À la recherche des logis
de Marcel Proust
À L’OMBRE DES MARRONNIERS D’AUTEUIL.
La maison de la rue La Fontaine, où Marcel Proust a vu le jour, n’existe plus. Au numéro 96, un immeuble en pierres de taille a pris la place de la villa tapie au fond d’un jardin de l’ancien paisible village d’Auteuil, annexé à Paris en 1860 par Haussmann. Grand-oncle maternel de Marcel, Louis Weil, sybarite aisé, l’avait acquise pour y recevoir maîtresses, demi-mondaines, et courtisanes venant secrètement lui vendre leurs charmes.
Alors que la Commune se déchaîne dans les rues de Paris, Mme Adrien Proust, sa nièce, vient s’y réfugier pour donner naissance à Marcel, l’aîné de ses fils, le 10 juillet 1871.
Cette maison que nous habitions avec mon oncle, à Auteuil, au milieu d’un grand jardin qui fut coupé en deux par le percement de la rue – aujourd’hui l’avenue Mozart – était aussi dénuée de goût que possible. Pourtant je ne peux dire le plaisir que j’éprouvais quand, après avoir longé en plein soleil, dans le parfum des tilleuls, la rue La Fontaine, je montais un instant dans ma chambre.
La maison avait trois étages, sa vasque au centre du jardin et ses deux petits pavillons d’entrée lui donnaient l’aspect d’une folie néoromantique. Enfant, Marcel était tombé dans le petit bassin. Vingt ans plus tard, sa mère et sa tante en faisaient encore un récit terrifiant.
La famille passe une partie de la belle saison à Auteuil. Lorsque les responsabilités du docteur Adrien Proust requièrent sa présence à Paris, le médecin prend alors chaque matin l’omnibus Auteuil-Madeleine qui le mène dans Paris, où il est attendu aux hôpitaux de l’Hôtel-Dieu et de La Charité.
Une plaque, sur l’immeuble de la rue La Fontaine, signale aux passants le lieu de naissance de Marcel Proust. Aux lecteurs de son œuvre, elle évoque les pages où, petit garçon, le narrateur relate l’insoutenable attente du baiser maternel sans lequel il ne peut s’endormir, alors que ses parents et leurs invités s’attardent au jardin, dans la douceur d’un soir d’été.
Dans les pages fameuses de l’œuvre, le narrateur situe son angoisse nocturne dans la maison de Combray, bien qu’il s’agisse, à l’évidence, de la villa d’Auteuil.
LA MADELEINE,
PLAQUE TOURNANTE
DE MARCEL PROUST.
De retour à Paris, la famille Proust regagne son appartement du 9, boulevard Malesherbes. Un premier étage sur cour dont les balcons de plusieurs fenêtres donnent sur la rue de Surène.
Pour Marcel, la place de la Madeleine est un lieu stratégique : le restaurant Chez Larue pour les soupers dans la pourpre un peu crue de son décor ; le café-restaurant Weber, rue Royale, pour les conversations frivoles et les distractions, « ma villégiature à moi qui n’en ai pas » – sa terrasse, où il exhortait Paul-Jean Toulet66 de modérer sa consommation de whiskys lui prédisant qu’elle lui ruinerait l’estomac ; la pharmacie de la rue de Sèze pour l’approvisionnement en poudre à fumigations ; Prunier, le restaurant de la rue Duphot ; l’hôtel Marigny, 11, rue de l’Arcade, un établissement à la clientèle équivoque tenu par Jupien dans la Recherche. Enfin, Les Trois-Quartiers, le magasin providentiel pour le remplacement de ses parapluies égarés.
Par goût, si ce n’est par obligation, Marcel Proust est parisien dans l’âme. Illiers-Combray, petit bourg d’Eure-et-Loir, constituera la genèse de son œuvre dont le microcosme parisien favorisera son accomplissement.
Du boulevard Malesherbes, les jardins des Champs-Élysées, tout proches, sont le théâtre d’événements liminaires marquants de la Recherche. Ici le narrateur s’éprend de Gilberte Swann, fillette aux cheveux roux qui, en dépit des parties de barres auxquelles ils s’adonnent ensemble et de la bille d’agate qu’elle lui offre, ne lui apporte qu’anxiété et déception ; là, dans le chalet de nécessité, « petit pavillon ancien grillagé de vert », sa grand-mère éprouve les premiers symptômes de l’attaque qui l’emportera.
La cour de l’immeuble du boulevard Malesherbes est celle de l’hôtel de Guermantes du livre. Lieu de la rencontre du giletier Jupien et du baron de Charlus, épiée par le narrateur ; la fenêtre de la cuisine où Françoise, vigie attentive, observe les allées et venues d’un gotha faisandé et d’un petit peuple pervers.
En 1900, la famille Proust quitte le boulevard Malesherbes pour le 45, rue de Courcelles, à l’angle de la rue de Monceau. L’appartement bourgeois, de quelque trois cents mètres carrés, ceinturé d’un balcon, est desservi par une sorte de lourd ascenseur électro-hydraulique capitonné, à la progression lente et incertaine.
La rue de Courcelles est certes moins centrale que la Madeleine, mais en cette fin du XIXe siècle, elle est devenue très résidentielle. Desservie par le fameux « Panthéon-Courcelles », l’omnibus cher à Courteline et à Léon-Paul Fargue ; celui-ci assurait que l’ascension de son impériale rendrait la vue à des yeux d’aveugle. Son itinéraire est encore aujourd’hui celui emprunté par l’autobus 84 ; prolongée, la ligne mène désormais ses usagers jusqu’à la porte de Champerret. Depuis le Second Empire, la rue de Courcelles et ses alentours sont fréquentés par la gent littéraire. Les Bibesco demeurent au numéro 69, Flaubert (on l’a vu), Renan, Taine, les Goncourt, Bourget, Anatole France, les musiciens Gounod et Bizet, et bien d’autres, visitent au numéro 24 l’hôtel particulier de la princesse Mathilde. Dans le salon de Geneviève Strauss au 122, boulevard Haussmann, à l’angle de l’avenue de Messine, Proust fera la connaissance de Madeleine Lemaire ; peintre des roses, elle tient salon dans son hôtel du 3, rue de Monceau. Proust y rencontrera Robert de Montesquiou et tout ce qui compte à Paris dans le monde des arts et de la politique. Dumas fils disait de Madeleine Lemaire qu’elle avait créé le plus de roses après Dieu. Appelée « la patronne » par le « petit noyau » de ses fidèles, c’est l’un des modèles de Mme Verdurin.
En 1898, Proust assiste, 15, place Vendôme, à l’inauguration du Ritz, un ancien petit hôtel agrandi et rénové par Charles Mewès67. Alliant modernité et élégance, c’est le plus luxueux de Paris. Marcel Proust aime s’y retrouver au dîner ou à l’heure du thé en compagnie de Morand dont l’épouse, la princesse Soutzo, lui inspire une passion platonique. Tard le soir, il se délecte à écouter Olivier Dabescat, le déférent maître d’hôtel, parfait connaisseur du gotha, source précieuse d’informations pour la Recherche. Il affirme ne sortir que rarement le soir, on le rencontre cependant en compagnie de Cocteau, l’abbé Mugnier, la marquise de Lude… dans les salons du palace dont il apprécie l’ambiance feutrée, l’éclat de ses miroirs, l’éclairage tamisé des chandeliers électriques coiffés d’abat-jour de soie rose ou crème mettant en valeur le teint des femmes.
Familier du restaurant de l’hôtel, il s’attachera, en 1918, les services d’un jeune Suisse, Henri Rochat, séduisant garçon, serveur de la salle à manger. Converti en secrétaire, puis en tendre ami, le bellâtre, après avoir profité des largesses de Proust, sera supplanté par « le petit Vanelli », autre garçon de salle ; Rochat émigrera en Amérique en 1921.
En 1922, attribuant aux glaces de l’hôtel des vertus thérapeutiques, il soigne ses brûlures d’estomac en s’en nourrissant. Odilon68, son chauffeur et le mari de Céleste69, va en chercher de jour comme de nuit au Ritz.
La direction nouvelle du Ritz s’est attachée à préserver l’ambiance ouatée chère à l’auteur de la Recherche ; elle perpétue aujourd’hui la tradition proustienne de l’établissement créé par César Ritz et dirigé, après son décès en 1918, par son épouse Marie-Louise jusqu’en 1953.
LA CHAMBRE FORTE DU BOULEVARD HAUSSMANN.
Chaque jeudi, à deux heures de l’après-midi, quelques aficionados de l’auteur de la Recherche viennent se recueillir dans la chambre de Marcel Proust, au premier étage du 102, boulevard Haussmann, sa tanière fameuse garnie en 1910 d’écorces de liège brut. La banque S.N.V.B.70 autorise la visite de la pièce restaurée où le romancier a vécu cloîtré à partir de 1907, pour y écrire la plus grande partie de son œuvre. Si l’appartement, dans son ensemble – avec son couloir menant à l’office, la salle à manger, les deux salons où Proust a entassé les meubles de la rue de Courcelles –, a été transformé en bureaux, la chambre de l’écrivain demeure intacte. Vidée de son mobilier – exposé désormais au Musée Carnavalet –, subsistent encore la cheminée de marbre et le parquet à point de Hongrie. Il faut l’imagination des proustiens fervents pour concevoir ce que fut cette chambre-caverne aux murs recouverts de plaques de liège, ses rideaux bleus toujours tirés, son petit lit de cuivre, la table de nuit où la lampe de chevet dispensait, jour et nuit, un halo vert. Aujourd’hui les visiteurs entrent dans une pièce claire, finement tapissée d’une couche de papier-liège ; les plus dévots s’y recueillent, baisent la cheminée de la chambre. Leur émotion, leurs fantasmes, les aident à imaginer le combat contre le temps de celui qui a consacré sa vie à son œuvre.
LES DERNIÈRES DEMEURES.
1919. – Enjoint de quitter le boulevard Haussmann, Proust ne sait trop où aller. Son asthme, son rhume des foins, son état nerveux lui interdisent bien des quartiers. Jacques Porel, le fils de Réjane, l’un des premiers à lui avoir écrit, en 1914, son admiration pour Du côté de chez Swann, lui propose d’occuper un appartement meublé, vacant au quatrième étage, dans l’hôtel particulier de sa mère, 8 bis, rue Laurent-Pichat. Proust accepte en attendant la fin des travaux d’aménagement de son nouvel appartement de la rue Hamelin. Il n’y sera guère heureux. Il ressent de profonds malaises dus à la proximité du bois de Boulogne. Cependant il va vivre là, dans un confort relatif, de mars à octobre 191971.
Bien qu’il prétendît être un locataire insupportable, il fut le plus charmant des voisins72, dit de lui Jacques Porel, ajoutant que l’ascenseur de l’immeuble ne marchant pas toujours, il arrivait à sa mère Réjane de croiser Proust dans l’escalier. Les deux malades échangeaient quelques mots, qui le lendemain étaient longuement commentés par l’écrivain pour son jeune interlocuteur.
Le 1er octobre 1919, Marcel Proust emménage dans son nouveau logis, 44, rue Hamelin, près de l’avenue Kléber, l’immeuble a fait place aujourd’hui à l’Élysées Union Hôtel. C’est là qu’il apprend, le 10 décembre suivant, que le prix Goncourt lui est attribué pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, par six voix contre quatre aux Croix de bois de Roland Dorgelès. Un choix très controversé en cette période d’après-guerre. Proust s’en expliquera dans Le Temps retrouvé.
Pour le réveillon du 31 décembre 1921, il se rend à la soirée de fête chez Étienne de Beaumont. Après s’être fait préciser qu’il n’y avait point de courant d’air, il y arrive à minuit. Un mouvement de foule l’annonce, les invités s’écartent pour laisser passer « l’oiseau de nuit ».
Au printemps de 1922, il annonce à sa fidèle Céleste avoir écrit le mot « fin » de son ouvrage. « Maintenant je peux mourir », lui dit-il. Ses dernières forces sont consacrées à la correction des épreuves de La Prisonnière. Atteint d’une infection virale suivie d’une pneumonie qu’il n’a pas voulu soigner, il s’affaiblit. Il cesse de s’alimenter, ne supporte que la bière glacée qu’Odilon va chercher au Ritz. Il interdit sa porte aux médecins, refuse les soins de son frère, le professeur Robert Proust, accouru à son chevet.
Au cours de la nuit du 17 novembre, il dicte encore à Céleste quelques phrases sur l’agonie de son personnage, l’écrivain Bergotte.
Marcel Proust meurt le 18 novembre entre cinq et six heures du soir.
La fidèle Céleste, intimement liée à la vie de l’auteur de la Recherche, dira plus tard qu’au-delà de la mort, Marcel Proust a continué de lui accorder sa protection. Elle trouvera toujours, dit-elle, sur son chemin un fervent de l’œuvre pour lui apporter aide et assistance dans ses démarches.