CHAPITRE PREMIER

Lid était allongé sur une couche de mousse, près de l'ouverture de la hutte. Les yeux grands ouverts, il regardait sans les voir les branches entrelacées formant le toit conique.

Une mouche ronronnait près de sa tête depuis un moment et il finit par la chasser d'une main lasse. C'était le matin, un rayon de soleil traversait la hutte venant d'un trou dans la paroi.

Il n'avait pu dormir, la tête trop pleine, encore, des cris, du tumulte de la bataille de la veille. La nuit était tombée sans que l'un des camps obtienne la victoire décisive. Impossible de combattre, dans l'obscurité on pouvait aussi bien étrangler un ennemi qu'un frère. Alors les adversaires s'étaient retirés, comme d'accord.

Rien n'avait été dit, mais la Tradition était là pour indiquer la marche à suivre. Le combat reprendrait ce matin. Jusqu'au massacre final !

Lid se souvenait que le cas s'était produit autrefois, quand il était encore enfant. A l'époque il avait pleuré de rage de ne pouvoir participer aux combats. Et lorsque les guerriers étaient rentrés au campement, épuisés, rouges de sang, il avait envié les blessures ouvertes, les membres brisés qui faisaient d'eux des héros...

Il eut un sourire amer en se rappelant ce jour-là. Il avait bien changé ! Aujourd'hui le sang, la souffrance, ne l'émerveillaient plus, loin de là. Pourtant Ce souvenir d'enfance ne remontait pas à tellement d'hivers. Une dizaine peut-être?

Aujourd'hui Lid avait été admis dans le clan des guerriers pour cette bataille. Forcément, il fallait du monde pour vaincre les hommes du Sud... Officiellement, si la tribu écrasait l'ennemi, il serait admis de plein droit dans leurs rangs, avec tous les Jeunes-Sagaies encore en vie à ce moment-là !

Hier encore, enfin hier matin, avant que les guerriers-chasseurs viennent donner l'alerte, les Jeunes-Sagaies n'étaient considérés au village qu'en fonction de leurs talents de chasseurs. Aucun d'eux n'avait participé à un combat- et ne pouvait donc prétendre au titre de guerrier, bien qu'ils aient tous dépassé les vingt hivers.

Ils continuaient donc à vivre ensemble, dormir ensemble, dans les huttes réservées, manger ensemble. Enfin manger ce qui restait quand les guerriers étaient repus, les enfants et les femmes servis. Leur tour arrivait juste avant les vieux ! Même les jeunes filles mangeaient avant eux.

Les jeunes filles... Ses pensées revinrent encore une fois à Glika. Glika et ses cheveux clairs, Glika et ses gestes souples, gracieux. Il aurait passé des journées entières à la regarder aller et venir.

Mais pourquoi était-il comme ça ? Auparavant il ne réfléchissait pas autant à ces choses-là. Une fille ne l'intéressait que dans l'espoir de la prendre. Et les occasions n'avaient pas manqué. Pendant un temps on l'avait surnommé Lid-l'amoureux... Ça l'avait même vexé et il avait fallu quelques solides bagarres pour que le surnom disparaisse. A l'époque une bonne raclée ne lui faisait pas peur.

Pourtant il n'était pas le plus fort, parmi les Jeunes-Sagaies. Mais sa souplesse, la longueur de ses membres et ses réflexes, surtout, lui permettaient toujours de se tirer d'affaire.

Quelque part dehors quelqu'un s'agita et les ronflements des dormeurs s'éteignirent, près de lui. Leurs sens étaient déjà aux aguets, sans qu'ils en aient conscience. Un vrai chasseur ne se laisse pas surprendre et les Jeunes-Sagaies avaient été à bonne école avec Litvak-le-guerrier, leur chef.

Litvak... éventré d'un coup de sagaie dès le début du combat, hier. Et qui avait agonisé toute la journée. A un moment Lid était repassé près de lui, dans l'après-midi, poursuivi par un homme du Sud qu'il entraînait vers le petit éboulis rocheux, à l'est, pour l'égarer et le tuer par surprise. Litvak avait encore les yeux ouverts. Il avait croisé son regard, une fraction de seconde, le temps d'y lire une terrible souffrance !

Marl quitta sa couche, de l'autre côté de la hutte, et se dirigea vers l'ouverture. Lid eut un coup au cœur en pensant que ça y était, la nuit était finie, on allait repartir au combat. Ses membres étaient toujours aussi lourds que la veille. Il ne s'était pas reposé un instant. Et il allait falloir combattre... Il n'avait aucune chance de s'en tirer. Pas devant les hommes du Sud !

  • Je ne veux pas mourir, murmura-t-il doucement.

Il tressaillit au son de sa propre voix et se redressa sur un coude pour jeter un œil aux autres. Ils n'avaient pas bougé. Il les contempla en silence. Les jambes de Tsiki étaient balafrées de traces de sang et ses pieds étaient couverts de taches sombres.

Lid ferma les yeux de dégoût... Il en avait assez de la Tradition du sang, assez de La Tradition et de ses Lois dont on ne savait même pas qui les avait imposées. « Survivre »... « Le sang appelle le sang »... « Il faut être fort »... « Pas de pitié pour les faibles ».

Les mots dansaient dans sa tête et il passa une main aux doigts agités de tremblements devant ses yeux.

« Je ne veux plus de cette vie », pensa-t-il. « Je ne veux plus obéir à des Lois que je ne comprends pas... Je ne veux pas me battre parce qu'une tribu approche du Territoire. »

Avec stupéfaction il se rendit compte que ces pensées ne le heurtaient pas. Il avait changé ! Et ça remontait à longtemps... Tout était venu peu à peu... Mais c'est la bataille de la veille qui lui avait ouvert les yeux.

Comme cette habitude de réfléchir. Il en avait parlé, une fois, à un vieux. L'autre l'avait longuement regardé en silence avant de lui dire que, bien longtemps auparavant, de nombreux guerriers avaient parfois cette habitude. Mais, avec le temps, les cas étaient devenus plus rares.

Enfin il avait continué à réfléchir, se disant que personne ne pouvait entendre ce qu'il « disait » dans sa tête !

Personne ne pouvait savoir qu'il n'éprouvait aucune haine pour les hommes du Sud, même aujourd'hui.

La tribu n'avait jamais chassé sur les territoires du Sud. L'attaque n'avait aucune raison d'être, aucune justification...

Et puis, brutalement, la décision fut là. Il ne se laisserait pas tuer, ni aujourd'hui ni un autre jour ! Il voulait vivre, vivre en paix. Chasser pour survivre d'accord mais rien d'autre. La Tradition ne le concernait plus... Il ne se sentait plus lié aux vieilles Lois du sang. « Le sang du gibier et le sang de l'homme. »

Evidemment il y avait la tribu... Jamais on ne le laisserait vivre à sa guise. Il y avait les Lois. Il faudrait partir... Du moins essayer. « On ne quitte pas la tribu. » Combien de fois avait-il entendu prononcer ces mots ?

Alors il faudrait fuir ! Oui, c'est ça, fuir ! Quitter la tribu, trouver un territoire libre.

Lid se sentit mieux. Comme si sa décision lui avait redonné des forces. Il prit conscience des bruits qui venaient de l'extérieur. Le village était éveillé, maintenant. Il était temps de sortir.

Un moment plus tard Djolik, le chef des guerriers, leva haut sa sagaie de guerre et les hommes prirent le départ.

Ils étaient encore une soixantaine d'hommes en état de combattre.

La troupe adopta immédiatement une formation large, chaque guerrier prenant soin de ne jamais se rapprocher de moins de huit pas du voisin, de manière à ne pas former avec lui une cible trop importante pour tenter un lanceur de sagaie embusqué.

Lid avançait sur le flanc droit, jetant des regards furtifs à ses voisins, craignant presque d'avoir un comportement anormal. Comme si sa décision se voyait sur son visage. Mais non, leurs regards allaient d'un buisson à l'autre, fouillant les branchages, guettant le mouvement qui décèlerait un homme du Sud en embuscade.

Rassuré, il se concentra sur le terrain, scrutant les alentours. Les flancs sont toujours les premiers attaqués. Pas question de recevoir une sagaie par inattention !

A l'horizon tout paraissait calme. Aussi loin que le regard pouvait porter rien ne bougeait. Pas le moindre oiseau, pas...

Impossible !... A cette heure les oiseaux auraient dû s'agiter, au moins loin devant... La veille, le combat s'était déroulé dans la grande plaine, après le ruisseau-tordu. Il comprit en même temps que rien ne prouvait que les hommes du Sud seraient au même endroit ce matin, et aussi que l'absence de tout animal indiquait la présence d'un danger tout proche !

Il redressa la tête et lança le cri d'alarme. Lôôôôô.

Presque aussitôt une nuée de sagaies siffla dans le ciel. Lid plongea au sol, heurtant douloureusement une pierre du coude. Il entendit les chocs sourds, écœurants, des sagaies pénétrant dans les chairs.

Roulant sur le dos, il eut dans son champ de vision l'ensemble des guerriers, certains encore figés par la brutalité de l'attaque, d'autres tenant à pleine main le bois de la sagaie qui venait de les transpercer...

Six hommes, au moins, étaient touchés.

Un long hurlement s'éleva, poussé par des dizaines de bouches. Ils attaquaient !

Lid se releva rapidement dégainant son couteau à manche de bois de la main gauche tandis qu'il levait la pointe de son javelot de guerre. D'instinct il écarta les pieds pour s'assurer un bon équilibre et faire face à n'importe quelle attaque.

Il enregistra la ruée des hommes du Sud sortant des buissons où ils étaient cachés.

A peu près aussi nombreux que la tribu. Les pertes s'étaient apparemment équilibrées, la veille. Lid avait chassé de son esprit toute autre pensée que ce qui se rapportait au combat. Il savait que sa survie dépendait de son attention. Immobile, il attendait que la situation se décante pour choisir un adversaire.

Les ennemis couraient très vite, bondissant pardessus les obstacles, mauvaises cibles pour les sagaies, pires encore pour les javelots, plus lourds. Lid eut le temps de regretter de ne pas avoir pris une sagaie, hier, sur un cadavre. Puis il repéra un homme du Sud, sur la droite et le choisit. Il avança d'un pas, puis d'un autre et démarra au petit trot.

Derrière, la tribu sembla libérée par ce mouvement dans ses rangs et les guerriers partirent d'un même élan en hurlant.

Lid savait qu'il est difficile d'effectuer une lancée précise en courant, si bien qu'il ne lâchait pas son adversaire des yeux, négligeant les autres et comptant sur sa vision périphérique pour repérer un homme du Sud qui s'arrêterait.

L'autre n'était plus qu'à dix mètres... Il stoppa et balança un bras en arrière pour lancer sa sagaie.

Lid était maintenant trop avancé pour se mettre à l'abri, et courait trop vite pour éviter l'arme... Il boula au sol, entendit un bref sifflement et comprit que l'arme était passée tout près.

Sans même sans rendre compte il s'était retrouvé debout, poursuivant sa course. Les mouvements s'étaient enchaînés si vite que l'homme du Sud ne comprit pas les intentions de son adversaire. Logiquement, Lid aurait dû lancer son javelot. A cette distance le coup était presque imparable.

L'homme s'était ramassé sur lui-même pour mieux éviter le jet. Mais Lid ne lança pas son javelot. Au dernier moment il avait pensé que, son arme propulsée, il se trouverait désarmé. Un ennemi tué ne valait pas un risque pareil. Alors il poursuivit sa course, relevant la pointe du javelot qui vint frapper l'homme du Sud en pleine poitrine.

L'autre ouvrit une bouche démesurée... Déjà Lid avait fait un bond de côté, dépassant sa victime dans son élan et libérant du même coup son javelot !

Il fit un nouveau bond de côté pour éviter de rester trop longtemps immobile et laisser le temps à un lanceur de l'ajuster.

Adossé à un tronc d'arbre, il jeta un œil autour de lui pour décider de son prochain mouvement. Ce fût un halètement qui lui donna l'alerte. Le bruit venait de la gauche et l'homme qui soufflait ainsi devait être tout près, à en juger par l'intensité des sons.

Lid se laissa tomber sur un genou tout en pivotant. Quelque chose passa devant ses yeux, venant frapper la hampe de son javelot qui lui fut arraché. Lid plongea sur le côté avant que la masse ait le temps de revenir sur lui.

Son adversaire était immense. Il tenait à la main une sorte de gourdin hérissé de pointes métalliques. Une arme qui devait faire des blessures terribles...

Plus aucun bruit ne parvenait aux oreilles de Lid. Il était totalement concentré sur son adversaire dont il guettait chaque mouvement. Mais l'autre était trop expérimenté pour donner une indication en bougeant inconsidérément. Son torse à moitié dénudé laissait voir une cicatrice boursouflée.

La main de Lid avait empoigné une pierre pendant qu'il roulait au sol. II songea rapidement qu'il aurait mieux valu qu'il tienne son couteau dans la droite. En fait il aurait fallu inverser les deux armes, le couteau et la pierre, mais il était maintenant trop tard.

Le colosse ne portait aucune sagaie, dans le dos, comme beaucoup de guerriers qui se fabriquent une sorte d'étui pour emporter deux sagaies de réserve. En revanche il avait un grand couteau, sur une hanche, et une hache de l'autre côté. Manifestement

il avait une préférence pour le combat rapproché.

Lid enregistra le fait, c'était une information importante qui serait peut-être utile plus tard.

L'autre ne bougeait toujours pas. Un instant Lid ouvrit ses sens aux bruits de la bataille. Ils étaient moins forts que tout à l'heure. Le cœur de l'action s'était éloigné. Ou alors la bataille s'était transformée en une série de combats singuliers où chacun menait sa lutte personnelle.

Lid essaya d'apprécier l'espace qui le séparait de son adversaire... guère plus de trois mètres. Pas suffisant pour tenter une manœuvre latérale. Avec ses jambes musclées, le colosse devait pouvoir jaillir très vite. Faire un pas de côté mettrait Lid en perte d'équilibre pendant un instant. Certainement assez longtemps pour qu'un gaillard pareil bondisse.

Et l'autre qui ne bougeait toujours pas... Manifestement il avait l'habitude de combattre de cette manière. Il y était à l'aise et se mesurer à lui dans ce domaine serait une folie.

Les deux hommes, face à face comme deux lions sur le point d'attaquer, ressemblaient à des statues.

Lid pensa qu'à ce jeu sa concentration céderait la première. Surtout avec la fatigue de la bataille d'hier. Il fallait trouver une solution... Prendre l'autre au dépourvu. Même en prenant des risques.

Soudain Lid se redressa, lâchant la pierre et baissant sa main armée du couteau, comme s'il renonçait à poursuivre le combat...

Il eut le temps de voir une lueur d'incompréhension traverser le regard de l'autre qui, surpris, relâcha sa concentration. Dans la même seconde Lid avait bondi sur le côté. La masse passa à le frôler mais, déjà, il avait pris son élan et s'enfuyait.

Le colosse prit le départ avec un temps de retard, et lorsqu'il atteignit sa pleine vitesse Lid avait une dizaine de mètres d'avance. Et il accélérait encore, allongeant sa foulée. Ça, c'était son domaine à lui.

Il n'avait pas la puissance de certains guerriers au torse large et aux muscles noueux. Sa musculature à lui était longue, nerveuse, capable d'efforts terribles mais brefs. Tout au long de son adolescence il n'avait jamais essayé d'acquérir des muscles puissants. Mais il avait développé sa vitesse naturelle, ses réflexes et sa course. Il était capable de courir longtemps, très longtemps.

Sans se retourner il se rendit compte que le colosse avait atteint sa vitesse maximum, alors il ralentit légèrement pour garder le même écart. Son cerveau travaillait rapidement, imaginait un plan.

Il obliqua légèrement et prit la direction de la Grande Forêt. Il avait tellement chassé dans toute la région qu'il était capable de se diriger les yeux fermés. C'est cette connaissance du terrain qui allait lui permettre de se sauver, maintenant, il en était sûr.

Le soleil était haut dans le ciel quand Lid sortit de la Grande Forêt, plus au nord. Le colosse avait une cinquantaine de mètres de retard mais s'accrochait. Un guerrier ne lâche pas sa proie, ou il perd la face.

Les deux hommes couraient maintenant depuis plusieurs heures. Ils transpiraient beaucoup sous la chaleur, mais ne faiblissaient pas. Insensiblement Lid avait ramené l'autre dans la direction du combat. Tout en courant il guettait le moindre bruit de bataille qui aurait indiqué que celle-ci s'était déplacée. Mais tout était calme.

Il déboucha brusquement dans le petit vallon-du-sor-traqué. C'est là que Litvak avait acculé un grand sor que lui avait donné un terrible coup d'andouiller au bras. Pourtant Litvak avait tué le sor, malgré sa blessure. Litvak avait été un grand chasseur.

Le village était sur la gauche, pas très loin, et le lieu de l'embuscade devant à quelques minutes de course. Lid se retourna vers son adversaire qui courait maintenant sur un rythme heurté. Ses jambes noueuses devaient lui faire mal. En tout cas il ne leur commandait certainement phis aussi bien. Quand on a couru trop longtemps, les jambes semblent avoir leur vie propre et n'obéissent plus aussi vite à la tête...

Lid sourit, leva un bras en guise de défi pour exciter son adversaire et raviver sa combativité. Il eut le temps de percevoir une sorte de rictus de colère sur le visage de l'autre et reprit sa course avec cinquante mètres d'avance.

Le petit bois... Il se retourna et fit mine de tomber...

Quand il se retrouva debout, le colosse avait refait une partie de son retard et semblait plus excité encore en voyant sa victime presque à portée. Lid démarra comme une flèche.

C'était maintenant que tout allait se décider. Il espéra que son poursuivant ne se rendrait pas compte tout de suite de l'endroit où ils se trouvaient.

Les buissons... Lid scrutait le terrain sur sa gauche et reconnut enfin le grand arbre auquel il était appuyé quand le colosse l'avait attaqué. Il fila dans cette direction fouillant le sol du regard... Son javelot avait volé sur la droite... Il fallait qu'il soit encore là !

Oui._ le voilà. Il obliqua avec un bref cri de contentement et le ramassa avant de stopper en se retournant.

A vingt pas le colosse freina difficilement sa course, comprenant brusquement qu'il était tombé dans un piège patiemment tendu. Ses yeux parurent jauger différemment son jeune adversaire. Alors le jeune homme ne fuyait pas ? Il avait, depuis le début, imaginé cette manœuvre ? Le fatiguer dans une course démente avant de retrouver son arme...

Lid fit plusieurs pas en avant, bougeant doucement la pointe du javelot, montant et descendant sa main pour faire passer l'arme de la position du jet à celle de l'utilisation en épieu. Le colosse comprit très bien la raison de ces mouvements, apparemment inutiles. De cette façon le jeune homme brouillait son attitude. Impossible de deviner s'il allait vraiment lancer le javelot ou piquer. Les deux attaques étaient possible... Mais les parades, elles, étaient très différentes... Laquelle choisir ?

Il hésitait, le gourdin à hauteur de poitrine, immobile, les jambes écartées.

Arrivé à trois mètres Lid leva son arme et eut un geste brutal du bras levé. Au moment où l'autre balayait l'espace devant lui pour faucher l'air avec son gourdin dans l'espoir de heurter en vol le javelot, il comprit que c'était une feinte et qu'il était encore tombé dans un piège. Sa poitrine était découverte et le resterait la fraction de seconde nécessaire pour ramener son arme devant lui.

Et il sut qu'il n'en aurait pas le temps... Il vit le javelot arriver sur lui et sentit un choc en pleine poitrine...

Et puis un autre choc... Lid avait enchaîné ses attaques dans le même mouvement, plongeant en avant, son couteau braqué vers le flanc du colosse.

Le grand guerrier glissa lentement à terre et ne sentit pas la lame le frapper une dernière fois. Au cœur.

**

Lid resta longtemps au sol, allongé près de sa victime. Une grande lassitude l'avait saisi. Alors c'était ça, tuer ? Autrefois il aurait été fier d'entrer dans le clan des guerriers avec une telle victoire. Mais aujourd'hui il ne ressentait rien. Ni fierté ni dégoût, rien. Rien qu'une fatigue immense.

II se releva lentement, et son regard accrocha les yeux ouverts et sans vie du colosse, et l'expression de résignation figée sur le visage du mort.

Pourquoi tout ça ? Pourquoi cet homme était-il venu mourir ici ? Qu'avait-il cherché ? Qu'avait-il prouvé ?

Une fois de plus les questions affluaient au cerveau de Lid. Il pensa qu'il existait certainement des réponses à tout cela. Que tout devait avoir une justification, sinon à quoi bon cette lutte pour la vie ? Et une nouvelle fois il se demanda pourquoi il se posait toutes ces questions.

Secouant la tête il se pencha sur le mort et ramassa les armes, le gourdin, le long poignard et la hache. Ça, c'était une arme de grande valeur. Dans la tribu, trois guerriers seulement possédaient une hache. Celle-ci portait un manche assez court, de la longueur de son avant-bras. Une arme terrible en combat de près. Pourtant l'autre préférait son gourdin hérissé de pointes.

Le poignard avait une lame épaisse, affutée des deux côtés. Lid n'avait jamais rien vu de pareil. D'où venait cette arme ? Et d'ailleurs d'où venaient toutes les armes de métal, les pointes des sagaies et tout ça ? On disait qu'il s'agissait de choses fabriquées. Mais qui était capable de fabriquer cela ? Et le métal, qu'est-ce que c'était véritablement le métal ?

Au village on fabriquait les sagaies, les javelots, les vêtements de peau, les écuelles. II savait faire tout cela, mais le métal ?

Son ignorance l'irrita et il glissa rapidement ses prises à la ceinture de sa tunique, remarquant une traînée de sang sur la manche droite. Puis, le gourdin à la main, le javelot à bout de bras il se dirigea vers l'endroit où était tombée sa première victime, le matin.

Il découvrit le corps facilement et ramassa les armes du guerrier, les deux sagaies dans l'étui qu'il décrocha, et un curieux petit couteau dont le manche paraissait fait de métal, lui aussi. Etrange, le couteau paraissait aussi lourd du côté de la lame que du côté du manche, alors qu'en général le manche des poignards est toujours plus lourd...

Haussant les épaules, il chercha la sagaie que l'homme avait lancée contre lui et la trouva à plus de quarante mètres. Une belle arme, légère, faite d'un bois dur, parfaitement lisse, avec une pointe aiguë, solide. Il la fit sauter dans la main, appréciant la prise naturelle des doigts sur la partie renflée servant au lancer.

D'après le soleil, l'après-midi était très avancé. Aucun bruit insolite ne lui parvenait. La bataille était probablement terminée. Mais qui avait gagné ? Plusieurs cadavres étaient là, mais ça ne voulait rien dire. Un vainqueur n'est autorisé à prendre que les armes de ses propres victimes. Les autres, celles des ennemis aussi bien que celles des frères appartenaient au clan des guerriers, on viendrait les chercher plus tard. Les hommes du Sud avaient probablement les mêmes traditions.

Il décida de rentrer au village, en avançant prudemment pour le cas où l'ennemi y serait.

Il se mit en marche à longue foulées silencieuses. Les bandes de peaux et de cuir épais, grossièrement cousues, qui entouraient ses pieds montant jusqu'au-dessous des genoux, ne faisaient aucun bruit là où il posait les pieds : au cœur des touffes d'herbe épaisse et drue. Il n'y prêtait d'ailleurs aucune attention particulière ; marcher en silence est la première chose qu'apprend un jeune chasseur.

Arrivé au-dessus du petit mamelon qui surplombait le village il avança doucement. Le vent ne portait pas, lui étant défavorable si l'ennemi occupait le village.

Allongé sur le ventre il laissa dépasser ses yeux... Aucune agitation, pas de combat. On voyait des femmes s'affairer autour des feux, faire chauffer beaucoup d'eau. Pour soigner les blessés, sûrement ! La tribu avait peut-être gagné le combat, alors ?

Il se redressa et commença à descendre vers le village. A mi-pente un cri retentit. Un guetteur l'avait repéré. Un enfant probablement, la voix lui avait paru aiguë. Il leva le bras gauche, le coude plié, faisant ainsi le signe de reconnaissance des Jeunes-Sagaies.

Une silhouette se redressa sur la droite, à une centaine de mètres. C'était bien un enfant, qui lui fit signe à son tour, très excité. Beaucoup de guerriers devaient déjà être rentrés. Il paraît que c'était souvent ainsi. Une bataille commençait en groupe et déviait en une quantité de combats singuliers, souvent très éloignés les uns des autres.

Les huttes. Lid ralentit en voyant deux femmes supporter un guerrier inondé de sang. L'homme tourna la tête et il reconnu Festal, un vieux guerrier expérimenté. L'autre lui sourit difficilement, hochant la tête.

Un rude combat, jeune Lid.

C'était le privilège des guerriers que d'appeler les Jeunes-Sagaies « jeune ».

Lid inclina la tête sans répondre immédiatement.

Je vois que tu n'es pas blessé, jeune Lid... mais tu rapportes des armes... tu as donc vaincu un homme du Sud ?

Lid baissa la tête vers sa ceinture où pendaient ses prises.

  • Deux.

Il y eut un silence. Deux victoires, sans blessure, au premier combat c'était une performance, la preuve d'un grand courage et d'une remarquable habileté. Logiquement Lid aurait dû être incapable de cacher sa fierté. Mais son visage était de marbre.

  • Le clan a-t-il beaucoup de morts ? interrogea le jeune homme.

  • Quinze aujourd'hui, le clan a beaucoup souffert... mais les hommes du Sud ne regagneront jamais leur territoire !

La veille, le clan des guerriers avait déjà perdu dix hommes. En ajoutant ceux des blessés qui ne survivraient pas et ceux qui ne pourraient plus jamais combattre, le clan sortait en effet bien affaibli de cette bataille.

  • Est-ce que beaucoup de Jeunes-Sagaies ont perdu la vie ? demanda encore Lid.

  • Huit, dit-on, répondit Festal. Mais ce soir sera une nuit de fête.

Lid comprit ce qu'il voulait dire. D'après la Tradition, à la nuit, une grande fête serait organisée. Chaque Jeune-Sagaie avancerait à son tour dans le cercle du grand feu et brandirait, face à la tribu, ses prises de guerre, témoignant de sa victoire en combat singulier. Puis il irait s'incliner devant Djolik, le chef des guerriers qui lui indiquerait sa place dans le cercle des guerriers assis tout autour.

Les Jeunes-Sagaies qui n'avaient remporté aucune victoire viendraient ensuite, en silence, et recevraient une arme choisie parmi les prises de guerre, en fonction de leur courage au combat.

Mais la fête ne toucherait pas seulement les Jeunes-Sagaies. Admis dans le clan des guerriers, les jeunes hommes laisseraient la place à une autre génération de Jeunes-Sagaies qui attendait impatiemment ce jour. Les adolescents de dix à douze hivers deviendraient, ce soir, les nouvelles Jeunes-Sagaies. Et leur chef serait désigné. Si Litvak n'avait pas été tué, il serait devenu aujourd'hui l'un des chefs de guerre du clan.

Lid s'aperçut soudain qu'il était seul. Plongé dans ses pensées il n'avait pas vu Festal partir, toujours soutenu par les deux femmes. A pas lents, le jeune homme regagna la hutte de son groupe.

Il souleva la peau qui masquait l'entrée. Un feu était allumé au centre, éclairant l'intérieur de l'habitation. Deux jeunes filles étaient penchées sur une forme allongée sur la couche de Marl. Il approcha au moment où l'une des filles se retournait et il reconnut Glika‘

En le voyant, la jeune fille sourit largement.

  • Ne fais pas de bruit, Lid, dit-elle, il s'est endormi.

Elle eut un geste de la main vers le garçon couché sur le dos, un paquet d'herbes médicinales plaqué sur le flanc. Les traits tirés, Marl respirait calmement. On avait dû lui donner une infusion d'herbe-à dormir.

  • Marl est un héros, chuchota Glika. Il a eu une victoire et il a aidé deux guerriers à obtenir leur victoire !... Quand il sera rétabli je serai à lui. Je lui ai demandé de me choisir et il a accepté !

Son visage était illuminé de fierté et Lid sentit son ventre se crisper soudainement.

  • Tu... tu lui as demandé ? dit-il.

  • Bien sûr. Toutes les filles voulaient être choisies quand il est arrivé, mais c'est à moi qu'il a dit oui...

Lid eût envie de lui crier qu'il l'aimait, qu'elle le savait, et qu'elle aurait pu attendre son retour pour se décider, au lieu de sauter sur le premier à rentrer !

Silencieux, il regardait Glika, songeant qu'elle aurait pu être à lui, ce soir, qu'elle aurait pu dormir désormais à son côté. Puis la rage le saisit. Le dernier lien qui aurait pu le rattacher à la tribu venait de se rompre. Il fit demi-tour et sortit de la hutte.

Debout au soleil il se rendit compte qu'il mourait de faim et il chercha un feu où trouver de la nourriture. Du côté nord du village trois vieilles femmes surveillaient une cuisse de sor en train de rôtir. Il s'approcha, sortit le mince couteau, celui de sa première victime. Sa première victoire, pensa-t-il, et se pencha pour couper une lanière de viande.

  • Que fais-tu, jeune homme ? gronda l'une des vieilles, outrée qu'un Jeune-Sagaie oublie les usages et l'ordre de priorité pour manger.

Lid tourna vers elle un regard froid.

  • J'ai faim, femme.

Le sor devait être gras, la viande avait délicieusement rôti et sentait bon. Il commença à mastiquer, indifférent à ce qui l'entourait. Une voix le tira de ses pensées.

  • Es-tu en train de réfléchir, Lid ?

Il sursauta et se tourna. Goulikan était assis, les jambes croisées, et le regardait attentivement.

Il y avait bien des ans que personne n'avait donné son nom à Goulikan et Lid s'étonna un instant d'avoir pensé à lui de cette manière. Désormais tout le monde lui donnait son titre « L'homme-qui-sait ». Avec Djolik, le chef du clan des guerriers, et Pesovan, le gardien-de-la-Tradition, Goulikan était l'un des vrais chefs de la tribu.

Personne ne savait exactement quel âge avait le vieil homme. Ses cheveux étaient blancs depuis craint dans le village. Presque autant que le gardien de-la-Tradition, qui disait ce qui était bien ou mal, et qui punissait. Souvent sévèrement.

L'homme-qui-sait n'avait pas de pouvoirs comparables. En fait il n'avait aucun pouvoir. Il était seulement le dépositaire de la connaissance. Des choses étranges, ignorées de tous, des choses du passé. Ses conseils étaient toujours écoutés et même le gardien-de-la-Tradition le craignait un peu.

C'était un homme si important, dans la tribu, que Lid ne l'avait approché qu'à trois ou quatre reprises durant sa vie.

Alors comment l'homme-qui-sait était-il au courant ? Comment avait-il appris que le jeune homme « réfléchissait » ?

Un sourire apparut sur les lèvres minces du vieil homme.

  • Je suis au courant de bien des choses, dans ce village, laissa-t-il tomber en guise d'explication.

Glouso. C'était sûrement Glouso, le vieil homme à qui il avait parlé, autrefois, qui avait révélé son secret à l'homme-qui-sait. Il redressa la tête, légèrement provocant.

  • Oui, je réfléchissais, répondit-il.

L'autre hocha la tête, doucement.

  • C'est une grande joie que tu me donnes, Lid. Je désespérais de découvrir un jour un homme qui « réfléchit ». Il y a tant d'années qu'il n'y en a plus, au village !

La réponse désarma le jeune homme.

  • Je ne comprends pas, homme-qui-sait. Est-ce un signe, de réfléchir ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

  • Un signe ?... Oui, c'est un signe. Un bon signe, je crois. Mais je ne sais de quoi. Vois-tu, Lid, la connaissance est transmise bien imparfaitement. Je sais des choses, beaucoup de choses, des secrets qu'un homme-qui-sait confie à celui qu'il a choisi pour lui succéder. Mais je ne connais pas le moyen de relier entre elles toutes ces connaissances, ces secrets.

Lid était stupéfait. Jamais il n'aurait imaginé qu'un personnage aussi puissant que l'homme-qui-sait pourrait lui parler de cette façon. Avec autant de franchise. Il se sentit passionné par le vieil homme et reposa son morceau de viande pour faire face à son interlocuteur qui poursuivait :

  • Dans certaines tribus, l'homme-qui-sait connaît davantage de choses que moi. Parce que les connaissances ont bien été transmises. Assez tôt, surtout. Tu comprends, Lid, il faut bien longtemps pour transmettre tout son savoir à son successeur. Il faut s'y prendre suffisamment tôt. Sinon la mort peut interrompre la chaîne et des connaissances seront perdues définitivement.

  • Je comprends, dit le jeune homme en hochant la tête.

L'homme-qui-sait resta quelques secondes silencieux, comme s'il préparait la suite de son discours.

  • L'homme-qui-sait qui a enseigné à mon prédécesseur était un grand chef. Lui aussi « réfléchissait ». Il disait qu'il avait trouvé des liens entre les connaissances. Il avait peut-être raison... J'ai décidé de te livrer certaines de ces choses. Ecoute bien, jeune homme.

Il se redressa et fouilla dans la sacoche fixée à sa ceinture. Il en tira une pipe en roseau qu'il se mit à bourrer d'herbes séchées. Puis il alluma la pipe avec un tison que lui tendit Lid.

  • Cet homme-là pensait qu'autrefois, si loin en arrière que tu ne peux pas imaginer combien de vies avant, des hommes vivaient sur le Territoire. Des hommes qui savaient tant de choses qu'ils ne chassaient pas.

  • Mais comment mangeaient-ils? demanda Lid, ahuri.

  • Ne m'interromps pas, jeune homme, prévint le vieil homme. On ne sait pas très bien comment ils mangeaient. Peut-être en capturant du gibier qu'ils laissaient ensuite proliférer dans des fosses... Ces hommes-là étaient si savants qu'ils vivaient dans des huttes immenses où plusieurs tribus auraient pu s'installer à l'aise...

Il redressa la tête, comme pour prévenir Lid qu'il ne voulait pas être interrompu une nouvelle fois.

  • On pense même qu'ils étaient capables de voler clans le ciel, comme des oiseaux. Tous étaient capables de « réfléchir », et de fabriquer des objets. A cette époque ils ne vivaient pas en tribus, comme nous, et les guerres étaient très rares. Il y en avait qui faisaient plus de victimes que cent tribus, mais les périodes de paix étaient longues et la vie heureuse. Leurs armes étaient si terribles qu'ils hésitaient à faire la guerre. Un seul de ces guerriers aurait pu tuer toute la tribu à lui seul, d'un seul geste.

Lid secoua la tête doucement, assommé par ces révélations. L'homme-qui-sait lui lança, sévèrement :

  • Es-tu incrédule, jeune homme ?

  • Non, non... mais ces secrets sont si extraordinaires que...

  • C'est une faible, très faible partie des connaissances, reprit le vieil homme. On pense que la puissance de ces hommes venait de ce qu'ils étaient tous capable de « réfléchir ». Voilà pourquoi ceux qui ont ce don, aujourd'hui, sont à la fois redoutés et recherchés. Autrefois, il y a plus de deux cents hivers, on trouvait plusieurs hommes qui « réfléchissaient » dans chaque tribu. Puis ils sont devenus de plus en plus rares. Mais les « hommes-qui-savent » sont certains que seuls ceux qui « réfléchissent » pourront ramener la richesse aux tribus. Parce que ces hommes d'autrefois étaient nos ancêtres. Nous sommes leurs fils. Des fils ignorants, mais leurs fils. Il s'est produit quelque chose et leur savoir a été oublié.

Il s'interrompit une nouvelle fois, pour rallumer sa pipe.

  • Leur plus grande qualité était d' « inventer ». Cela veut dire qu'ils imaginaient la façon de fabriquer un objet qui n'existait pas auparavant. On pense qu'ils avaient « inventé » tous les objets dont ils se servaient. On dit aussi que la seule chose qu'ils nous aient laissée est la parole. Mais que la parole est un moyen de retrouver leur puissance.

  • La parole ? Mais comment ?

Cette fois, Lid n'avait pas pu se retenir et l'homme-qui-sait ne parut pas lui en vouloir.

  • Je ne sais pas comment, malheureusement. Un homme-qui-sait affirmait aussi, autrefois, que nos ancêtres savaient garder la parole, en dessinant des signes, comme la trace du gibier sur le sol. Ainsi la connaissance n'était jamais perdue. Tu dois savoir autre chose, Lid... Au fil des années, les guerriers ont jalousé ceux qui « réfléchissent ». Dans certaines tribus on les a tués ! C'était absurde, mais l'homme qui-sait ne peut pas toujours éviter les folies. Il est des circonstances où il faut savoir se taire. C'est pourquoi nous avons appris à rechercher les guerriers qui « réfléchissent » pour les protéger, leur donner une chance. L'un des plus grands homme-qui-sait de notre tribu a longtemps observé les hommes comme toi, Lid. Il a découvert qu'il arrive toujours un moment où ces hommes en ont assez de la vie de la tribu...

Lid sentit son ventre se crisper. Etait-ce un avertissement ? S'était-il trahi ?

  • Ils se trouvent à un embranchement de leur vie. Leur don peut s'épanouir, comme une fleur au soleil, ou se faner. Dans le premier cas, ces hommes quittent la tribu. Dans le second, ils restent et cachent leur don à leurs frères... Je crois que tu es arrivé à cet embranchement, jeune homme... Et je bénis la chance qui t'a épargné pendant le combat d'aujourd'hui. J'y vois un signe.

Comment traduire ces mots ? En combattant victorieusement pour la tribu, avait-il acquis le droit de partir... ou fallait-il y voir un attachement définitif ? L'homme-qui-sait n'était-il pas en train de lui dire qu'il l'avait choisi pour lui succéder, dans la tribu ?

Le silence se prolongea, de plus en plus pénible pour le jeune homme.

  • C'est à toi de prendre ta décision, jeune Lid, reprit le vieil homme en se levant lentement. Mais pèse soigneusement tes raisons... et sois prudent.

Lid le suivit des yeux et sursauta soudain. Les femmes. Avaient-elles entendu toute la conversation ? Il se retourna vivement...

Elles n'étaient plus là ! L'homme-qui-sait avait dû leur faire signe de s'en aller, sinon il n'aurait pas parlé. Il n'aurait pas révélé tous ces secrets.

Lid était toujours sous le coup de ces révélations. Il éprouva une intense curiosité pour ces hommes d'autrefois. Comme il aurait aimé les connaître, eux et toutes les choses fabuleuses qui les entouraient ! Mais ce n'était plus possible puisqu'ils avaient disparu. L'abattement lui tomba sur les épaules, aussi puissant que l'enthousiasme précédent.

De toute manière, ça ne changeait rien pour lui. Il se sentait incapable de supporter encore la tribu. Incapable de participer au raid qui n'allait pas tarder. Le clan allait réclamer un raid vers le territoire des hommes du Sud. C'était sûr. C'était la Tradition ! Il fallait laver l'honneur et s'emparer du village ennemi, le piller pour compenser la perte des guerriers morts au combat.

Les enfants mâles, de moins de trois hivers, seraient enlevés pour faire de futurs guerriers de la tribu. Tout ça n'avait aucun sens. Les haines se perpétuaient qui aboutissaient à des batailles, des tueries, et les tribus ne prospéraient jamais véritablement.

Plus que jamais Lid avait envie de partir, autant pour fuir une vie qui ne lui convenait plus que par curiosité. Pour découvrir d'autres pays, apprendre aussi.

Mais il fallait soigneusement préparer sa fuite. La Tradition exigeait qu'un guerrier en fuite soit rattrapé avant le second jour et mis à mort. Nul n'avait le droit de quitter la tribu qui l'avait nourri pendant les hivers de l'enfance.

Toute la tribu participait à la chasse. Depuis deux vies, seuls trois guerriers avaient fui. Et tous trois avaient été rattrapés au matin du second jour...