Le marié reçut Erlendur dans son bureau. Il était
responsable du contrôle qualité et du marketing chez un grossiste
importateur de céréales américaines pour le petit-déjeuner et
Erlendur, qui n’en avait jamais, de toute sa vie, goûté, se
demandait, au moment où il pénétrait dans le bureau sur la pointe
des pieds, quel pouvait bien être le rôle d’un responsable qualité
et marketing chez un grossiste. Il ne daigna pas poser la question.
Le marié portait une chemise blanche repassée avec d’épaisses
bretelles et il s’était retroussé les manches, comme si le contrôle
de la qualité exigeait qu’il fasse appel à toute son énergie. Il
était de taille moyenne, un peu enveloppé et portait un collier de
barbe autour d’une bouche lippue. Il répondait au nom de
Viggo.
– Je n’ai aucune nouvelle de Disa, déclara
Viggo avec précipitation en s’asseyant face à Erlendur.
– Y a-t-il quelque chose que vous lui auriez
dit et qui…
– C’est ce que tout le monde croit, répondit
le marié. Ils pensent tous que c’est ma faute. C’est le pire. Voilà
bien le pire dans toute cette histoire. C’est
insupportable !
– Avez-vous remarqué quelque chose d’étrange
dans son comportement avant qu’elle ne s’enfuie ? Ou bien
quelque chose qui aurait pu la choquer violemment ?
– Tout le monde était en train de s’amuser.
Vous savez, les mariages, enfin vous voyez ce que je veux
dire.
– Non.
– Vous êtes déjà allé à un mariage,
non ?
– Oui, une fois, il y a longtemps.
– Nous devions ouvrir le bal. Les discours
avaient déjà été prononcés et ses amies avaient toutes fait le
numéro qu’elles avaient préparé, l’accordéoniste venait d’arriver
et nous devions commencer à danser. J’étais assis à notre table et
tout le monde s’est mis à chercher Disa, mais elle avait
disparu.
– Elle était assise à côté de moi et m’a dit
qu’elle devait faire un tour aux toilettes.
– Et lui avez-vous dit quelque chose qui
l’aurait vexée ?
– Absolument pas, je l’ai embrassée et lui ai
dit de se dépêcher.
– Combien de temps s’est écoulé entre le
moment où elle est partie et celui où vous avez commencé à la
chercher ?
– Pff, je n’en sais rien. Je suis allé
m’asseoir avec mes amis et suis sorti allumer une cigarette – tous
les fumeurs allaient fumer dehors –, j’ai discuté avec des gens à
l’extérieur et aussi en sortant et en revenant, je me suis rassis
et l’accordéoniste m’a parlé de la danse et de la musique. J’ai
discuté avec d’autres personnes, peut-être bien pendant une
demi-heure, enfin, quelque chose comme ça, je ne suis pas
sûr.
– Et vous ne l’avez pas vue pendant tout ce
temps-là ?
– Non. C’était une vraie catastrophe !
Tout le monde me regardait ébahi, comme si c’était de ma
faute.
– Que croyez-vous qu’il lui soit
arrivé ?
– J’ai cherché partout. Parlé à toutes ses
copines, ses amis, sa famille mais personne ne sait rien, en tout
cas, c’est ce qu’ils disent.
– Croyez-vous qu’il y ait quelqu’un qui
mente ?
– Elle est quand même bien quelque
part.
– Saviez-vous qu’elle avait laissé un
message ?
– Non, quel genre de message ? Comment
ça ?
– Elle a accroché un papier sur une espèce
d’arbre à messages, avec ce mot : “Il est dégoûtant, qu’est-ce
que j’ai fait ?” Vous savez ce qu’elle a voulu
dire ?
– Il est dégoûtant, répéta Viggo. De qui
parle-t-elle donc ?
– J’espérais qu’il s’agissait de vous.
– De moi ! rétorqua Viggo en s’énervant
tout à coup. Je ne lui ai rien fait du tout, pas la moindre chose.
Jamais. Ce n’est pas moi. Il est impossible qu’il s’agisse de
moi !
– La voiture dans laquelle elle s’est enfuie
a été retrouvée dans la rue Gardastraeti. Cela vous dit quelque
chose… ?
– Elle ne connaît personne dans cette rue.
Avez-vous l’intention de lancer un avis de recherche ?
– Et si tel n’est pas le cas ?
– Alors, on avisera. (Erlendur hésita.) Je me
serais imaginé qu’elle avait pris contact avec vous, dit-il
ensuite. Pour vous dire que tout allait bien.
– C’est aussi ce que je pensais, répondit le
responsable qualité et marketing. Nous formons un couple, quoi
qu’il en soit.
Il marqua une pause.
– Attendez un peu, vous êtes en train de
suggérer que tout cela est de ma faute et qu’elle ne m’a pas
contacté parce que je lui aurais fait quelque chose ? Alors
là, c’est la meilleure ! Vous savez l’effet que ça m’a fait de
venir au boulot lundi matin ? Tous mes collègues ont assisté
au mariage. Mon chef était au mariage ! Et vous vous imaginez
que c’est ma faute ? Merde alors ! Tout le monde croit
que c’est ma faute !
– Les femmes, conclut Erlendur en se levant.
Pas facile d’en contrôler la qualité.
Erlendur arrivait tout juste à son bureau quand le
téléphone retentit. Il reconnut immédiatement la voix, même s’il ne
l’avait pas entendue depuis des lustres. Elle était encore claire,
forte et décidée en dépit de son grand âge. Erlendur connaissait
Marion Briem depuis bientôt trente ans, ce qui n’avait pas toujours
été une partie de plaisir.
– Je rentre de ma maison de vacances, annonça
la voix, et je n’ai appris la nouvelle qu’en arrivant en
ville.
– Tu veux parler de Holberg ? demanda
Erlendur.
– Vous avez lu les dépositions le
concernant ?
– Je savais que Sigurdur Oli était en train
de rechercher d’éventuelles informations dont nous disposerions sur
lui dans nos ordinateurs. Mais de quelles dépositions
parles-tu ?
– La question est : figurent-elles
encore dans les bases de données ? Y a-t-il des délais de
prescription en ce qui concerne les plaintes ? Est-ce qu’elles
sont détruites ?
– Où est-ce que tu veux en venir ?
– Comment ça ?
– On a toutes les raisons de croire que
c’était un violeur.
– Toutes les raisons ?
– Il avait été accusé de viol mais n’était
jamais passé en jugement. C’était en 1963. Vous feriez bien
d’éplucher vos rapports.
– Qui a porté plainte contre lui ?
– Une femme nommée Kolbrun. Elle habitait
à…
– Keflavik ?
– Oui, tu possèdes des informations sur
elle ?
– Nous avons découvert une photo dans le
bureau de Holberg. On aurait dit qu’elle avait été cachée. La photo
montrait la tombe d’une petite fille nommée Audur, prise dans un
cimetière que nous n’avons pas encore identifié. J’ai dérangé une
huile de l’état civil et j’ai trouvé le nom de Kolbrun sur un
certificat de décès. C’était la mère de l’enfant dans la tombe. La
mère d’Audur. Elle est décédée.
Marion observa une pause.
– Marion ? fit Erlendur.
– Et qu’est-ce que cela t’apprend ?
demanda la voix au téléphone.
Erlendur réfléchit.
– Je peux imaginer que, si Holberg avait
violé la mère, il était le père de la fillette et que c’était la
raison pour laquelle la photo se trouvait dans son bureau. La
petite fille est décédée au cours de sa quatrième année, elle était
née en 1964.
– Holberg n’a jamais été condamné, répéta
Marion Briem. L’affaire a été classée par manque de preuves.
– Est-il possible qu’elle ait inventé
cela ?
– Je trouvais cela peu probable à cette
époque-là mais il était impossible de prouver quoi que ce soit.
Évidemment, ce n’est jamais facile pour une femme de porter plainte
pour ce genre de violences. Tu peux t’imaginer ce qu’elle a dû
traverser, cette femme, il y a bientôt quarante ans. C’est déjà
assez éprouvant pour une femme d’aller porter plainte de nos jours
mais, à cette époque-là, c’était cent fois plus
difficile. Elle n’a sûrement pas fait ça pour s’amuser. La photo
est peut-être une sorte de preuve de paternité. Pourquoi Holberg
l’aurait-il conservée dans son bureau, autrement ? Les dates
ont l’air de correspondre. Le viol a eu lieu en 1963. Tu affirmes
que Kolbrun a mis Audur au monde l’année suivante. Celle-ci meurt
quatre ans plus tard. Kolbrun enterre son enfant. Holberg est,
d’une manière ou d’une autre, impliqué dans l’histoire. Peut-être
prend-il lui-même la photo. Je ne saurais dire dans quel but.
Peut-être, d’ailleurs, n’est-ce pas la question.
– Il n’a probablement pas assisté à
l’enterrement, mais il a pu aller sur la tombe et la prendre en
photo. Est-ce que tu suggères quelque chose dans ce
style ?
– Il y a également une seconde
possibilité.
– Ah bon ?
– Peut-être qu’elle a pris la photo elle-même
et qu’elle la lui a envoyée.
Erlendur réfléchit quelques instants.
– Mais dans quel but ? S’il l’a violée,
pourquoi est-ce qu’elle lui envoie la photo ?
– Voilà la question.
– Est-ce que le certificat de décès
mentionnait la cause de la mort d’Audur ? demanda Marion
Briem. Comment est morte la fillette ? S’agissait-il d’un
accident ?
– Le certificat précise qu’elle était
atteinte d’une tumeur cérébrale. Tu crois que ça a de
l’importance ?
– Donc, il y a eu une autopsie ?
– Sans aucun doute. Le nom du médecin figure
sur le certificat.
– Et la mère ?
– Morte subitement à son domicile.
– Un suicide ?
– Oui.
– Dis donc, tu ne passes plus du tout me
voir, dit Marion Briem au bout d’un bref silence.
– Le boulot, répondit Erlendur. Ce foutu
boulot.