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Le premier Hôtel New Hampshire

 

 

 

Voici comment naquit le premier Hôtel New Hampshire : lorsque Dairy School comprit que, pour survivre, l’école devait se résigner à recruter des jeunes filles, le Thompson Female Seminary dut fermer ses portes ; du même coup, une vaste propriété inutilisable s’était trouvée disponible sur le marché immobilier de Dairy — un marché depuis toujours dans le marasme. Personne ne sut quoi faire de l’énorme bâtisse qui, jadis, avait abrité une institution de jeunes filles.

— On devrait y mettre le feu, avait suggéré ma mère, et transformer tout le secteur en parc.

Le secteur avait d’ailleurs quelque chose d’un parc — un terrain en hauteur, d’un hectare environ, au centre de Dairy, dans un quartier délabré. De vieilles maisons de bardeaux, jadis habitées par des familles aux nombreux enfants et désormais louées pièce par pièce à des veufs et des veuves — et aux professeurs en retraite de Dairy School — entouré d’ormes agonisants et, niché au milieu, le monstre en brique de quatre étages qui jadis abritait l’école et portait le nom d’Ethel Thompson. Miss Thompson était un pasteur de l’Église épiscopale qui, jusqu’à sa mort, avait réussi à se faire passer pour un homme (le révérend Edward Thompson, comme tout le monde l’appelait, recteur de la paroisse épiscopale de Dairy, célèbre pour avoir jadis caché des esclaves en fuite dans le presbytère). La découverte qu’elle était une femme (par pur accident ; elle s’était fait écraser en changeant une des roues de sa carriole) ne fut pas une surprise pour certains messieurs de Dairy qui avaient été amenés à lui confier leurs problèmes à l’époque où sa popularité de pasteur était à son apogée. Elle était parvenue à amasser beaucoup d’argent, dont elle ne laissa pas un sou à l’Église ; toute sa fortune devait servir à fonder une institution pour jeunes filles — « dans l’attente du jour », avait écrit Ethel Thompson, « où cet abominable collège pour garçons se verra contraint d’accepter les jeunes filles ».

Que Dairy School fût une horreur, mon père en aurait convenu volontiers. Quand bien même nous, les enfants, adorions jouer sur les stades, mon père ne cessait de nous rappeler que Dairy n’était pas un « véritable » collège. De même que la ville avait jadis été un centre laitier, les terrains de jeux du collège avaient longtemps servi de pâturage pour les vaches, et lorsque, vers 1800, le collège avait été fondé, les vieilles étables étaient demeurées là, près des bâtiments flambant neufs de l’école, et les vaches avaient continué à déambuler en toute liberté, comme les élèves, sur les terrains du collège. Les jardiniers avaient redessiné les champs pour les transformer en stades, mais les étables et les plus anciens bâtiments occupaient toujours le centre mal entretenu du campus ; quelques vaches symboliques occupaient les étables. Dans le cadre des « activités récréatives », comme disait Coach Bob, l’école avait décidé que les élèves entretiendraient la ferme tout en poursuivant leurs études — une politique qui avait entraîné un relâchement des études et un dépérissement du troupeau, une politique qui d’ailleurs avait été abandonnée à la veille de la Première Guerre mondiale. Pourtant, certains membres du corps enseignant — en majorité des nouveaux et des jeunes — étaient partisans d’en revenir au compromis entre l’école et la ferme.

Mon père s’était opposé à ce projet qui, selon lui, aurait ramené Dairy School à son ancien statut de « banc d’essai en éducation bucolique ».

— Quand mes gosses seront en âge d’entrer dans cette fichue école, fulminait-il à l’adresse de ma mère et de Coach Bob, je parie qu’on les jugera sur leur capacité à cultiver un jardin.

— Et on leur donnera un insigne pour remuer le fumier ! renchérissait Iowa Bob.

L’école, en d’autres termes, était en quête d’une philosophie. Elle se classait désormais résolument parmi les médiocres dans le peloton des écoles préparatoires de type traditionnel ; bien que l’acquisition de connaissances universitaires inspirât son cursus, le corps enseignant se montrait de moins en moins capable d’enseigner lesdites connaissances, et, comme par coïncidence, de plus en plus sceptique quant à leur intérêt — après tout, la grande masse des étudiants étaient de moins en moins réceptifs. Le recrutement baissait et, en conséquence, les critères de recrutement baissèrent eux aussi davantage ; l’école devint un de ces établissements où les élèves exclus d’autres écoles n’ont aucun mal à se faire admettre sur-le-champ. Certains enseignants, entre autres mon père, qui croyaient à la nécessité d’enseigner l’art de lire et d’écrire — et même la ponctuation — , déploraient le gâchis que constituait ce type d’éducation avec ce type d’élèves.

— De la confiture aux cochons, fulminait papa. Autant leur apprendre à remuer le foin et traire les vaches.

— Sans compter qu’ils sont incapables de jouer au football, se lamentait Coach Bob. Ils refusent de bloquer.

— Ils refusent même de courir, disait papa.

— Ils refusent de cogner, renchérissait Iowa Bob.

— Oh, pour cogner, si, ils cognent, disait Frank qui n’arrêtait pas d’encaisser.

— Ils ont forcé la porte de la serre et saccagé les plantes, disait maman.

Elle avait lu un compte rendu de l’incident dans la gazette de l’école qui, à en croire mon père, était l’œuvre d’illettrés.

— Y en a un qui m’a montré son truc, intervint Franny, histoire d’envenimer les choses.

— Où ça ? demanda papa.

— Derrière le terrain de hockey, dit Franny.

— Dis donc, qu’est-ce que tu faisais derrière le terrain de hockey ? fit Frank, de son ton dégoûté.

— Le terrain de hockey est tout gondolé, dit Coach Bob. Depuis que ce type, j’ai oublié son nom, a pris sa retraite, il n’y a plus personne pour l’entretenir.

— Il n’a pas pris sa retraite, il est mort, rectifia papa.

À mesure que Iowa Bob prenait de l’âge, mon père avait de plus en plus de mal à le supporter.

En 1950, Frank avait dix ans, Franny neuf, j’avais huit ans et Lilly quatre ; Egg était encore un bébé, et son ignorance lui épargnait la terreur que nous éprouvions à la perspective de fréquenter un jour cette Dairy School, objet de tant de critiques. Mon père avait la certitude que le jour où Franny serait en âge d’y entrer, l’école admettrait les filles.

— Mais ce ne sera nullement par libéralisme, affirmait-il, simplement pour éviter la faillite.

Il voyait juste, bien entendu. En 1952, les critères académiques de Dairy School se virent remis en cause ; le recrutement baissant de plus en plus, il s’ensuivit une remise en cause plus draconienne encore desdits critères. Les effectifs continuant à décroître, les frais de scolarité augmentèrent, avec pour résultat de décourager de plus en plus d’élèves, d’où la nécessité de licencier certains professeurs — tandis que d’autres, pourvus non seulement de principes, mais aussi de ressources personnelles, donnaient leur démission.

En 1953, la saison de football se solda par neuf défaites contre une victoire ; Coach Bob était d’avis que l’administration n’attendait que son départ en retraite pour éliminer une fois pour toutes le football — il leur en coûtait trop d’argent, et les anciens, qui jadis avaient subventionné le football (au même titre que tous les autres sports), finissaient par avoir tellement honte qu’ils évitaient d’assister aux matchs.

— Tout ça à cause de ces foutues tenues, disait Iowa Bob.

Mon père roulait les yeux au ciel et faisait semblant de ne

pas s’offusquer de la sénilité grandissante de Bob. Earl avait appris à mon père ce qu’était la sénilité. Mais Coach Bob, pour lui rendre justice, n’avait pas tout à fait tort en ce qui concerne les tenues.

Les couleurs de Dairy School, peut-être inspirées par une race de vaches désormais disparue, étaient, en principe, marron chocolat et gris argent. Mais les années, et la nature de plus en plus synthétique des tissus, avaient donné à ce somptueux mélange chocolat et argent un aspect triste et miteux.

— Plutôt couleur de boue et de nuages, disait papa.

Les élèves de Dairy, qui partageaient nos jeux d’enfants-— 

quand ils n’étaient pas occupés à montrer leur « truc » à Franny — , nous avaient appris les autres noms qui faisaient fureur à l’école pour désigner leurs couleurs. Ce fut un des grands, un certain De Meo — Ralph De Meo, une des rares

vedettes de Iowa Bob, et champion de course à pied dans les équipes que mon père entraînait durant l’hiver et le printemps — , qui se chargea de nous expliquer, à Frank, Franny et moi, ce qu’étaient en réalité les couleurs de Dairy School.

— Gris pâle, pâle comme le visage d’un mort, dit De Meo.

J’avais dix ans, et il me faisait peur ; Franny en avait onze, mais se conduisait en sa compagnie comme si elle en avait davantage ; Frank, à douze ans, avait peur de tout le monde.

— Gris pâle, pâle comme le visage d’un mort, répéta lentement De Meo, à mon intention. Et marron, marron bouse de vache. Tu piges, Frank, couleur de merde.

— Je sais, dit Frank.

— Montre-le-moi encore, dit Franny à De Meo.

Elle voulait parler de son « truc ».

Marron de merde et gris de mort, telles étaient donc les couleurs de Dairy School agonisante. Les membres du conseil d’administration, accablés par cette malédiction — et bien d’autres, à commencer par le passé bucolique de l’école et le patelin, pour dire le moins vieillot, où elle se languissait — , prirent la décision de recruter des filles.

Ainsi, du moins, les effectifs augmenteraient.

— C’est la mort du football, prédit le vieux Coach Bob.

— Les filles se défendront mieux au football que la plupart des garçons, dit papa.

— C’est précisément ce que je veux dire, fit Iowa Bob.

— Ralph De Meo se défend pas mal pour jouer, fit Franny.

— Se défend pas mal pour jouer avec quoi ? demandai-je.

Ce qui me valut un bon coup de pied sous la table.

Frank, le plus gros de nous tous, était assis morose en face

de moi, tout près de Franny, dangereusement près.

— Au moins, De Meo est rapide, dit papa.

— Au moins, De Meo sait cogner, dit Coach Bob.

— Ça, pour sûr, dit Frank, qui à plusieurs reprises avait encaissé les coups de De Meo.

C’était Franny qui me protégeait de Ralph. Un jour que nous les regardions baliser à la peinture le terrain de football — Franny et moi, rien que tous les deux, en cachette de Frank (nous nous cachions souvent de Frank) — , De Meo s’approcha eî me repoussa dans les buts ; il portait sa tenue d’entraînement : marron merde et gris mort, numéro 19 (son âge). Retirant son casque, il expédia d’un crachat son protège-dents sur le mâchefer de la piste, et gratifia Franny d’un grand sourire éclatant.

— Fous le camp, me dit-il sans quitter Franny des yeux. Je veux dire des horreurs à ta sœur.

— Pas la peine de le bousculer, dit Franny.

— Elle n’a que douze ans, dis-je.

— Fous le camp, répéta De Meo.

— Pas la peine de le bousculer, répéta Franny. Il n’a que onze ans.

— Faut que je te dise, je regrette, tu sais, lui dit De Meo. Quand tu entreras à l’école, moi, je serai loin. Y a beau temps que j’aurai mon diplôme.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Franny.

— Ils vont pas tarder à accepter les filles, dit De Meo.

— Je sais, dit Franny. Et alors ?

— Rien, c’est dommage, voilà tout ; dommage de penser que je serai loin le jour où tu seras enfin devenue assez grande.

Franny eut un haussement d’épaules ; le geste de maman — indépendant et gracieux. Je ramassai le protège-dents qui gisait sur la piste ; il était tout gluant et souillé de poussière, et je le lui lançai.

— Pourquoi tu te refourres pas ça dans la bouche ? lui demandai-je.

Je courais vite, mais, à mon avis, pas aussi vite que Ralph De Meo.

— Fous le camp, dit-il.

Il me lança le protège-dents à la tête, mais j’esquivai, et il alla valser au loin, je ne sais où.

— Explique un peu pourquoi t’es pas en train de t’entraî-ner ? lui demanda Franny.

Au-delà des gradins de bois grisâtres qui tenaient lieu de « stade » à Dairy School, s’étendait le terrain d’entraînement d’où montaient les claquements secs des protège-épaules et des casques entrechoqués.

— J’ai une blessure à l’aine, dit De Meo à Franny. Tu veux voir ?

— J’espère que tu vas perdre ton « truc », fis-je.

— Si jamais je t’attrape, Johnny, menaça-t-il, sans quitter Franny des yeux (personne ne m’appelait jamais « Johnny »).

— Pas avec une blessure à l’aine, impossible, fis-je.

Je me trompais ; il me rattrapa sur la ligne des quarante yards, me plaqua au sol et me fourra la figure dans la chaux toute fraîche. Ses genoux me broyaient le dos quand, soudain, je l’entendis lâcher un grand soupir, il bascula et resta affalé sur la piste.

— Seigneur Dieu, fit-il, d’une toute petite voix.

Franny l’avait empoigné par la coquille de son suspensoir,

et lui en avait enfoncé les arêtes dans les « parties intimes », comme on disait alors.

Cette fois, nous réussîmes tous les deux à le semer.

— Comment tu savais où c’était ? lui demandai-je. Son « truc », dans son suspensoir ? La coquille, je veux dire.

— Il me l’avait montré, un jour, dit-elle, F air sinistre.

Nous étions allongés sur les aiguilles de pin dans le bois

touffu qui s’étendait derrière le stade ; nous entendions le sifflet de Coach Bob et les chocs, mais personne ne pouvait nous voir.

Franny se fichait éperdument que De Meo rosse Frank ; je lui demandai pourquoi, quand c’était moi que Ralph essayait de rosser, elle ne s’en fichait pas.

« Tu n’es pas Frank, chuchota-t-elle avec fureur.

Puis, mouillant un coin de sa jupe dans l’herbe trempée à la lisière du bois, elle essuya la chaux qui me souillait le visage, retroussant sa jupe si haut que j’aperçus son ventre nu. Une aiguille de pin s’accrochait à la peau de sa poitrine et je me chargeai de l’enlever.

« Merci, dit-elle, acharnée à me débarrasser des dernières bribes de chaux.

Relevant plus haut sa jupe, elle cracha sur l’ourlet et continua à m’essuyer de plus belle. J’avais le visage en feu.

— Pourquoi que tous les deux, on s’aime plus qu’on aime Frank ? demandai-je.

— - On s’aime, voilà tout, et on s’aimera toujours. Frank est bizarre, ajouta-t-elle.

— Mais, c’est notre frère, dis-je.

— Et alors ? Toi aussi tu es mon frère. Ce n’est pas pour ça que je t’aime.

— Alors, pourquoi ?

— C’est comme ça, voilà tout.

Nous restâmes dans le bois et nous mîmes à lutter par jeu, jusqu’au moment où une saleté lui entra dans l’œil ; je la lui ôtai. Une bonne odeur de sueur montait de son corps souillé de poussière. Franny avait les seins accrochés très haut, comme séparés par un buste trop large, mais elle était robuste. Elle parvenait en général sans peine à me faire toucher les épaules, sauf quand je grimpais sur elle et la clouais au sol ; dans ce cas, elle était encore capable de me chatouiller, si fort que je devais m’écarter pour ne pas pisser dans mon pantalon. Et quand elle m’écrasait de son poids, il n’était pas question de lui faire lâcher prise.

— Un jour, j’arriverai à te faire toucher les épaules, dis-je.

— Et alors ? À ce moment-là, t’en auras pas envie.

Un footballeur, un gros, dénommé Poindexter, entra dans le bois pour poser culotte. Nous le vîmes approcher et nous dissimulâmes dans une touffe de fougères que nous hantions depuis des années. Depuis des années aussi, les footballeurs venaient chier dans le bois, à deux pas du terrain — surtout, semblait-il, les gros. Il y avait une bonne trotte pour retourner au gymnase, et Coach Bob leur passait un savon quand ils oubliaient de se vider les tripes avant l’entraînement. Il nous semblait que les gros ; on ne sait trop pourquoi, ne parvenaient jamais à se vider complètement.

— C’est Poindexter, chuchotai-je.

— Bien sûr, dit Franny.

Poindexter était une vraie gourde ; il avait toujours un mal fou à se débarrasser de ses cuissardes. Un jour, il avait été obligé de retirer ses crampons et d’enlever toute la moitié inférieure de sa tenue, à l’exception de ses chaussettes. Cette fois, il se contenta de s’acharner contre les genouillères et le pantalon qui l’entravaient et lui maintenaient les genoux dangereusement serrés. Il s’accroupit, légèrement penché en avant pour garder l’équilibre, les mains appuyées sur son casque (posé devant lui sur le sol). Cette fois, il conchia affreusement l’intérieur de ses chaussures et fut contraint non seulement de se torcher le cul, mais encore d’essuyer ses chaussures. Quelques instants, Franny et moi redoutâmes qu’il ait l’idée d’arracher des fougères, mais Poindexter, comme toujours pressé et hors d’haleine, s’en tira tant bien que mal en se servant d’une poignée de feuilles d’érable ramassées sur le sentier avant d’entrer dans le bois. Le sifflet de Coach Bob retentit soudain, et Poindexter l’entendit comme nous.

Quand il repartit en courant, Franny et moi nous mîmes à applaudir. Quand Poindexter s’arrêta net pour écouter, nous nous arrêtâmes d’applaudir ; le pauvre gros lard resta planté perplexe au milieu du bois, se demandant si oui ou non, cette fois, il avait rêvé — puis se précipita pour se remettre à ce jeu qui lui coûtait tant d’efforts, et, souvent, tant d’humiliations.

Franny et moi nous faufilâmes alors jusqu’au sentier qu’empruntaient les joueurs pour regagner le gymnase ; un sentier étroit, criblé par les crampons. Nous redoutions bien un peu de voir surgir De Meo, mais je me glissai jusqu’à la lisière du terrain pour « faire le guet », tandis que Franny baissait sa culotte et s’accroupissait au milieu du sentier ; puis, ce fut à moi, et elle « fit le guet » à son tour. Éparpillant quelques feuilles, nous recouvrîmes alors nos étrons plutôt décevants. Sur quoi, nous regagnâmes l’abri de nos fougères pour attendre patiemment la fin de l’entraînement, mais Lilly nous avait devancés.

« File à la maison, lui dit Franny.

Lilly avait sept ans. La plupart du temps, Franny et moi la trouvions trop jeune, mais à la maison, nous étions toujours gentils avec elle ; elle n’avait pas d’amis, et semblait n’avoir d’yeux que pour Frank, qui adorait la traiter comme un bébé.

— Je vois pas pourquoi, s’insurgea Lilly.

— Tu ferais mieux de filer, répéta Franny.

— Pourquoi t’as la figure aussi rouge ? me demanda Lilly.

— De Meo a mis du poison dessus, dit Franny, et il cherche quelqu’un pour recommencer.

— Si je rentre à la maison, il va me voir, dit Lilly d’un ton sérieux.

— Pas si tu files tout de suite, fis-je.

— On va faire le guet pendant que tu files, dit Franny, en émergeant des fougères. Personne en vue, chuchota-t-elle.

Lilly détala en direction de la maison.

— C’est vrai que j’ai la figure toute rouge ? demandai-je à Franny.

Attirant mon visage tout contre le sien, Franny se mit à me lécher à petits coups, sur la joue, sur le front, sur le nez et enfin sur les lèvres.

— Je sens plus le goût, dit-elle. J’ai tout enlevé.

Nous restâmes allongés l’un près de l’autre au milieu des fougères ; le temps passait vite, pourtant nous dûmes attendre un bon moment que l’entraînement se termine et que les premiers joueurs s’engagent sur le sentier. Le troisième mit le pied en plein dedans — un arrière de Boston venu passer une année supplémentaire à Dairy, en principe pour se spécialiser, en réalité pour tuer le temps avant d’entrer dans une équipe universitaire. Il dérapa, parut sur le point de tombei, mais reprit son équilibre ; il contempla alors ses crampons d’un regard horrifié.

— Poindexter ! hurla-t-il.

Poindexter, pas très doué pour la course, traînait en queue de la longue file de joueurs qui se dirigeaient vers les douches.

« Poindexter ! hurla l’arrière de Boston. Poindexter, espèce de salaud, goujat !

— Qu’est-ce que j’ai encore fait ? demanda Poindexter, hors d’haleine, empêtré dans sa graisse.

« La graisse de ses gènes », disait souvent Franny, bien plus tard, quand elle eut appris ce qu’étaient les gènes.

— T’avais vraiment besoin de poser culotte au milieu du sentier, espèce de trou du cul ? demanda l’arrière.

— C’est pas moi ! protesta Poindexter.

— Nettoie mes crampons, sale petit merdeux, le somma l’arrière.

Dans une école comme Dairy, les avants étaient toujours les plus gros, mais aussi les plus faibles, les plus gras et les plus jeunes, et ils se voyaient souvent sacrifiés au profit des rares bons joueurs — Coach Bob laissait les meilleurs courir avec le ballon.

Sur le sentier, plusieurs arrières de Iowa Bob, parmi les plus agressifs, entouraient maintenant Poindexter.

« Y a pas encore de filles ici, Poindexter, dit le type de Boston, ce qui fait qu’y a personne pour enlever la merde de mes crampons.

Poindexter s’exécuta ; du moins, avait-il l’habitude de cette corvée.

Franny et moi regagnâmes la maison, empruntant l’allée qui longeait les étables en ruine où logeaient les vaches symboliques ; puis l’arrière-cour de Coach Bob avec, sens dessus dessous sur la véranda, les pare-chocs rouillés de l’Indian 1937 — qui servaient de grattoirs pour les semelles. Les pare-chocs étaient les derniers vestiges de l’existence de Earl.

— Quand nous serons en âge d’entrer à Dairy School, dis-je à Franny, j’espère bien qu’on sera installés ailleurs.

— Pas question que, moi, personne me force jamais à enlever la merde sur ses crampons, assura Franny. Jamais de la vie.

Coach Bob, qui prenait son dîner chez nous, se lamentait sur son abominable équipe.

— C’est ma dernière année, c’est décidé, fit le vieux, mais il répétait toujours la même chose. Aujourd’hui, Poindexter a eu le culot de poser un étron au milieu du sentier — pendant l’entraînement.

— J’ai vu Franny et John, ils étaient tout nus, dit Lilly.

— C’est pas vrai, dit Franny.

— Au milieu du sentier, insista Lilly.

— Ils faisaient quoi ? demanda maman.

— Ce que vient de dire grand-père Bob, annonça Lilly à la cantonade.

Frank renâcla de dégoût ; mon père nous ordonna, à Franny et à moi, d’aller nous enfermer dans nos chambres. En haut, Franny me chuchota à l’oreille :

— Tu vois ? Il n’y a que toi et moi. Ni Lilly. Ni Frank.

— Ni Egg, ajoutai-je.

— Egg est encore rien du tout, expliqua Franny. Egg n’est pas encore un être humain.

Egg n’avait que trois ans.

« Maintenant, ils sont deux à nous espionner, dit Franny. Frank et Lilly.

— N’oublie pas De Meo, dis-je.

— Facile de l’oublier, assura Franny. Des De Meo, j’en aurai des tas quand je serai grande.

Cette idée m’inquiéta et je me tus.

« Te tracasse pas, chuchota Franny.

Je ne répondis pas et elle se glissa dans le couloir pour entrer dans ma chambre ; elle se fourra dans mon lit, et nous laissâmes la porte ouverte pour entendre ce qui se disait en bas, dans la salle à manger.

— Elle est indigne de mes enfants, cette école, disait papa. Je le sais.

— Ma foi, disait maman, sûr que depuis le temps tu auras fini par les convaincre. Le moment venu, ils auront peur d’y aller.

— Le moment venu, dit papa, on les enverra ailleurs, dans une bonne école.

— Je me fiche d’aller dans une bonne école, dit Frank.

Et sur ce point Franny et moi ne pouvions que l’approuver ; si la perspective d’entrer à Dairy nous faisait horreur, l’idée d’être envoyés « ailleurs » nous inquiétait davantage encore.

« Où ça, " ailleurs " ? demanda Frank.

— Qui est-ce qui sera envoyé ailleurs ? demanda Lilly.

— Chut, fit maman. Personne n’ira à l’école ailleurs. Nous n’en avons pas les moyens. Si Dairy présente le moindre avantage, c’est tout de même la possibilité d’envoyer gratuitement sa fille à l’école.

— Dans une école qui ne vaut rien, dit papa.

— Qui vaut mieux que la plupart des autres, objecta maman.

— Écoute, dit papa. Nous allons gagner de l’argent.

Ça, c’était du nouveau ; Franny et moi restions cois.

Sans doute Frank trouva-t-il la perspective inquiétante.

— Je peux sortir ? demanda-t-il.

— Bien sûr, mon petit, fit maman. Comment allons-nous gagner de l’argent, revint-elle à la charge.

— Pour l’amour de Dieu, vite que je le sache, moi, dit Coach Bob. C’est moi qui ai envie de prendre ma retraite.

— Écoutez, fit papa.

Nous écoutions.

« Peut-être cette école ne vaut-elle rien, mais elle est appelée à se développer ; elle est à la veille de recruter des filles, vous Iç,savez, non ? Et même si elle ne se développe pas, il n’y a aucun risque qu’elle ferme. Il y a trop longtemps qu’elle existe pour fermer, son instinct la pousse seulement à survivre, et elle survivra. Jamais ce ne sera une bonne école ; elle connaîtra tellement de changements, qu’à certains moments nous aurons peine à la reconnaître, mais elle tiendra le coup — ça, vous pouvez le parier.

— Et alors ? fit Iowa Bob.

— Et alors, il y aura toujours une école ici. 11 y aura toujours une école privée, dans cette ville minable, mais le Thompson Female Seminary, lui, ne va plus tarder à disparaître, parce que bientôt les filles seront admises à Dairy.

— Ça, tout le monde le sait, dit maman.

— Ést-ce que je peux sortir ? demanda Lilly.

— Oui, oui, fit papa. Écoutez, dit-il à Bob, et à ma mère, vous ne voyez donc pas ?

Franny et moi ne voyions rien — à part Frank qui passait furtivement dans le couloir.

« Que va-t-il advenir de cette vieille bâtisse, le Thompson Female Seminary ? demanda papa.

Ce fut alors que ma mère suggéra d’y mettre le feu. Coach Bob suggéra d’y installer la prison du canton.

— Il y a bien assez de place pour ça, dit-il.

Quelqu’un avait fait la même suggestion au conseil municipal.

— Personne n’a envie de voir une prison s’installer ici, objecta papa. Pas en plein milieu de la ville.

— Ça ressemble déjà à une prison, fit maman.

— Suffirait de poser quelques barreaux de plus, dit Iowa Bob.

— Écoutez, coupa papa, d’un ton impatient.

Franny et moi, nous nous pétrifiâmes ; Frank rôdait devant ma porte ; quelque part, tout près, Lilly sifflait.

« Écoutez, écoutez. Ce qui manque à cette ville, c’est un hôtel.

Le silence s était fait autour de la table.

C’était un « hôtel », Franny et moi ne l’avions pas oublié, qui avait coûté la vie au vieux Earl. Un « hôtel » n’était qu’une énorme ruine, qui puait le poisson, gardée par un fusil.

— Pourquoi un hôtel ? demanda enfin maman. Tu n’arrêtes pas de dire que cette ville n’est qu’un patelin minable. Qui aurait envie d’y venir ?

— Peut-être pas envie, rectifia papa, mais besoin. Tous ces parents qui envoient leurs gosses à Dairy, ils viennent les voir, pas vrai ? Et, croyez-moi, les parents vont devenir de plus en plus riches, parce que les frais de scolarité ne vont pas cesser de grimper, et il n’y aura plus de boursiers — il y aura seulement des gosses de riches. En ce moment, les gens qui viennent voir leurs gosses, ils ne peuvent pas passer la nuit en ville. Il faut qu’ils aillent jusqu’à la mer, là où se trouvent les motels, ou encore qu’ils reprennent la route pour aller encore plus loin, là-haut, dans les montagnes — mais ici même, on ne peut s’arrêter nulle part, absolument nulle part.

Tel était donc son plan. D’une certaine façon, bien que l’école eût à peine les moyens de se payer un concierge, mon père s’imaginait qu’elle pourrait lui fournir une clientèle capable de faire vivre l’unique hôtel de Dairy — que dans cette ville dégueulasse, personne n’eût jamais songé à installer un hôtel, mon père ne s’en inquiétait pas. Dans le New Hampshire, les estivants descendaient sur les plages — une demi-heure de route tout au plus. Il fallait une heure pour gagner les montagnes où, en hiver, affluaient les skieurs et où, l’été, il y avait les lacs. Mais Dairy était niché au fond d’une vallée — enclavée dans les terres, mais pas en altitude : Dairy était suffisamment proche de la mer pour que l’air y soit humide, trop loin de la mer cependant pour profiter un tant soit peu de la fraîcheur de la côte. La brise tonique venue de l’océan ou des montagnes ne réussissait pas à percer la lourde brume qui planait sur la vallée de la Squamscott et Dairy était une ville typique de la vallée de la Squamscott — un froid humide et pénétrant en hiver, une atmosphère poisseuse et brumeuse tout l’été. Non pas un de ces jolis villages carte postale de Nouvelle-Angleterre, mais une ville industrielle, avec une papeterie située au bord d’une rivière polluée. La papeterie était maintenant abandonnée et aussi hideuse que le Thompson Female Seminary. C’était une ville dont les espoirs et l’avenir dépendaient de Dairy School, un établissement où personne n’avait envie de faire ses études.

« S’il y avait un hôtel, pourtant, reprit papa, les gens ne demanderaient pas mieux que de s’arrêter.

— Mais le Thompson Female Seminary ferait un hôtel affreux, objecta maman. Ça restera toujours ce que c’est : une vieille école.

-— Te rends-tu compte que l’on pourrait l’acheter pour une bouchée de pain ?

— Te rends-tu compte, toi, de ce que cela coûterait pour la remettre en état ?

— Quelle idée déprimante ! fit Coach.

Franny entreprit de m’immobiliser les bras — sa tactique offensive favorite — , elle me bloquait les bras, puis me chatouillait en frottant son menton contre mes côtes ou mon aisselle, ou encore elle me mordait le cou (juste assez fort pour m’empêcher de bouger). Nos jambes s’agitaient sous les draps, rejetant les couvertures — celui qui parvenait à bloquer les jambes de l’autre avait l’avantage initial — , quand soudain Lilly fit son entrée dans ma chambre, de façon bizarre comme toujours, à quatre pattes sous un drap.

— Folle, lui dit Franny.

— Je regrette que tu te sois fait gronder, dit Lilly sous le drap.

Quand elle nous mouchardait, Lilly s’excusait toujours en se dissimulant sous un drap et en se faufilant à quatre pattes dans nos chambres.

« Je vous ai apporté quelque chose, annonça Lilly.

— À manger ? fit Franny.

J’arrachai le drap qui cachait Lilly, et Franny se saisit du sac en papier qu’elle nous avait apporté, serré entre ses dents. Le sac contenait deux bananes et deux petits pains encore chauds rescapés du dîner.

« Rien à boire ? fit Franny.

Lilly secoua la tête.

— Viens, monte, lui dis-je.

Lilly se faufila dans le lit avec Franny et moi.

— On va s’installer dans un hôtel, annonça Lilly.

— Pas exactement, dit Franny.

Mais en bas, dans la salle à manger, ils parlaient apparemment d’autre chose. Coach Bob, une fois de plus, vitupérait contre mon père — toujours pour la même raison, semblait-il : il n’était jamais content, disait Bob, il vivait dans l’avenir. Il n’arrêtait jamais de faire des projets pour l’année prochaine, au lieu de se contenter de vivre, de vivre dans l’instant.

— Mais il ne peut pas s’en empêcher, disait maman.

Elle prenait toujours le parti de mon père devant Coach

Bob.

— Tu as une épouse merveilleuse, et une famille merveilleuse, disait Coach Bob. Tu as cette énorme vieille maison — un héritage ! Tu n’as même pas été obligé de l’acheter ! Tu as un poste. Le salaire n’est pas somptueux, certes, et alors ? Comme si tu avais besoin d’argent ? Tu es un veinard.

— Je ne veux pas rester professeur, expliqua papa avec calme, ce qui signifiait qu’il était de nouveau en colère. Je ne veux pas être entraîneur. Je ne veux pas que mes gosses aillent dans une école minable. C’est une ville de péque-nots, et cette école pleine de gosses de riches affligés de problèmes est en train de couler ; leurs parents les envoient ici en désespoir de cause pour tenter d’enrayer le snobisme qui les accable — snobisme suicidaire de la part des gosses, péquenoterie suicidaire de la part de l’école et de la ville. On a le pire de deux mondes.

— Si seulement tu te consacrais un peu plus à tes gosses maintenant, dit posément maman, et te tracassais un peu moins en pensant à ce qu’ils deviendront d’ici quelques années.

— L’avenir, comme toujours ! s’exclama Iowa Bob. Il vit dans l’avenir ! Au début, il ne pensait qu’à voyager — sous prétexte d’entrer à Harvard. Et il est entré à Harvard, le plus vite possible — sous prétexte d’en sortir au plus vite. Dites-moi un peu pourquoi ? Pour décrocher ce poste, dont il n’a jamais fait que se plaindre. Pourquoi est-ce que maintenant il n’est pas satisfait ?

— Satisfait de ça ? fit papa. Toi non plus tu n’es pas satisfait, pas vrai ?

Nous imaginions facilement notre grand-père, Coach Bob, en train de fulminer ; c’était ainsi, en fulminant, que le vieux terminait la plupart de ses discussions avec notre père, qui avait la repartie plus prompte ; quand Bob se sentait à court d’arguments, mais toujours dans son droit, il fulminait. Franny, Lilly et moi imaginions sans peine sa tête chauve et bosselée et son air renfrogné. Il était vrai que Iowa Bob n’avait pas meilleure opinion de Dairy School que mon père, mais du moins avait-il le sentiment de s’être assigné un but, et il souhaitait voir mon père se passionner pour ce qu’il faisait, au lieu d’investir — comme disait Coach Bob — dans l’avenir. Après tout, Coach Bob avait jadis mordu un arrière en pleine course ; il n’avait jamais vu mon père s’engager à ce point.

Sans doute était-il navré que mon père, malgré ses dons et son goût pour l’exercice physique, n’ait jamais eu la passion d’aucun sport. De plus Iowa Bob aimait beaucoup ma mère ; durant toutes les années que mon père avait passées à la guerre, à Harvard, sur les routes avec Earl, il avait appris à la connaître. Sans doute Coach Bob jugeait-il mon père coupable de négliger sa famille ; et les dernières années, je le sais, Bob avait estimé que mon père négligeait Earl.

— Je peux parler ? fit la voix de Frank. Franny noua ses mains autour de ma taille, tout en bas de

ma colonne vertébrale ; je tentai de lui relever de force le menton, pour dégager mon épaule, mais Lilly était assise sur ma tête.

— Qu’est-ce qu’il y a, mon petit ? demanda maman.

— Qu’est-ce qui se passe, Frank ? fit papa. Nous devinâmes, au brusque craquement d’une chaise,

qu’il venait d’empoigner Frank ; il s’obstinait à vouloir dégourdir Frank en luttant, ou à essayer de lui donner le goût du jeu, mais Frank refusait de marcher. Franny et moi étions ravis quand notre père se mettait à chahuter avec nous, mais Frank avait ça en horreur.

— Je peux parler ? répéta Frank.

— Parle, parle, dit papa.

— Franny est sortie de sa chambre, elle est dans le lit de

John, dit Frank. Liliy aussi est avec eux. Elle leur a apporté à manger.

Je sentis que Franny s’écartait sans bruit ; déjà elle s’était glissée hors de mon lit et de ma chambre, sa chemise de nuit en flanelle gonflée comme une voile par le courant d’air qui montait de l’escalier et balayait le couloir ; Lilly empoigna son drap et se faufila dans mon placard. La vieille maison Bates était énorme ; elle offrait d’innombrables cachettes, mais ma mère les connaissait toutes. Je croyais que Franny s’était réfugiée dans sa chambre, mais au contraire, je l’entendis descendre, et soudain elle se mit à hurler :

— Frank, sale mouchard, espèce de cinglé ! hurlait-elle. Sale péteux ! Espèce de petite merdouille !

— Franny ! coupa maman.

Je me précipitai vers l’escalier et agrippai la rampe ; l’escalier était garni d’une moquette épaisse et moelleuse, la même moquette qui garnissait toute la maison. En bas, je vis Franny se ruer sur Frank pour le bloquer d’une clef au cou. En un clin d’oeil, elle le projeta sur le plancher — Frank était lent et plutôt empoté ; bien que plus lourd que Franny et beaucoup plus lourd que moi, il était mal coordonné. Je ne me battais que rarement avec lui, même par jeu ; Frank ne mettait aucune bonne volonté à lutter par jeu, et même quand il jouait, il lui arrivait souvent de faire mal. Il était trop grand, et malgré son horreur de tout ce qui était physique, il était fort. De plus, il s’y entendait à vous coincer l’oreille avec son coude, ou le nez avec son genou ; c’était le genre d’adversaire dont les doigts et les pouces finissent toujours par trouver un œil, dont la tête se relève brusquement pour vous fendre la lèvre contre les dents. Il y a comme ça des gens tellement empêtrés par leur propre corps, qu’ils ont le don de cogner. Frank était ainsi, et je l’évitais ; et pas seulement parce qu’il était de deux ans mon aîné.

Par moments, Franny ne pouvait résister à l’envie de lui chercher des crosses, mais ils finissaient presque toujours par se faire mal. Je les regardais, Frank et elle, s’empoigner sans merci sous la table.

« Arrête-les, Win ! dit maman.

Mais en voulant les extirper de dessous la table pour les séparer, mon père se cogna la tête ; à l’autre bout, Coach Bob plongea à son tour sous la table.

— Merde ! lâcha papa.

Toujours appuyé contre la rampe, je sentis quelques chose de chaud contre ma hanche ; c’était Lilly, toujours cachée sous son drap, qui contemplait la scène.

— T’es qu’un petit trou du cul, Frank ! hurlait Franny.

Frank réussit à empoigner Franny par les cheveux et lui

cogna la tête contre le pied de la table ; j’avais beau ne pas avoir de seins, une douleur me transperça la poitrine quand Frank agrippa à pleines mains les deux seins de Franny. Elle dut relâcher sa prise et, de nouveau, par deux fois, il lui cogna la tête contre la table, lui enroulant les cheveux autour de son poing et tordant de toutes ses forces avant que, bloquant trois de leurs quatre jambes dans ses énormes mains, Coach Bob parvienne à les extirper de dessous la table. Détendant sa jambe libre, Franny décocha à Bob un bon coup sur le nez, mais le vieil avant ne lâcha pas prise. Franny pleurait maintenant, au risque d’y laisser ses cheveux, elle parvint à mordre la joue de Frank. Frank lui agrippa un sein à pleines mains ; sans doute serra-t-il fort, car la bouche de Franny, pourtant plaquée contre la joue de Frank, s’ouvrit et laissa échapper un sanglot vaincu ; un son tellement affreux et pitoyable que Lilly, sans lâcher son drap, se réfugia de nouveau dans ma chambre. D’un coup sec, mon père força Frank à desserrer sa prise, et Coach Bob maîtrisa Franny d’une clef au cou, l’empêchant de mordre Frank. Mais Franny gardait une main libre et chercha à empoigner Frank aux parties ; que l’adversaire portât une coquille, un suspensoir ou fût nu comme un ver, Franny n’hésitait pas, en dernier ressort, à lui empoigner les parties. Frank se mit soudain à gesticuler comme un beau diable, et laissa fuser un râle si affreux que j’en frissonnai. Papa décocha une bonne gifle à Franny, qui s’accrocha ; il dut lui ouvrir les doigts de force. Coach Bob tira Frank pour le mettre hors d’atteinte, mais Franny détendit une dernière fois sa longue jambe et papa fut contraint de lui assener une nouvelle gifle, bien sentie, en travers de la bouche. Ce qui mit fin au pugilat.

Mon père resta assis sur le tapis, la tête de Franny serrée contre sa poitrine, la berçant dans ses bras tandis qu’elle sanglotait à fendre l’âme.

— Franny, Franny, disait-il tendrement. Pourquoi doit-on toujours te faire mal pour t’arrêter ?

— Doucement petit, respire à fond, disait Coach Bob à Frank, prostré sur le flanc, les genoux remontés contre la poitrine, le visage aussi gris que le gris de Dairy School.

Le vieux Coach Bob s’y entendait à consoler ceux qu’une ruade dans les couilles jetait au tapis.

« Tu te sens tout retourné, pas vrai ? demanda doucement Coach Bob. Respire calmement, ne bouge pas. Ça va passer.

Ma mère débarrassa la table, redressa les chaises renversées, son visage fermé, son silence farouche, l’amertume, le chagrin et la crainte qui marquaient son visage, tout cela trahissait sa réprobation catégorique de la violence qui habitait les siens. « Essaie de respirer plus à fond, conseilla Coach Bob. Frank essaya et se mit à tousser.

« Doucement, doucement. Continue encore un peu, respire à petits coups. Frank gémissait.

Le visage de Franny ruisselait de larmes, et elle laissait fuser de petits sanglots étouffés, à demi-étranglés, qui semblaient avoir peine à sortir ; notre père lui examina la lèvre inférieure.

— Je crois qu’il te faut quelques agrafes, ma chérie, dit-il. Mais Franny secoua la tête avec fureur. Lui serrant très

fort la tête à deux mains, mon père l’embrassa juste sous les yeux, par deux fois.

« Je suis désolé, Franny, dit-il, mais qu’est-ce que je peux faire de toi, qu’est-ce que je peux faire ?

— Je n’ai pas besoin d’agrafes, fit Franny d’un ton lugubre. Pas d’agrafes. Pas question.

Mais une vilaine déchirure gonflait sa lèvre inférieure, et mon père dut mettre sa main en coupe sous le menton de Franny pour recueillir le sang. Ma mère apporta un torchon rempli de glace.

Je remontai dans ma chambre et, à force de cajoleries, décidai Lilly à sortir du placard ; elle voulut rester avec moi et je la laissai faire. Elle sombra dans le sommeil, mais je demeurai allongé tout éveillé sur mon lit, en songeant que chaque fois que quelqu’un s’aviserait de prononcer le mot « hôtel », il y aurait du sang et des larmes. Mon père et ma mère fourrèrent Franny dans la voiture et l’emmenèrent à l’infirmerie de l’école, où l’on se chargerait de lui recoudre la lèvre ; personne ne ferait de reproches à papa — surtout pas Franny. Franny accuserait Frank, bien sûr, ce qui — en ce temps-là — était toujours aussi ma première réaction. Mon père n’irait pas se blâmer — ou, du moins, il ne se blâmerait pas très longtemps — , mais ma mère, chose inexplicable, se blâmerait, elle, un peu plus longtemps que les autres.

Chaque fois que nous nous bagarrions, notre père nous sermonnait :

— Vous savez pourtant bien comme ces histoires nous bouleversent, votre mère et moi ? Imaginez un peu que nous, nous nous bagarrions sans cesse, et que vous soyez obligés de le supporter ? Mais est-ce que nous nous bagarrons, votre mère et moi, dites ? Oui ou non ? Vous aimeriez qu’on se bagarre ?

Non, bien sûr ; et ils ne se bagarraient pas — en général. Sauf quand reprenait Véternel débat, le débat sur cette tendance de mon père à vivre-dans-l’avenir et son refus-de-profiter-du-présent, que Coach Bob fustigeait avec plus de véhémence que ma mère, bien que, c’était ce qu’elle aussi pensait (mais elle pensait également qu’il n’y pouvait rien).

Quant à nous, la chose ne nous paraissait pas tellement importante. Iowa Bob encourageait Frank à monter l’escalier, et je fis rouler Lilly sur le flanc, afin de pouvoir m’allonger sur le dos et dégager mes deux oreilles, histoire de tout entendre.

— Doucement, petit, appuie-toi sur moi, bravo, disait Coach Bob. Bien respirer, voilà le secret.

Frank bafouilla quelque chose et Coach Bob reprit :

« Mais, petit, tu ne peux pas empoigner une fille par les nichons, sans courir le risque d’encaisser un coup dans les couilles, pas vrai ?

Frank bafouillait de plus belle : Franny le traitait de façon odieuse, elle ne le laissait jamais en paix, elle montait

toujours les autres contre lui, il faisait de son mieux pour l’éviter, mais elle le persécutait :

— Chaque fois qu’il m’arrive quelque chose, elle est dans le coup ! T’as pas idée ! croassa-t-il. T’as pas idée comme elle peut me taquiner.

Moi, j’avais ma petite idée, et Frank disait vrai ; mais aussi il était plutôt antipathique, et c’était là le problème. C’était vrai, Franny se montrait odieuse avec lui, pourtant Franny n’était pas odieuse ; et, en fait, avec nous, Frank n’était pas tellement odieux, bien qu’il eût, d’une certaine façon, des côtés odieux. Je réfléchissais, étendu sur mon lit et ne savais quoi en penser ; Lilly se mit à ronfler. Au bout du couloir, Egg commença à pleurer, et je me demandai comment s’y prendrait Coach Bob si Egg venait à se réveiller en braillant pour appeler maman. Dans la salle de bains, Coach Bob ne savait déjà plus où donner de la tête.

— Vas-y, Frank, disait Bob. Fais voir un peu comment tu t’y prends.

Frank sanglotait.

« Et voilà ! s’écria Iowa Bob, comme s’il venait de découvrir un ballon perdu derrière les buts. Tu vois ? Pas de sang, mon gars — rien qu’un peu de pisse. Ça va mieux. Te v’ià requinqué.

— T’as pas idée, répétait Frank. T’as pas idée.

J’allai voir ce que voulait Egg ; comme il avait trois ans, sans doute avait-il envie d’une chose impossible, mais, à ma grande surprise, je le trouvai tout réjoui quand j’entrai dans sa chambre. Visiblement, lui aussi fut surpris de me voir et quand je ramassai ses animaux en peluche pour les poser sur son lit — il les avait éparpillés aux quatre coins de la pièce — , il entreprit de me les présenter un à un. L’écureuil en loques sur lequel il avait, tant de fois, vomi ; l’éléphant fatigué et amputé d’une oreille ; l’hippopotame orange. Je fis plusieurs fois mine de vouloir le quitter, mais il protesta et, l’emmenant dans ma chambre, je le fourrai dans mon lit à côté de Lilly. Puis je voulus ramener Lilly dans sa propre chambre située tout au fond du couloir, mais j’eus du mal à la porter ; elle se réveilla et se mit à grogner avant que je réussisse à la fourrer au lit.

— J’ai jamais le droit de rester dans ta chambre, protesta-t-elle.

Sur quoi, de nouveau, elle retomba dans le sommeil.

Je regagnai ma chambre et me mis au lit avec Egg, qui, les yeux grands ouverts, marmonnait des propos incohérents. Mais il était de bonne humeur ; du rez-de-chaussée me parvint soudain la voix de Coach Bob — je crus d’abord qu’il parlait à Frank, puis compris qu’il parlait à notre vieux chien, Sorrow. Sans doute Frank s’était-il endormi, ou du moins se contentait-il de bouder.

— Tu pues encore davantage que Earl, disait Iowa Bob.

Et c’était vrai, Sorrow puait horriblement ; ses pets et aussi

son haleine putride avaient de quoi asphyxier l’imprudent qui se serait risqué un peu trop près, et le vieux labrador noir me paraissait encore plus ignoble par sa puanteur que Earl dont je gardais un vague souvenir.

« Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de toi ? marmonnait Bob au chien, qui prenait plaisir à rester couché sous la table de la salle à manger et à péter tout au long de nos repas.

En bas, Iowa Bob ouvrait les fenêtres.

« Allez, viens, mon vieux, fit-il. Seigneur Dieu, ajouta-t-il sous cape.

J’entendis s’ouvrir la porte d’entrée ; Coach Bob venait sans doute de mettre Sorrow dehors.

Egg s’obstinait à me grimper dessus, et je demeurai éveillé, en attendant le retour de Franny ; si je ne dormais pas, je savais qu’elle viendrait me montrer ses agrafes. Quand Egg s’endormit enfin, je l’emmenai rejoindre ses animaux dans sa chambre.

Sorrow était toujours dehors quand mes parents ramenèrent Franny ; si les aboiements ne m’avaient pas réveillé, j’aurais manqué leur retour.

« Ma foi, tout ça m’a l’air parfait, disait Coach Bob, manifestement satisfait de la façon dont la lèvre de Franny avait été recousue. En fin de compte, il n’y aura même pas de cicatrice.

— Cinq, dit Franny, d’une voix pâteuse, comme si on lui avait donné une deuxième langue.

— Cinq ! s’écria Iowa Bob. Fantastique !

— Ce fichu chien a encore lâché un pet, dit papa.

Il avait l’air las et grognon, comme s’il n’avait cessé de parler, parler, parler, depuis leur départ pour l’infirmerie.

— Oh, il est si gentil, dit Franny.

Et j’entendis la queue de Sorrow tambouriner contre le bois d’une chaise ou du buffet — clac, clac, clac. Seule Franny était capable de rester couchée des heures durant à côté de Sorrow sans paraître incommodée par les relents variés que dégageait le chien ; quand Franny aimait quelqu’un, c’était à la vie à la mort. Bien sûr, on aurait dit que, de nous tous, Franny était la moins sensible aux odeurs. Elle avait toujours trouvé normal de changer les langes de Egg — ou même ceux de Lilly — quand nous étions tous beaucoup plus jeunes. Et lorsqu’il arrivait à Sorrow, sombrant lui aussi dans la sénilité, de s’oublier la nuit, Franny ne semblait jamais dégoûtée par la merde du chien ; elle manifestait une curiosité joyeuse à l’égard des choses fortes. De nous tous, c’était elle qui pouvait rester le plus longtemps sans prendre de bain.

En bas, les grandes personnes embrassaient Franny et lui souhaitaient bonne nuit, et je me dis : il en est sans doute ainsi dans toutes les familles ; du sang et des larmes, puis, comme par magie, le pardon. J’avais deviné juste, Franny entra dans ma chambre pour me montrer sa lèvre. Les agrafes étaient d’un noir vif et luisant, pareilles à des poils pubiens ; Franny avait des poils pubiens, pas moi. Frank en avait aussi, mais il en avait horreur.

— Tu sais à quoi ressemblent tes agrafes ? demandai-je.

— Ouais, je sais.

— Il t’a fait mal ? dis-je.

Et elle s’accroupit tout contre mon lit pour me laisser lui caresser le sein.

— C’était l’autre, crétin, dit-elle, en s’écartant.

— Tu l’as bien eu, Frank.

•— Ouais, je sais. Bonne nuit.

Mais, de nouveau, elle pointa la tête par l’entrebâillement de ma porte.

« C’est vrai, on va s’installer dans un hôtel, dit-elle.

Je l’entendis alors entrer dans la chambre de Frank.

« Tu veux voir mes agrafes ? chuchota-t-elle.

— Bien sûr, dit Frank.

— À quoi tu trouves qu’elles ressemblent ?

— Je trouve qu’elles ont l’air moche, dit Frank.

— Ouais, mais tu sais à quoi elles ressemblent, pas vrai ?

— Oui, je sais, dit-il, et c’est moche.

— Je regrette pour tes couilles, Frank, lui dit Franny. — - D’accord. Ça va maintenant. Moi, je regrette pour

ton…

Frank voulut continuer, mais jamais il n’avait encore dit « sein », encore moins « nichon », de toute sa vie. Franny attendit ; moi aussi. « Je regrette toute cette histoire, dit Frank.

— Ouais, je sais, dit Franny. Moi aussi.

Puis je l’entendis entreprendre Lilly, mais Lilly dormait trop bien pour qu’on puisse la déranger. « Tu veux voir mes agrafes ? chuchota Franny. Puis, quelques instants plus tard : « Fais de beaux rêves, bébé.

Il était inutile, bien sûr, de montrer les agrafes à Egg. Il aurait supposé que Franny avait mangé quelque chose et qu’il s’agissait des miettes.

— Tu veux que je te ramène en voiture ? demanda mon père à son père.

Mais le vieux Iowa Bob refusa : un peu d’exercice lui ferait, comme toujours, du bien.

— Peut-être qu’à tes yeux cette ville est un sale trou, dit Bob, mais au moins on peut y circuler sans danger la nuit.

Je continuai alors à tendre l’oreille ; mes parents, je le savais, étaient seuls. — - Je t’aime, dit papa.

— Je le sais. Moi aussi, je t’aime, répondit maman. Je compris, alors, qu’elle aussi était fatiguée.

— Allons faire un tour, proposa papa.

— Je n’aime pas laisser les enfants seuls, dit maman. Mais, bien sûr, l’argument ne tenait pas ; Franny et moi

étions parfaitement capables de veiller sur Lilly et Egg, et Frank n’avait besoin de personne.

— On sera de retour dans un quart d’heure au plus, dit papa. Allons donc faire un tour là-haut, juste pour jeter un coup d’œil.

« Là-haut », bien sûr, voulait dire le Thompson Female Seminary — la monstrueuse bâtisse dont notre père rêvait de faire un hôtel.

— C’est là que je suis allée à l’école, dit maman. Ce bâtiment, je le connais mieux que toi ; il me sort par les yeux.

— Tu aimais bien faire un tour avec moi le soir, autrefois, dit papa.

Au rire gentiment moqueur de maman, je devinai qu’une fois de plus elle venait de le gratifier de son haussement d’épaules.

En bas, tout était calme ; je n’aurais su dire s’ils s’embrassaient ou enfilaient leurs vestes — c’était une nuit d’automne, fraîche et humide — , puis la voix de ma mère me parvint :

— Je ne crois pas que tu te rendes compte de l’argent qu’il faudra engloutir dans cette baraque pour qu’elle commence à ressembler à un hôtel, un hôtel où les gens auraient envie de descendre.

— Pas nécessairement envie, fit papa. Tu te souviens ? Ce sera l’unique hôtel de la ville.

— Mais où trouveras-tu l’argent ?

— Viens, Sorrow, fit papa.

Et je devinai qu’ils se dirigeaient vers la porte.

« Viens, Sorrow. Viens, viens empuantir toute la ville.

De nouveau, ma mère éclata de rire.

— Réponds-moi, dit-elle.

Cette fois, c’était elle qui faisait la coquette ; mon père l’avait déjà convaincue, je ne sais où, je ne sais quand, — peut-être pendant que Franny était en train de faire recoudre sa lèvre (stoïquement, bien sûr, sans une larme).

« Où trouveras-tu l’argent ? répéta maman.

— Toi tu le sais, dit-il, en refermant la porte.

J’entendis Sorrow aboyer à la nuit, à tout ce qu’elle

cachait, à rien de particulier.

Et je devinai que si un sloop blanc était venu s’amarrer à la véranda et aux tonnelles de la vieille maison Bates, ni mon père ni ma mère n’auraient été surpris. Si l’homme en smoking blanc, le propriétaire de feu l’exotique Arbuthnot-by-the-Sea, avait surgi pour les accueillir, ils n’auraient pas cillé. S’il avait été là, son cigare aux lèvres, bronzé et impeccable, et s’il leur avait dit : « Bienvenue à bord ! », ils auraient sur-le-champ et sans hésiter embarqué pour prendre le large sur le sloop blanc.

Et quand ils remontèrent Pine Street jusqu’à Elliot Park et bifurquèrent au-delà des maisons des veufs et des veuves, l’infortuné Thompson Female Seminary leur apparut sans doute rutilant de mille feux, pareil à un château, ou à un palais illuminé pour un gala en l’honneur des riches et des puissants — pourtant il n’y avait sans doute pas une seule lumière, et dans les parages sans doute n’y avait-il pas même âme qui vive, hormis, au volant de sa voiture de ronde, le vieil agent de police qui, toutes les heures environ, patrouillait le quartier pour disperser les adolescents venus là se peloter. L’unique réverbère se trouvait dans Elliot Park ; jamais Franny ni moi, qui circulions toujours pieds nus, ne traversions le parc une fois la nuit tombée, de peur de mettre le pied sur des débris de bouteille — ou des capotes anglaises usagées.

Mais je l’imagine, mon père avait dû peindre un tableau tout différent ! Je l’imagine entraînant ma mère dans l’allée bordée d’ormes depuis longtemps morts — le crissement du verre cassé avait dû évoquer à leurs oreilles le bruit des galets sur une plage somptueuse — , et j’imagine ce qu’il avait dit :

— Si seulement tu pouvais te rendre compte ? Un hôtel, mais qui serait une affaire de famille. La plupart du temps, nous y serions tout seuls. Avec ce qu’on pourrait rafler pendant les longs week-ends, il n’y aurait même pas besoin de publicité — du moins, pas trop. Il suffirait de garder le bar et le restaurant ouverts pendant la semaine, pour attirer les hommes d’affaires — les amateurs de déjeuners et de cocktails.

— Les hommes d’affaires ? s’était peut-être étonnée maman. Les amateurs de déjeuners et de cocktails ?

Mais même quand Sorrow avait débusqué les adolescents tapis dans les buissons, quand la voiture de ronde avait arrêté mes parents et que le flic les avait priés de décliner leur identité, je parierais que mon père s’était montré convaincant :

— Oh, c’est toi, Win Berry, avait dû dire l’agent.

Le vieux Howard Tuck assurait la ronde de nuit ; c’était un crétin qui dégageait une odeur de cigare écrasé dans une flaque de bière. Je parie que Sorrow lui avait montré les dents : l’odeur aurait pu rivaliser avec le fumet particulièrement prononcé du chien.

« Le pauvre Bob en voit de dures cette saison, avait sans doute dit le vieil Howard Tuck qui, comme tout le monde, savait que mon père était le fils de Iowa Bob ; mon père avait joué ailier dans une des anciennes équipes de Coach Bob — celles qui remportaient toujours la victoire.

— Ce n’est pas la première, avait plaisanté papa.

— Dites-moi un peu ce que vous faites ici, avait demandé le vieil Howard Tuck.

Et mon père, j’imagine, avait répondu :

— Eh bien, Howard, en toute confidence, nous allons acheter cette baraque.

— Vraiment ?

— Et comment ! Même que nous allons en faire un hôtel.

— Un hôtel ?

— Comme je vous le dis. Avec un restaurant et un bar, pour les amateurs de déjeuners et de cocktails.

— Les amateurs de déjeuners et de cocktails ?

— En gros, c’est ça, avait affirmé mon père. Le plus bel hôtel du New Hampshire !

— Merde alors, avait fait le flic.

En tout cas, ce fut le policier chargé de la ronde de nuit, Howard Tuck, qui posa la question à mon père :

« Et comment que vous allez l’appeler ?

Souvenez-vous : il faisait nuit, et la nuit inspirait toujours mon père. C’était en pleine nuit qu’il avait fait la rencontre de Freud et de son ours : en pleine nuit qu’il avait emmené State O’Maine à la pêche ; c’était une nuit que l’homme en smoking blanc avait fait sa seule et unique apparition ; c’était à la nuit tombée que l’Allemand et sa fanfare avaient débarqué à l’Arbuthnot pour y laisser un peu de leur sang ; et je suis sûr qu’il faisait nuit la première fois que mon père et ma mère avaient fait l’amour ; et maintenant, l’Europe de Freud était plongée dans les ténèbres. Là, dans Elliot Park, mon père, pris dans le faisceau du projecteur de la voiture de ronde, leva les yeux sur les trois étages du bâtiment de brique qui, indiscutablement, ressemblait à une prison hérissé d’échelles à incendie toutes rouillées, pareilles aux échafaudages d’un immeuble qui aurait ambitionné de devenir autre chose. Je le parierais, il saisit ma mère par la main. Là dans le noir, où rien ne vient jamais bloquer l’imagination, mon père sentit que le nom de son futur hôtel, de notre futur hôtel, lui venait soudain.

« Comment que vous allez l’appeler ? demanda le vieux flic.

— L’Hôtel New Hampshire, dit mon père.

— Merde alors, fit Howard Tuck.

« Merde alors », aurait peut-être en effet été plus approprié, mais le sort en était jeté : ce serait l’Hôtel New Hampshire.

 

 

J’avais encore les yeux grands ouverts quand mes parents rentrèrent — ils étaient restés absents bien plus d’un quart d’heure, aussi compris-je qu’en chemin, ils avaient dû rencontrer le sloop blanc, sinon Freud et l’homme en smoking blanc.

— Mon Dieu, Sorrow, fit la voix de mon père. Tu n’aurais pas pu aller faire ça dehors ?

J’imaginais clairement la scène de leur retour : Sorrow qui s’ébrouait dans les haies en bordure des maisons de bardeaux, tirant de leur lit les vieillards au sommeil léger qui avaient perdu le sens du temps. Qui sait si ces vieillards n’avaient pas jeté un coup d’œil par la fenêtre et vu ma mère et mon père, main dans la main ; perdant le fil des années enfuies, ils s’étaient sans doute remis au lit en marmonnant :

— C’est le fils de Iowa Bob, avec la petite Bates et leur sacré vieil ours, comme toujours.

— Il y a une chose que je ne comprends pas, disait maman. Cette maison, serons-nous obligés de la vendre et de déménager, avant d’être prêts à nous installer là-bas ?

Car, bien entendu, c’était l’unique moyen qui pouvait lui permettre de transformer une école en hôtel. La ville ne demanderait pas mieux que de céder le Thompson Female Seminary pour une bouchée de pain. Qui aurait voulu que reste vide cette carcasse hideuse, où les enfants risquaient de se blesser, à force de casser les vitres et d’escalader les échelles ? Mais c’était la maison de famille de ma mère — la grande maison de la famille Bates — qui devrait couvrir les frais de la rénovation. Peut-être était-ce là ce qu’avait voulu dire Freud : ce que ma mère aurait à pardonner à mon père.

— Peut-être serons-nous obligés de vendre avant de pouvoir nous installer, dit mon père, mais nous ne serons peut-être pas obligés de déménager. Ce ne sont jamais que des détails.

Ces détails (et bien d’autres) devaient nous occuper pendant des années, et ils devaient pousser Franny à dire, alors que depuis longtemps sa lèvre avait été débarrassée de ses agrafes et que la cicatrice était devenue si mince qu’il semblait possible de l’effacer du doigt — ou d’un bon baiser qui en aurait à jamais oblitéré la trace :

— Si papa avait pu acheter un autre ours, il n’aurait pas eu besoin d’acheter un hôtel.

Mais la première des illusions de mon père était que les ours peuvent survivre à la vie que mènent les humains, et la seconde que les humains peuvent survivre à la vie que l’on mène dans les hôtels.