11
Amoureux de Franny.
Aux prises avec Chipper Dove
L’amour flotte lui aussi. Et, cela étant, sans doute l’amour ressemble-t-il de bien d’autres façons à Sorrow.
Nous primes l’avion pour New York à l’automne de 1964. Pas de vols séparés cette fois ; nous nous serrions les coudes, suivant le conseil de Franny. L’hôtesse tiqua bien un peu en repérant la batte de base-bail, mais elle autorisa papa à la garder coincée entre ses genoux — malgré les « règlements », les aveugles bénéficient parfois de petits privilèges charitables.
Junior Jones ne put venir nous accueillir à l’aéroport. Junior terminait sa dernière saison avec les Browns — dans un hôpital de Cleveland.
— Écoute, vieux, me dit-il au téléphone, dis à ton père que s’il me donne ses genoux, moi je lui donne mes yeux.
— Et à moi, qu’est-ce que tu me donneras si je te donne mes genoux ? entendis-je Franny demander à Junior au téléphone.
Sa réponse m’échappa, mais elle sourit et me décocha un clin d’œil.
Nous aurions pu choisir de débarquer à Boston ; Fritz, j’en suis sûr, serait venu nous chercher à l’avion et nous aurait hébergés gratis sous le toit du premier Hôtel New Hampshire. Mais, nous avait dit notre père, il était hors de question qu’il revoie jamais Dairy, New Hampshire, ni le premier Hôtel New Hampshire. Bien sûr, si nous avions choisi d’y aller et d’y rester jusqu’à la fin de nos jours, notre père n’eût rien « vu », mais nous le comprenions à demi-mot. De plus, aucun d’entre nous n’avait assez de cran pour revoir Dairy et évoquer le temps où notre famille était au
complet — et où chacun de nous possédait deux yeux bien ouverts.
New York était un terrain neutre — et, nous avait assuré Frank, l’éditeur de Lilly serait ravi de nous accueillir et de s’occuper de nous pendant quelque temps.
— Profitez-en, nous dit Frank. Il vous suffit de sonnerie garçon d’étage.
Notre père se conduisait comme un enfant avec le garçon d’étage et n’arrêtait pas de commander des choses qu’il ne mangerait jamais, et, comme toujours, ses imbuvables breuvages. Il n’avait jamais encore séjourné dans un hôtel où il était possible de se faire servir dans sa chambre ; d’ailleurs, à le voir, on aurait pu croire qu’il n’avait jamais mis les pieds à New York ; le personnel, se plaignit-il, parlait un anglais pire que celui des Viennois — bien sûr, tous les employés étaient des étrangers.
— Plus étrangers encore que les Viennois ont jamais rêvé de l’être ! s’écriait mon père. Sprechen Sie Deutsch ? hurlait-il au téléphone. Seigneur Dieu, Frank, commande-nous un Frühstück digne de ce nom, tu veux ? Pas moyen de se faire comprendre ici !
— Ici, c’est New York, papa, disait Franny.
— À New York, les gens ne parlent ni allemand ni anglais, papa, expliquait Frank.
— Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’ils parlent alors ? faisait papa. Je commande du café et des croissants, et voilà qu’on m’apporte du thé et des toasts.
— Personne ne sait ce que l’on parle ici, disait Lilly, en regardant par la fenêtre.
L’éditeur de Lilly nous installa au Stanhope, à l’angle delà Quatre-vingt-et-unième Rue et de la Cinquième Avenue ; Lilly avait demandé à être logée près du Metropolitan Museum et, pour ma part, je tenais au voisinage de Central Park — je voulais pouvoir courir. Et, pour courir, je courus, autour du réservoir, quatre tours de suite, deux fois par jour — en proie au dernier tour à une douleur somptueuse, dodelinant du chef, avec l’impression que les grands immeubles de New York s’écroulaient tout autour de moi.
Lilly aimait regarder par les. fenêtres de notre suite, au quatorzième étage. Elle aimait regarder les foules à l’entrée du musée.
« Je crois que j’aimerais vivre ici, dit-elle doucement. On a l’impression de regarder un château changer de rc Et puis, on voit aussi les feuilles changer de couleur dans le parc. Et chaque fois que tu viendrais me voir, tu pourrais aller courir autour du réservoir pour me dire qu’il est toujours à la même place. Je ne tiens pas à jamais le voir de près, ajouta bizarrement Lilly, mais ça me rassure que tu viennes me faire ton rapport sur la salubrité de l’eau, le nombre de coureurs dans le parc, la quantité de crottin dans l’allée cavalière. Un écrivain se doit de savoir toutes ces choses.
— Tu sais, Lilly, dit Frank, je pense que tu pourrais t’offrir une suite ici en permanence, mais ça ne te coûterait pas plus de t’offrir un appartement. Rien ne t’oblige à vivre au Stanhope, Lilly. Ce serait peut-être plus pratique pour toi d’avoir ton propre appartement.
— Non, dit Lilly. Si j’en ai les moyens, c’est ici que je veux vivre. Tout de même, cette famille doit pouvoir comprendre que j’aie envie de vivre dans un hôtel.
Franny frissonna. Elle me l’avait dit, elle n’avait pas envie de vivre dans un hôtel. Pourtant Franny devait séjourner quelque temps avec Lilly — même quand l’éditeur cessa de régler la note, Lilly conserva sa suite d’angle au quatorzième, et Franny continua quelque temps à tenir compagnie à Lilly.
— Simplement pour te servir de chaperon, Lilly, la taquinait Franny.
Je savais, moi, que c’était Franny qui avait besoin d’un chaperon.
« Et, bien sûr, tu sais à cause de qui j’ai besoin d’un chaperon, me dit Franny.
Quant à moi, Frank et papa seraient mes chaperons ; papa et moi devions nous installer avec Frank ; il trouva un appartement à la lisière de Central Park South, un vrai palais. Là je pourrais continuer à courir, sillonner tout Central Park, explorer le réservoir pour Lilly, arriver pantelant et dégoulinant de sueur au Stanhope, pour faire mon rapport sur la salubrité de l’eau, etc., et me montrer à Franny — et l’entrevoir un instant.
Pour Franny, papa et moi, il ne devait jamais y avoir de domiciles fixes, mais Frank et Franny deviendraient le genre de New-Yorkais qui s’attachent à certains secteurs de Central Park et ne s’en éloignent jamais. Lilly devait vivre au Stanhope jusqu’à la fin de ses jours, acharnée à écrire et à grandir, jusqu’au niveau d’un quatorzième étage ; bien que petite, elle était ambitieuse. Et Frank, son agent, continuerait à négocier et à se démener du haut de son appartement aux six téléphones de Central Park South, au 222. Lilly et Frank — tous deux étaient extraordinairement industrieux, et je demandais un jour à Franny ce qui, selon elle, les distinguait l’un de l’autre.
— Disons Vingt rues et le zoo de Central Park, dit Franny. De fait, c’était exactement la distance qui les séparait,
mais Franny sous-entendait que c’était là, en outre, la différence entre Lilly et Frank : tout un zoo et plus de vingt rues.
— Et entre nous, Franny, quelle est la différence ? demandais-je, peu après notre arrivée à New York.
— Une des différences entre nous, c’est que de moi aussi je finirai par guérir, d’une façon ou d’une autre, me dit Franny. Je suis comme ça : je guéris. Et de toi aussi je finirai par me guérir, mais toi tu ne guériras pas de moi, m’avertit Franny. Je te connais, mon frère, mon amour. Jamais tu ne guériras de moi — du moins, pas sans mon aide.
Elle avait raison, bien sûr ; Franny avait toujours raison — et elle avait toujours une longueur d’avance sur moi. Lorsque, enfin, Franny coucherait avec moi, c’est elle qui arrangerait tout. En outre, elle saurait exactement pourquoi : pour tenir jusqu’au bout la promesse qu’elle s’était faite de nous materner, maintenant que notre mère avait disparu ; parce que c’était la seule façon de prendre soin de nous ; la seule façon de nous sauver.
« Toi et moi avons besoin d’être sauvés, môme, dit Franny. Toi surtout. Tu crois que nous sommes amoureux l’un de l’autre, et peut-être que moi aussi je le crois. Il est grand temps que je te montre que je ne suis pas tellement extraordinaire. Il est temps de crever la bulle avant qu’elle explose, me dit Franny.
Et elle choisit son moment de la même façon qu’elle avait choisi de ne pas faire l’amour avec Junior Jones — « pour ne rien gâcher », comme elle disait. Franny n’était jamais à court de projets ni de raisons.
— Merde alors, vieux, me dit Junior Jones au téléphone. Dis à ta sœur de faire un saut jusqu’à Cleveland pour rendre visite à une pauvre épave. Mes genoux sont pétés, mais tout le reste est en parfait état.
— Il y a longtemps que je ne suis plus chef de claque, lui dit Franny. Si tu as envie de me voir, magne-toi le cul et fais un saut à New York.
— Merde alors ! me hurla Junior Jones. Dis-lui que je ne peux pas marcher. Il faut que je me trimbale deux plâtres ! Et ça fait un peu beaucoup à trimbaler sur des béquilles. Et dis-lui aussi que ce sale merdier de New York, je le connais, ajouta Junior. Si je débarque dans cette putain de ville sur des béquilles, je suis sûr de tomber sur des salopards qu’auront envie de m’assom-mer !
— Dis-lui que quand il se sera enfin guéri de son foutu football, peut-être qu’il trouvera un peu de temps pour moi, dit Franny.
— Oh, vieux, dit Junior Jones, cette Franny, mais qu’est-ce qu’elle veut ?
— Je te veux, toi, me chuchota un jour Franny, au téléphone — quand enfin sa décision fut prise.
Je me trouvais au 222 Central Park South, et essayais de répondre à tous les téléphones de Frank. Notre père se plaignait des téléphones — ils le gênaient pour écouter la radio, ce qu’il faisait à longueur de journée — , et Frank refusait obstinément d’engager une secrétaire, encore moins de louer un bureau digne de ce nom.
— - Je n’ai pas besoin d’un bureau, disait Frank. Une adresse et quelques téléphones, ça me suffit amplement.
— Au moins, essaie de te procurer un répondeur, Frank, suggérai-je.
Ce qu’un jour, il se résigna à faire en grommelant de mauvaise grâce. Mais seulement le jour où papa et moi eûmes déménagé.
Tout au début de notre séjour à New York, le répondeur de Frank, ce fut moi.
— J’ai une envie folle de toi, me chuchota Franny au téléphone. Franny se trouvait seule au Stanhope. « Lilly est sortie, elle a un déjeuner littéraire, me dit Franny. !
Peut-être serait-ce pour Lilly une façon de grandir : courir les déjeuners littéraires.
« Frank est encore une fois en train de magouiller, dit Franny. Il déjeune avec elle. Ils en ont pour des heures. Et tu sais où je suis, môme ? Je suis au lit, et toute nue, et ça me démange tellement que je plane jusqu’au quatorzième étage — je suis folle de toi, me chuchota Franny. Je te veux. Alors secoue-toi et rapplique. C’est maintenant ou jamais, môme. À moins d’essayer, on ne saura jamais si on peut s’en passer.
Sur quoi, elle raccrocha. Un autre téléphone sonnait. Je le laissai sonner. Franny avait dû deviner que j’étais en tenue de footing ; j’étais déjà prêt à me précipiter dans le couloir.
— Je vais me dégourdir les jambes, dis-je à papa. Un grand tour.
Qui sait si j’en reviendrai jamais ! songeai-je.
— Si ça sonne, faut pas compter sur moi pour décrocher,
bougonna papa.
Il avait du mal, à l’époque, à prendre la moindre décision. Il restait enfermé dans le splendide appartement de Frank, en compagnie de sa Louisville-Slugger et du mannequin de couturière, et ruminait ses pensées à longueur de journée.
« Tout ? demandait-il sans cesse à Frank. Dis-moi, Frank, sincèrement, je peux faire absolument tout ce qui me tente ? demandait papa, au moins cinquante fois par semaine.
— Tout, papa, disait Frank ? Je me charge de tout. Frank avait déjà décroché à Lilly un triple contrat. Pour la
première édition de la Volonté de grandir, il avait obtenu un tirage de 100000 exemplaires. Warner Brothers avaient pris une option sur les droits cinématographiques ; et il avait conjointement conclu un accord séparé avec Columbia Pictures pour un scénario original des événements qui avaient culminé par l’explosion de la bombe devant le deuxième Hôtel New Hampshire — et l’explosion ratée delà célèbre bombe de l’Opéra. Lilly s’était déjà attelée au scénario. Et Frank avait négocié un contrat pour un feuilleton télévisé basé sur l’époque du premier Hôtel New Hampshire (Lilly en serait également l’auteur) — le feuilleton devait s’inspirer de la Volonté de grandir et ne sortirait qu’après le lancement du film ; le film aurait pour titre la Volonté de grandir, et le feuilleton s’intitulerait le Premier Hôtel New Hampshire (ce qui, soulignait Frank, laissait le champ libre pour d’autres contrats).
Mais qui, me demandais-je, aurait jamais l’audace de faire un feuilleton télévisé sur le deuxième Hôtel New Hampshire ? Qui en aurait jamais envie ? se demandait Franny.
Si Lilly était parvenue à grandir, un peu (dans le sillage de la Volonté de grandir), Frank avait pour sa part — et pour notre profit à tous — grandi à un rythme accéléré (en monnayant le labeur de Lilly). Pour Lilly, il s’était agi d’un labeur exténuant, nous la savions tous. Nous nous inquiétions beaucoup de la voir travailler aussi dur, de la voir tant écrire — de voir la volonté farouche qu’elle mettait à grandir.
— Vas-y doucement, Lilly, lui conseillait Frank. L’argent rentre à flot, un vrai raz de marée — tu es une extraordinaire source de liquide, disait Frank le spécialiste en économie, et l’avenir s’annonce radieux.
— Laisse-toi donc aller un peu, Lilly, lui conseillait Franny.
Mais Lilly prenait la littérature au sérieux — quand bien même la littérature ne prendrait jamais Lilly tout à fait assez au sérieux.
— Je sais, j’ai eu de la chance. Maintenant, il faut que je la mérite, disait-elle — en redoublant d’efforts.
Donc, un jour de l’hiver 1964 — juste avant Noël — , Lilly assistait à un déjeuner littéraire quand Franny m’annonça que « c’était maintenant ou jamais ». Nous n’étions séparés que par vingt rues et un tout petit zoo. N’importe quel bon coureur de demi-fond peut couvrir la distance qui sépare Central Park South de l’angle de la Cinquième Avenue et de la Quatre-vingt-et-unième Rue en un laps de temps très court. Il faisait un temps froid mais gris. Les rues et les trottoirs étaient débarrassés de leur neige — conditions idéales pour un bon petit jogging. Dans Central Park, la neige avait un aspect vieux et mort, mais mon cœur était très vivant et cognait dans ma poitrine. Le portier du Stanhope me connaissait — des années durant, les membres de la famille Berry devaient se voir bien accueillis au Stanhope. L’employé de la réception — un type alerte et enjoué à l’accent britannique — me souhaita le bonjour tandis que j’attendais l’ascenseur (au Stanhope, les ascenseurs étaient plutôt lents). Je lui rendis son salut, tout en frottant mes chaussures sur le paillasson ; des années durant, je devais voir cet homme perdre ses cheveux, mais non son enjouement. Il était même capable de répondre avec enjouement aux râleurs. Par exemple, l’Européen que Lilly et moi vîmes un matin à la réception, en proie à une fureur noire — un homme corpulent vêtu d’un peignoir, à rayures, bariolé comme une enseigne de coiffeur ; et couvert de merde, de la tête aux pieds. Personne ne l’avait averti de l’une des particularités du Stanhope : les célèbres toilettes à chasses d’eau refoulantes. S’il vous arrive jamais de descendre au Stanhope, méfiez-vous. Lorsque l’on a terminé sa petite affaire dans les toilettes, il est sage de rabattre le couvercle et de s’écarter franchement — je conseille même de se servir de son pied pour appuyer sur la poignée de la chasse. Sans doute l’Européen corpulent s’était-il posté juste au-dessus de ses excréments — sans doute avait-il espérer les voir disparaître, alors que, soudain, ils avaient jailli vers le haut, l’éclaboussant de la tête aux pieds. Et toujours aussi enjoué derrière son comptoir, le type à l’accent britannique avait toisé le client dégoulinant de merde planté furibond devant lui :
— Oh, mon Dieu. Un petit peu d’air dans les conduits ? avait-il lâché.
C’était toujours ce qu’il disait : « Un petit peu d’air dans les conduits ? »
— Un peu d’air dans les conduits ? beugla l’Européen corpulent. Un paquet de merde dans mes cheveux, oui !
Mais ça, c’était un autre jour.
Le jour où je devais faire l’amour à Franny, je n’eus pas la patience d’attendre l’ascenseur. Je préférai grimper quatre à quatre jusqu’au quatorzième. En arrivant, je devais avoir l’air particulièrement avide. Franny entrebâilla imperceptiblement la porte et glissa un œil.
— Pouah ! fit-elle. Faudra que tu prennes une douche !
— D’accord, dis-je.
Elle me dit de tenir la porte entrouverte, pour lui laisser le temps de regagner son lit ; elle ne voulait pas que }e la voie — pas encore. Je l’entendis traverser la suite en quelques bonds et sauter dans son lit.
— Ça va ! lança-t-elle.
Et j’entrai, sans oublier d’accrocher la pancarte ne pas déranger.
« Mets la pancarte ne pas déranger ! me lança Franny.
— C’est fait, dis-je, une fois dans la chambre, en la regardant.
Elle s’était fourrée sous les draps, l’air un peu nerveuse.
— Pas la peine de prendre une douche, dit-elle. J’aime quand tu es tout en sueur. Ou disons, j’en ai l}habitude.
Mais je me sentais nerveux et je pris quand même une douche.
« Grouille-toi crétin ! hurla Franny.
J’expédiai ma douche au plus vite et me servis avec circonspection des toilettes potentiellement refoulantes. Le Stanhope est un hôtel merveilleux, surtout pour ceux qui aiment courir dans Central Park et contempler le Metropolitan et ses foules, mais il faut prendre garde aux toilettes. Venant d’une famille accoutumée aux toilettes bizarres — les toilettes pour nains du premier Hôtel New Hampshire, ces toilettes minuscules qu’aujourd’hui encore utilisent les nabots de Fritz — je suis enclin à une extrême indulgence à l’égard des toilettes du Stanhope ; mais certaines de mes connaissances jurent leurs grands dieux que jamais elles ne remettront les pieds au Stanhope. Après tout, un peu d’air dans les conduits, ou même un tas de merde dans les cheveux, quelle importance pourvu que Ton ait de bons souvenirs ?
J’émergeai de la salle de bains, nu comme un ver, et Franny se fourra la tête sous le drap en s’exclamant : « Seigneur Dieu. » Je me glissai dans le lit à côté d’elle, elle me tourna le dos et se mit à pouffer.
« T’as les couilles toutes mouillées, dit-elle. Je me suis essuyé pourtant !
— T’auras oublié tes couilles.
— Des couilles mouillées, c’est l’idéal, dis-je.
Et Franny et moi nous tordîmes de rire comme deux fous. Les deux fous que nous étions.
— Je t’aime, essaya-t-elle de me dire. Mais elle riait trop fort.
— J’ai envie de toi, lui dis-je.
Mais je riais si fort que j’éternuai — à l’instant même où je lui disais que j’avais envie d’elle — , ce qui nous refroidit encore quelques instants. Il en fut ainsi tant qu’elle me tourna le dos et que nous restâmes allongés l’un contre l’autre comme les deux classiques cuillères amoureuses, mais quand elle se retourna, et qu’elle se jucha sur moi, ses seins plaqués contre mon torse — quand elle me coinça entre ses jambes — , tout devint différent. Si, au début, la chose avait été trop drôle, elle devenait maintenant trop sérieuse, et nous nous laissâmes emporter. La première fois, nous fîmes l’amour dans une position plus ou moins classique — « Rien de trop tantrique, s’il te plaît », avait imploré Franny. Puis, quand ce fut fini :
— Ma foi, c’était pas mal. Pas formidable, mais chouette — non ?
— « Chouette », ma foi, moi, je trouve le mot un peu faible. Mais « formidable », non — d’accord
— Tu es d’accord, répéta Franny.
Elle secoua la tête, me caressa avec ses cheveux. « Bon d’accord, chuchota-t-elle. Prépare-toi pour quelque chose de formidable.
À un certain moment, sans doute l’étreignis-je trop fort. Elle protesta : « S’il te plaît, ne me fais pas mal.
— N’aie pas peur, dis-je.
— J’ai peur, un peu, fit-elle.
— Et moi — beaucoup, dis-je.
Il serait indécent de décrire comment un frère et une sœur font l’amour. Suffit-il de dire que ce fut « formidable » et bientôt le devint plus encore ? Et, plus tard, bien sûr, cela se gâta — plus tard la fatigue s’empara de nous.
Vers quatre heures de l’après-midi, Lilly frappa discrètement à la porte.
— C’est la femme de chambre ? fit Franny.
— Non, c’est moi, dit Lilly. Je ne suis pas la femme de chambre, je suis un écrivain.
— Reviens dans une heure, dit Franny.
— Pourquoi ?
— Je suis en train d’écrire quelque chose.
— Ce n’est pas vrai.
— - J’essaie de grandir, dit Franny.
— Bon, d’accord, dit Lilly. Et surtout, attention aux fenêtres ouvertes.
En un sens, c’est vrai, Franny était en train d’écrire quelque chose ; la trame de ce que nous allions devenir l’un pour l’autre — comme une mère, elle en assumait la responsabilité. Elle alla trop loin — elle me fit trop l’amour. Elle me donna conscience que ce qui existait entre nous était trop.
— J’ai encore envie de toi, murmura-t-elle.
Il était quatre heures et demie. Quand je la pénétrai, elle tressaillit.
— Tu as mal ? chuchotai-je.
— Bien sûr, que j’ai mal ! dit-elle. Mais surtout, ne t’arrête pas. Si tu t’arrêtes, je te tue.
Elle m’aurait tué, je le compris plus tard. D’une certaine façon — si j’étais demeuré amoureux d’elle — elle aurait été ma mort ; nous aurions été la mort l’un de l’autre. Mais voilà, elle dépassa la mesure ; et elle savait exactement ce qu’elle faisait.
— On ferait mieux de s’arrêter, lui murmurai-je.
11 était presque cinq heures.
— On ferait mieux de ne pas s’arrêter, fit-elle, farouche.
— Mais tu as mal, protestai-je.
— J’ai envie d’avoir plus mal encore, dit Franny. Et toi, tu as mal ?
— Un peu, avouai-je.
— Je veux que tu aies très mal, dit Franny. Par-devant ou par-derrière ? fit-elle, d’un ton sinistre.
Quand, de nouveau, Lilly cogna à la porte, j’étais à deux doigts de plagier Annie la Gueularde ; s’il y avait eu un pont tout neuf dans les parages, j’aurais été capable de le fissurer.
« Reviens plus tard, dans une heure, hurla Franny.
— Il est sept heures, dit Lilly. Ça fait trois heures que je suis partie !
— Va dîner avec Frank ! suggéra Franny.
— J’ai déjeuné avec Frank ! protesta Lilly.
— Eh bien va dîner avec papa ! dit Franny.
— Mais je n’ai pas envie de dîner, dit Lilly. Il faut que j’écrive — il est temps que je grandisse !
— Offre-toi une nuit de liberté ! dit Franny.
— Toute la nuit ?
— Laisse-moi encore trois heures, dit Franny.
J’émis un grognement étouffé. À mon avis, je n’avais pas de quoi tenir encore trois heures.
— Tu ne commences pas à avoir faim, Franny ? fit Lilly.
— On peut toujours se faire monter quelque chose, dit Franny. D’ailleurs, je n’ai pas faim.
Mais Franny était insatiable ; et c’était la fringale qu’elle avait de moi qui nous sauverait tous les deux.
— Ça suffit, Franny, l’implorai-je.
Il était presque neuf heures, je crois. Il faisait si sombre que je n’y voyais plus rien.
— Mais tu m’aimes, non ? me demanda-t-elle, le corps tendu comme un fouet — le corps pareil à une barre trop lourde pour mes bras.
À dix heures, je lui chuchotai à l’oreille :
— Pour l’amour de Dieu, Franny. Il vaut mieux qu’on arrête. On va finir par se faire très mal, Franny.
— Non, mon amour, chuchota-t-elle. Justement, c’est ce qu’on ne va pas se faire : du mal. On va être très bien, tu verras. On va se faire une vie formidable, promit-elle, en me reprenant en elle — encore. Et encore.
— Franny, je ne peux plus, chuchotai-je. Littéralement, la douleur m’aveuglait ; j’étais aussi aveugle que Freud, aussi aveugle que papa. Et Franny devait avoir encore plus mal que moi.
— Mais si, tu peux, mon amour, chuchota Franny. Encore une fois, une dernière, me pressa-t-elle. Tu en es capable, je le sais.
— Je suis vidé, Franny.
— Presque vidé, me corrigea-t-elle. On peut le faire
encore une dernière fois. Et après, ce sera fini pour tous les deux. C’est la dernière fois, mon amour. Imagine un peu ce que ça serait de vivre ainsi tous les jours, dit Franny, en se plaquant contre moi, en me volant mon dernier souffle. On deviendrait fous. Impossible de vivre avec cette chose en nous, me chuchota-t-elle à l’oreille. Viens et qu’on en finisse. Encore une fois, mon amour. La dernière !
— D’accord ! lui criai-je. Je viens.
— Oui, oui, mon amour, dit Franny — ses jambes se nouèrent autour de mes reins. Salut, au revoir, mon amour, chuchota-t-elle. Oui, voilà ! hurla-t-elle quand elle me sentit trembler. Voilà, voilà, dit-elle, d’une voix apaisante. Cette fois, c’est fini, il ne reste plus rien à ajouter, murmura-t-elle. C’est la fin. Maintenant nous sommes libres. C’est fini maintenant.
Elle m’aida à gagner la baignoire. L’eau me piqua comme de l’alcool à 90 degrés.
— C’est ton sang ça, ou c’est le mien ? demandai-je à Franny, qui essayait de sauver le lit — maintenant que, nous, elle nous avait sauvés.
— Quelle importance, mon amour, dit Franny d’un ton enjoué. Ça se lave.
Un vrai conte de fées, devait écrire un jour Lilly — de la vie de notre famille.
Je suis d’accord avec elle ; lowa Bob lui aussi aurait été d’accord : « Tout est un conte de fées ! » aurait dit Coach Bob. Et même Freud aurait été d’accord — les deux Freud. C’est vrai, tout est un conte de fées.
L’arrivée de Lilly coïncida avec celle du chariot du garçon d’étage, l’étranger de New York qui, stupéfait, vint nous servir notre somptueux repas, et plusieurs bouteilles de vin, sur le coup de onze heures du soir.
— Qu’est-ce que vous fêtez ? nous demanda Lilly.
— Eh bien, John vient de terminer une longue course, s’esclaffa Franny.
— Tu ne devrais pas courir dans le parc la nuit, dit Lilly, d’un ton inquiet.
— J’ai remonté la Cinquième Avenue, dis-je. Il n’y avait aucun danger.
— Aucun danger, renchérit Franny, qui éclata de rire.
— Qu’est-ce qui lui prend ? me demanda Lilly, en regardant fixement Franny.
— Je crois que c’est le jour le plus heureux de ma vie, dit Franny, sans cesser de pouffer.
— Pour moi, ce n’est qu’un petit événement parmi tant
d’autres, lui dis-je.
Elle me lança un petit pain à la tête. Nous éclatâmes tous
les deux de rire.
— Seigneur Dieu, dit Lilly, exaspérée — et visiblement révoltée par le monceau de victuailles que nous avions commandées.
— Nous aurions pu être très malheureux toute la vie, dit Franny. Tous, je veux dire ! ajouta-t-elle en plongeant les doigts dans la salade.
J’ouvris la première bouteille.
— Il se peut encore que j’aie une vie très malheureuse, dit Lilly, en se renfrognant. Par exemple, si je dois vivre encore beaucoup de journées comme celle-ci, ajouta-t-elle en secouant la tête. j
— Assieds-toi et pioche, Lilly, dit Franny, qui s’assit devant le guéridon et attaqua le poisson.
— C’est vrai, tu ne manges pas assez, Lilly, lui dis-je, en attaquant les cuisses de grenouille.
— J’ai déjeuné aujourd’hui, dit Lilly. Un déjeuner plutôt moche, d’ailleurs. Je veux dire, la cuisine était parfaite, mais les portions étaient trop grosses. Et moi, un repas par jour me suffit.
Pourtant elle vint nous rejoindre à la table et nous regarda manger. Elle cueillit un haricot vert particulièrement effilé dans la salade de Franny, en grignota la moitié et posa le reste sur mon assiette à beurre ; puis, prenant une fourchette, elle se mit à pignocher mes cuisses de grenouilles ; tout cela, de toute évidence, par pur énervement — elle n’avait envie de rien.
« Alors, Franny, qu’est-ce que tu as écrit aujourd’hui ? demanda Lilly. Franny avait la bouche pleine, mais elle n’hésita pas.
— Tout un roman, dit Franny. J’ai trouvé ça terrible, mais c’était indispensable. Quand j’ai eu fini, j’ai tout jeté.
— Tout jeté, s’étonna Lilly. Peut-être que tu aurais dû en garder une partie, cela en valait peut-être la peine.
— Ce n’était que de la merde, dit Franny. Jusqu’au dernier mot. John en a lu un petit bout, mais je l’ai obligé à me le rendre pour tout jeter à la poubelle. Et puis, j’ai appelé le garçon d’étage pour qu’il m’en débarrasse.
— Tu as demandé au garçon d’étage de le jeter, tu ne l’as pas jeté toi-même ? fit Lilly.
— Je me sentais incapable d’y toucher davantage, assura Franny.
— Et il y avait combien de pages ? demanda Lilly.
— Trop, dit Franny.
— Et toi, ce que tu as lu, qu’en as-tu pensé ? me demanda Lilly.
— Des foutaises, dis-je. Dans la famille, il n’y a qu’un seul écrivain.
Lilly sourit, mais Fanny me décocha une ruade sous la table ; je renversai un peu de vin et Franny éclata de rire.
— Votre confiance me touche, dit Lilly, mais chaque fois que je lis le dénouement de Gatsby le Magnifique, il me vient des doutes. Vous comprenez, c’est tellement beau. Et si je dois ne jamais être capable d’écrire un dénouement aussi parfait, alors, à quoi bon commencer un livre, non ? Il est absurde d’écrire un livre si on ne se croit pas capable d’égaler un jour Gatsby le Magnifique. Bien sûr, tant pis si on n’y arrive pas — si, une fois terminé, le livre n’est en fin de compte pas très bon — , mais il est indispensable de croire qu’il peut être très bon avant de s’y atteler. Et quelquefois, avant même de commencer, je pense à ce sacré dénouement de Gatsby le Magnifique, et ça me démolit, dit Lilly ;
Elle crispait ses petites mains, et Franny et moi constatâmes qu’un de ses petits poings étreignait le reste d’un petit pain. Lilly n’aimait pas manger, mais bizarrement, elle pouvait saccager tout un repas sans y puiser la moindre bribe de nourriture.
— Lilly l’angoissée, dit Franny. Ce qu’il faut, Lilly, c’est tout simplement te décider et le faire, lui dit Franny, en me décochant un nouveau coup de pied sous la table pour ponctuer son « le faire ».
Ce fut un blessé qui regagna le 222 Central Park South. À dire vrai — je ne m’en rendis compte qu’une fois notre énorme repas terminé — , je n’étais pas en état de faire deux kilomètres ni de traverser un zoo à la course ; je me demandais même si je parviendrais à marcher. Mes parties me faisaient affreusement souffrir. Quand Franny se leva pour ramasser son sac, elle eut une grimace ; elle aussi souffrait des séquelles de nos débordements — bien sûr, c’était exactement ce qu’elle avait voulu : il fallait que pendant des jours la douleur nous rappelle nos ébats amoureux. Et cette douleur nous préserverait de la folie ; la douleur nous persuaderait qu’à poursuivre cette quête ambiguë l’un de l’autre, nous risquions à coup sûr de courir à notre perte.
Franny trouva un peu de monnaie dans le fond de son sac, de quoi prendre un taxi ; elle me donna l’argent, en me gratifiant d’un baiser, très chaste et très fraternel. Désormais — entre Franny et moi — il ne peut y avoir d’autres formes de baisers. Désormais, nous nous embrassons comme s’embrassent sans doute la plupart des frères et des sœurs. C’est un peu morne, peut-être, mais le meilleur moyen de passer sans danger devant les fenêtres ouvertes.
Et quand je quittai le Stanhope cette nuit-là — peu de temps avant Noël 1964— , je me sentis, pour la première fois de ma vie, parfaitement en sécurité. J’éprouvais une certitude raisonnable que nous continuerions tous à passer sans danger devant les fenêtres ouvertes — que nous étions tous des rescapés. Je me dis, maintenant, que Franny et moi n’avions en fait pensé que l’un à l’autre, que nous avions agi avec un peu trop d’égoïsme. Franny avait sans doute le sentiment que son invulnérabilité était contagieuse — la plupart des gens enclins à ce sentiment d’invulnérabilité raisonnent de cette façon, vous savez. Quant à moi, comme toujours, j’avais tendance à essayer de calquer mes sentiments sur ceux de Franny, de mon mieux.
Il était environ minuit quand je pris un taxi qui se dirigeait vers le centre par la Cinquième Avenue et me fis déposer *
Central Park South ; malgré la douleur atroce qui me mordait le bas-ventre, j’étais sûr de pouvoir rentrer à pied chez Frank. De plus, j’avais envie de jeter un coup d’œil aux décorations de Noël devant la Plaza. J’avais même l’intention de faire un léger détour pour contempler les jouets dans les vitrines de F.A.O. Schwarz. Egg aurait adoré ces vitrines ; Egg n’était jamais venu à New York. Mais, songeai-je. Egg aurait sans doute imaginé des vitrines plus belles encore, pleines d’innombrables jouets, à longueur d’année.
Je longeai en traînant la patte Central Park South. Le 222 se trouve quelque part entre l’East et le West Side, mais plus près du West — un endroit idéal pour Frank, me disais-je souvent ; et pour nous tous, nous les rescapés du Symposium sur les Relations Est-Ouest.
Une photographie de Freud — l’autre Freud — est accrochée sur un mur de l’appartement qu’il occupa jadis à Vienne, au 19 Berggasse. Il a cinquante-huit ans ; c’est en 1914. Je-vous-avais-pourtant-prévenus-non ? paraît dire le regard fixe de Freud, qui semble à la fois inquiet et de mauvaise humeur. Il a l’air aussi pompeux que Frank et aussi angoissé que Lilly. La guerre qui devait éclater en août de cette même année sonnerait îe glas de l’Empire austro-hongrois ; cette guerre devait également persuader 1e Herr Doktor Professor Freud que son diagnostic sur les tendances agressives et autodestructrices des êtres humains étaient en tout point correct. À regarder la photographie, on imagine sans peine d’où Freud tenait cette idée que le nez humain n’était autre qu’un « appendice génital ». Comme dit Frank : « Freud tenait cette idée de son miroir. » À mon avis, Freud détestait Vienne ; soit dit à sa décharge, notre Freud lui aussi détestait Vienne comme, la première, Franny le souligna un jour. Franny aussi détestait Vienne ; entre autres, le mépris qu’elle vouait à toutes les formes d’hypocrisie sexuelle devait faire d’elle une freudienne irréductible. Et Frank serait freudien dans la mesure où il serait anti-Strauss — « l’autre Strauss », insistait Frank ; il voulait parler de ! Johann, le Strauss très viennois, celui à qui l’on doit cette I chanson tellement dingue : « Heureux l’homme capable I d’oublier ce qu’il ne peut changer » (la Chauve-Souris). Mais
tout comme notre Freud, l’autre Freud avait l’obsession morbide de ce qui était oublié — tous deux se passionnaient pour ce qui était réprimé, nos rêves. Ce qui les rendait tous les deux très a-viennois. Et notre Freud avait qualifié Frank de prince ; personne n’avait le droit de traiter Frank de « pédé », avait dit Freud ; Vautre Freud avait lui aussi conquis le cœur de Frank — lorsqu’une mère éplorée avait écrit au bon docteur pour l’implorer de guérir son fils de son homosexualité, Freud l’avait informée sans ambages que l’homosexualité n’était pas à ses yeux une maladie ; il n’y avait rien à « guérir ». Il y avait toujours eu beaucoup d’homosexuels parmi les grands hommes, avait dit le grand Freud à cette mère.
— En plein dans le mille ! hurlait toujours Frank. Suffit de me regarder ! i
— Et de me regarder moi, renchérissait alors Susie l’ourse. Pourquoi n’a-t-il jamais parlé des grandes femmes de ce monde ? Si vous voulez mon avis, disait Susie, Freud est un peu suspect.
— Quel Freud, Susie ? la taquinait Franny.
— Tous les deux, disait Susie l’ourse. À toi de choisir, L’un d’eux trimbalait sa batte, l’autre avait cette espèce de truc sur la lèvre.
— C’était un cancer, Susie, soulignait Frank, d’un ton plutôt pincé.
— Bien sûr, concédait Susie l’ourse, mais Freud disait « cette espèce de truc sur ma lèvre ». Lui qui n’était pas capable d’appeler un cancer un cancer, il traitait toujours les autres de refoulés.
— Tu es un peu dure avec Freud non, Susie ? lui dit Franny.
— C’était un homme, pas vrai, dit Susie.
— Tu es trop dure avec les hommes, Susie.
— C’est vrai, Susie, dit Frank. Tu devrais un jour en essayer un !
— Toi, peut-être, Frank ? fit Susie.
Et Frank piqua un fard.
— Eh bien, bafouilla Frank, ce n’est pas précisément mon genre — pour être tout à fait franc.
— À mon idée, Susie, en toi il y a en fait quelqu’un d’autre, dit Lilly. Quelqu’un qui meurt d’envie de s’échapper.
— Oh misère, gémit Franny. Il y a peut-être en elle un ours qui meurt d’envie de s’échapper !
— Peut-être qu’il y a un homme en elle ! suggéra Frank.
— Peut-être tout simplement une femme formidable, Susie, dit Lilly.
Lilly, l’écrivain, essaierait toujours de voir en nous tous des héros.
Cette nuit-là, peu avant Noël de 1964, je me traînais donc péniblement le long de Central Park South ; je me mis à penser à Susie l’ourse, et me rappelai une autre photo de Freud — Sigmund Freud — , une photo que j’aimais beaucoup. Sur cette photo, Freud a quatre-vingts ans ; trois ans plus tard il mourra. Il est assis à son bureau, au 19 Berg-gasse ; la photo date de 1936 et les nazis ne tarderont pas à le chasser du vieux bureau de son vieil appartement — et de sa vieille ville, Vienne. Sur cette photo, une paire de lunettes particulièrement austères chevauchent gravement l’appendice génital du nez de Freud. Il ne regarde pas l’appareil — il a quatre-vingts ans, et il ne lui reste plus beaucoup de temps ; il regarde son travail, il n’a pas de temps à gaspiller avec nous. Pourtant, dans cette photo, quelqu’un nous regarde ; le chien favori de Freud, son dogue qui répond au nom de Jofi. Un dogue ressemble vaguement à un lion dégénéré ; et le dogue de Freud a cet air absent des chiens qui fixent toujours l’appareil photo d’un regard stupide. Sorrow était ainsi ; du jour où il fut empaillé, bien sûr,’ Sorrow regardait toujours l’appareil bien en face. Et le petit chien à l’air triste du vieux Dr Freud est là sur la photo, pour nous dire ce qui va se passer ; nous aurions pu reconnaître aussi le spectre du chagrin dans la fragilité des innombrables bibelots qui virtuellement menacent de chasser Freud de son bureau du 19 Berggasse, et même de Vienne (la ville qu’il haïssait, la ville qui le haïssait). Les nazis devaient peindre une croix gammée sur sa porte ; jamais cette foutue ville ne devait l’aimer. Et le 4 juin 1938, Freud, alors âgé de quatre-vingt-
deux-ans, arriva à Londres ; il lui restait une année à vivre — dans un pays étranger. Notre Freud, à l’époque, n’avait plus qu’un été à vivre avant de se dégoûter de Earl ; et lui regagnerait Vienne à l’époque où tous les suicidaires refoulés, qui appartenaient à l’époque de l’autre Freud, se transformaient eux en assassins. Frank m’avait fait lire un essai dû à la plume d’un professeur d’histoire de l’université de Vienne — un homme d’une grande sagesse nommé Friedrich Heer. Et c’est précisément ce que dit Heer de la société viennoise à l’époque de Freud (selon moi, cela peut s’appliquer à l’époque des deux Freud !) : « Tous étaient des candidats au suicide sur le point de devenir assassins. » Tous étaient des Fehlgeburt, acharnés à devenir des Arbeiter ; tous étaient des Schraubenschlüssel, éperdus d’admiration pour un minable pornographe.
— Hitler, tu sais, avait une peur morbide de la syphilis, me rappelle souvent Frank. Ce qui est d’une ironie sans nom, souligne Frank, à sa manière morne, quand on se souvient que Hitler venait d’un pays où la prostitution a toujours été florissante.
Elle prospère aussi à New York, vous savez. Et certaine nuit d’hiver, je me retrouvai à l’angle de Central Park South et de la Septième Avenue, contemplant la ville plongée dans les ténèbres ; c’était là qu’étaient tapies les putains, je le savais. Mon pénis endolori me brûlait, résultat des efforts inspirés de Franny pour me sauver — nous sauver tous les deux — , et enfin, je le savais, je n’étais plus menacé par elles, j’étais sauvé des deux extrêmes, de Franny et des putains.
Une voiture tourna à l’angle de la Septième Avenue et de Central Park South, un peu trop vite ; il était minuit passé, et cette voiture pressée était la seule en vue ; les passagers chantaient pour accompagner la radio. La radio braillait si fort que, malgré les vitres remontées à cause du froid de cette nuit d’hiver, quelques bribes de la chanson me parvinrent distinctement. Ce n’était pas un chant de Noël, et je la trouvais tout à fait inappropriée aux décorations qu’arborait la ville tout entière, mais les décorations de Noël sont un phénomène saisonnier, et la chanson dont j’entendis quelques bribes à peine était une de ces rengaines universellement sentimentales du répertoire western et populaire. Quelque chose de banal mais de sincère, exprimé dans un style banal mais sincère. Cette chanson, elle n’a cessé depuis lors de me hanter, mais chaque fois que je crois l’entendre, j’ai l’impression qu’il ne s’agit plus tout à fait de la même. Franny me taquine en me disant que la chanson que j’entendis ce soir-là s’appelait sans doute Un simple péché nous sépare du Paradis. Et c’est vrai, celui-là ferait parfaitement l’affaire ; n’importe quelle chanson de ce genre ferait l’affaire.
Il n’y eut rien d’autre : ces bribes de chanson, les décorations de Noël, le froid de l’hiver, mes génitoires endoloris — et ce merveilleux sentiment de soulagement, ce sentiment que j’étais enfin libre, libre de vivre ma vie — et cette voiture trop pressée qui me frôla au passage. Puis, quand j’entrepris de traverser la Septième Avenue, quand il me sembla que je pouvais traverser sans risque, je levai les yeux et vis le couple qui s’avançait vers moi. Ils étaient à l’intérieur de Central Park South et se dirigeaient vers la Plaza — selon un axe ouest-est — , et il était inévitable, devais-je penser plus tard, que nous nous retrouvions au beau milieu de la Septième Avenue, la nuit même où Franny et moi avions enfin connu notre libération. Un couple légèrement ivre, me sembla-t-il — du moins la jeune femme — , et la façon dont elle s’appuyait sur l’homme le faisait osciller lui aussi. La femme était plus jeune que l’homme ; en 1964, du moins, nous l’aurions appelée une jeune fille. Elle riait, accrochée au bras de son compagnon plus âgé ; lui avait l’air d’avoir à peu près mon âge — en fait, il avait quelques années de plus. En cette nuit de 1964, il devait approcher de la trentaine. Le rire aigu de la fille fracassait l’air glacé de la nuit, comme le crépitement de très minces stalactites qui se brisent sur le faîte d’un toit prisonnier de l’hiver. J’étais, on s’en doute, d’une humeur excellente, et malgré ce rire froid et cristallin aux accents trop sophistiqués et trop peu viscéraux — et malgré mes couilles qui me faisaient mal et ma bite qui me brûlait — , je regardai le beau couple et le gratifiai d’un sourire.
Nous n’eûmes aucun mal à nous reconnaître — l’homme et moi. Jamais je n’avais oublié l’arrogance qui marquait son
visage, que pourtant je n’avais pas revu depuis cette nuit de Halloween sur le sentier qu’empruntaient toujours les footballeurs — et qu’il eût été plus sage de leur abandonner. Certains jours en m’exerçant aux haltères, je croyais encore l’entendre : « Salut, môme. Ta sœur, elle a le plus joli cul de toute l’école. Qui est-ce qui la saute ? »
« Moi, c’est moi qui la saute », aurais-je pu lui répondre ce soir-là sur la Septième Avenue. Mais je ne dis rien. Je m’arrêtai court et restai planté devant lui, attendant d’être sûr qu’il m’avait lui aussi reconnu. Il n’avait pas changé ; il avait presque le même air qu’il avait toujours eu, à mes yeux. Et alors que je m’imaginais avoir, moi, changé — les haltères avaient du moins changé mon corps, ça, je le savais — , sans doute les lettres que lui avait, avec constance, envoyées Franny avaient-elles entretenu dans la mémoire de Chipper Dove (sinon dans son cœur) le souvenir de notre famille.
Chipper Dove, lui aussi, s’arrêta court au beau milieu delà Septième Avenue. Au bout d’une ou deux secondes, il se secoua enfin :
— Tiens, tiens, voyez-moi un peu qui est là, dit-il.
Tout est un conte de fées.
— - Attention, il risque de vous violer, dis-je en regardant bien en face la compagne de Chipper Dove.
La fille éclata de rire — ce rire crispé, hypernerveux, pareil à un bruit de glace qui se fêle, ce rire pareil au bruit de petites stalactites qui se brisent. Dove fit chorus un instant. Nous restâmes tous les trois plantés là, au milieu de la Septième Avenue ; un taxi qui fonçait vers le centre faillit nous écraser en prenant le virage à l’angle de Central Park South, mais la fille fut la seule à broncher — ni Chipper Dove ni moi ne fîmes le moindre geste.
— Hé, on est au beau milieu de la rue, vous savez, dit la fille.
Elle était beaucoup plus jeune que lui, constatai-je. Elle se réfugia en sautillant sur le trottoir-est de la Septième Avenue et se mit à attendre, mais nous restâmes tous deux figés sur place.
— J’ai été ravi d’avoir des nouvelles de Franny, dit Dove.
— Pourquoi ne lui as-tu jamais répondu ? demandai-je.
— Hé ! lança son amie, tandis qu’un autre taxi, prenant le virage pour foncer vers le centre, nous gratifiait d’un coup de klaxon prolongé en nous évitant de justesse.
— Est-ce que Franny est à New York, elle aussi ? me demanda Chipper Dove.
Dans un conte de fées, on ne sait pas ce que veulent les gens. Tout avait changé. Je savais, moi, que je ne savais pas si Franny souhaitait oui ou non revoir Chipper Dove. Et, bien sûr, je n’avais jamais su ce que contenaient les lettres qu’elle lui avait écrites.
— Oui, elle est ici, dis-je, prudemment.
New York est une grande ville, me disais-je ; la réponse paraissait sans risques.
— Eh bien, dis-lui que je serais ravi de la revoir, dit-il, en s’ébranlant pour me contourner. Cette fille, pas question de la faire attendre, elle, me chuchota-t-il d’un ton complice.
Il alla même jusqu’à me décocher un clin d’œil.
Je l’empoignai sous les aisselles et le soulevai comme une plume ; pour un capitaine de footballeurs, il ne pesait pas lourd. Il ne se débattit pas, mais parut authentiquement surpris que je le soulève avec autant d’aisance. Je ne savais plus trop quoi faire ; je réfléchis une minute — ou peut-être Chipper Dove eût-il l’impression que cela durait une minute — puis le reposai à terre. Je me contentai de le reposer là, devant moi, au beau milieu de la Septième Avenue.
— Hé, vous êtes dingues ou quoi ! lança la fille.
Deux taxis, qui semblaient lancés dans une course, nous encadrèrent un instant — les chauffeurs gardèrent la main plaquée sur leurs klaxons pendant un bon moment, tout en fonçant vers le centre.
— Dis-moi pourquoi tu aurais envie de revoir Franny, dis-je à Chipper Dove.
— On dirait que t’as fait pas mal de progrès aux haltères, dit Dove.
— Pas mal, admis-je. Pourquoi as-tu envie de revoir ma sœur ?
— Eh bien, pour lui présenter mes excuses — entre autres choses, marmonna-t-il.
Mais jamais, lui, je n’aurais pu le croire ; le sourire glacé scintillait dans ses yeux glacés. Il ne paraissait que modéré-
ment intimidé par mes muscles ; il débordait d’une arrogance écrasante.
— Tu aurais au moins pu répondre à une de sés lettres, lui dis-je. Tu aurais pu t’excuser par lettre, n’importe quand.
— Ma foi, dit-il, en se dandinant d’un pied sur l’autre, comme un capitaine qui cherche son assise avant d’intercepter une passe. Ma foi, tout ça, c’est difficile à dire.
Et j’eus envie de le tuer, là sur place ; je crois que j’aurais pu tout encaisser de lui, sauf sa sincérité — l’entendre feindre la sincérité me parut quasiment intolérable. J’eus envie de le broyer entre mes bras — plus fort encore que j’avais serré Arbeiter — -, mais, heureusement pour nous deux, il changea de ton. Je commençais à lui porter sur les nerfs.
— Écoute, dit-il. En vertu du Code criminel de ce pays, je suis blanc comme neige — on ne peut pas m’accuser de crime. Le viol n’est pas tout à fait un crime, au cas où tu l’ignorerais.
— Il s’en faut de peu, dis-je.
Un autre taxi faillit nous écraser.
— Chipper ! hurlait sa petite amie. Faut-il que j’aille chercher la police ?
— Écoute, reprit Dove. Tout ce que je te demande, c’est de dire à Franny que je serais heureux de la revoir. De toute évidence, continua-t-il, le bleu glacé de ses yeux s’insinuant dans sa voix, de toute évidence, elle a envie de me revoir. Après tout, elle m’a assez longtemps écrit.
Ma parole, on dirait qu’il s’en plaint, me dis-je — à croire que lire les lettres de ma sœur avait été pour lui une corvée !
— Si tu tiens à la voir, débrouille-toi pour le lui dire toi-même, fis-je. Suffit que tu lui laisses un message — et laisse-lui, à elle, le soin de décider si elle a envie de te revoir« Laisse un message au Stanhope.
— Au Stanhope ? s’étonna-t-il. Elle est simplement de passage ?
— Non, c’est là qu’elle habite, dis-je. On a le goût des hôtels dans la famille, tu te souviens ?
— Oh, pour ça oui, s’esclaffa-t-il.
Et je devinais ce qui lui passait par la tête : le Stanhope — nous avions fait du chemin depuis l’Hôtel New Ham-pshire ; les deux hôtels New Hampshire, dont, bien sûr, il n’avait connu que le premier. « Alors, comme ça, dit-il, Franny habite au Stanhope ?
— Nous sommes propriétaires du Stanhope maintenant, dis-je.
J’ignore ce qui me souffla ce mensonge, mais disons qu’il me fallait à tout prix marquer un point. Il parut quelque peu sonné, ce qui un instant du moins me causa un menu plaisir ; une voiture de sport verte le frôla de si près que le brusque appel d’air fit claquer son écharpe. Sa petite amie s’élança de nouveau sur la chaussée de la Septième Avenue ; elle s’approcha avec circonspection.
— Chipper, je t’en prie, dit-elle doucement.
— Vous possédez d’autres hôtels ou c’est le seul ? me demanda Dove, en feignant l’indifférence.
— Nous possédons la moitié de Vienne, affirmai-je. Et la meilleure moitié. Le Stanhope est le premier à New York ; mais il y en aura d’autres. On a l’intention de faire main basse sur New York.
— Et demain, sur le monde entier, sans doute ? railla-t-il, avec dans la voix son intonation glacée.
— Demande à Franny de te raconter tout ça, dis-je. Je la préviendrai qu’elle peut s’attendre à recevoir de tes nouvelles.
Comme, craignant de lui casser la gueule, je m’écartais, j’entendis sa petite amie :
— Qui est Franny ?
— Ma sœur ! lançai-je. Votre copain l’a violée ! Lui et deux autres mecs, ils lui sont tous passés dessus !
Ni Chipper Dove ni sa petite amie ne s’esclaffèrent cette fois, et je les laissai plantés au beau milieu de la Septième Avenue. Même si j’avais entendu un hurlement de pneus et de freins, et le choc mat de corps heurtant le métal ou le trottoir, je ne me serais pas retourné. Ce fut seulement quand je reconnus comme inséparable de mon corps la douleur qui me mordait le bas-ventre que je compris que j’avais marché trop loin. J’avais dépassé le 222 Central Park South — j’errais à la périphérie de Columbus Circle — et je dus faire demi-tour pour remonter vers l’est. Quand je me retrouvai dans la Septième Avenue, Chipper Dove et sa
petite amie avaient disparu. Je me demandai même, une fraction de seconde, si je ne les avais pas rêvés.
Je crois en fait que j’aurais préféré les rêver. Je me demandais avec inquiétude comment réagirait Franny, comment elle « affronterait ça », comme disait toujours Susie. Je me demandais même si je devais mentionner à Franny ma rencontre avec Chipper Dove. Comment prendrait-elle la chose, par exemple, si Dove ne lui téléphonait jamais ? Quelle monstrueuse injustice — que le soir même de notre commun triomphe, à Franny et à moi, le destin voulût que je rencontre l’homme qui l’avait violée, et lui communique son adresse. Je le savais, je perdais un peu les pédales, j’étais complètement dépassé, je me retrouvais à zéro, je n’avais pas la moindre idée de ce que souhaitait Franny. Une chose était sûre, j’avais un besoin urgent des conseils d’un expert en matière de viol.
Frank dormait, et de toute façon, il n’était pas expert en matière de viol. Mon père dormait lui aussi (dans la chambre que nous partagions), mais, à la vue de la Louisville-Slugger abandonnée sur le plancher près du lit de mon père, je devinai quel genre de conseil lui me donnerait — je le savais, tous les conseils que pourrait me donner mon père sur ce sujet me pousseraient à brandir la batte. En me débarrassant de mes chaussures, je réveillai mon père.
— Excuse-moi, chuchotai-je. Rendors-toi.
— Tu as couru bien longtemps, gémit-il. Tu dois être vanné.
Vanné, je l’étais, bien sûr, mais j’étais aussi très éveillé. Je passai dans l’autre pièce et m’assis au bureau, devant les six téléphones de Frank. L’expert en matière de viol (du deuxième Hôtel New Hampshire) était facile à joindre, un simple coup de fil m’en séparait ; en réalité, les conseils dont j’avais tant besoin se trouvaient ici même à New York City. Susie l’ourse habitait Greenwich Village. Il était une heure du matin, pourtant je décrochai le téléphone. Le problème avait enfin surgi. Nous étions en 1964, Noël approchait, mais c’était sans importance, nous nous retrouvions en fait en 1956, le jour de Halloween. Toutes les lettres de Franny, demeurées sans réponse, méritaient enfin une réponse. Junior Jones, dont le Bras Noir de la Loi ferait un jour bénéficier la ville de New York de son zèle et de son dévouement, Junior se remettait lentement des coups bas du football, ce jeu de vache ; il devait passer trois années à la faculté de droit, puis six autres à organiser le Bras Noir de la Loi. Junior Jones, certes, viendrait au secours de Franny, mais, comme toujours, il arriverait trop tard. C’était maintenant que surgissait le problème de Chipper Dove ; Harold Swallow n’avait jamais retrouvé sa trace, mais Dove avait fini par sortir de sa tanière. Et pour affronter Chipper Dove, je le savais, Franny aurait besoin de l’aide d’une ourse intelligente.
À elle seule, cette bonne Susie l’ourse est un vrai conte de fées.
Lorsque à une heure du matin elle décrocha son téléphone, on aurait dit un boxeur qui rebondissait contre les cordes du ring.
— Espèce de connard ! Espèce de cinglé ! Sadique ! Tu sais quelle heure il est ! rugit Susie l’ourse.
— C’est moi, fis-je.
— Seigneur Dieu, dit Susie. Et moi qui m’attendais à un coup de fil obscène.
Je lui racontai ma rencontre avec Chipper Dove, et sa conclusion fut qu’il s’agissait bien d’un coup de fil obscène.
— À mon avis, Franny ne sera pas tellement ravie que tu lui aies filé son adresse, dit Susie. Si elle lui a écrit toutes ces lettres, à mon avis, c’était dans l’espoir de se débarrasser de lui à jamais.
À Greenwich Village, Susie occupait un logement affreusement fruste. Franny aimait beaucoup lui rendre visite, et il arrivait aussi à Frank de passer chez elle — quand il se trouvait dans les parages (à deux pas de chez Susie, il y avait un bar tout à fait dans le genre de Frank !) — mais Lilly et moi avions le Village en horreur. Aussi Susie se déplaçait-elle pour venir nous voir.
Au Village, Susie pouvait jouer les ourses chaque fois que l’envie lui en prenait ; elle côtoyait des gens qui, selon moi, étaient bien pires que des ours. Mais quand Susie venait nous
voir, il fallait qu’elle ressemble à tout le monde ; en ourse, jamais on ne l’aurait laissée entrer au Stanhope, et dans Central Park South, elle aurait risqué d’être abattue par un agent — qui l’aurait cru échappée du zoo de Central Park. New York n’est pas Vienne, et quand bien même Susie s’efforçait de se débarrasser de ses manières d’ourse, il lui arrivait parfois au Village de récidiver sans que personne ne remarque rien. Elle partageait avec deux autres femmes un logement pourvu d’un unique W.C. et d’un évier à eau froide ; Susie venait prendre ses bains chez nous — et elle préférait la suite de Lilly, au Stanhope, à la somptueuse salle de bains de Frank, au 222 Central Park South ; à mon avis, Susie aimait le danger potentiel des toilettes refoulantes.
À l’époque, elle essayait de devenir actrice. Les deux femmes qui partageaient son affreux logement étaient toutes deux membres d’un truc appelé l’Atelier du West Village. Il s’agissait d’un atelier d’art dramatique, spécialisé dans l’entraînement des clowns de rue. Si le roi des Souris avait encore été de ce monde, disait Frank, il aurait pu prétendre à une chaire dans cet Atelier du West Village. Mais, à mon idée, s’il avait existé à Vienne un truc comme l’Atelier du West Village, peut-être le roi des Souris eût-il encore été de ce monde. Il devrait y avoir des endroits pour pratiquer les danses populaires, les parodies d’animaux, la pantomime, l’unicycîe, le cri thérapeutique et les numéros de sadisme qui ne sont que des numéros. Selon Susie, l’Atelier du West Village lui apprenait surtout à préserver l’assurance qu’elle tirait de son personnage d’ourse sans en porter le costume. C’était une évolution plutôt lente, reconnaissait-elle, et entre-temps — histoire d’accroître ses chances — , elle avait fait retoucher le costume par un spécialiste.
« Je voudrais que tu le voies, ce costume, maintenant, me disait souvent Susie. Je t’assure, si tu t’imagines qu’avant je ressemblais vraiment à une ourse, eh bien, mon vieux, t’as rien vu !
— C’est vraiment extraordinaire, m’avait assuré Frank. Je t’assure, même la bouche a quelque chose de mouillé et les yeux sont étranges. Et les crocs, disait Frank, comme toujours grand admirateur de déguisements et d’uniformes, les crocs sont merveilleux.
— N’empêche que tout le monde ici souhaite voir Susie surmonter sa phase d’ourse, disait Franny.
— Nous souhaitons voir émerger l’ourse qu’elle cache en elle, disait Lilly.
Sur quoi, nous nous mettions tous à pousser des grognements et autres sons répugnants.
Mais quand je racontai à Susie comment Franny et moi nous étions mutuellement sauvés — pour, sur-le-champ, tomber de nouveau sur Chipper Dove — , Susie ne perdit pas une minute ; Susie était l’amie irremplaçable, toujours prête à réagir en ourse quand les choses se gâtent.
— Où es-tu, chez Frank ? demanda Susie.
— Oui.
— Ne bouge pas, môme ? J’arrive. Préviens le portier.
— Je le préviens de l’arrivée d’une ourse ou de ton arrivée à toi, Susie ? demandai-je.
— Un de ces jours, mon chou, dit Susie, le véritable moi va te réserver une surprise.
De fait, un jour, Susie devait me réserver une surprise. Mais avant même que Susie se pointe au 222 Central Park South, Lilly m’appela sur un des six téléphones de Frank.
— Des ennuis ? dis-je.
Il était presque deux heures du matin.
— Chipper Dove, chuchota Lilly, d’une petite voix effrayée. Il vient de téléphoner ! Il voulait parler à Franny !
Quel salaud ! me dis-je. Choisir le moment où elle dort pour appeler une fille qu’il a violée ! Sans doute avait-il voulu s’assurer que Franny habitait bien au Stanhope. Eh bien maintenant, il savait.
— Et Franny, qu’est-ce qu’elle lui a dit ? demandai-je à Lilly.
— Franny a refusé de lui parler. Elle n’a pas pu lui parler. Je veux dire, elle n’a pas réussi à desserrer les dents — les mots ne voulaient pas sortir. J’ai dit que Franny était sortie, et il a dit qu’il rappellerait. Vaut mieux que tu viennes tout de suite. Franny a peur, chuchota Lilly. Je n’ai jamais vu Franny avoir peur. Elle ne veut même pas retourner se mettre au lit, elle n’arrête pas de regarder par la fenêtre. Je crois qu’elle s’est mise en tête qu’il va de nouveau la violer, chuchota Lilly.
Je passai dans la chambre de Frank et le réveillai. Il se redressa d’un bond sur son lit, repoussant les couvertures et rejetant au loin son mannequin.
— Dove, lui chuchotai-je simplement. Chipper Dove.
Je n’eus pas besoin d’en dire davantage, Frank se réveilla
d’un coup, comme si, de nouveau, il cognait sur ses cymbales.
Nous confiâmes un message au magnétophone de papa, placé près de son lit, nous bornant à dire que nous étions au Stanhope.
Notre père se débrouillait très bien avec le téléphone ; il comptait les trous. Néanmoins, il lui arrivait souvent de se tromper de chiffres, ce qui le plongeait dans une telle fureur qu’il finissait invariablement par engueuler les gens à l’autre bout de la ligne — comme s’ils avaient été responsables de ses erreurs.
— Seigneur Dieu ! hurlait-il. Vous êtes un faux numéro !
C’est ainsi que, sur cette échelle modeste, mon père et sa
Louisville-Slugger terrorisaient tout un secteur de New York.
Frank et moi rencontrâmes Susie à la porte du 222 Central Park South. Il nous fallut courir jusqu’à Columbus Circle pour trouver un taxi. Susie n’avait pas mis son costume d’ourse. Elle portait un vieux pantalon et plusieurs pulls superposés.
— C’est normal qu’elle ait peur, nous dit Susie tandis que nous foncions vers le nord. Mais il faut qu’elle l’assume, qu’elle prenne le dessus. La peur, c’est une des premières phases, mes chéris. Si elle réussit à surmonter cette foutue peur, alors suivra la colère. Et, du jour où elle sera en colère, elle sera tirée d’affaire. Tiens, regardez-moi, déclara-t-elle.
Nous la regardâmes, Frank et moi, mais sans rien dire. Nous étions dans le pétrin, et le savions.
Franny, enveloppée dans une couverture, était assise dans un fauteuil que l’on avait traîné près du radiateur ; elle regardait fixement par la fenêtre. En cette veille de Noël, le Metropolitan Muséum dressait sa masse dans le froid comme un château abandonné par ses souverains — tellement abandonné qu’il paraissait maudit ; même les paysans n’osaient s’en approcher.
— Je n’oserai plus rien faire, même pas sortir ! me chuchota Franny. Il pourrait être n importe où. J’ose pas sortir.
— Franny, Franny, dis-je, il n’osera pas recommencer.
— Ne lui raconte pas d’histoires, me dit Susie. Ça ne sert à rien. Ne lui dis rien, pose-lui des questions. Demande-lui ce qu’elle a l’intention de faire.
— Qu’as-tu l’intention de faire, Franny ? fit Lilly.
— Nous, on fera tout ce que tu veux, Franny, dit Frank.
— Réfléchis à ce que tu souhaites qu’il arrive, Franny, dit Susie l’ourse.
Franny fut secouée d’un grand frisson, ses dents s’entrechoquèrent. Il faisait une chaleur étouffante dans la suite, mais Franny était glacée.
— Je veux le tuer, dit doucement Franny.
— Ne dis rien, me chuchota Susie à l’oreille.
De toute façon, je n’avais rien à dire. Nous restâmes tous là une bonne heure, tandis que Franny regardait toujours par la fenêtre. Susie lui frotta le dos pour tenter de la réchauffer. Franny voulut me chuchoter quelque chose, et je me penchai vers elle.
— Ça te fait encore mal ? murmura-t-elle.
Elle avait un petit sourire ; je lui souris à mon tour et hochai la tête.
« Moi aussi, dit-elle avec un nouveau sourire.
Mais elle se remit aussitôt à regarder par la fenêtre et, peu après, ajouta :
« Je voudrais le voir mort.
Quelques instants plus tard, elle revint à la charge :
« C’est simple, je ne peux pas sortir, je veux prendre tous mes repas ici — mais il faudra que l’un de vous reste avec moi, tout le temps.
Nous promîmes.
« Tuez-le, répéta-t-elle, comme le jour se levait au-dessus du parc. Il est peut-être là, dehors, n’importe où, dit-elle, en regardant le ciel s’éclaircir. Le salaud î hurla-t-elle soudain. Je veux le tuer !
Pendant un ou deux jours, nous nous relayâmes auprès d’elle. Nous inventâmes une histoire à l’intention de notre père — Franny avait la grippe et elle gardait le lit dans l’espoir d’être complètement rétablie pour Noël. Un mensonge raisonnable, à notre idée. Franny avait déjà menti à papa au sujet de Chipper Dove ; elle lui avait raconté qu’elle avait simplement été « tabassée ».
Nous n’avions même pas convenu d’un plan — si Chipper Dove rappelait, nous n’avions aucune idée de ce que Franny avait l’intention de faire.
« Tuez-le, se bornait-elle à dire.
Et dans le hall du Stanhope, tandis que nous attendions l’ascenseur, Frank me dit :
— Peut-être que nous devrions le tuer. Cela réglerait le problème.
Franny était notre chef ; quand elle était perdue, nous étions tous perdus. Sans son opinion, nous étions incapables de nous mettre d’accord sur un plan.
— Qui sait, il ne rappellera peut-être jamais, dit Lilly.
— Tu es un écrivain, Lilly, dit Frank. Tu devrais pourtant savoir ces choses. Bien sûr qu’il rappellera.
Frank se livrait là à une de ses professions de foi antimonde — il exprimait une de ses théories perverses selon lesquelles ce que Ton ne veut pas voir arriver est précisément ce qui arrive. Et en tant qu’écrivain, Lilly devait partager un jour la Weltanschauung de Frank.
Mais, au sujet de Chipper Dove, Frank ne se trompait pas ; il rappela. Ce fut Frank qui décrocha. Frank ne parvint pas à garder son flegme ; en entendant la voix glacée de Chipper Dove, il tressaillit — en vérité, il fut secoué d’un tel spasme qu’il renversa le lampadaire posé près du divan, envoyant valser l’abat-jour, et Franny comprit sur-le-champ. Elle se mit à hurler, se précipita hors du living pour se barricader dans la chambre de Lilly (la cachette la plus proche) ; Susie l’ourse et moi fûmes contraints de nous précipiter et de la maintenir allongée sur le lit de Lilly, en nous efforçant de la calmer.
— Euh, non, elle n’est pas ici en ce moment, dit Frank à Chipper Dove. Si vous laissiez un numéro pour qu’elle vous rappelle ?
Chipper Dove donna son numéro à Frank — en fait, deux numéros : celui de son domicile et celui de son bureau. À l’idée qu’il avait une occupation, Franny parut retrouver d’un coup ses esprits.
— Qu’est-ce qu’il fait ? demanda-t-elle.
— Eh bien, dit Frank. Il n’a pas dit grand-chose, seulement qu’il travaillait dans la firme de son oncle. Tu sais comme ils se trahissent toujours rien qu’à la façon dont ils prononcent le mot « firme » — la foutue firme, quel que soit le genre de la firme.
— Il peut s’agir de n’importe quoi. Un cabinet d’avocats, une entreprise.
— Peut-être que c’est une firme de violeurs, dit Lilly.
Ce qui déclencha le premier signe de bon augure depuis
des jours. Franny éclata de rire.
— Bravo Franny, l’encouragea Frank.
— Ce petit super-merdeux qui se prend pour un être humain ! hurla Franny.
— Bravo, Franny, dit Susie l’ourse.
— Le salopard est employé dans la saloperie de firme de son oncle ! dit Franny.
— C’est exact, dis-je.
— Je ne tiens pas à le tuer, finit par dire Franny. Je veux seulement lui faire peur. Je veux seulement qu’il soit terrorisé, dit-elle avec un brusque frisson.
Sur quoi, elle fondit en larmes.
« Lui, il m’a fait une peur horrible ! Et j’ai encore peur de lui, bonté divine. Je veux lui flanquer la trouille à ce salaud, je veux lui faire payer la peur qu’il m’a faite.
— Enfin, tu parles, dit Susie l’ourse. Enfin, tu es en train d’assumer.
— Y a qu’à le violer ! dit Frank.
— Et qui s’en chargerait ? demanda Lilly.
— Moi — pour la cause, dit Susie. Mais, même avec moi, je crois que ça lui plairait. Les hommes sont tordus à ce point. Même quand ils vous détestent à mort, leurs bites continuent de vous aimer.
— On ne peut pas le violer, dit Franny.
Bon, Franny s’était reprise, me dis-je. Elle était de nouveau notre chef.
— On peut tout faire, ergota Frank — Frank l’agent, Frank l’intermédiaire.
— Même si nous pouvions imaginer un moyen de le violer, dit Susie, même si nous dénichions le violeur idéal pour lui régler son compte, je persiste à dire que ça ne serait pas la même chose : le salopard trouverait le moyen de prendre son pied.
Et ce fut alors que Lilly, l’écrivain, prit les choses en main. Notre petite Lilly, le créateur : c’est elle qui avait l’imagination la plus féconde.
— Il ne prendrait sûrement pas son pied, s’il croyait qu’un ours est en train de le violer, dit Lilly.
— Sodomie ! s’écria Frank, en proie à une joie mauvaise, en frappant des mains — comme les cymbales dont il s’était jadis servi sur Chipper Dove. Sodomisons-le, ce salaud !
— Une minute, bordel ! dit Susie l’ourse. Peut-être que lui s’imaginera avoir affaire à un ours, mais moi, je saurais qu’il s’agit de lui. D’accord, je suis prête à tout pour la cause, et je suis prête à tout pour toi, Franny ma chérie, mais tout de même, il faut me donner un peu de temps pour réfléchir.
— Mais, Susie, je ne crois pas que tu seras vraiment obligée de le lui faire, dit Franny. Je crois qu’il aurait suffisamment la trouille.
— Tu pourrais faire semblant d’être un ours en rut, Susie, dit Lilly.
— Un ours en rut ! hurla Frank, ravi. C’est ça, s’écria-t-il avec enthousiasme. Un ours en rut devient fou de rage. Tu pourrais engloutir d’un coup les couilles du salaud dans ta terrible gueule d’ours ! Lui faire croire qu’un ours se prépare à lui tailler une pipe ! La dernière pipe de sa vie ! ajouta Frank.
— Je me sens capable de lui faire frôler la mort, dit Susie l’ourse.
— Frôler, c’est tout, Susie, dit Franny. Je veux seulement lui flanquer la trouille.
— Le faire mourir de peur, dit Frank, épuisé.
— Pas tout à fait, dit Lilly. Le faire presque mourir de peur.
— Un ours en rut : génial, Lilly, dis-je.
— Laissez-moi seulement une journée, dit Lilly.
— Pour quoi faire, Lilly ? demanda Susie.
— Le scénario, dit Lilly. Il me faut une journée pour mettre le scénario au point.
— Je t’adore, Lilly, dit Franny, en la prenant dans ses bras.
— Mais il faudra que vous soyez tous de très bons acteurs dit Lilly.
— Mais, bonté divine, je prends des leçons ! rugit Susie. Et j’amènerai du renfort ! Deux personnes, ça pourrait t’aider, Lilly ?
— Oui, à condition qu’il s’agisse de femmes, dit Lilly en se renfrognant.
— Bien sûr que ce sont des femmes ! fit Susie avec indignation.
— Et moi, je peux en être ? demanda Frank.
— Tu n’es pas une femme, toi, Frank, soulignai-je. Peut-être que Lilly ne veut que des femmes.
— Oui, mais je suis pédé, dit Frank, d’un ton vexé. Et Chipper Dove le sait.
— - Lilly, je peux dégoter un déguisement superbe pour Frank, dit Susie.
— C’est vrai ? fit Frank, tout excité.
Il y avait longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion de se déguiser.
— Laissez-moi le temps de creuser l’idée, dit Lilly.
Lilly la travailleuse ; Lilly et sa manie de toujours travailler
un peu trop.
« Il faut que tout soit absolument parfait, dit Lilly. Pour être crédible, il faut tout mettre au point dans les moindres détails.
— Et moi, Lilly, intervint tout à coup Franny, il faudra que j’en sois ?
C’était clair, elle ne tenait pas à en être, ou elle avait trop peur pour songer à en être ; elle voulait que la chose arrive — elle voulait en être témoin, croyait-elle, mais elle ne savait pas si elle serait véritablement capable d’y jouer un rôle.
Je saisis la main de Franny.
— Toi, il faudra que tu lui téléphones, Franny, dis-je.
Et elle frissonna de nouveau.
— Il suffira que tu l’invites à venir ici, dit Lilly. Une fois que tu l’auras attiré ici, tu n’auras plus grand-chose à dire. Et tu n’auras rien à faire, je te le promets. Mais il faut absolument que ça soit toi qui l’appelles au téléphone.
Franny tourna de nouveau ses yeux vers la fenêtre. Je lui frottai les épaules pour la réchauffer. Frank lui caressait les cheveux ; Frank avait la manie exaspérante de témoigner son affection aux humains en les caressant comme des chiens.
— Allons, Franny, dit Frank. Tu en es capable,
Ftanny.
— Tu le dois, mon chou, lui dit doucement Susie l’ourse en posant sa bonne grosse patte sur le bras de Franny.
— C’est maintenant ou jamais, Franny. Tu te souviens ? lui chuchotai-je. Allons, et qu’on en finisse, et ensuite, enfin, on pourra tous se consacrer au reste — au reste de nos vies.
— Le reste de nos vies, dit Franny, d’un ton ravi. D’accord, chuchota-t-elle. Si Lilly écrit le scénario, je me charge de passer ce foutu coup de fil.
— Dans ce cas, ^liez-vous-en tous, dit Lilly. J’ai du pain sur la planche, ajouta-t-elle d’un ton soucieux.
Nous nous retrouvâmes tous chez Frank, pour faire la fête en compagnie de papa.
— Surtout pas un mot à papa, dit Franny. Laissons-le en dehors du coup.
Notre père, je le savais, était la plupart du temps hors du coup. Mais quand nous arrivâmes chez Frank, notre père avait pris une petite décision. Confronté aux innombrables options qui s’offraient à lui, notre père n’était pas parvenu à accoucher de ce que Iowa Bob aurait appelé une stratégie ; il ne savait toujours pas ce qu’il voulait faire. Et la chance était une option dont mon père n’avait guère l’habitude. Mais lorsque nous arrivâmes tous chez Frank et tous d’humeur à faire la fête, notre père était du moins parvenu à prendre une mini-décision.
— Je veux un chien, un chien d’aveugle, vous savez, dit papa.
— Mais papa, nous sommes là, nous, dit Frank.
— Il y a toujours quelqu’un de disponible pour te conduire là où tu veux aller.
— Si tu veux sortir, on ne demande pas mieux que de Raccompagner, dis-je.
— Ce n’est pas seulement ça, expliqua papa. J’ai besoin de sentir la présence d’un animal.
— Ça alors, dit Franny. Pourquoi ne pas embaucher Susie ?
— Il est temps que Susie cesse d7être une ourse, dit papa. Nous ne l’avons déjà que trop encouragée à l’être.
Nous avions tous l’air vaguement coupables ; quant à Susie, elle rayonnait — et bien sûr, notre père ne pouvait voir nos visages.
« En outre, reprit-il, New York est une ville affreuse pour un ours. J’ai bien peur que l’époque des ours soit révolue, soupira-t-il. Mais un chien, un brave vieux chien d’aveugle, ma foi, vous comprenez, dit-il, comme un peu honteux d’avouer sa solitude, au moins j’aurai quelqu’un à qui parler. Après tout, vous autres, vous avez vos vies — ou vous les aurez bientôt. Mais un chien c’est vrai, j’aimerais avoir un chien. Pas tellement pour qu’il me serve de guide d’ailleurs. Mais j’aimerais bien avoir un gentil chien. Je peux ?
— Bien sûr, papa, dit Frank.
Franny gratifia papa d’un baiser et lui promit que nous lui trouverions un chien pour Noël.
— Si vite ? s’étonna papa. À mon avis, il vaut mieux ne pas précipiter les choses quand on cherche un chien d’aveugle. Si le chien est mal dressé, c’est plutôt moche, non ?
— Tout est possible, papa, dit Frank. Je me charge de tout.
— Oh, Frank, pour l’amour de Dieu, protesta Franny. Si tu permets, ce chien on va le chercher tous ensemble.
— Encore une chose, dit papa.
Susie l’ourse posa sa grosse patte sur ma main, comme si elle-même savait ce qui allait suivre.
« Une seule chose, dit papa.
Très calmes, nous attendions la suite.
« Il ne faut surtout pas qu’il ressemble à Sorrow, dit papa. Puisque vous avez des yeux, c’est vous qui allez le choisir, ce chien. Assurez-vous seulement qu’il ne ressemble en rien à Sorrow.
Lilly écrivit donc l’indispensable conte de fées, dans lequel, comme prévu, chacun de nous tint son rôle. Et, dans le conte de fées que Lilly écrivit, nous fûmes tous parfaits. Le dernier jour ouvrable avant ce Noël de 1964, Franny respira un bon coup et décrocha pour appeler Chipper Dove, à sa « firme ».
— Salut, c’est moi, annonça-t-elle d’une voix enjouée. J’ai une envie folle de déjeuner avec toi. Oui, c’est Franny Berr> — tu peux passer me prendre quand tu voudras, ajouta-t-elle. Oui, c’est ça, au Stanhope — suite quatorze-zéro-un.
Sur quoi, Lilly arracha le téléphone à Franny et se mit à bougonner, d’une voix aussi rogneuse que peut l’être une voix d’infirmière rogneuse — et suffisamment fort pour que Chipper Dove entende :
— À qui téléphonez-vous encore ? En principe, vous n’avez pas le droit de passer des coups de fil !
Lilly raccrocha, et l’attente commença.
Franny passa dans la salle de bains et vomit. Quand elle ressortit, elle avait récupéré. Elle avait certes une mine affreuse, mais, justement, elle était censée avoir une mine affreuse. Les deux femmes de l’Atelier du West Village s’étaient chargées de maquiller Franny ; et ces femmes sont capables de faire des miracles. La jeune femme qu’elles avaient prise en main était belle, et elles l’avaient saccagée ; elles avaient donné à Franny un visage morne et sans vie, morne comme de la craie ; elles lui avaient donné une bouche pareille à une plaie ; elles avaient donné à ma sœur des aiguilles en guise d’yeux. Puis, elles l’avaient vêtue en blanc de la tête aux pieds, comme une mariée. Nous commencions à redouter que le scénario de Lilly ne soit un peu trop théâtral.
Frank, vêtu de sa tunique noire et de son caftan vert citron, était planté devant la fenêtre. Il s’était contenté d’une discrète touche de rouge à lèvres.
— Tout de même, dit Frank, d’une voix inquiète. Et s’il ne vient pas ?
Les deux amies de Susie étaient là, elles aussi — les deux blessées de l’Atelier du West Village. Des hommes les avaient blessées, nous avait expliqué Susie. La Noire s’appelait Ruthie ; on aurait dit le sosie presque parfait de Junior Jones. Ruthie portait un gilet sans manches en peau de mouton, sans rien dessous, et un pantalon de toile à fond large d’un vert cru, au-dessus duquel se dandinait son ventre. Un ongle d’argent, très long, presque aussi épais qu’un clou, était planté dans ses cheveux fous. Une de ses grosses mains noires tenait une longue lanière de cuir ; au bout de la lanière, était attachée Susie l’ourse.
Dans le domaine de l’imagination animale, le costume d’ours était un chef-d’œuvre. En particulier la bouche, comme l’avait fait remarquer Frank ; et surtout les crocs. Leur luisant mouillé. Et la démence triste des yeux. (En fait, Susie voyait par la bouche.)
Les griffes étaient elles aussi fort réussies ; de plus, elles étaient authentiques, comme le soulignait fièrement Susie — les pattes tout entières étaient authentiques. En outre, Susie portait une muselière, ce qui rehaussait encore l’effet d’illusion. Nous avions acheté la muselière dans un magasin d’accessoires pour chiens d’aveugles ; c’était une vraie muselière.
Franny s’était plainte d’avoir froid et nous avions poussé le thermostat au maximum. Susie, qui aimait la chaleur, s’en réjouit ; elle avait davantage encore l’impression d’être une ourse quand elle suait, et, dans son costume, nous le devinions, elle ruisselait de sueur.
— Jamais encore je ne me suis autant sentie ourse, nous dit Susie, en arpentant la pièce à quatre pattes.
— Aujourd’hui, tu es à cent pour cent ourse, Susie, dis-je.
— Aujourd’hui, c’est l’ourse qui l’emporte en toi, Susie, dit Lilly.
Franny attendait assise sur le canapé, vêtue de sa robe de mariée, une chandelle à la flamme chétive sur la table. Il y avait des chandelles dans toutes les pièces, et tous les stores étaient baissés. Frank avait allumé un peu d’encens et une odeur affreuse empestait l’appartement.
L’autre femme de l’Atelier du West Village était une blonde, une blonde aux cheveux paille, pâle et d’aspect quelconque, le genre adolescente prolongée. Elle portait l’uniforme classique d’une femme de chambre, l’uniforme que portait toutes les femmes de chambre du Stanhope, e* arborait un regard morne et vide qui cadrait parfaitement avec son fastidieux travail. Elle avait pour nom Elizabeth Quelque-chose, mais, dans le Village, tout le monde l’appe-ait Scurvy. C’était la meilleure actrice jamais sortie de l’Atelier du West Village — la reine des comédiens de Washington Square Park. Elle aurait été capable d’enseignei le cri thérapeutique à toute une troupe de taupes ; elle aurait été capable d’apprendre aux taupes à hurler si fort que les vers auraient jailli du sol. Comme disait Susie, c’était une hystérique de grande classe, la reine des hystériques.
— Pour ce qui est de simuler l’hystérie, Scurvy esi imbattable, nous avait dit Susie.
Et Lilly avait créé à son intention un rôle digne de la reine des hystériques.
Scurvy attendait tranquillement, aussi inerte en apparence qu’un clochard affalé sur un banc, et elle fumait une cigarette.
Quant à moi, je paradais avec ma grosse barre au milieu du living. Frank et Lilly m’avaient enduit tout le corps de graisse ; j’étais luisant de la tête aux pieds et puais comme une salade, mais, sous la couche d’huile, mes muscles saillaient de façon impressionnante. J’avais enfilé ce genre de truc minable qu’on appelle un tricot de corps — ce genre de maillot d’aspect vieillot que portent les lutteurs et les haltérophiles.
— Surtout, va pas te refroidir, me chapitrait Lilly. Continue à soulever tes poids, mais sans forcer, juste assez pour que tes veines ressortent. Quand il entrera, tes veines, je veux les voir saillir !
— Si jamais il entre, vitupéra Frank.
— Il entrera, dit doucement Franny. Il est tout près, ajouta-t-elle en fermant les yeux. Il est tout près, je le sais.
Quand le téléphone sonna, tout le monde fit un bond — tout le monde sauf Franny et la reine des hystériques dénommée Scurvy ; elles ne bronchèrent pas. Franny laissa le téléphone sonner quelques instants. Lilly émergea de la chambre, impeccable dans son uniforme d’infirmière ; à la quatrième sonnerie, elle adressa un signe de tête à Franny, qui enfin décrocha. Elle ne dit pas un mot.
— Allô ? dit la voix de Chipper Dove. Franny ?
Franny fut secouée d’un violent frisson, mais Lilly l’encourageait en hochant la tête.
— Monte, tout de suite, chuchota Franny dans l’appareil. Monte vite, mon infirmière ne pas tarder à rentrer ! siffla-t-elle.
Sur quoi elle raccrocha ; une nausée lui monta aux lèvres, et je craignis un instant qu’elle ne soit contrainte de retourner dans la salle de bains, mais elle se contint ; elle tenait le coup.
Lilly rajusta sa perruque, un humble petit chignon gris très serré. Elle avait tout d’une vieille infirmière employée dans un asile pour nains ; les femmes de l’Atelier du West Village avaient donné au visage de Lilly l’aspect d’un pruneau. Elle se glissa dans le placard le plus proche de l’entrée et referma la porte derrière elle. Du living, il était facile de confondre le placard avec la porte d’accès à l’appartement.
Scurvy chargea son bras d’une pile de linge propre et sortit dans le couloir.
— Entre cinq et sept minutes après qu’il sera entré, lui rappelai-je.
— Te fatigue pas, j’ai bonne mémoire, dit-elle d’une voix revêche. Et puis, je peux toujours écouter à la porte pour guetter le moment, fit-elle avec mépris. Merde alors, je suis une pro, non ?
Toutes les femmes de l’Atelier du West Village avaient une chose en commun, m’avait confié Susie. Toutes avaient été violées.
Je me remis à soulever mes poids, très vite, pour gorger mes muscles de sang. Susie l’ourse se lova au pied du canapé le plus éloigné de Franny, et feignit de dormir. Elle dissimula ses pattes et son mufle coiffé de la muselière ; du fond de la pièce, on croyait voir un gros chien endormi. Ruthie, la Noire — l’énorme femme qui était le sosie de Junior Jones — , se laissa choir exactement au milieu du canapé, à côté de Franny. Lorsque l’ours se mit à ronfler, toujours en état d’hibernation, Frank retira son caftan qu’il accrocha à une poignée de porte— il ne portait plus que la tunique noire — puis passa dans la chambre de Lilly pour brancher la radio. Du living, on apercevait le lit par la porte entrouverte. Quand la musique retentit, Frank se mit à danser tout autour du lit. C’était Frank qui s’était chargé de choisir la musique, et Frank n’avait eu aucune peine à arrêter son choix ! il avait choisi la scène de la folie de la Lucia de Donizetti.
Je jetai un coup d’oeil vers Franny, assise mains sur les cuisses, doigts entrelacés : quelques larmes se faufilaient à travers les trous d’épingles que les maquilleuses lui avaient laissés en guise d’yeux ; les larmes striaient d’affreuses rigoles le fard qui lui encroûtait le visage. Je m’approchai du placard et frappai un coup discret à la porte.
— Un chef-d’œuvre, Lilly, chuchotai-je. Ça s’annonce comme un vrai chef-d’œuvre.
— Surtout, n’avale pas tes répliques, chuchota Lilly.
Lorsque Chipper Dove frappa à la porte, mes biceps
faisaient déjà deux grosses bosses — comme l’avait voulu Lilly — et mes avant-bras avaient fière allure. Quelques filets de sueur couraient déjà sur la couche d’huile, et, dans la chambre, Lucia poussait ses premiers hurlements. Quant à Frank, il rebondissait sur le lit avec une gaucherie telle que j’avais du mal à ne pas détourner les yeux.
— Entre, Chipper ! lança Franny.
Lorsque je vis tourner la poignée, j’agrippai de l’intérieur le panneau et aidai Chipper Dove à entrer — très vite. Sans doute la secousse que j’imprimai à la porte fut-elle d’une violence inutile, car Chipper Dove parut catapulté à l’intérieur de la pièce — à quatre pattes. J’accrochai la pancarte ne pas déranger à la poignée extérieure et refermai la porte.
« Tiens, tiens, voyez donc qui nous arrive, dit Franny de sa plus belle voix bleu glacier.
— Merde alors ! s’écria Frank, à la verticale de son matelas.
D’une poussée, j’envoyai ma barre bloquer la porte tandis que Chipper Dove se relevait — sans paraître autrement ému, avec ce petit sourire que rien ne pouvait effacer ; du moins ne s’était-il pas encore effacé.
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque, Franny ? fit-il, d’un ton désinvolte.
Mais Franny en avait terminé avec son texte. Franny était arrivée au bout de son rôle. (« Tiens, tiens, voyez donc qui nous arrive », elle n’avait pas à en dire davantage.)
— On va te violer, annonçai-je à Chipper Dove.
— Hé, doucement, dit Dove. En fait, selon moi, il n’y a jamais vraiment eu viol. Après tout, c’est vrai, tu m’aimais bien, Franny, dit-il en se tournant vers elle.
Mais il était hors de question que Franny desserre les lèvres.
« Pour les autres, je regrette, Franny, ajouta Dove. Mais les yeux acérés de Franny ne révélèrent rien. « Merde ! fit Dove, en se retournant vers moi. Qui est-ce qui va me violer ?
— Pas moi en tout cas ! hurla Frank de la chambre, en rebondissant de plus en plus haut. Moi, ce qui me plaît, c’est de baiser des flaques de boue. J’arrête pas d’en baiser !
Chipper Dove parvenait encore à garder le sQurire.
— Alors, c’est l’autre, celui qui est sur le canapé ? me demanda-t-il, d’un ton sournois.
Il contemplait la grosse Ruthie ; sans doute lui rappelait-elle Junior Jones — elle aussi le regardait sans ciller — -, mais Chipper Dove réussit à grimacer un sourire.
« Je n’ai rien contre les Noires, dit Chipper Dove, partageant son attention entre Ruthie et moi. En fait, une Noire de temps en temps, ça me botte. Ruthie souleva une de ses énormes fesses et lâcha un pet.
— Moi, pas question que tu me baises, dit-elle à Chipper Dove.
Du coup, Dove braqua toute son attention sur moi. Son sourire s’était presque complètement évanoui ; sans doute commençait-il à s’imaginer que c’était moi qui avais été choisi pour le violer, et cette perspective ne lui plaisait pas tellement.
— Non, pas lui, connard ! glapit Frank de la chambre, tout en pantelant et rebondissant de plus belle — et de plus en plus haut. Lui, il est comme toi, il aime les filles ! Répugnant, les filles, répugnant, régugnant, beugla Frank.
Il dégringola du lit, mais y regrimpa sur-le-champ et se
remit à danser avec frénésie. La musique de Lucia avait quelque chose de dément.
— Est-ce que t’essaies de me faire croire qu’il s’agit du chien ? me demanda Chipper Dove. Et tu t’imagines que je vais me laisser faire par une saloperie de chien !
— Quel chien, mec ? demanda Ruthie, avec un sourire aussi féroce que celui de Chipper Dove.
— Ce chien, là dans le coin, dit Dove en désignant Susie l’ourse.
Lovée en boule sur le canapé, Susie ronflait, son dos hirsute tourné vers Dove — pattes repliées sous le ventre, tête baissée sur la poitrine. Ruthie fourra son gros pied nu dans l’entrecuisse de Susie ; son pied se mit à pétrir Susie. Susie se mit à grogner.
— Mais, c’est pas un chien, mon pote, fit Ruthie, avec un grand sourire — tandis que son pied, obscène, pétrissait, pétrissait sans relâche.
Soudain, Ruthie imprima une torsion brutale à son pied, et Susie l’ourse, brusquement réveillée, poussa un rugissement ; folle de rage, elle se rua sur Ruthie et ses mâchoires claquèrent. Dove vit le mufle frôler de justesse Ruthie qui s’écarta d’un bond pour éviter les longues griffes menaçantes. Jetant la laisse à la tête de Susie, Ruthie se réfugia à l’autre bout de la pièce. Susie parut sur le point de se lancer à ses trousses, mais Franny se contenta d’avancer la main. Sa main effleura Susie, une seule fois, et Susie se calma aussitôt. L’ourse enfouit sa tête dans le giron de Franny et se mit à pousser de petits grognements étouffés.
— Earl ! Earl ! gémissait-elle.
— Mais, c’est un ours, fit Dove.
— Tout juste, connard ! dit Ruthie.
Et Frank, qui planait de plus en plus haut, emporté par le chant de Lucia — propulsé si haut, que semblait-il, il en surpassait la folie — , Frank glapit :
— Et qui plus est, un ours en chaleur !
— Et cet ours, Chipper, il a envie de toi, dis-je. Lorsque Dove se retourna vers l’ours, il constata que
Franny avait posé la main à l’endroit précis où, chez les ours, se trouvent les organes génitaux. La main de Franny frottait et, tout à coup, Susie l’ourse parut saisie d’une grande allégresse ; elle dodelinait du chef, laissait fuser des bruits répugnants. Avec Susie l’ourse, l’Atelier du West Village avait indiscutablement accompli des miracles ; elle avait toujours été intelligente pour une ourse, mais, en plus, c’était désormais une ourse dont il fallait se méfier.
— Il a toujours la trique, cet ours, dit Ruthie, même moi, il pourrait me baiser.
— Hé, dites donc, doucement, dit Chipper Dove.
Il se cramponnait à l’illusion que j’étais le seul de toute la bande à être sain d’esprit. C’était ainsi qu’il voyait les choses désormais ; j’étais son ultime espoir. Et, exactement comme l’avait voulu Lilly, il était à point lorsque Scurvy, la femme de chambre frappa à la porte. Je repoussai la barre qui me parut aussi légère qu’une plume. J’ouvris la porte, d’une secousse si brutale que Scurvy s’engouffra dans la chambre, plus ahurie encore et éperdue que tout à l’heure Chipper Dove. Susie l’ourse poussa un grondement — comme toujours hostile à trop d’agitation — - et la femme de chambre leva sur moi des yeux terrorisés.
— Et ça, espèce d’idiote : ne pas déranger, vous ne savez pas lire ! hurlai-je.
Je la remis sur pied d’une poigne ferme, et déchirai le plastron de son uniforme. Elle se mit aussitôt à pousser des cris hystériques. L’empoignant par les chevilles, je la tins tête en bas et secouai ferme. Frank poussait des hurlements ravis.
— Un slip noir, un slip noir ! hurlait Frank tout en rebondissant sur le lit.
— Je vous flanque à la porte, dis-je à la femme de chambre qui maintenant pleurnichait. Quand on voit ne pas déranger sur une porte, on n’entre pas. Si vous n’êtes pas capable d’apprendre au moins ça, espèce d’idiote, la porte !
Je la remis, toujours tête en bas, entre les mains de Ruthie. À en croire Susie, il y avait une bonne année que Ruthie et Scurvy répétaient ce numéro. Une espèce de danse apache. Une danse qui évoque le viol d’une femme par une autre femme. Ruthie entreprit tout simplement de violenter Scurvy, là, sous les yeux de Chipper Dove.
— Vous avez beau être propriétaire de ce foutu hôtel, je m’en tape, braillait Scurvy. Vous êtes des gens ignobles, jamais plus je ne nettoierai les saletés de votre sale ours, jamais, jamais.
Sur quoi, et avec une véracité absolument stupéfiante, elle se mit à se convulser sous Ruthie — elle s’étranglait, bavait, bredouillait. Ruthie l’abandonna roulée en boule, gémissante et recroquevillée — secouée de temps à autre par un spasme littéralement terrifiant.
Ruthie eut un haussement d’épaules et se tourna vers moi.
— Faudra que tu te dégotes des bonniches un peu plus coriaces que c’te pochetée de pute blanche, mec. Chaque fois que l’ours se paie un petit viol, tes femmes de chambre sont même pas capables de s’en occuper. Ma parole, on dirait qu’elles savent pas comment s’y prendre.
Et quand je regardai Chipper Dove, je vis — enfin ! — que son regard bleu glacier l’avait abandonné : sous les caresses de Franny, Susie manifestait de plus en plus d’ardeur. S’approchant de l’ourse, Ruthie lui retira sa muselière ; Susie nous gratifia d’un sourire dentu. Elle faisait plus ours que nature ; pour cette unique représentation du scénario imaginé par Lilly, Susie l’ourse aurait réussi à convaincre même un ours qu’il avait affaire à un de ses congénères. Un ours en chaleur.
Je ne saurais même pas dire si les ours se trouvent jamais en chaleur ; comme dirait Frank : « Quelle importance ! »
Une seule chose importait, Chipper Dove, lui, le croyait. Ruthie se mit à gratter Susie, avec précaution, derrière les oreilles.
— Tu le vois ? Tu le vois ? Oui, celui-là, là-bas, susurrait Ruthie d’une voix douce.
Susie l’ourse se mit à agiter les pieds et à se dandiner ; puis, le nez au plancher, elle s’ébranla en direction de Chipper Dove.
— Hé, écoute un peu, commença à me dire Dove.
— Attention, surtout, pas de gestes brusques, lui dis-je. Les ours n’aiment pas les gestes brusques.
Dove se pétrifia net. Susie, à croire qu’elle avait l’éternité devant elle, se mit à le renifler de la tête aux pieds. Dans la chambre, Frank, épuisé, gisait vautré de tout son long sur le lit.
— - Je m’en vais te donner un ou deux petits conseils, dit
Frank à Chipper. Toi, tu m’as initié aux flaques de boue, alors moi je vais te donner quelques petits conseils à propos des ours.
— Hé, je t’en supplie, me dit doucement Chipper Dove.
— L’essentiel, dit Frank, c’est de ne pas bouger. De ne pas résister, à rien : les ours détestent qu’on leur oppose la moindre résistance.
— Laisse-toi aller, c’est tout, mec, dit Ruthie, d’un ton rêveur.
M’approchant de Dove, je défis la boucle de sa ceinture ; il esquissa un geste pour m’arrêter, mais je le coupai net :
— Pas de mouvements brusques, attention !
À l’instant net où le pantalon de Dove toucha le plancher avec un petit bruit mou, Susie l’ourse fourra son museau entre les cuisses de Dove.
— Et puis, je te conseille de retenir ton souffle, recommanda Frank de la chambre.
Cette réplique était le signal destiné à Lilly. Elle entra aussitôt. Dove eut l’impression qu’elle était entrée en ouvrant avec sa propre clef la porte qui donnait dans le couloir.
Tous les yeux se fixèrent sur l’infirmière naine ; Lilly avait l’air furibond.
— Quelque chose me disait que tu te préparais à nous refaire le coup, Franny, dit Lilly à sa malade.
Franny se lova en boule sur le canapé, le dos tourné.
— Vous êtes son infirmière, pas sa mère, aboyai-je.
— Ce n’est pas bon pour elle — de laisser cette espèce de fou violer, violer, violer tout le monde ! hurla Lilly. Chaque fois que ce sale ours se retrouve en chaleur, vous choisissez quelqu’un et vous l’attirez ici pour le faire violer — moi je vous le dis, ce n’est pas bon pour elle.
— Mais c’est la seule chose qui fasse plaisir à Franny, dit Frank, d’un ton maussade.
— Ce n’est pas bien que ça lui fasse plaisir, insista Lilly, en bonne infirmière têtue.
Ce qu’en fait elle était.
— Bah, laissez donc. Celui-ci c’est un cas spécial. C’est lui qui l’a violée, elle ! lançai-je à Lilly.
— Et moi, il m’a obligé à baiser une flaque de boue ! gémit Frank.
— À condition qu’on nous laisse violer celui-ci, implorai-je Lilly, après, on ne violera plus jamais personne.
— Des promesses, toujours des promesses, dit Lilly, en plaquant ses petits bras croisés sur ses petits seins.
— C’est juré ! hurla Frank. Rien qu’un, et c’est fini. Rien que celui-ci.
— Earl, s’ébroua Susie.
Et je crus que Dove allait tomber raide mort. Susie s’ébroua violemment dans l’entrecuisse de Dove. Susie l’ourse semblait vouloir dire que celui-ci était tout particulièrement à son goût.
— Je vous en supplie, je vous en supplie ! se mit à hurler Dove.
Susie le fit choir d’un croc-en-jambe et pesa de tout son poids sur sa poitrine. Puis, elle plaqua sa grosse patte — une vraie patte — en plein sur ses parties génitales.
« Je vous en supplie ! faisait Dove. Je vous en supplie non ! Je vous en supplie !
Le scénario de Lilly s’arrêtait là. C’était là qu’en principe nous devions tous nous arrêter. Personne n’avait plus rien à dire, sauf Lilly.
« Il n’y aura plus de viols, jamais plus, c’est terminé », était censée dire Lilly.
J’étais alors censé empoigner Dove et le balancer dans le couloir.
Mais, quittant soudain le canapé, Franny nous repoussa tous ; elle s’approcha de Dove.
— Suffit, Susie, dit Franny.
Et Susie se releva.
— Remets ton pantalon, Chipper, commanda Franny.
Il se redressa, mais retomba aussitôt ; il se hissa de nouveau péniblement sur pied et enfila son pantalon.
« Et la prochaine fois que tu baisseras ton froc, devant n’importe qui, dit Franny, je veux que tu penses à moi.
— Pense à nous tous, renchérit Frank en émergeant de la chambre.
— Surtout, ne nous oublie pas, dis-je à Chipper.
— Si jamais tu nous aperçois dans la rue, lui dit la grosse Ruthie, t’as intérêt à changer de trottoir. Y en a ici qui pourraient avoir envie de te faire la peau, mec, dit-elle, d’une voix plate.
Susie l’ourse retira sa tête d’ourse ; jamais plus elle n’aurait besoin de la porter. Dorénavant, le costume d’ours ne servirait plus que pour s’amuser. Elle regarda Chipper Dove droit dans les yeux. Scurvy, la reine des hystériques, se releva à son tour et vint, elle aussi, jeter un coup d’oeil sur Dove. Elle le regarda comme si elle voulait graver son image dans sa mémoire ; puis, elle haussa les épaules, alluma une cigarette et se détourna.
— ■ Et surtout, attention aux fenêtres ouvertes ! lança Frank sur les talons de Dove, qui s’éloignait dans le couloir.
Il s’appuyait au mur pour garder l’équilibre. Il nous fut impossible de ne pas remarquer qu’il avait mouillé son pantalon.
Chipper Dove se déplaçait comme un malade qui, dans une salle d’hôpital réservée aux amnésiques, cherche les toilettes pour hommes ; il se déplaçait avec ce pathétique manque d’assurance d’un homme qui se demanderait ce qui l’attend dans les toilettes — et même ce qu’il devra faire une fois devant l’urinoir.
Mais déjà germait en nous ce sentiment de déception qui, il faut bien le dire, est l’inévitable rançon de toute entreprise de vengeance. Si terrible fût-elle, jamais l’épreuve que nous lui avions infligée, ne serait aussi terrible que celle qu’il avait infligée à Franny — elle n’aurait pu l’être qu’à condition de l’être trop.
Quant à moi, et jusqu’à mon dernier jour, je me reverrai planté au milieu de la Septième Avenue, en train de soutenir Chipper Dove par les aisselles — ses pieds à quelques centimètres au-dessus du sol. À dire vrai, qu’aurais-je bien pu faire sinon le reposer à terre — d’ailleurs, personne ne pourrait jamais rien faire de lui — nos Chipper Dove, nous continuerons toujours à les soulever et à les reposer à terre.
Donc, pourriez-vous croire, ce fut tout. Lilly avait fait ses preuves en écrivant un véritable opéra, un authentique conte de fées. Susie l’ourse avait joué son rôle avec maestria ; elle avait épuisé les dernières ressources de son personnage d’ours ; elle conserverait son costume d’ours, mais uniquement pour sa valeur sentimentale, et pour amuser les enfants — et, bien sûr, pour Halloween. Notre père aurait un chien d’aveugle pour son cadeau de Noël. Le premier d’une longue série de chiens. Et du jour où il aurait un animal auquel parler, mon père parviendrait enfin à imaginer ce qu’il voulait faire du reste de sa vie.
— Voici venir le reste de nos vies, dit un jour Franny, avec une sorte de tendresse mêlée de crainte. Le reste de nos foutues vies est enfin en train d’émerger.
En ce jour où Chipper Dove quitta à pas incertains le Stanhope pour regagner sa « firme », on aurait pu croire que nous étions tous des survivants — ceux d’entre nous qui étaient encore là ; on aurait pu croire que nous étions hors d’affaire. Franny était maintenant libre de trouver une vie, Lilly et Frank avaient les carrières qu’ils s’étaient choisies — ou, comme ils disent, les carrières qui les avaient choisis. Notre père avait seulement besoin d’un peu de temps pour s’accoutumer au côté animal de sa nature — pour parvenir à voir clair en lui. Quant à moi, je savais qu’un diplôme en littérature américaine décerné par une université autrichienne ne me qualifiait pas pour grand-chose, mais qu’é-tais-je contraint de faire — sinon soulager de mon mieux mon frère et ma sœur des poids qui pesaient sur eux, quand, à l’occasion, ils se faisaient trop écrasants.
Ce que nous avions tous oublié au milieu de nos préparatifs de Noël, de notre frénésie pour régler son compte à Chipper Dove, c’était cette silhouette qui n’avait jamais cessé de nous hanter. Comme toujours dans les contes de fées, juste au moment où l’on se croit sorti du bois, le bois vous réserve encore bien des surprises ; au moment où l’on se croit sorti du bois, il s’avère que l’on est encore au milieu.
Comment avions-nous pu si vite oublier la leçon du roi des Souris ? Comment avions-nous pu rejeter ce vieux chien de notre enfance, notre cher Sorrow, aussi simplement que
Susie avait plié son costume d’ours, et dire : « Voilà. C’est fini. Maintenant, en piste pour une nouvelle danse. »
Il est un chant qu’affectionnent les Viennois — un de leurs Heurigen, comme on dit, les chansons qu’ils chantent pour célébrer le vin nouveau. Typique de ces chants que comprenait si bien Freud, leurs chansons sont pleines de vœux de mort. Le roi des Souris lui-même, j’en suis sûr, a chanté jadis cette petite chanson :
Verkauft’s mei G’wand, F Fahr in Rimmel.
Vendez mes vieux habits, je pars au Paradis.
Lorsque Susie l’ourse reconduisit ses amies au Village, Frank, Franny, Lilly et moi, selon notre bonne vieille habitude, appelâmes la réception pour commander du champagne. Et tandis que nous savourions la douceur bien modeste de notre petite vengeance sur Chipper Dove, notre enfance surgit à nos yeux comme un lac limpide — mais derrière nous. Nous eûmes l’impression d’être libérés du chagrin et de Sorrow. N’empêche que, même en cet instant, l’un de nous devait être en train de se chanter ce chant. L’un de nous fredonnait sous cape :
la vie est sérieuse, mais l’art est une plaisanterie !
Le roi des Souris était mort, mais — pour l’un d’entre nous — le roi des Souris n’était pas oublié.
Je n’ai rien d’un poète. Je ne suis pas même l’écrivain de la famille. Donald Justice devait devenir le héros littéraire de Lilly : il devait même remplacer pour elle le merveilleux dénouement de Gatsby le Magnifique, que Lilly nous avait lu si souvent. Donald Justice avait, avec une éloquence sans rivale, posé la question qui tous nous hante dans notre famille vouée aux hôtels.
Comme le demande Mr. Justice :
Comment parler du malheur, et surtout du sien, Sinon comme d’une chose parfaitement banale ?
N’oublions pas le malheur, donc. Tout particulièrement dans les familles, le malheur est « infiniment banal ». Sorrow flotte ; l’amour aussi, et — au bout du compte — le malheur. Lui aussi flotte.