CHAPITRE II
Un grand feu avait été allumé aux quatre points cardinaux, en limite du village. Et, au centre, un cercle de feu indiquait que la fête avait commencé.
Les guerriers étaient assis autour du cercle. Derrière, venaient les jeunes filles et les jeunes femmes encore en âge d'enfanter. Puis c'étaient les jeunes garçons et, enfin, les vieillards. Quatre rangs entouraient ainsi le cercle de feu.
La tribu avait mangé à la nuit tombante mais attendait avec impatience le signal que donnerait tout à l'heure le gardien-de-la-Tradition. On mettrait alors sur les feux des cuisses de gibiers et des outres d'ouz commenceraient à circuler. C'était une boisson fermentée, à base d'un petit fruit.
Djolik se leva lentement et le silence se fit. Pour la fête, il avait revêtu une courte tunique de peau claire, ornée de petits filaments de cuir, aux manches et aux épaules. Ses cheveux étaient ramenés en arrière en une queue de cheval retenue elle aussi par une lanière de cuir. Sous sa tunique il portait un pantalon de peau étroit, de la même teinte que la tunique.
Lid le regarda lever les bras en faisant le tour de l'assistance du regard. A côté de lui, le jeune homme sentit plusieurs Jeunes-Sagaies s'agiter nerveusement.
Eux aussi avaient mis leurs plus beaux vêtements. Et les filles et les jeunes femmes portaient des robes de peau ornées de pierres de couleur. Ce soir, les jeunes filles qui seraient choisies par les nouveaux guerriers deviendraient des épouses, avec les honneurs dus à cette position sociale. Pour elles aussi c'était une date importante.
Lid secoua légèrement la tête, vaguement dégoûté. Il ne se sentait plus rien de commun avec la tribu. Depuis sa conversation avec l'homme-qui-sait, le processus semblait s'accentuer.
Il tourna les yeux vers Glika. Elle était très belle ce soir. Les lueurs du feu jouaient sur ses cheveux brillants de l'huile dont elle les avait enduits. Sa peau, doucement bronzée, paraissait étrangement douce. Avec un serrement de cœur Lid songea que ce soir il aurait dû la tenir contre lui, caresser cette peau...
Elle avait installé Marl derrière elle, dans le rang des Jeunes-Sagaies et se retournait fréquemment pour vérifier qu'il tenait bon. Pour être un guerrier à part entière il devait pénétrer dans le cercle de feu à l'appel de son nom et brandir ses trophées. Et l'honneur rejaillirait aussi, bien sûr, sur son épouse.
Le spectacle de cette Glika attentionnée faisait mal à Lid qui ne pouvait pourtant la quitter des yeux.
Jeune-Sagaie Palim, appela Djolik.
Un jeune homme se leva, à gauche et enjamba rapidement les rangs en se dirigeant vers le cercle de feu. Il y pénétra d'un bond et se tourna face au chef du clan des guerriers. Il semblait jaillir des flammes, pour les spectateurs assis tout autour. Les yeux brillants d'une sorte de sauvagerie contenue il leva soudain les deux bras.
Dans chaque main il tenait une sagaie, indiquant par là qu'il avait remporté deux victoires !
Ce fut une terrible ovation. Palim deviendrait rapidement un grand guerrier, peut-être même un chef, c'était sûr !
-
Viens t'asseoir, frère Palim, dit alors Djolik en montrant du bras une place près de lui.
Palim frémit de l'honneur qui lui était fait, le chef du clan lui-même lui offrait une place à ses côtés ! Il sortit du cercle et courut presque à l'endroit indiqué.
Maintenant Lid était à deux doigts de se lever. Toute cette cérémonie lui paraissait ridicule, puérile. Comme les ancêtres auraient ri de tout ça...
Plongé dans ses pensées, il entendit à peine Djolik lancer son nom. Un coup de coude le ramena à la réalité et il se leva. Lentement il traversa les rangs dans un étrange silence. Son attitude semblait impressionner l'assistance.
Arrivé devant le cercle de feu il sauta d'un bond léger, puis se tourna vers le chef.
Il leva la sagaie de sa première victime, qu'il tenait dans la main gauche, puis la masse et la hache, dans la droite.
Le silence se poursuivit encore quelques secondes comme si la vie s'était arrêtée tout autour, puis il éclata dans une formidable ovation. Tout le village hurlait.
Lid tourna lentement sur lui-même, le visage figé. Son regard accrocha celui de Glika et il comprit que la jeune fille n'était pas au courant. Elle n'avait dû quitter Marl que pour aller s'habiller. Immobile, elle paraissait stupéfaite, réalisant encore mal que Lid sortait infiniment plus glorieux que Marl de la grande bataille !
Djolik indiqua sa droite à Lid et le village souligna d'un grognement étouffé l'honneur que faisait le chef à l'ex-Jeune-Sagaie.
Viens t'asseoir, frère Lid.
Presque indifférent, le jeune homme sauta une nouvelle fois par-dessus les flammes et vint s'installer. Le village voyait dans son attitude le dédain d'un grand guerrier pour le reste du monde ! Il dut se forcer pour ne rien révéler de son agacement. Maintenant il avait hâte que tout ça soit terminé.
* *
Plus tard dans la nuit, alors que le village entier paraissait ivre d'ouz, Lid se retrouva face à Glika. Elle s'était occupée de Marl et n'avait pas beaucoup bu.
Immobiles, ils se regardèrent d'abord sans parler.
-
Tu... tu vas devenir un chef, Lid, dit-elle enfin d'une voix sourde.
Ce n'était pas une question et il ne se donna pas la peine de répondre. Il s'efforçait de ne pas montrer ses sentiments. La rage et l'amour qui se confondaient en lui.
-
Est-ce que tu ne m'as jamais aimé, Glika? demanda-t-il après avoir contrôlé sa voix.
H s'en voulut aussitôt d'avoir montré ses sentiments.
-
Si... Tu dois le savoir.
-
Pourquoi ne jamais me l'avoir dit, alors? Elle secoua la tête, désemparée.
-
Mais.., c'était un jeu... tu sais bien que les filles s'amusent souvent comme ça.
-
Je ne jouais pas, moi ! gronda-t-il. J'ai souvent porté tes outres, tu savais ce que ça voulait dire. Et je ne t'ai jamais demandé de passer la nuit avec toi.
-
Justement, pourquoi n'as-tu jamais voulu de moi ?
-
J'aurais donné tous mes javelots pour cela, riposta-t-il vivement. Mais j'aurais trop souffert de ne pas recommencer. Je voulais que tu sois mon épouse ! Je voulais t'avoir près de moi chaque soir. Il fallait attendre d'être guerrier pour avoir le droit de te choisir...
-
Mais je ne savais pas que tu...
-
Que je rentrerais avec deux victoires ! la coupa Lid avec colère. Tu voulais être l'épouse d'un guerrier honoré et tu as fait ton choix dès les premiers retours, n'est-ce pas ? Alors tu dois être heureuse, maintenant !
Le visage de Glika se crispa.
-
Si tu savais comme je regrette que... mais peut-être que Marl...
Cette fois Lid sursauta de colère.
-
Que Marl va mourir, c'est ça ? Pour qui me prends-tu, Glika ?
-
Que... que vas-tu faire, maintenant ? demanda la jeune fille. Tu ne vas pas choisir une épouse, hein ?
Il se sentit blessé dans son orgueil et réagit durement.
-
Tu n'as aucun droit pour me demander ça ! Je suis un guerrier, je peux prendre n'importe quelle jeune fille ou veuve. Parzi ou Tchela, la veuve de Litvak par exemple.
Glika frémit. Tchela était probablement la plus belle femme du village, la plus riche aussi.
Ses yeux s'embuèrent et elle s'enfuit en courant. Lid eut un geste de la main, comme pour retirer ses paroles puis renonça. A quoi bon, maintenant ? Il fallait chasser Glika de ses pensées, elle était perdue pour lui.
Lentement il regarda autour de lui et se dirigea vers un feu où achevait de cuire un énorme cuissot de sor. Dégainant son nouveau couteau, il en coupa un morceau qui devait facilement atteindre quatre kilos et l'emporta, comme s'il allait rejoindre d'autres guerriers.
Dès qu'il fut dans l'ombre d'une hutte, il stoppa pour examiner les alentours. Personne ne faisait attention à lui. Il se glissa vers sa propre hutte et cacha le morceau de viande sous le toit.
La hutte était vide. Les Jeunes-Sagaies, devenus guerriers, avaient immédiatement quitté l'endroit, emportant leurs affaires dans la hutte commune du clan, en attendant de se construire leur hutte personnelle, du moins s'ils avaient déjà choisi une épouse.
Rapidement Lid se changea, enfilant sa tunique de chasse et son pantalon le plus solide. Il roula la grande peau dont il se couvrait, l'hiver, pour dormir et y plaça son meilleur javelot, deux pierres à feu et une longue lanière tressée. Dans un coin il ramassa un pot de métal dont les Jeunes-Sagaies se servaient à la chasse pour cuire leur repas et l'ajouta à son ballot. Il songea qu'il lui faudrait se passer de sel, pas moyen d'en voler en ce moment. Son outre, maintenant, voilà.
Puis il passa la hache à droite de sa ceinture, le long poignard à gauche et le mince couteau le long de son mollet gauche, fixé sous les lanières. Enfin il s'empara de la sagaie de guerre, laissant la masse. Ce n'était pas une arme pour lui. Il ne la « sentait » pas. Il doit toujours s'établir une sorte de lien entre l'homme et ses armes.
Jetant un regard autour, il souleva la peau masquant l'entrée et se glissa à l'extérieur, son ballot dans la main gauche.
Personne. Il récupéra la viande, l'enveloppant dans un grand morceau de peau souple et quitta le village.
Dès qu'il eut dépassé les dernières huttes, il prit la direction du sud-ouest et partit au petit trot des chasseurs. Il avait pris la décision de partir ce soir même en voyant les préparatifs de la fête. Il y avait une grande réserve d'ouz, au village. Avec un peu de chance les hommes seraient encore endormis demain en fin de matinée. Et leurs jambes ne seraient guère solides pour se lancer à sa poursuite.
De son côté, il était fatigué par ces deux journées de combat mais jamais il ne trouverait des circonstances aussi favorables. C'est ce qui l'avait décidé. Pourtant il ne se faisait guère d'illusion. Il lui faudrait beaucoup de chance et de courage pour réussir. Il y avait des coureurs au souffle inépuisable, au village. Il faudrait combattre. Il s'y attendait. Le regrettait mais s'y attendait.
En arrivant au petit ruisseau qui traversait la forêt, il ralentit un instant, le temps de remplir son outre.
C'est en relevant la tête, le regard tombant sur l'ombre des rochers, plus loin au nord, qu'il eut brusquement l'idée.
Il se redressa souplement et jeta un regard tout autour. Oui... ça marcherait sûrement. C'était risqué mais si tout allait bien il feinterait les guerriers. Personne ne s'attendrait à une manœuvre de ce genre.
Souriant, dans l'ombre, il pénétra dans l'eau et marcha rapidement, descendant le courant. Deux cents pas plus loin il posa légèrement son pied sur le bord, fit encore une trentaine de pas et laissa cette fois une trace du genou. Comme s'il s'était arrêté pour guetter.
Puis il fit demi-tour et commença à remonter le cours en direction du village. Arrivé au coude où le ruisseau changeait de direction vers le nord il continua, guettant la rive gauche. Il trouva un moment plus tard ce qu'il cherchait, une pierre plate, le long du bord.
Il s'assit, délaça les bandes de peau entourant ses jambes, les essora et, sautant de rocher en rocher, entreprit de gravir l'éboulis rocheux, pieds nus.
Lorsque le soleil se leva Lid était revenu près du village, au sommet du grand rocher plat dominant le petit vallon. Il y avait là une fente, souvent occupée par des kras. Les Jeunes-Sagaies fuyaient les kras dont la morsure était mortelle. Ils ne viendraient pas le chercher ici !
En fait personne, logiquement, ne le chercherait à côté du village. Un fuyard s'efforce de faire beaucoup de chemin. Il ne commet pas la folie de revenir se cacher près de ses poursuivants !
Le tout était de tenir pendant deux ou trois jours, sans bouger, le temps que les chasseurs reviennent. En leur absence, le village aurait besoin de gibier puisque les provisions de viande avaient été consommées pour la fête.
Les guerriers étant absents, les nouvelles Jeunes-Sagaies se chargeraient de la chasse. Et leur récente nomination de Jeune-Sagaie les motiverait assez pour qu'ils veuillent se surpasser.
Quant aux femmes, elles iraient, évidemment, chercher des racines. On les verrait partout, sauf dans l'éboulis rocheux où rien ne poussait...
Non, le seul vrai danger viendrait des jeunes enfants de 8 à 10 ans. Turbulents, aventureux et excités par ce qui venait de se passer au village, ils allaient reprendre leurs jeux. Ce serait à la chance d'intervenir. Lid ne pouvait rien faire de plus.
Il chercha le coin le plus profond pour s'installer et regretta un instant de n'avoir pas pensé à apporter des branchages pour rendre un peu plus confortable sa cachette. Il était maintenant trop tard ; tant pis, il faudrait tenir comme ça.
La fente était orientée nord-sud. Il serait protégé du soleil pendant presque tout le jour. Sauf à la mi-journée, l'heure la plus chaude... L'outre suffirait-elle pour plusieurs jours?
Il posa sa sagaie à portée de la main et s'allongea. Quelques minutes plus tard il dormait.
* *
La première journée s'écoula sans alerte. A plusieurs reprises il entendit des cris d'enfants pas trop loin mais personne n'approcha. Se rationnant, Lid ne but que trois fois et il attendit le soir pour manger.
Il eut l'intention, un moment, de sortir, à la nuit, pour ramper vers le bord du grand rocher et regarder le village, mais il y renonça. Il n'apprendrait probablement rien puisque les guerriers étaient partis. Ils étaient probablement tombés dans le piège, autrement on aurait entendu du remue-ménage.
Avec la chaleur, il avait dormi une grande partie de la journée, récupérant enfin. Quand il prendrait vraiment le départ, il aurait besoin de toutes ses forces, autant se reposer.
Le second jour fût beaucoup plus dur. Il souffrit de la position allongée, coincé entre les deux parois. Des crampes l'obligèrent à plusieurs reprises à changer de place. Et il eut une terrible frayeur, peu avant la mi-journée, alors qu'il faisait une chaleur écrasante.
Il venait de s'assoupir quand il sentit une fraîcheur sur son mollet. Ouvrant un œil, il pâlit en repérant un kras allongé sur sa jambe. Le corps de la bête reposait en grande partie sur le rocher mais sa tête triangulaire caressait doucement la peau. Les kras recherchent la chaleur et celui-là explorait avec attention sa jambe tiède.
Lid avait déjà vu un Jeune-Sagaie mourir, sous ses yeux, d'une morsure de kras. Le jeune garçon avait horriblement souffert...
Les minuscules griffes de ses vingt-cinq paires de petites pattes s'accrochaient à sa peau, mais c'est le ventre ondulant que Lid sentait.
Surtout ne pas bouger ! A la moindre alerte, la bête mordrait. Le temps passa... Lid ne pouvait détacher ses yeux du kras qui semblait devenir nerveux, par moments, puis se calmait.
La sueur ruisselait le long du visage du jeune homme qui se demandait combien de temps il pourrait tenir. D'autant qu'il commençait à ressentir une crampe ! Avec angoisse il vit la bête avancer un peu plus pour reposer presque entièrement sur sa jambe. Et elle pesait de plus en plus. Bientôt il ne pourrait empêcher ses muscles de se mettre à trembler...
C'est un nouveau danger qui le sauva ! Hypnotisé, il n'entendit qu'au dernier moment le bruit de pas qui approchaient. Quelqu'un avait grimpé jusque-là.
Le kras releva soudain la tête qu'il commença à balancer doucement. En même temps son corps semblait se tasser comme pour bondir. Bien qu'il rampe sur le sol, le kras peut sauter à près de deux pas. Et son attaque est si rapide que ses victimes ne l'évitent pratiquement jamais.
Insensiblement, le kras avait fait demi-tour, face au danger, et c'est sa queue qui reposait maintenant sur la jambe de Lid. Lentement celui-ci déplaça sa main en direction de sa sagaie, espérant que la bête ne percevrait pas le mouvement.
Il ferma les yeux un instant. Sa bouche était si sèche qu'il ne pouvait déglutir. Il songea que sa main devait être trempée de transpiration, elle aussi. Le bois de la sagaie risquait de glisser dans sa paume. Et maintenant il avait deux ennemis, le kras et l'inconnu qui approchait toujours...
Pourtant la progression paraissait s'être ralentie, comme si l'inconnu avait flairé le danger. Le fait indiquait une étonnante expérience... Un guerrier ?
Maintenant le kras était presque entièrement sur le rocher. Il avançait insensiblement. Lid sentait plus que voyait la bête avancer.
Plus un bruit...
Les nerfs à bout, Lid ne quittait plus des yeux la queue. Lorsqu'elle quitta enfin sa jambe il eut un rapide frémissement de tout le corps... sa main atteignait la sagaie.
Doucement, il l'empoigna sans la regarder, reconnaissant sous ses doigts la partie renflée. Puis il commença à avancer la pointe vers le kras... Il respira profondément, bloqua sa respiration et mobilisa son énergie pour attaquer. Les gestes devraient être parfaitement synchronisés, et précis...
Soudain son bras se détendit, la pointe de la sagaie se glissa sous le corps du kras et, d'un mouvement sec du poignet il lança la bête vers le haut, le bord de la faille !
Il y eut un grognement, quelque part. L'inconnu avait été aussi surpris que le kras !
Un bruit de pas précipité...
Les cailloux cessèrent de rouler. Il s'était arrêté !
Ce n'était sûrement pas un enfant, il se serait enfoui. Lid assura sa sagaie, prêt à lancer... S'il en avait le temps. L'inconnu avait peut-être vu le kras arriver et compris que la bête n'était pas sortie seule de la faille...
Les yeux à demi fermés, Lid écoutait, essayant d'imaginer ce qui se passait là-haut. Et puis tout alla très vite.
Il entendit le kras siffler et plusieurs coups sourds résonner sur le rocher. L'homme attaquait !
Un dernier sifflement et plus rien... si, un grondement de satisfaction. L'inconnu avait vaincu!
Qui que ce soit, il était courageux ! S'attaquer seul à un kras... Les guerriers en tuaient parfois car c'était une viande délicieuse mais il y avait des spécialistes de cette chasse, et ils l'entamaient toujours à deux ou trois.
De nouveaux bruits parvinrent aux oreilles de Lid. Il les traduisit après quelques instants. L'inconnu frappait le kras sur le sol. Il fallait toujours battre le corps d'un kras, après l'avoir tué, pour pouvoir le manger, sinon les muscles, tétanisés, étaient durs comme du bois.
Lid essuya rapidement son front, du dos de la main gauche, pour éviter que la sueur ne coule dans ses yeux au moment où il devrait lancer la sagaie. L'arme, pointée vers le bord de la faille, était prête à jaillir...
Un moment plus tard il entendit l'homme s'en aller, mais il resta encore quelques instants sur ses gardes, incapable de se détendre. Les muscles de tout son corps le faisaient souffrir. D'une main tremblante il crocheta dans l'outre et vida la moitié de ce qui restait sans se soucier des conséquences. Il avait été trop secoué pour ne pas compenser, maintenant.
Il lui fallut beaucoup de volonté pour rester à la même place. En principe, il ne devrait plus être dérangé par les membres de la tribu. Le chasseur devait être arrivé au village en train de raconter son histoire. Elle était assez impressionnante pour décourager les audacieux. Enfin, en principe !
En revanche, rien ne prouvait qu'un autre kras n'allait pas venir... Tout le reste de la journée, Lid resta sur ses gardes, incapable de s'assoupir de nouveau, malgré la chaleur.
C'est en fin de matinée, le lendemain, qu'il entendit les guerriers revenir. Ils avaient dû remonter à sa recherche vers le nord-ouest à en juger par la direction d'où ils venaient. Ils passèrent, en dessous du grand rocher, discutant d'une voix fatiguée, sans méfiance, si près du village.
Les bruits de voix ramenèrent sa détermination à Lid. II redevint le guerrier froid, lucide et efficace.
Le clan devait être fatigué et dormirait profondément la nuit prochaine. Il s'agissait d'en profiter pour partir vraiment, en dissimulant ses traces. Le mieux serait de remonter leur piste le plus longtemps possible pour dissimuler la sienne. Il faudrait courir toute la nuit et toute la journée...
Il se força à oublier les kras pour dormir...
* *
Lid courait. Les Jumeaux, les deux satellites étaient levés et donnaient assez de lumière pour qu'il suive les traces sans trop de peine. Surtout dans la grande prairie où les herbes couchées se voyaient facilement. Les guerriers n'avaient pris aucune précaution à leur retour.
Chaque heure, il buvait une longue rasade à son outre. La nuit était chaude, on sentait arriver le plein été et il était difficile de respirer. Pourtant le jeune homme ne ralentissait pas l'allure. Dès le départ il avait adopté le trot des chasseurs, son ballot rebondissant dans le dos à chaque foulée. De temps à autre il changeait la sagaie de main, ne voulant pas prendre le risque de perdre quelques secondes à s'en emparer si un danger se présentait. Et la nuit les fauves chassaient même dans la prairie.
Au jour, Lid arriva à la rivière des tortes. Il avait fait un grand bout de chemin et s'accorda un repos. Il se baigna longuement pour délasser ses muscles, nageant à mouvements lents, tranquilles. Puis il passa sur l'autre rive. Les traces avaient disparu. Les guerriers avaient dû longer la rive et sans traverser. Il remplit l'outre en aval.
Et reprit sa course...
Vers le milieu de la journée, il s'arrêta pour manger un peu. Il ne restait plus guère de viande que pour la journée. Demain il faudrait songer à chasser pour renouveler les provisions.
Il cessa de courir deux jours plus tard ! Les nuits précédentes, il avait pris le risque de dormir plusieurs heures pour tenir sa cadence. La veille, dans la journée, il avait gravi une hauteur pour surveiller la savane loin en arrière. Rien ne bougeait. Il avait maintenant une avance suffisante pour être tranquille, à condition de ne pas faire d'erreur.
Il songea un moment à Glika. Elle devait se réjouir de son choix, désormais ! Au fond, peut-être se disait-elle que s'il l'avait choisie il ne serait pas parti ? C'était d'ailleurs possible. Pour elle il serait probablement resté. Enfin quelque temps. En tout cas il ne l'aurait pas abandonnée. Il lui aurait proposé de s'enfuir avec lui.
Secouant la tête, il reprit son trot. Autant continuer à cette allure jusqu'à la nuit. Il dormirait ensuite, ne repartant qu'au jour. Il était temps que cette fuite cesse ; malgré son entraînement il était épuisé. Normal. D'ailleurs, ses foulées étaient allongées, plus fatiguantes qu'un trot habituel de poursuite.
Bientôt il arriva à la limite des territoires connus, mais continua dans la même direction sans ralentir.
Enfin, deux heures avant la nuit, il tomba sur ce qu'il cherchait depuis le matin, une zone rocheuse dont il ne voyait pas le bout. Il obliqua carrément vers le nord. Ici ses traces seraient indécelables. Evidemment le handicap était que les bandes de peau entourant ses pieds allaient partir en lambeaux !
Il passa la nuit au creux d'un rocher et au jour reprit sa route, mais cette fois en marchant.