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L’année avait fini sa pirouette, et Noël était revenu, avec la glace qui faisait briller, de loin, les hauteurs de Liernais, de l’Huis-Renaud et de Pierre-Ecrite.
Dans les trois vallées, Noël ramenait les soucis de la crèche vivante.
— Qui fera Marie, puisque l’Ève Goë est à l’hôpital ? « Pas commode de trouver encore une fille dans les villages ! Elles partent toutes faire margoton à Dijon, à Paris, que les garçons restent célibataires s’ils veulent cultiver la terre ! Va trouver une Vierge ! Et une Vierge qui le soit ! »
Quand on en parlait au jeune curé en pull-over, il riait :
— Débrouillez-vous avec votre cirque ! Moi je ne suis pas président du syndicat d’initiative !
— Mais enfin, monsieur le curé…
— Je ne suis ni monsieur ni curé : appelez-moi Jean-Paul ! Quant à votre folklore, ça fait peut-être marcher le commerce, alors voyez ça avec les commerçants, moi je vous prêterai l’église, si vous le voulez, et je ferai le sermon par-dessus le marché, et je vous certifie qu’il ne sera pas piqué des cancouennes !
On décida de pressentir le brandevinier qui avait une fille blonde et rose, et sage. Mais pour trouver cet homme-là, en cette saison, il faut courir les chemins, grimper dans tous les villages, et, au flair, remonter les senteurs de marc. Vous le trouvez au fond d’une carrière désaffectée, en bout de village, entre son alambic fumant et ses tonneaux de moût, ses sapines de repasse, ses tas de germe rousse, auréolé de la fumée bleue de son foyer et d’une douce vapeur fruitée qui vous saoule bel et bien si vous n’y prenez pas garde. Sa machine ronronne, ruminant, dans son estomac de cuivre rouge, qui brille dans le soir, un suc qui gargouille dans le dôme et tombe goutte à goutte par la goulotte. Pour peu que vous vous approchiez, vous découvrez alors plusieurs silhouettes silencieuses accroupies devant la pisserotte, l’œil fixé sur ce mince filet de cristal, urine sacrée dont ils supputent la richesse à la seule vue de sa couleur, de son perlé, de sa chanson, de son cordé, de ses réticences ou de ses débordements. De temps en temps, le maître prend un tâtevin, le remplit à la brûlante mamelle, le hume, le regarde, le respire, y trempe ses lèvres, le passe à son voisin, qui le regarde, le hume, le respire, y mouille ses moustaches et le transmet à un autre qui en fait autant, avec lenteur, et une sorte d’onction ecclésiastique.
Il y a, dans chaque village, des vieillards qui, de coutume, n’ont pas la force de dépasser le coin de leur bûcher, et qui, l’hiver, montent tous les jours jusqu’aux granges, d’un pas alerte et décidé. On appelle cela « les miracles du chaudron ». Quand un vieux, malade en été, agonisant en automne, tarde à mourir, on dit : « il attend l’alambic », et on en voit qui, quasiment, ressuscitent pendant l’Avent, stimulés par la perspective du pèlerinage annuel. On chargea la Gazette, donc, de retrouver le brandevinier qui n’était pas homme à tolérer que sa fille jouât la Sainte Vierge sans son consentement. Sa femme disait : « Il est à Bouhey aujourd’hui ! Vous le trouverez sous les roches ! » Mais il était à Nuas, car c’était un homme qui aimait son quant-à-soi. Il brouillait ses pistes, en bon Bourguignon, afin d’être le seul maître de ses actes et de ses pensées. « Pas moyen de commercer avec toi, lui disait-on, t’es toujours ailleurs » Il riait en répondant « Marche ! Ils savent bien quand même trouver le chemin de mon chaudron ! Tout arcandier que je suis, je n’ai jamais vu homme si bien entouré que moi ! Il y a plus de monde à mon chantier qu’à la messe ! »
La Gazette, pour le retrouver, servait donc de guide à deux des organisateurs de la crèche vivante et, de fait, lorsque les trois émissaires arrivèrent au chantier du brandevinier, il y avait bien dix fidèles prosternés devant la source miraculeuse.
Le distillateur leur offrit, dans la tasse commune, une rasade de cette eau-de-vie qui, toute tiède encore, sortait des tripes ardentes de l’alambic.
— Ma fille pour faire votre Sainte Vierge ? dit l’homme. Entendons-nous bien : j’ai deux filles : la Christiane et la Jeannette ; il n’y a que la Jeannette qui peut faite l’affaire parce que la Christiane, elle, il n’y a plus moyen depuis longtemps. Vous voyez ce que je veux dire et je ne vous apprends rien. C’est la plus belle, d’accord, mais j’ai beau être mécréant, je ne voudrais pas vous voler sur la marchandise !
— C’est à Jeannette que nous avions pensé ! affirmèrent les négociateurs.
— Alors d’accord pour la Jeannette, mais à condition qu’elle accepte ! Arrangez-vous avec elle, parce que moi, vous n’êtes pas près de me revoir. Je suis en tournée et ça peut me conduire jusqu’aux vigiles de Pâques !… ou de la Pentecôte ! Va savoir !
Jeannette se fît tirer l’oreille et tout le canton en frémit.
— Que je fasse la Sainte Vierge, moi ? Vous m’y voyez avec mon air ?
— On t’y voit très bien, Jeannette.
— Avec mes grosses mains rouges que je fais la pâtée aux canards ? Non, c’est pas possible !
On insistait, elle s’entêtait et la fête approchait. Un jour, alors que tout le village la bousculait pour qu’elle acceptât, elle gémit :
— Je ne suis pas près d’être à moitié aussi jolie qu’il faudrait !
Alors une voix convaincue s’éleva :
— Vous serez la plus jolie Sainte Vierge qu’on aura jamais vue !
C’était Germain, oui Germain le Bourguignon Bien-Pensant, qui aussitôt devint rouge comme une cornouille.
— Sacré Germain! lança Gilbert, si la Toinette t’entendait !
— Quoi Toinette ? Quelle Toinette ? fit vivement Germain.
— Je ne sais pas. Il m’avait semblé t’entendre dire, du côté de Milly : A bientôt Toinette ! Je reviendrai !
Germain gronda :
— Il est bête comme un jeune doguin ce Gilbert! Quelle idée de raconter des menteries comme ça !
Puis se tournant vers Jeannette ï
— … L’écoutez pas, mademoiselle Jeannette, il y a pas plus de Toinette que de beurre en broche, et moi je vous dis que vous serez une sacrée Sainte Vierge !
Parole de compagnon-sculpteur-imagier !
Et voyez comme vont les choses : ce que ni père ni mère ni maire n’avaient pu obtenir, en six mots, Germain, étranger au village, l’obtint : Jeannette Lucotte fut la Vierge. Une jolie petite Vierge un peu rousse, aux yeux verts, à la peau blanche. « Une belle Celte ! » disait la Gazette.
On repassa donc les costumes, on prit la pose pour draper les étoffes. La Gazette s’en fut couper du gui et l’apporta pour qu’on en ornât la scène. Ce qui lui fut refusé :
— Je l’ai pourtant coupé avec ma gougeotte d’or!
pleurnicha-t-il.
— On n’a pas besoin de tes diableries !
— Des diableries ? Le gui sacré de nos ancêtres ?
— Ne viens donc pas mélanger tes religions barbares à la nôtre, sacré Romulus !
— Barbare ! Haha! ricanait la Gazette. Écoutez donc ce que dit saint Augustin : «… Ce que l’on appelle aujourd’hui " religion chrétienne " existait chez les Anciens et n’a jamais cessé d ’exister depuis le commencement des temps, jusqu’à ce que le Christ étant venu, on commençât d’appeler " chrétienne " la vraie religion qui existait dès le commencement du monde ! »
— Tais-toi, Gazette ! Dis pas des énormités ! Tu vas voir qu’un beau jour on te brûlera comme sorcier, et t’auras que ce que tu mérites !
— Je n’ai pas peur du feu, garçon ! Et Augustin était professeur de rhétorique et Père de l’Église latine ! Alors !…
De son côté, Jean-Paul, le jeune curé, proposait que cette crèche fût remplacée par une sorte de panneau d’affichage où, par inscriptions lapidaires et brutales, tout fût remis en question, surtout l’Ordre, l’ordre établi.
— Mais la crèche ! disaient les gens.
— L’Évangile est la critique permanente de la société ! lançait-il.
— Mais la crèche ! lui répondait-on.
— Depuis la crèche jusqu’au vendredi à trois heures de l’après-midi, Jésus est en contestation avec la société de brigands. Il faudrait tout de même bien qu’on le dise !
— Mais la crèche ?…
— Eh zut pour votre crèche de papillotes ! Faites-la pour amuser les bourgeois, moi, je ferai la mienne !
— Vous n’êtes qu’un révolutionnaire, l’abbé !
— Jésus est la Révolution !
— Mais Noël ?…
— Eh bien ! Noël, c’est la naissance de « Jésus la Révolution ».
— Non, Noël est la fête de l’enfance. C’est un mystère joyeux !
Le petit curé en chandail montait d’un ton :
— Ah ! Noël est un mystère joyeux ? Vraiment ? La fête de l’enfance ? Sans blague ?… Vous trouvez joyeux que cette femme vienne faire son gosse sur la paille d’une écurie, alors que tout le monde est bien au chaud, s’amuse, cherche à s’enrichir par tous les moyens ? Joyeux ce gars qui ne cesse de répéter « Aimez-vous les uns les autres » et que nous collons sur une croix, comme ça, à coups de marteau !
«— Nous?
— Oui, tout le monde s’y est mis ; les riches, les pauvres, les puissants, les miteux, les gouverneurs et les traîne-savate, les salauds et les braves gens, car ils étaient tous là pour crier tue-assomme ! Et qu’est-ce qu’il avait dit, qu’est-ce qu’il avait fait pour mériter tout ça ? Hein ? Je vous le demande ?… Il avait dit : « Heureux les simples ! Heureux les doux ! Heureux les pacifiques ! Heureux les miséricordieux ! Que celui qui a deux chemises en donne une à celui qui n’en a pas ! » Il avait dit : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous persécutent !… Vous entendez ? Aimez vos ennemis. » Et tout le monde, les braves gens comme les autres, l’a roué de coups, l’a couvert de crachats et d’injures, et votre mystère joyeux débouche sur quoi ? Sur un supplice affreux : la croix ! Les clous dans les mains et dans les pieds, le coup de lance dans le côté, et vous appelez ça un mystère joyeux ? La fête de l’enfance ?
« Alors amusez-vous bien ! A votre santé ! Régalez-vous à regarder ce joli poupon bien rose sur sa jolie petite paille, entre sa jolie maman et son vieux papa ! ses braves bergers bien propres et bien respectueux, ses gentils rois si bien intentionnés ! Sous cette bonne vieille étoile, dans ce merveilleux climat de prodigieuse espérance ! Ne changez surtout rien aux hommes ni aux choses ! Regardez donc comme tout va bien !
« Tout à l’heure, pour commencer, on va massacrer quelques milliers de nouveaux-nés, une bagatelle, mais ne changez rien à l’ordre des choses ! Si vous voulez changer, vous êtes de vilains petits révolutionnaires ! Et vous faites de la politique !
« Réjouissez-vous plutôt ! Jouez hautbois résonnez musettes! Endormez-vous tranquillement, braves gens ! Pour célébrer la naissance du Sauveur, contentez-vous de chanter. Pendant ce temps-là nous prendrons comme nous pourrons les dispositions qu’il faut pour le supprimer, car il est dangereux, ce charpentier, c’est lui qui va donner à nos esclaves l’idée qu’ils sont nos égaux devant Dieu ! C’est lui qui va leur montrer notre petit trafic de Dieu ! Nous y mettrons le temps qu’il faudra, mais nous le supprimerons pendant que vous chanterez Noël.
« Mystère joyeux ? Ah oui vraiment ?…»
La Gazette était médusé. Il regardait fixement le jeune curé. Une grande exaltation semblait monter en lui. Il se mit à trépigner en criant :
— Bravo Jean-Paul ! Les autres lui disaient :
— Tu soutiens ce petit curé anarchiste, toi, le pape des escargots ?
— Il me rappelle tout à fait saint Andoche, criait le vieux. Quand j’ai rencontré Andoche pour la première fois, c’était sur la voie d’Agrippa, en 176, juste à la sortie de ce que vous appelez Dijon et que l’on appelait Divio, à l’époque.
« Quand je le vis, il était monté sur un tas de pierres et parlait à des gens qui se rassemblaient. Je me suis approché et j’ai écouté. Il disait à peu près la même chose que votre petit curé, oui la même chose, avec le même feu et presque les mêmes mots !… Mais une patrouille de soldats est venue et les a chassés en dispersant la foule…»
La Gazette arrivé à ce point de son récit se mit à sangloter :
—- Hihi, les pauvres enfants ! Je ne les ai revus que quelques mois plus tard, à Saulieu, que nous appelions « Soli locus » en latin, Solieu, le lieu du soleil, et où, bien avant, nous avions déterminé le lieu cosmogonique où le soleil est en puissance avec la Grande Vouivre. Bref, je venais là comme je le fais encore pour préparer les fêtes du solstice et j’ai revu ce pauvre Andoche et ses camarades : on venait de les arrêter pour les mettre à mort, et Andoche disait la même chose que votre curé Jean-Paul !
« Hihi ! Comme je me reproche de ne pas les avoir cachés dans les grottes où nous nous cachions nous-mêmes pour échapper à la police des occupants !
« Pauvre Andoche ! Pauvre Jean-Paul ! Comment vont-ils le massacrer ?… Le noyeront ? Le grilleront ? L’échauderont ? L’empaleront ?… Comme Bénigne ou comme Symphorien ? Pauvre petit curé en chandail rouge ! »
On disait :
— Tu le plains à cette heure, et hier tu l’accusais d’avoir vendu Saint-Thibault et Notre-Dame-de-sous-Terre ?
La Gazette hochait la tête :
— C’est vrai qu’il a bradé Thibault et la Dame ! Le gredin ! le mandrin! Et pourtant ce petit a le souffle ! Il dit bien et pense mieux encore !… Mais allez donc vous fier à ça !
« Ah ! quelle époque que celle-ci ! On ne sait plus ! N’est vrai aujourd’hui que ce qui se mesure, se calcule ! Plus le sens du sacré ! Plus le sens du symbole !…»
La Gazette s’agitait :
— Doucement, doucement, lui disait-on, tu vas encore faire un coup de sang… Et rentre donc ton bras droit sous ta capote, on voit ta main qui dépasse sous ta besace !
Et la crèche vivante eut lieu néanmoins, et Jeannette fut la Vierge, et Germain, qui n’entrait dans les églises que pour y sculpter les pierres, ne manqua ni la messe de minuit, ni celle du jour, et je crois bien que si l’on eût dit, comme jadis, celle de l’aurore, il n’eût pas quitté son banc ! regrettant même qu’on eût perdu l’habitude de chanter vêpres, pour pouvoir plus longtemps contempler Jeannette, immobile, voilée de céladon.