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Eva Lind ne se trouvait pas à l’appartement quand Erlendur rentra chez lui dans la soirée. Il essaya de se conformer à ses recommandations et de ne pas trop se poser de questions sur l’endroit où elle était allée, celui où elle se trouvait, si elle allait rentrer et, si oui, dans quel état elle serait à son retour. Il avait fait un arrêt dans un fast-food et il avait rapporté pour elle et lui quelques morceaux de poulet dans un sachet. Il le balança sur une chaise et, au moment où il enlevait son manteau, il sentit une odeur familière de cuisine. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas senti le fumet de la nourriture s’échapper de la cuisine. Des morceaux de poulet, comme ceux qui se trouvaient sur la chaise, constituaient son régime habituel ; il consommait aussi des hamburgers, des plats préparés achetés chez Mulakaffi ou provenant du rayon traiteur des grands magasins, du mouton bouilli et froid, du fromage blanc dans des boîtes en plastique, des plats insipides conçus pour aller au micro-ondes. Il ne se rappelait pas la dernière fois qu’il s’était fait à manger lui-même. Il ne se rappelait pas la dernière fois qu’il avait ressenti l’envie de le faire.
Erlendur s’avança prudemment dans la cuisine comme s’il s’attendait à tomber sur des criminels, mais il constata qu’on avait dressé la table pour deux avec de jolies assiettes qu’il se souvint subitement posséder. Deux verres à pied destinés à contenir du vin étaient placés à côté des assiettes sur lesquelles étaient disposées des serviettes. Des bougies rouges scintillaient, fichées dans deux bougeoirs dépareillés qu’Erlendur n’avait jamais vus auparavant.
Il s’approcha de la cuisinière et remarqua que quelque chose mijotait dans une grande casserole. Il souleva le couvercle et son regard se posa sur une soupe à la viande particulièrement appétissante. Une mince pellicule de graisse flottait au-dessus des rutabagas, des pommes de terre, des morceaux de viande et des herbes aromatiques. Un fumet montait de la casserole et emplissait tout son appartement d’une authentique odeur de nourriture. Il approcha son nez de la casserole et inspira l’odeur de la viande mijotée et des légumes.
– Il me manquait des carottes, annonça Eva Lind dans l’encadrement de la porte de la cuisine. Erlendur n’avait pas remarqué qu’elle était rentrée dans l’appartement. Elle portait une doudoune qu’elle lui avait empruntée et tenait à la main un petit sac contenant des carottes.
– Où est-ce que tu as appris à faire la soupe à la viande ? demanda Erlendur.
– Maman n’arrêtait pas d’en faire, répondit Eva Lind. A une certaine époque, quand elle ne disait pas trop de mal de toi, elle affirmait que sa soupe à la viande était la meilleure que tu aies jamais mangée. Ensuite, elle ajoutait que tu étais une créature abjecte.
– La vieille avait raison dans les deux cas, dit Erlendur. Il regardait Eva Lind couper les carottes et les plonger dans la casserole avec les autres légumes. L’idée lui caressa l’esprit qu’il était en train de vivre une véritable vie de famille, ce qui le rendit heureux et triste à la fois. Il ne s’autorisait pas à croire que ce bonheur pouvait durer.
– Tu as trouvé le meurtrier ? demanda Eva Lind.
– Tu as le bonjour d’Ellidi, laissa échapper Erlendur avant de se rendre compte que des bêtes sauvages comme lui ne méritaient pas d’être mentionnées dans cet environnement.
– Ellidi, il est à Hraunid. Est-ce qu’il me connaît ?
– Les racailles que j’interroge mentionnent parfois ton nom, expliqua Erlendur. Ils croient que ça me fait perdre les pédales, ajouta-t-il.
– Et… c’est vrai ?
– Dans certains cas, oui. Comme dans celui d’Ellidi. Comment est-ce que tu le connais ? demanda Erlendur prudemment.
– J’ai entendu des histoires sur lui. Je l’ai rencontré une fois, ça fait des années. Il s’était collé les mâchoires avec de la Super Glue.
– C’est un imbécile de première classe.
Ils ne parlèrent plus d’Ellidi au cours de la soirée. Quand ils s’assirent à table, Eva Lind servit de l’eau dans les verres à vin et Erlendur mangea une telle quantité de soupe à la viande qu’il parvint tout juste à se traîner jusqu’au salon. C’est là qu’il s’endormit, tout habillé, jusqu’au matin, pour y passer une nuit agitée d’un mauvais sommeil.
Cette fois-ci, il se rappelait la majeure partie du rêve. Il savait que c’était le même que celui qui l’avait visité les nuits précédentes et qu’il n’était pas parvenu à analyser avant que celui-ci ne soit réduit à néant par l’état de veille.

 

EVA LIND LUI APPARAISSAIT COMME IL NE L’AVAIT JAMAIS VUE AUPARAVANT NIMBÉE D’UNE LUMIÈRE PROVENANT D’IL NE SAVAIT OÙ ET VÊTUE D’UNE JOLIE ROBE D’ÉTÉ QUI LUI DESCENDAIT JUSQU’AUX CHEVILLES SA CHEVELURE TOMBAIT EN ARRIÈRE LA VISION ÉTAIT IDYLLIQUE ET ÇA SENTAIT PRESQUE L’ÉTÉ ELLE VENAIT VERS LUI OU PEUT-ÊTRE FLOTTAIT-ELLE CAR IL SE FIT LA RÉFLEXION QUE JAMAIS ELLE NE TOUCHERAIT TERRE IL NE DISTINGUAIT PAS L’ENVIRONNEMENT ET TOUT CE QU’IL VOYAIT ÉTAIT LA CLARTÉ AVEUGLANTE ET AU CENTRE DE LA LUMIÈRE EVA LIND QUI S’APPROCHAIT DE LUI EN SOURIANT DE TOUTES SES DENTS ET IL SE VOYAIT LUI-MÊME OUVRIR LES BRAS POUR L’ACCUEILLIR ATTENDANT DE POUVOIR LA SERRER IL RESSENTIT DE L’IMPATIENCE MAIS ELLE NE VINT PAS SE BLOTTIR DANS SES BRAS AU LIEU DE CELA ELLE LUI TENDIT UNE PHOTO ALORS LA LUMIÈRE DISPARUT EVA LIND DISPARUT ET IL TENAIT DANS LA MAIN CETTE PHOTO QU’IL CONNAISSAIT SI BIEN PRISE DANS UN CIMETIÈRE LA PHOTO S’ANIMA IL EN FAISAIT PARTIE ET REGARDAIT LE CIEL SOMBRE PENDANT QUE LA PLUIE LUI CINGLAIT LE VISAGE QUAND IL BAISSA LES YEUX IL VIT LA PIERRE TOMBALE SE RENVERSER ET LA TOMBE S’OUVRIR DANS LE NOIR JUSQU’À CE QUE LE CERCUEIL APPARAISSE ET S’OUVRE IL VIT LA PETITE FILLE DANS LE CERCUEIL SON CORPS AVAIT ÉTÉ ENTAILLÉ DU MILIEU JUSQU’AUX ÉPAULES ET TOUT À COUP LA FILLETTE OUVRIT LES YEUX ET LES LEVA VERS LUI ALORS ELLE OUVRIT LA BOUCHE ET UN CRI D’ANGOISSE TERRIFIANT LUI PARVINT DE LA TOMBE.

 

Il se réveilla en sursaut et regarda droit devant lui le temps de reprendre ses esprits. Il appela Eva Lind mais n’obtint aucune réponse. Il alla à sa chambre mais sentit qu’elle était vide avant même d’ouvrir la porte. Il savait qu’elle était partie.

 

Après avoir examiné le registre des habitants de Husavik, Elinborg et Sigurdur Oli avaient en main une liste de cent soixante-seize femmes susceptibles d’avoir été violées par Holberg. La seule chose sur laquelle ils pouvaient se baser était le témoignage d’Ellidi affirmant qu’il s’agissait “d’un truc dans le même genre”. Ils prirent donc l’âge de Kolbrun en se donnant une marge de dix ans, en plus ou en moins. A première vue, le groupe pouvait se diviser en trois, un quart d’entre elles vivait encore à Husavik, la moitié avait déménagé à Reykjavik et le dernier quart était disséminé aux quatre coins du pays.
– Un travail de titan, soupira Elinborg en parcourant la liste du regard avant de la tendre à Erlendur. Elle remarqua alors qu’il était plus débraillé qu’à son habitude. Il avait une barbe de plusieurs jours, sa chevelure brun-roux était tout ébouriffée, son costume usé et tout froissé aurait eu grand besoin d’un nettoyage ; Elinborg se demanda si elle ne devait pas lui proposer d’y mettre le feu mais l’expression sur le visage d’Erlendur n’invitait pas à ce genre de plaisanterie.
– Comment est-ce que tu dors ces jours-ci, mon cher Erlendur ? demanda-t-elle avec prudence.
– Sur le trou du cul, répondit Erlendur.
– Et alors ? s’offusqua Sigurdur Oli. Il faudrait peut-être que nous allions voir toutes ces femmes pour leur demander si quelqu’un ne les aurait pas violées il y a des lustres ? Est-ce que ce n’est pas un peu… grossier ?
– Je ne vois pas comment on pourrait s’y prendre autrement. Nous commencerons par celles qui ont déménagé, dit Erlendur. D’abord celles qui habitent Reykjavik, nous verrons bien si nous arrivons à nous procurer des renseignements sur cette fameuse femme, chemin faisant. Si cette espèce d’imbécile d’Ellidi ne ment pas, alors Holberg a parlé d’elle à Kolbrun. Peut-être même que celle-ci l’a raconté à sa sœur, voire à Runar. Il faut que j’aille refaire un tour du côté de Keflavik.
Erlendur s’accorda un instant de réflexion.
– On pourrait réduire un peu le groupe, dit-il.
– Le réduire ? Comment ça ? interrogea Elinborg. A quoi tu penses ?
– Ça vient juste de me traverser l’esprit.
– Quoi donc ?
Elinborg fut saisie d’impatience. Elle s’était rendue au travail vêtue d’un tailleur neuf vert clair auquel personne ne semblait accorder la moindre attention.
– La filiation, la généalogie et les maladies, dit Erlendur.
– Exact, dit Sigurdur Oli.
– Nous savons que Holberg était un violeur. Mais nous n’avons pas idée du nombre de femmes qu’il a violées. Nous le savons pour deux d’entre elles mais, en réalité, nous ne sommes parfaitement certains que pour l’une des deux. Bien qu’il se soit refusé à l’admettre, tout indique qu’il a bien violé Kolbrun. Il a conçu Audur ou bien admettons que ce soit le cas mais il est également possible qu’il ait eu un autre enfant avec la femme de Husavik.
– Un autre enfant ? demanda Elinborg.
– Oui, qui serait né avant Audur, dit Erlendur
– Ce n’est pas franchement incroyable ? observa Sigurdur Oli.
Erlendur haussa les épaules.
– Tu veux que nous réduisions le groupe à celles de ces femmes qui ont mis au monde un enfant un peu avant… quelle date déjà, 1964 ?
– Je pense que ça ne serait pas idiot.
– Mais alors, il pourrait tout aussi bien avoir d’autres enfants à droite à gauche, remarqua Elinborg.
– Il n’a pas non plus nécessairement commis plus d’un viol, observa Erlendur. Tu as réussi à savoir de quoi sa sœur est morte ?
– Non, je suis en train d’y travailler, répondit Sigurdur Oli. J’ai essayé de faire des recherches sur leurs ancêtres, à elle et à Holberg, mais cela n’a rien donné.
– Je me suis chargée de Grétar, ajouta Elinborg. Il a disparu tout à coup, comme si la terre l’avait englouti. Nul ne s’est inquiété de sa disparition. Sa mère a appelé la police au bout de deux mois sans nouvelles de lui. Une photo a été publiée dans la presse et diffusée à la télé mais cela n’a donné aucun résultat. Ça remonte à 1974, l’année du onze centième anniversaire de la Colonisation. Pendant l’été. Est-ce que tu étais à Thingvellir ?
– Oui, j’y étais, répondit Erlendur. Qu’est-ce que Thingvellir a à voir là-dedans ? Tu crois qu’il a disparu à Thingvellir ?
– Je n’en sais pas plus, dit Elinborg. On a procédé à l’enquête de routine pour les cas de disparition, interrogé ceux dont sa mère savait qu’ils le connaissaient, parmi lesquels Holberg et Ellidi. Trois autres personnes ont été interrogées mais aucune ne savait rien. Grétar ne manquait à personne, sa sœur et sa mère exceptées. Il était né à Reykjavik, n’avait ni femme, ni enfants, ni petite amie et pas de proches parents. L’affaire resta en suspens pendant quelques mois, puis elle mourut de sa belle mort. Il avait trente-quatre ans.
– Si c’était le même genre d’individu que ses amis Ellidi et Holberg, je ne suis pas surpris qu’il n’ait manqué à personne, observa Sigurdur Oli.
– Au cours des années 70, l’année de la disparition de Grétar, treize personnes ont disparu, précisa Elinborg. Douze dans les années 80, sans compter les hommes morts en mer.
– Treize disparitions, demanda Sigurdur Oli, est-ce que ça ne fait pas un peu beaucoup ? Aucune n’a été élucidée ?
– Elles ne cachent pas obligatoirement un crime, commenta Elinborg. Les gens disparaissent, s’arrangent pour disparaître, souhaitent disparaître, disparaissent.
– Si je comprends bien, dit Erlendur, les choses se présentent ainsi : Ellidi, Holberg et Grétar s’amusent au bal de Krossinn au cours d’un week-end de l’année 1963.
Il vit le visage de Sigurdur Oli se changer en point d’interrogation.
– Krossinn était un ancien dispensaire militaire qui avait été transformé en salle de bal. On y donnait des bals de campagne endiablés.
– Je crois que c’est là que Hljomar a débuté, glissa Elinborg.
– Ils rencontrent des jeunes femmes dans le bal et l’une d’entre elles les invite chez elle à poursuivre la fête, continua Erlendur. Il faut que nous essayions de retrouver ces femmes. Holberg en raccompagne une, du nom de Kolbrun, jusque chez elle et la viole. Il semble qu’il n’en soit pas à son coup d’essai. Il lui murmure à l’oreille comment il s’y est pris avec une autre femme. Il se peut que cette dernière habite ou ait habité à Husavik mais, selon toute probabilité, elle n’a pas porté plainte contre lui. Trois jours plus tard, Kolbrun a enfin rassemblé assez de courage pour aller déclarer le viol mais elle tombe sur un policier qui a bien peu de compassion pour les femmes qui invitent des hommes chez elles après le bal et crient ensuite au viol ! Kolbrun met au monde un enfant. Il se peut que Holberg ait eu connaissance de l’existence de cet enfant, nous retrouvons dans son bureau une photo représentant la pierre tombale de sa sépulture. Qui a pris ce cliché ? Pourquoi ? La petite fille décède d’une maladie incurable et sa mère met fin à ses jours quelques années après. L’un des camarades de Holberg disparaît trois ans plus tard. Holberg est assassiné il y a quelques jours et un message incompréhensible est laissé sur les lieux du crime.
Erlendur marqua une brève pause dans son discours.
– Pourquoi Holberg n’est assassiné que maintenant, alors qu’il a un certain âge ? Le meurtrier a-t-il quelque chose à voir avec ce passé ? Et, dans ce cas, pourquoi ne s’est-il pas attaqué à lui avant ? Pourquoi toute cette attente ? A moins que le meurtre n’ait rien à voir avec le fait que Holberg était un violeur, si tant est que le fait soit avéré ?
– Je trouve que nous ne devrions pas négliger le fait que le meurtre ne semble pas porter trace de préméditation, glissa Sigurdur Oli dans la conversation. Comme Ellidi le dit si bien, quel genre de lavette se servirait d’un cendrier ? Ce n’est pas comme si ç’avait été le fruit d’une longue maturation avec toute une histoire derrière. Le message est simplement une sorte de blague, une chose sans queue ni tête. Le meurtre de Holberg n’a pas le moindre rapport avec le viol. Tout le service est occupé à rechercher le jeune homme en treillis.
– Holberg n’était pas un enfant de chœur, reprit Elinborg. Il s’agit peut-être d’une vengeance ou bien… comment dirais-je ? Quelqu’un a peut-être eu l’impression que c’était tout ce qu’il méritait.
– La seule personne dont nous soyons certains qu’elle détestait Holberg, c’est Elin, à Keflavik, continua Erlendur. Je ne me l’imagine vraiment pas assassinant qui que ce soit avec un cendrier.
– Peut-être a-t-elle trouvé quelqu’un pour le faire ? demanda Sigurdur Oli.
– Qui donc ? demanda Erlendur.
– Je n’en sais rien. En revanche, et je penche plutôt pour cette hypothèse, il semble que quelqu’un ait rôdé dans le quartier, essayé de cambrioler ou de se livrer à des actes de vandalisme, Holberg l’aurait surpris et aurait reçu le coup de cendrier sur le crâne. C’était sûrement un drogué complètement paumé. Cela n’a aucun lien avec le passé, mais plutôt avec la ville de Reykjavik et ce qu’elle est devenue à présent.
– En tout cas, quelqu’un a trouvé que c’était une bonne chose de le zigouiller, contredit Elinborg. Nous devons accorder de l’importance au message. Il n’a rien d’une blague.
Sigurdur Oli regarda pensivement Erlendur.
– Quand tu disais que tu voulais savoir exactement de quoi la petite fille est décédée, est-ce que tu penses à la chose à laquelle je crois que tu penses ? demanda-t-il.
– J’ai bien peur que oui, répondit Erlendur.