commentaire des événements essentiels et raconter ce que le Bien Public et les Dépêches ne disent jamais ?

 

C’était bien ce que pensait Ève Goë.

Elle allait à l’herbe aux lapins, s’asseyait dans les touffes de grimon, le dos rond, le cou tendu, pour voir à la fois du côté de la Chaume d’en haut et du côté de la vallée, guettant le moindre bruit, le moindre mouvement de branche. Une pie hochant la queue la faisait sursauter, un aboi de chien dans les villages d’en bas la rendait frissonnante.

— Reviendra-t-il ? Et s’il vient, par où va-t-il me crier ?

Elle remplissait la bâche de pissenlits, de chicorée, de luzerne folle et de minette, et ses pas, jour après jour, l’amenaient sur le tertre de la croix de mission. C’est la tour de guet, l’observatoire d’où, de toute éternité, les fiancées sont venues guetter leur amoureux retour de guerre ou de cavale, avec la table de pierre, la croix, le muret d’où l’on peut voir, sans seulement le faire exprès, tout le pays de trois cantons, et, comme sur une carte Michelin, toutes les routes où le moindre chien errant fait un point qui remue et ne vous échappe pas.

De là, si le bien-aimé s’approche, d’où qu’il vienne, on est sûre de le voir deux bonnes heures avant qu’il commence à grimper la côte. Alors on a le temps de courir chez soi, de se donner un coup de peigne, de chercher la bouteille d’eau de Cologne, et de revenir s’asseoir, comme si de rien n’était, sur le tertre de la croix de mission. Elle y venait tous les jours. Elle y apportait ses chaussettes à repriser, ses boutons à remettre ; elle y amenait sa chienne qui, elle aussi, regardait au loin, mais les jours passaient. L’été se faisait lourd et épais.

L’herbe attendait l’eau, Ève attendait l’amour.

— Ah ! si seulement je voyais arriver la Gazette ! pensait-elle, lui, il me dirait, mais ouatte ! le vieux fou est recroquevillé par là au coin d’une taille, mort ou peu s’en faut, avec sa manie de suivre les coulées de renards sans jamais dire laquelle !

Et puis cette idée qu’elle repoussait au fond d’elle-même : Gilbert, s’il était parti rejoindre cette fille ? Mais non : si elle avait brisé son beau calvaire, c’était par dépit, et si elle avait du dépit, c’est qu’il la repoussait.

Oui, mais on pouvait voir ça autrement : si cette fille; avait brisé, de rage, ses statues, c’était une marque d’amour enragé, et n’allait-il pas se laisser emberlificoter par cette preuve-là ? Et sa longue absence, n’était-ce pas l’indice qu’il était parti à sa recherche pour lui pardonner ?

Mais non : l’avoir embrassée, elle Ève Goë, et serrée comme il l’avait fait pour la Saint-Jean (déjà bientôt trois mois !), et la délaisser ensuite ? Ce n’était pas de lui, ça !

… Et si la Gazette, comme toujours, avait raconté des menteries, avec son calvaire brisé ?

Alors, un jour, elle osa gagner la Rouéchotte. Elle eut l’audace d’entrer dans la salle commune, de se glisser dans le cellier et elle vit le Christ aux bras brisés, les Saintes Femmes renversées. C’était donc vrai ? Et dans la chambre à four, ces fioles d’onguents parfumés, cette petite pioche, ces petits outils de poupée ?

Et, après avoir donné un coup de chiffon machinalement et remis de l’ordre, elle revint à la Communauté, le ventre noué, sans en rien dire à personne.

Et comment en parler ?

Ses frères continuaient à courir les fêtes sur leurs vieilles bicyclettes, pour y défier les gars des autres cantons, prenaient des places sans trop chercher à les garder, le père Goë ne répondait jamais à personne, perdu dans un rêve probablement drôle, puisqu’il le faisait éclater de rire en disant : « Bande de corniauds ! »

Comme il aurait fait bon voir arriver Gilbert et l’entendre dire : « Coucou, me voilà ! Nom de d’là ! » Ou même tout simplement voir entrer la Gazette : « Pax vobiscum ! In nomine patris….Ton Gilbert est ici ou là, je sors de le voir ! »

Mais rien. Ni l’un ni l’autre.