CHAPITRE VI

  • « ... et les hommes bâtirent un mur devant leur conscience ».

Lid ferma le livre dont il venait de lire la dernière phrase, et leva les yeux vers Masopo.

  • Eh bien ? demanda-t-il.

  • Bravo, jeune Lid, dit le vieillard, le ton grave. Je peux affirmer que tu sais lire. Et voilà pour moi une bien grande joie. J'ai pu transmettre mon savoir avant de disparaître.

Pour la première fois, Lid comprit que Masopo avait vécu ces derniers mois dans la peur de mourir avant d'avoir terminé sa tâche. C'est vrai qu'il était le dernier détenteur de cette science. Lid songea que lui aussi devrait transmettre ce qu'il avait appris avant la fin de sa vie.

  • Tu parais bien loin de ta fin, vieil homme, dit-il en admirant le dos très droit, les gestes encore précis du grand-père de Kil.

Masopo rangeait le gros livre dans un coin de la pièce, l'entourant de peau pour le protéger. Lid savait qu'il y avait encore un autre livre mais il n'avait jamais eu le droit de le lire. Il avait appris sur le grand, celui dont il venait de terminer enfin la lecture.

Il se renversa en arrière.

  • Vieil homme... je vais partir, lança-t-il, vaguement conscient de profiter de ce que Masopo lui tournait le dos.

  • Je sais.

Lid fut stupéfait.

  • Tu... sais ?

  • Ta vraie place n'est pas ici. Je sais depuis le début que tu ne feras qu'un passage parmi nous... Quand veux-tu partir ?

  • Demain, répondit machinalement le jeune homme.

  • Déjà ? murmura Masopo. Bien... tu es libre, n'est-ce pas ?

Lid se sentit terriblement coupable, soudain. Il avait tant appris ici. Tout ce qu'il pourrait retirer de la galerie était conditionné par ce qu'il venait d'apprendre. Les représentations, les « dessins », comme on disait dans le grand livre, comportaient tous des explications écrites. C'est à Masopo qu'il devrait de pouvoir les déchiffrer un jour. Il avait une dette énorme.

Il prit sa décision immédiatement.

  • Vieil homme, je dois te parler, veux-tu venir te promener avec moi ?

Masopo se tourna de son côté et le dévisagea en silence.

  • Si tu penses à Kil, jeune Lid, c'est inutile. Je l'ai prévenue depuis longtemps. Elle sait que tu partiras.

Kil... Kil et la tendresse de son regard, Kil et ses colères, toujours justes, Kil et son courage, Kil et sa beauté !

  • Ne me condamne pas avant de m'avoir entendu, vieil homme. C'est l'un des enseignements que j'ai lu dans le livre, souviens-toi.

Masopo approuva lentement de la tête et sortit. Ils s'éloignèrent, marchant lentement.

  • Vieil homme, je ne pars pas pour abandonner le village. Je reviendrai, je te le promets... Tu avais raison, je crois que tu as deviné depuis longtemps que mon secret concerne les Ancêtres.

Masopo s'arrêta pour dévisager le jeune homme. Son regard ne quittait pas les yeux de Lid.

  • J'ai trouvé des traces des Ancêtres, des écrits et aussi des dessins... mais je ne peux te les montrer, ajouta-t-il en réponse à la question que le vieillard allait poser. Non que je ne veuille pas, bien au contraire, j'aurais bien besoin de ton aide. Mais l'endroit est loin d'ici, à presque une année de marche. Je ne suis pas même certain de le retrouver. Je l'espère mais je n'en suis pas sûr. Et tu ne supporterais pas les fatigues et les dangers de la route, comprends-tu, vieil homme ? Voilà pourquoi je dois y retourner seul... Mais j'ai l'intention de revenir, avec les secrets que j'aurai appris. Et je compte les donner aux villages.

Maintenant Masopo souriait.

  • Comme je t'envie, jeune Lid, comme je t'envie ! dit-il. Les écrits sont-ils en bon état ?

  • Parfait. Mais ils ne sont pas dans un livre... il s'agit d'inscriptions.

La main de Masopo accrocha le bras du jeune homme avec une force étonnante.

  • Aurais-tu trouvé... une Fresque ?

  • Fresque ?

  • Tu as déjà lu ce mot-là. Je te l'ai expliqué. Il s'agit d'inscriptions et de dessins sur des parois.

  • C'est bien ça, affirma Lid. Tu en connaissais l'existence ?

  • On disait, autrefois, quand j'étais jeune, que les Ancêtres avaient bâti d'immenses endroits qu'ils appelaient « musées » où ils exposaient leurs connaissances et d'autres choses qu'ils dénommaient « art ». Je ne sais pas à quoi cela servait. Nos aïeux ont cherché ces musées pendant des générations sans jamais rien trouver.

  • Mais pourquoi les Ancêtres ont disparu ? Le sais-tu, vieil homme ?

  • Non, cela personne ne l'a jamais su. Alors tu as trouvé un musée ? (La voix de Masopo s'affermit soudain.) Jeune Lid tu ne dois pas perdre de temps. Prends la route ! Mais garde-toi bien... et sois sans pitié. Si tu dois combattre, frappe fort, n'hésite pas à tuer. Ta vie est en ce moment plus importante que tout, jeune Lid... Viens, rentrons maintenant. J'ai une chose qui pourrait t'aider, une « carte » de notre région que m'a laissée il y a longtemps un « vieil homme », comme tu dis. Tu y trouveras peut-être ton chemin... J'y pense, ton bras est-il suffisamment guéri pour ce voyage ?

Lid leva la main gauche serrant le poing pour gonfler les muscles de l'avant-bras. Il ne ressentait plus aucune douleur. Pourtant il avait souffert ces derniers temps. Il avait compris qu'il devait récupérer la pleine force de son membre le plus vite possible alors, dès que les os s'étaient ressoudés, il avait commencé à s'entraîner durement.

En outre, c'était une question de sécurité. Les trois imbéciles étaient bien capables de lui tendre un piège, il fallait qu'il puisse se défendre. D'ailleurs on aurait dit que la bagarre avait déclenché quelque chose aux villages. Plusieurs jours après l'incident, les-grands-bras s'était battu contre un pêcheur, Tuka.

Personne n'avait assisté à la bataille en tout cas. On avait retrouvé Tuka assommé et en très mauvais état alors que les-grands-bras, excité, racontait en riant aux habitants du village-de-la-rive comment il avait vaincu son adversaire. Lid n'avait pas aimé la façon d'accueillir le récit de la bagarre, mais il n'avait rien dit, ne voulant pas attirer l'attention sur lui de cette manière.

Par la suite, plusieurs bagarres, brutales et rapides, avaient opposé des jeunes gens. Heureusement tout se terminait moins brutalement. Les victimes une fois réveillées ne montraient pas trop d'animosité.

Tout de même Lid n'aimait pas ça, et se réjouissait de l'amélioration de sa musculation du bras gauche.

Maintenant il avait totalement récupéré. Il avait même l'impression que ce bras était plus fort qu'auparavant!

**

Allongé derrière la crête, Lid ne quittait pas des yeux le troupeau de kraals, en contrebas. Deux jours qu'il n'avait pas mangé !

Depuis plus de deux mois qu'il avait quitté le village il marchait sans trêve, ne s'arrêtant que pour chasser. Il marchait, marchait...

Il était parti vers l'est, coupant la dernière partie du chemin parcouru quand il était arrivé aux villages.

C'était un risque. Il pouvait se perdre dès le départ. Mais la chance était de son côté, il avait retrouvé sur sa gauche une grande montagne qu'il avait contournée pendant sa marche au hasard, deux hivers plus tôt. Il avait ainsi gagné trois mois de marche !

A l'époque, il avançait au gré de sa fantaisie, et du gibier, et faisait de nombreux crochets. En s'efforçant de suivre une ligne droite il irait beaucoup plus vite. Le seul danger était de manquer de nourriture ou de tomber sur une tribu...

Et la nourriture, justement...

Les kraals broutaient paisiblement, le vent était pour le jeune chasseur, il ne pouvait pas être repéré. Mais comment approcher suffisamment pour lancer le javelot ? Il cherchait désespérément une solution.

Le chef du troupeau, un vieux mâle aux longs poils, avançait doucement en choisissant les touffes d'herbes. Lid examina le terrain, en avant du troupeau. Il y avait une cuvette plus loin, pourrait-il l'utiliser ? Evidemment il pourrait s'y glisser avec un peu de chance mais si, après le jet, le troupeau partait au galop il serait piétiné !

Pourtant il fallait qu'il mange... Et un kraal lui fournirait de la viande pour plus d'une semaine, deux en fumant plusieurs morceaux... Il fallait tenter le coup !

Il recula hors de vue et partit au trot, contournant largement l'extrémité de la crête.

Deux heures plus tard, il se glissait au bord de la cuvette la plus proche du troupeau. Les bêtes n'étaient pas à plus de deux cents pas... Il prépara son javelot et la sagaie. Voyons, il fallait choisir un jeune animal pour que ses armes soient plus efficaces. Jamais encore il n'avait chassé le kraal. Dans les tribus on évitait la course de ces bêtes immenses, toujours en troupeau.

Il jura doucement. Le chef obliquait vers l'ouest, sous le vent ! Le troupeau allait passer trop loin et, surtout, allait le sentir ! Le kraal a une très mauvaise vue, mais son odorat est stupéfiant. Et ce foutu chef qui...

Un mâle quitta le troupeau pour venir de son côté vers une étendue de hautes herbes !

Lid était tendu. Une femelle s'approcha à son tour... D'autres venaient aussi, derrière. Le chef leva la tête d'un air mécontent. Son autorité était remise en question !

Il fit quelques pas, puis s'arrêta comme s'il avait jugé que le mal n'était somme toute pas grave et qu'il n'y avait pas de danger. Le mâle qui avait quitté le troupeau en premier était un colosse. Peut-être un rival du vieux chef ?

« Approchez, approchez », se disait intérieurement le jeune homme cherchant une proie. Il repéra une jeune femelle qui venait droit vers le mâle et commençait à brouter à ses côtés. C'était une véritable provocation à l'égard du chef, seul mâle autorisé à recevoir des hommages de ce genre.

Mais le vieux chef était trop loin. Une chance, sinon un combat se serait engagé, à l'écart du troupeau.

Maintenant la femelle avait dépassé les autres... Lid commença à se redresser lentement...

E jaillit hors du trou et lança de toutes ses forces le javelot qui fila, à l'horizontale.

Quelque chose avait dû lui donner l'alerte, pourtant, la bête avait fait un écart. Le javelot vint se ficher dans son flanc, loin du cœur !

Lid jura sourdement, passant la sagaie dans la main droite et fonça en avant. Cette fois il lança la sagaie en tenant compte du déplacement de la femelle qui bramait désespérément en s'agitant. Puis il lança le cri d'alerte de la tribu. De toutes ses forces.

Lôôôôôô.

Le troupeau entier s'ébranla. Tout se jouait maintenant... Lid était à découvert...

Le chef avait pris le galop et fonçait droit devant. Les bêtes passèrent à moins de vingt pas de Lid, immobile ! Dans la poussière il se lança derrière sa victime qui tentait de suivre les autres.

La sagaie était plantée au sommet de la patte avant et elle boitait terriblement, loin derrière le troupeau.

Lid courait de toutes ses forces. Il savait qu'il était en train de jouer sa vie. Mais il fallait récupérer ses armes. Une, au moins.

Peu à peu il gagnait du terrain...

Quand il fut à dix pas, il sortit sa hache sans baisser son allure.

L'arrière-train... Il avança encore... Les épaules... Il leva la hache et l'abattit de toutes ses forces à la base de la tête. La femelle sembla heurter un rocher. Ses pattes s'écroulèrent sous elle et elle roula au sol, foudroyée...

***

Lid avait chaud, mais il ne sentait pas la sueur couler le long de son corps. Il était bien trop excité. La galerie était là !

Il avait repéré, le matin même, le grand plateau qui dominait le fleuve, sous l'endroit où se trouvait le trou ! Il était aussitôt parti en trottant vite. Au bout d'une heure il avait baissé l'allure, conscient qu'il ne tiendrait pas longtemps à ce rythme.

Enfin ! II avait réussi à retrouver la galerie ! Le plus merveilleux, c'est qu'il avait compris que le fleuve, là, se jetait dans celui qui alimentait les grands lacs des villages... Dire qu'il avait fait tant de chemin pour découvrir ça ! Le retour serait facile, il suffirait de faire un radeau et une rame et de se laisser glisser au fil de l'eau.

Sans compter qu'il trouverait du gibier en abondance le long de l'eau. Avec un peu de chance il pourrait être de retour à la fin de l'été. Il faut dire que la chance ne l'avait jamais abandonné dans ce voyage.

Son visage tanné, buriné par le soleil, se plissa dans un grand sourire, à cette pensée... et se figea.

Il venait d'apercevoir une fumée dans le ciel. Juste au-dessus du plateau où se trouvait le trou... Oh non ! Pas ça... Pas une tribu !

S'il y avait une tribu, il y avait des chasseurs...

Et lui qui avançait à découvert ! Il fila vers une suite de rochers, songeant qu'il était peut-être déjà trop tard. S'il était repéré, il n'y avait plus rien à faire. Il savait qu'il apercevrait les guerriers lorsqu'ils l'auraient encerclé, pas avant.

Finalement, s'il était observé mieux valait ne pas se cacher et avancer franchement. Il prétendrait voyager en chasseur solitaire. Il avait encore une quinzaine de kilos de viande dans le grand sac que Masopo lui avait donné, avant de partir et qu'il portait, accroché à l'épaule gauche. Il leur en ferait cadeau en gage de bonne volonté.

Oui, c'est ça... C'était la seule solution, maintenant qu'il avait fait la sottise d'avancer sans précautions. Il se redressa et repartit en marchant, apparemment tranquillement. Pendant les premières centaines de pas, il dut faire des efforts pour paraître détendu. Puis, comme rien ne se produisait, il se trouva progressivement plus à l'aise.

En fin d'après-midi, il arriva au bout du plateau, au-dessus du trou.

Toujours rien. Il décida de s'installer et s'assit pour manger. Tous ses sens étaient en éveil, guettant l'odeur, le bruit qui révèlerait une présence. Rien ne se produisait.

Alors il se disposa à dormir, enfin à mimer le sommeil !

Encore rien.

La nuit était tombée quand il entendit les premiers bruits venant du campement. Le vent avait tourné et lui apportait des sons, des bruits de voix, de cris plutôt.

Il était tard quand il comprit qu'il n'avait pas été découvert ! C'était incroyable mais il avait vraiment pu approcher le campement d'aussi près sans attirer l'attention des guerriers ! Mais ça changeait tout, maintenant...

Rapidement il rangea ses affaires, effaça toutes les traces de son séjour et avança vers le bord rocheux. Allongé sur le ventre, il rampa jusqu'à voir ce qui se passait plus bas.

Une tribu en raid.

Ça, c'était carrément la malchance, parce qu'elle pouvait rester ici un certain temps. Il arrivait qu'une tribu se mette en marche, avec les femmes, les vieillards, tout le monde, à la recherche d'un nouveau territoire où s'installer. Ces voyages pouvaient durer des mois. Ils étaient peut-être là pour très longtemps, pour peu qu'ils trouvent du gibier.

Pourtant Lid n'avait pas le souvenir que la région soit riche en gibier, mais enfin il y avait bien trouvé le liniou...

La tribu était de moyenne importance, une trentaine de guerriers, mais davantage de femmes. Prises de guerre ou, au contraire, veuves. Les enfants étaient assez nombreux, en revanche les vieillards se comptaient sur les doigts des deux mains. La tribu devait voyager depuis longtemps et ils n'avaient pas résisté aux fatigues.

Quatre feux brûlaient, en carré, espacés de trente pas, ce qui délimitait une zone de lumière assez importante. D'où il était, Lid apercevait à peine l'entrée du trou. Apparemment personne n'y séjournait.

Que faire ? Il ne voyait pas de sentinelles. Il décida de continuer à observer. Les sentinelles seraient remplacées à un moment quelconque de la nuit, le chemin suivi par la relève indiquerait leurs emplacements. Il s'installa plus commodément.

Au milieu de la nuit, il vit deux hommes se lever et partir, l'un vers la droite, l'autre vers la gauche. Ils n'avaient que deux sentinelles ?

Pourtant, oui. Lorsque le jour parut, aucun autre mouvement n'avait agité le paysage. Dès les premiers rayons de lumière, Lid chercha une cachette pour passer la journée. Il trouva un creux de rocher d'où il pouvait apercevoir un bout du campement. Il s'y blottit et s'endormit.

Dans la journée, il fut réveillé à plusieurs reprises par des cris. Comme si on se battait, en bas. Des jeux ?

La nuit suivante, il se glissa de nouveau vers son observatoire. Tout de suite il vit les corps.

Deux cadavres d'hommes, presque nus. Que s'était-il passé ? Un combat singulier? Il compta les silhouettes. Non, avec les sentinelles tout le monde était là. Alors ? Il comprit en entendant le cri et les rires, tout de suite après.

Ça venait de la gauche. Il distingua une forme attachée à un tronc d'arbuste. Plusieurs hommes lançaient des pierres à la victime, presque nue, elle aussi.

Des prisonniers ? Probablement, oui. Ils en avaient déjà tué deux et torturaient le troisième. En retrouvant la violence, Lid se crut revenu dans la tribu. Encore que Djolik refusait la torture.

Une colère froide le saisit et il se rappela les paroles de Masopo : « Sois sans pitié... ta vie a plus d'importance... n'hésite pas à tuer ». Très bien ! Puisqu'il le fallait, lui aussi allait montrer qu'il était capable de tuer. Mais il fallait que ce soit pour quelque chose. Ces guerriers paraissaient sauvages, mais peut-être pas très malins. Comment les faire partir, les faire fuir ?

Fuir ? Pourquoi avait-il pensé justement : fuir ? Evidemment ce serait la meilleure solution, parce que ça garantirait l'avenir. Ils ne reviendraient pas à cet endroit. Mais comment les faire fuir ? Il faudrait leur faire peur.

Un homme seul ? Idiot !

Quoique... un homme, peut-être pas... mais un animal. Oui, voilà une meilleure idée ! Un fauve les effraierait.

Ça bougeait encore, dessous. Une sorte de bagarre à la limite de la zone de lumière. Non... pas une bagarre au sens habituel du mot. Trois hommes tenaient une femme pendant qu'un autre la violait !

Même dans la tribu, le viol était la seule violence punie. Un homme aurait été déshonoré d'être obligé d'user de sa force pour prendre une femme et les cas de viol étaient exceptionnels. Lid n'en avait jamais vus. Même les prisonnières n'étaient pas violées. Encore que... on ne leur donnait plus à manger, ce qui était une autre façon de les « convaincre ». En tout cas on ne les frappait pas !

Lid était choqué de ce qu'il voyait. Comment des hommes pouvaient se conduire de cette façon lâche ! La tribu avait un certain sens de l'honneur, elle. Il ressentit un profond mépris pour ces guerriers-là.

Le manche de son couteau lui meurtrissait le ventre. Lid glissa doucement la main pour repousser l'étui et s'immobilisa quand il sentit le cuir de celui-ci...

Il avait utilisé deux pattes de la peau de pétusse pour faire cet étui, laissant les griffes pendre à l'extrémité, par orgueil sans doute. Un pétusse... Voilà ce qui pourrait effrayer les guerriers, en dessous !

Son cerveau bâtissait un plan. Oui... ça irait. Un rictus plus qu'un rire découvrit ses dents, dans le noir, et il attendit avec impatience le milieu de la nuit.

Quand il pensa le moment venu il commença à se diriger vers la droite. Il avait bien observé, en fin d'après-midi, les emplacements éventuels de sentinelles. Et il était certain d'avoir trouvé celui du garde de droite. Prudemment, il avançait, le couteau à la main. Il avait laissé le reste de ses affaires là-haut, pour ne pas être encombré.

Un bruissement le figea sur place, soudain. Le bruit se répéta et Lid comprit que la sentinelle était là, tout près. Il identifia le frottement du cuir des pantalons une jambe sur l'autre. L'homme était allongé sur le sol ! En fait de sentinelle, il dormait, oui !

Il avança encore et, cette fois, repéra son adversaire. Non, il ne donnait pas, il se réveillait.

Lid ferma à demi les yeux pour améliorer sa vision, dans l'obscurité... L'autre n'était pas à plus de quatre pas, assis en train de se frotter les yeux. Une odeur forte parvint aux narines du jeune homme. Un mélange de sang fermenté et quelque chose d'autre.

II ramena doucement ses jambes sous lui et bondit, le couteau levé. Au dernier moment la sentinelle aperçut une ombre et se redressa. Trop tard. Le guerrier ne vit pas la lame qui fendait l'air. La gorge tranchée, il s'effondra, pendant que Lid faisait un pas de côté pour éviter le sang qui jaillissait.

Très vite, le jeune homme défit l'étui du couteau à sa ceinture. Il en saisit l'extrémité, les griffes, et entreprit de zébrer la poitrine de sa victime, laissant des traces sanguinolentes. Il était dégoûté de ce travail et s'en étonna un peu. Autrefois il aurait trouvé ça normal. Il avait décidément bien changé.

Dès qu'il eut terminé son travail, il fit une marque sur le sol, avec le bout de son pied et y appuya à nouveau les griffes. Ça devrait passer pour une empreinte de pétusse. Ensuite il effaça ses propres traces et s'embusqua pour attendre la relève.

Ce fut encore plus facile. Lid se dressa derrière le guerrier, le saisit par un bras et frappa au moment où l'autre se retournait !

Cette fois, Lid termina la mise en scène rapidement. Il aurait été incapable d'agir ainsi s'il n'avait pas vu le viol, plus tôt.

Lorsque tout fut en place, il partit en sautant de roche en roche.

* *

Il dormait, le lendemain, quand les cadavres furent découverts. Immédiatement des cris retentirent. Un peu plus tard il vit passer des groupes de cinq à six guerriers, sagaie à la main. Il se renfonça dans son coin et se rendormit.

Le soir, il était à nouveau à son poste d'observation. Il y avait beaucoup d'animation dans le campement. Les guerriers étaient assis en rond, autour du chef probablement. Certains hommes prenaient la parole et gesticulaient montrant le fleuve plus bas, la forêt plus loin. D'où il était, Lid ne pouvait rien entendre distinctement.

En tout cas aucune trace de départ. Lid ne s'y attendait pas vraiment, il était encore trop tôt. Tout se déciderait cette nuit.

Cette fois, les sentinelles partirent par deux, et accompagnées de plusieurs autres guerriers. Il fallait s'en douter. Bientôt les guerriers revinrent, plus ou moins rassurés par le calme de la nuit.

Les feux furent alimentés tard dans la nuit. Mais, la fatigue jouant, le campement s'endormit, sauf les nouvelles sentinelles qui faisaient un petit groupe de veille.

Lid attendit le moment où le jour allait se lever pour attaquer l'autre poste de sentinelles. Il savait qu'elles étaient deux, mais espérait qu'une nuit calme les avait rassurés.

Il approcha sans difficulté et, la lumière dans le dos, les aperçut très vite. L'un des deux dormait, tandis que l'autre, assis, luttait tant bien que mal contre le sommeil. II ne se rendit compte de rien et si sa sagaie n'avait pas heurté un rocher le dormeur ne se serait jamais réveillé.

Sans attendre, Lid plongea vers sa seconde victime et le couteau stoppa le cri qui naissait !

Après avoir terminé sa mise en scène, Lid entama le plus délicat. Il se glissa vers le campement, avançant en rampant sur les parties rocheuses pour ne laisser aucune trace. Il parvint ainsi près d'un groupe de dormeurs. Là, dans la poussière, il imprima fortement les griffes en écartant chacune pour simuler une bête aux pattes énormes.

Puis il fit lentement demi-tour, se contrôlant pour ne pas s'enfuir en courant... En fait, il avait à peine atteint les premiers rochers qu'il entendit parler. Le campement se réveillait ! Il fallait absolument qu'il soit à l'abri dans les instants qui allaient suivre ! Il prit le risque de courir pour gagner son observatoire.

Il s'y jetait, à plat ventre, quand on découvrit les corps. Presque en même temps, un guerrier repéra les traces de griffes, sur le sol. Il se mit à s'agiter, montrant tour à tour les traces et l'endroit où il dormait auparavant. A peine à une dizaine de pas !

Aussitôt ce fut l'affolement, les guerriers firent un cercle autour de la tribu, pour la protéger d'une attaque. Les femmes se mirent à tout ranger, faisant des ballots. Et, peu de temps après, ils se mirent en marche, regardant de tout côté comme si une horde de pétusses allait jaillir des couverts...

Le silence se fit, mais Lid ne bougea pas. Il avait hâte, maintenant, d'être rentré aux villages et n'était pas fier de ce qu'il avait fait. Bien sûr, il se souvenait des paroles de Masopo, mais le danger était dissipé et il lui restait les deux dernières nuits. Il savait qu'il n'était pas près d'oublier tout ça.

Plus tard dans la matinée il descendit vers le trou. Il s'en dégageait une odeur infâme. La tribu y avait jeté les carcasses des gibiers abattus. Il fit la grimace.

En peu de temps il rapporta des résineux qu'il balança dans le trou quand il estima la provision suffisante. Puis il descendit.

Il avait l'impression d'aller vers son destin, sans savoir quelle allure il prendrait.

***

« Visiteurs Brades.

Quelles que soient les raisons qui ont provoqué votre visite, vous avez sous les yeux le lent cheminement de la Civilisation Brade. Ne souriez pas de ses erreurs et de ses tâtonnements. Elle a beaucoup peiné, beaucoup cherché pour en arriver au degré de modernisation dont vous jouissez aujourd'hui, chaque jour. Soyez modestes en regardant les scènes des premiers âges, vous êtes les enfants de ces hommes et de ces femmes. Ce qui ne veut pas dire que vous sauriez refaire ce qu'ils ont réalisé. »

Lid lisait pour la troisième fois la grande inscription, celle qui précédait le premier tableau, au pied de l'éboulement. Les Brades, voilà comment s'appelaient les Ancêtres !

En quinze jours il avait parcouru la galerie d'un bout à l'autre. Mais les 2 000 pas étaient incompréhensibles pour lui. Bien sûr, il comprenait les inscriptions mais pas leur signification. Beaucoup de mots restaient mystérieux pour lui. La civilisation brade avait atteint un degré qui lui paraissait impossible. Il avait vu une scène où des hommes montaient dans des machines étranges qui paraissaient s'envoler vers le ciel, et en même temps ailleurs !

Une scène montrait l'engin montant droit dans le ciel bleu, et ça il comprenait. Mais la scène suivante montrait un ciel noir ! Ce n'était pas le même, forcément. Alors où allaient les Ancêtres, enfin les Brades ?

Lid n'avait pas insisté devant cette partie de la galerie. Il pensait que ses connaissances ne lui permettaient pas de comprendre. D'ailleurs, il était beaucoup plus passionné par les premiers mille pas. Avant l'endroit où les Brades lançaient leur première machine volante, celle qui ressemblait à un oiseau.

Cette partie-là était prodigieuse. On y voyait des hommes faire des maisons de deux étages ! Avec une construction pour accéder à l'étage du dessus. Et des maisons en pierre ! On voyait aussi des kraals apprivoisés, qui traînaient des machines curieuses transportant des hommes...

Domestiquer des kraals! Il n'aurait jamais eu cette idée-là... On voyait aussi des armes terribles, faites de branches recourbées. Des branches de polor, un arbre qu'il connaissait bien. Chaque extrémité de la branche était fixée à un « fil » et l'arme lançait une minuscule sagaie ! Mais elle lançait à trois cents pas...

Une autre scène montrait comment on fabriquait le métal ! Un métal moins parfait que le fer de sa hache, si dur et si tranchant, mais du métal quand même. Ailleurs figurait le dessin d'une plante qu'il connaissait bien. Eh bien, avec cette plante on pouvait faire de la toile et même des lanières très solides. Il suffisait, en somme, de cultiver cette plante.

La somme de richesses contenues dans la galerie était fabuleuse. Au fond, il suffisait de suivre les dessins et on saurait faire tout cela !

Par moments, Lid était dépassé par ce que représentaient les premiers tableaux. Simplement les premiers ! Les villages étaient si importants qu'ils changeaient de nom. On les appelait « villes ». Et ils contenaient des centaines d'habitants !

Confusément, le jeune homme comprenait que ce qui était vraiment important, c'était les détails de fabrication des objets, des machines. Il avait l'impression que c'était là la vraie puissance. C'était cela qu'il fallait réaliser.

Pourtant il y avait autre chose. On aurait dit que chaque ville qui faisait un pas en avant, une découverte, était aussitôt attaquée. On l'asservissait pour lui dérober ses connaissances. Ça prouvait bien que c'étaient les connaissances les plus importantes ! En tout cas l'exemple montrait aussi qu'il fallait avoir des guerriers pour éloigner les risques de bataille. Les villes puissantes, avec beaucoup de guerriers, et surtout des armes terribles, étaient respectées !

Lid n'aurait jamais cru que la violence avait été également le fléau des Ancêtres.

Il secoua la tête et regagna le trou où son sac était prêt. Ses provisions étaient épuisées mais il avait appris, avec les dessins, comment faire des petits pièges à poissons. Il pêcherait en descendant le fleuve. En attendant de chasser.

Il y avait tant de choses dans sa mémoire qu'il avait peur d'en oublier et de ne pas pouvoir tout rapporter aux villages.

Arrivé au fleuve, il chercha un arbre convenable, pas trop gros, et sortit sa hache.