CHAPITRE VII
Lid tomba sur le premier cadavre en fin d'après-midi. Il avait abandonné le radeau la veille, sur la rive du grand lac, et commencé à marcher.
Après avoir passé l'été à ramer, enfin à « pagayer » d'après les Brades, ses épaules avaient élargi et les muscles de ses bras étaient maintenant durs comme du bois. En revanche ses jambes, moins utilisées, ne lui avaient pas permis de prendre le trot. Il fallait les réhabituer à l'effort. En attendant il marchait.
Ce matin, en reprenant sa route, elles le faisaient souffrir. Mais après plusieurs heures les muscles s'étaient assouplis. Il avançait à bonne allure, mais sur ses gardes. C'est ainsi qu'il repéra le corps.
Il stoppa, sa main élevant automatiquement le javelot, prêt à lancer.
Rien ne bougeait. Il observa un moment et se décida à avancer.
Le cadavre était étendu sur le ventre. Il le retourna et reconnut un jeune homme du village-de-la-rive, Tinak. Il portait une terrible blessure au ventre et avait dû agoniser durant des heures. Une sale mort. Près de lui, Lid trouva une sorte de masse qui montrait des traces de sang séché.
Accroupi, le jeune homme réfléchit. On était encore loin des villages, deux jours de marche, au moins. Que faisait ce garçon ici ? Les hommes de la rive n'avaient pas l'habitude de s'éloigner autant. Et cette blessure avait été provoquée par une arme de métal... Les villages avaient été attaqués ?
Il se sentit glacé. Les hommes n'étaient pas habitués à se battre. S'ils n'avaient eu la sagesse de se replier sur le village-de-l'eau, ils avaient dû être massacrés !
Kil ! Pourvu que Masopo ait compris à temps le danger et fait passer la famille en canot. Le village de-la-rive en possédait quelques-uns.
Il se redressa. Pas le temps de s'occuper du corps, il fallait aller vite. Il prit le trot, malgré ses jambes douloureuses. S'il pouvait soutenir ce train, demain il arriverait dans l'après-midi.
Moins de deux mille pas plus loin, il tomba sur le second corps, à moitié dans l'eau, un bras dans un canot attaché à une racine d'arbre. Il s'était écroulé au moment où il allait grimper à bord. Tout le côté gauche de son visage était écrasé par un coup formidable. Lid reconnut un pêcheur, Perik.
Il se tourna, fouillant le sol du regard. On voyait des traces montrant que l'homme s'était traîné pour venir jusqu'ici. Il avait dû être blessé ailleurs.
Depuis quelques instants Lid se sentait gêné. Ses yeux avaient enregistré des détails qu'il n'arrivait pas à relier. Il examina le canot. Aucun piège à poissons. L'homme devait les avoir installés quand il avait été attaqué. Mais pourquoi était-il venu jusqu'ici à la rame ? C'était très inhabituel. Fuyait-il ?
Le jeune homme s'assit pour réfléchir. Des oiseaux chantaient, donc tout était calme. Pourtant les blessures ne remontaient pas à plus d'un jour. Certaine ment moins, même. Où étaient les agresseurs ? Il n'y avait aucune trace.
De toute façon, le canot résolvait le problème des corps. Il allait pouvoir les emmener, en les chargeant à bord. Il couperait droit sur le village-de-l'eau, à travers le lac.
Poussant le canot à l'eau, il alla chercher le premier cadavre.
* *
A la réflexion, Lid avait décidé de longer la rive pendant une partie de la matinée, pour inspecter les abords. Il s'arrêta un court moment pour manger et, cette fois, piqua vers le village-de-l'eau, à travers le lac.
Peu avant la tombée de la nuit, il aperçut le sommet des huttes, à l'horizon. Il prit des repères et continua.
Quand, enfin, une masse sombre lui indiqua qu'il arrivait il s'étonna de ne voir aucune lumière. Doucement il continua, venant aborder au ponton de Vaï après avoir contourné les pilotis.
En silence, il attacha le canot et grimpa sur le ponton, laissant la sagaie dans le canot. Dans l'obscurité, il combattrait plus efficacement avec la hache et le couteau...
Il se glissa jusqu'à la porte de la hutte et s'immobilisa, percevant des bruits de voix... Il leva la main pour pousser la porte... Elle refusa de s'ouvrir ! Quelque chose, derrière, la bloquait. Il se retourna vers la rive. Là-bas non plus aucune lumière n'était visible...
Lentement il contourna la hutte jusqu'à une ouverture dans une paroi qui servait habituellement à laisser pénétrer la lumière. Ses mains explorèrent les ondins... bien, c'était ouvert. Il se glissa à Pinté-rieur, écoutant attentivement. Aucun bruit de respiration. Il n'y avait personne.
A pas prudents il avança vers la porte donnant sur la grande salle et entendit mieux les voix. La main sur le manche de sa hache, il poussa la porte...
La famille était là, assise sur le sol. Vaï, ses quatre fils, sa femme, ils étaient tous là, en bon état !
Mais son entrée les avait figés. Il voyait la terreur sur le visage de la femme qui attira à elle le plus jeune des enfants.
-
C'est moi, Lid, fit-il, vous ne me reconnaissez pas ?
Vaï se leva brusquement. C'est alors que Lid nota les changements, sur le visage de son ami. Les traits étaient tirés, marqués. L'expression de bonne humeur avait disparu, ses yeux inquiets trahissaient une grande tension.
Lid fit encore un pas en avant, écartant les mains.
-
Vaï... mon ami...
-
Toi... tu es revenu, Lid !
Vaï posa les mains sur les épaules du jeune homme.
-
Je suis bien heureux de te voir...
Il laissa tomber ses bras et se détourna.
-
... Mais tu me rappelles aussi des jours différents.
Lid regarda autour de lui.
-
Que se passe-t-il, Vaï ? Je sens la peur ici.
-
Oui, la peur aussi... Les choses ont bien changé depuis ton départ. La paix s'est enfuie et la folie est tombée sur les villages.
-
Je peux m'asseoir ? demanda Lid.
-
Oh oui, bien sûr, tu vois, j'oublie même les usages !
-
Raconte, fit Lid.
Vaï se rassit à son tour près de ses fils aînés, silencieux.
-
La haine s'est installée.
-
La haine ?
Lid ne comprenait pas.
-
Pêcheurs et paysans se détestent, aujourd'hui. Il faudrait peu de chose pour qu'ils se livrent bataille.
Voilà ce que le jeune homme avait deviné confusément en trouvant les corps...
-
Comment est-ce arrivé ? demanda-t-il d'une voix rauque.
Vaï haussa les épaules.
-
Personne ne le sait très bien. Des injures d'abord, des coups ensuite.
-
Mais qui a commencé ? insista Lid.
-
Va savoir... Et quelle importance, maintenant ? Les paysans montent la garde devant le village-de-la-rive pour nous empêcher d'aborder. Ils ne nous fournissent plus de graines, nous devons vivre uniquement avec le poisson. Heureusement, avec les nouvelles barques, la pêche est bonne, tout le monde mange à sa faim et nous pouvons fumer du poisson pour l'hiver qui approche.
-
Et vous ne leur donnez plus de poissons, bien sûr.
-
Manquerait plus que ça ! gronda Tumak, l'aîné des fils.
Le garçon avait dix-huit hivers maintenant et il était devenu costaud. Il y avait de la rage dans sa voix. Lid ne fit aucune remarque.
-
Oui, je vois, la haine, se borna-t-il à laisser tomber.
Le garçon lui jeta un coup d'œil rapide, mais n'ajouta rien.
-
Et personne ne fait rien pour arranger les choses ? demanda encore Lid.
-
Quoi faire ?
Vaï avait l'air désabusé.
-
Parler, se réunir, essayer de comprendre...
-
Pour cela, il faudrait aller sur la rive. Dès qu'un canot approche, ils lancent des pierres !
-
Et vous ?
-
Oh... nous ne faisons pas mieux. On les empêche d'utiliser leurs canots.
-
Mais toi, Vaï? Toi, que penses-tu, au fond de ton cœur ?
Le grand pêcheur eut un geste vague.
-
Je ne sais plus. Au début, je parlais beaucoup aux autres. Mais le jour où ils ont tué Bilisti... Tu le connaissais, Bilisti, tu sais, c'est lui qui avait ce petit canot ?
Lid se souvint en effet d'un petit homme râblé, mauvais coucheur mais brave cœur, finalement.
-
Qui l'a tué ?
-
Les autres, les sales paysans ! intervint encore Tumak d'une voix haineuse.
-
Mais personne n'a vu ce qui s'était passé, n'est-ce pas ? interrogea Lid doucement.
-
Non, personne, reconnut Vaï. Mais ça ne peut être qu'eux. On a retrouvé son corps, dans l'eau. Il avait le crâne ouvert.
-
Et eux ? Ils n'ont pas eu de morts ?
Vaii parut gêné.
-
Je n'ai rien vu.
Sous le regard insistant de son ami, il finit par reconnaître :
-
Il paraît que deux jeunes hommes du village ont été découverts, morts.
Alors on en était là ? Aux assassinats...
-
C'est bien fait, gueula soudain Tumak. Lid se tourna de son côté, le regardant fixement.
-
Tu aimes la mort, jeune homme ? Tu trouves beau un corps mutilé ? Tu trouves admirable de tuer ?
La voix de Lid montait. Il sentait la colère l'envahir.
-
Je vais te raconter quelque chose, jeune homme. Autrefois j'appartenais à une tribu de guerriers qui se battaient souvent. Chaque homme adulte n'était respecté qu'après avoir tué un adversaire au combat. Mais on ne trouvait pas toujours d'ennemis... Alors sais-tu ce qui se produisait, jeune homme ? Le jeune guerrier qui en avait assez d'attendre l'occasion provoquait un autre homme de la tribu. Et ils se battaient ! Pour rien, pour le plaisir de tuer ! Et quand le jeune guerrier avait vaincu, pendant deux jours il promenait la tête de son ancien ami, au bout de sa sagaie, dans le village. Et chacun devait rendre hommage à sa vaillance en crachant au visage du mort ! Et sais-tu ce que ces guerriers faisaient aux prisonniers ennemis, après un combat ? Ils leur coupaient les bras d'abord, puis le sexe, puis... Qu'as-tu, jeune homme ? Mes histoires ne te plaisent pas ? Ce sont pourtant des histoires de tueries, tu avais l'air d'aimer ça ?
Le jeune garçon avait pâli. Vaï accusait le coup, lui aussi. Mais Lid était lancé, il voulait frapper fort.
-
Viens, dit-il, en se levant, je vais te montrer comment la mort est belle, allez, viens, dit-il en saisissant le bras du garçon brutalement pour le mettre debout.
Sans lâcher prise il l'entraîna vers le ponton, prenant au passage une lampe à huile.
Descendant dans le canot, il fit venir le garçon et releva la grande peau dont il avait couvert les corps, dévoilant le paysan et son ventre ouvert montrant les entrailles !
Le garçon eut un haut-le-cœur.
-
Quoi ? Ça ne te plaît pas, jeune homme ? murmura-t-il d'une voix sourde. Pourtant tu vois bien que c'est un paysan ! Un ennemi, en somme. Ah !... peut-être le connais-tu ? Peut-être as-tu joué avec lui quand vous étiez enfants ?
-
Lai... laisse-moi, bafouilla l'autre en remontant sur le ponton.
Lid remit la peau en place et regagna la hutte. Vaï était très pâle.
-
Où l'as-tu trouvé ? demanda-t-il. Comment est-il mort ?
-
Tu ne t'étais pas demandé comment j'avais pu parvenir jusqu'ici ? interrogea Lid en guise de réponse.
Cette fois Vaï blêmit.
-
L'un des nôtres ?
Lid hocha la tête.
-
Périk, dit-il à mi-voix.
Le fils de Vaï était agité de longs tremblements. Lid approcha.
-
Regarde-moi, garçon, ordonna-t-il... La seule haine admissible est la haine de la mort, de la violence, comprends-tu ? N'oublie jamais ce que tu as vu, n'oublie jamais que la mort violente est haïssable, même celle d'un ennemi ! Et que l'on ne peut tuer que lorsque sa vie est en danger et seulement après avoir tout tenté pour éviter le combat. Je peux te le dire, moi qui ai beaucoup tué !
Il respira longuement pour se calmer.
-
J'aimais cette famille, dit-il enfin, on y trouvait la paix et le bonheur... Laisseras-tu la violence et la mort l'envahir, Vaï ?
Le grand pêcheur secoua la tête.
-
Que faire ? Je sens que tu as raison, mais que faire ?
-
Essayer de parler avec les paysans. Je vais aller au village-de-la-rive, cette nuit. Je leur dirai la même chose. Mais d'ici là je dois faire disparaître ces corps. Veux-tu m'aider?
-
Oui.
Vaï semblait réconforté d'avoir quelque chose à faire.
-
Il nous faut des pierres pour jeter les corps dans le lac. Après tu me conduiras à la rive et tu iras cacher le canot, mais ne le détruis pas.
***
Lid attendit le jour pour avancer vers le village. Il y pénétra par la forêt, pour le cas où quelqu'un le verrait. Les habitants étaient déjà levés et se préparaient à aller aux champs, de l'autre côté des grands arbres.
Il frappa à la porte de la petite maison. Elle s'ouvrit bientôt sur Masopo. Le vieillard avait le visage grave. Presque triste. Pourtant un sourire y monta quand il reconnut le jeune homme.
-
Entre, jeune Lid, entre... Ainsi tu es revenu? Tu as réussi ?... Oui, je sens que tu as réussi ! J'aurai au moins connu cette joie... Tu dois avoir faim, attends, je vais t'apporter de quoi manger.
Le vieillard parlait beaucoup, lui si calme d'habitude.
-
Merci, vieil homme. Ensuite nous parlerons.
Masopo se retourna, fixant le jeune homme, mais ne dit rien. Lorsque Lid eut fini son repas de galettes, il but un gobelet d'eau et le posa de côté.
-
Donne-moi d'abord des nouvelles de la famille, dit-il.
-
Kil va bien... c'est bien ce que tu voulais savoir en premier, n'est-ce pas ? dit avec un petit sourire où Lid retrouva un peu de l'ironie d'autrefois. Au début, elle parlait souvent de toi. Maintenant elle est plus silencieuse, mais je la surprends souvent les yeux tournés vers la forêt. Elle ne t'a pas oublié, malgré les jeunes hommes qui viennent lui rendre visite, désormais. Sa mère va bien aussi, et les enfants de même. Quoique la maison ne soit pas aussi joyeuse qu'avant... Kil est allée chercher de l'eau, elle ne va pas tarder.
-
C'est une bonne nouvelle, vieil homme. Maintenant parlons des villages... Je suis allé au village-de-l'eau cette nuit, je sais donc que la guerre couve. Mais que dit-on ici ? Souhaite-t-on cette guerre ?
-
Pas vraiment, je suppose, mais personne ne fera rien pour l'éviter. Du sang a coulé déjà.
-
Des deux côtés, je sais. Mais toi, vieil homme, que penses-tu, ne veux-tu rien tenter pour éviter la tuerie ?
-
Moi je suis triste, jeune Lid, mes dernières années sont bien assombries. Nous n'avons jamais connu cela aux villages. Les hommes sont très en colère, je ne sais comment les calmer. Et je m'en veux de n'avoir pas compris dès le début que les heurts étaient aussi graves.
-
Il faut que pêcheurs et paysans parlent de tout cela ensemble, vieil homme. J'ai demandé à mon ami Vaï de persuader les pêcheurs d'accepter une entrevue, un conseil commun. Veux-tu m'aider à convaincre les tiens ?
-
Un conseil ? Oui... peut-être. Tu le dirigerais ?
-
Comme étranger aux villages je serais peut-être accepté ?
-
Peut-être... Il faut essayer. Attends-moi, je vais parler aux hommes raisonnables, s'il en reste encore ici !
Quelques instants plus tard un bruit de course retentit et la porte s'ouvrit à la volée sur Kil.
-
Lid... Oh Lid !
Elle se précipita en avant et le jeune homme la saisit sans dire un mot, la serrant contre lui.
Il avait oublié la couleur de sa peau, sa douceur et l'odeur de ses cheveux. Le ventre crispé, il se sentait à la fois froid et bouillant.
Il l'éloigna à bout de bras pour l'admirer.
-
Tu es encore plus belle, Kil... comme tu m'as manqué !
-
Je savais que tu reviendrais, Lid. Mais j'avais tellement peur de ce long voyage. Grand-père m'avait dit que tout ça était dangereux.
-
Kil, je dois savoir une chose, tout de suite. Ressens-tu de la haine pour les pêcheurs ?
Elle parut surprise, regardant le jeune homme avec attention.
-
Est-ce très important pour toi ? Veux-tu prendre part à cette guerre ?
-
Réponds-moi, s'il te plaît !
Elle secoua la tête.
-
Non, je n'ai pas de haine pour eux, mais je n'ai plus d'amitié non plus. Je regrette tant cette folie... Pourquoi ne veulent-ils plus de paix ?
-
Comment peux-tu dire qu'ils n'en veulent plus ? As-tu déjà songé que parmi eux se trouvent des hommes et des femmes qui voudraient connaître à nouveau la paix ?
-
Chez eux ?
-
Bien sûr. Penses-tu être la seule ?
-
Non... non, bien sûr. Mais je n'avais jamais imaginé que là-bas aussi...
-
Ce sont des hommes et des femmes comme nous, Kil. Avec autant de violents et de pacifiques qu'ici.
-
Oh, des pacifiques, il n'y en a plus guère, même ici.
Lid l'attira à nouveau contre lui et se baissa pour poser ses lèvres sur celles de la jeune fille. Puis il entoura son visage de ses mains et la contempla longuement.
-
Quoi qu'il arrive, Kil, je ne laisserai personne te faire du mal.
-
Est-ce que... est-ce que tu vas te battre avec les pêcheurs contre nous ?
-
Ni avec eux ni contre eux. Personne ne m'attirera dans une guerre absurde. Et je ne veux pas que tu y prennes part, je préférerais partir.
La jeune fille laissa l'air filer entre ses lèvres et vint lentement appuyer sa tête contre l'épaule de Lid.
Le jeune homme eut un moment de lassitude. C'était maintenant, au moment où il rapportait les moyens de faire progresser les villages, maintenant qu'il y revenait avec tant de richesses que tout ça arrivait ! Il était dégoûté des hommes et de leur bêtise.
Kil leva vers lui un visage où apparaissait enfin un vrai sourire et l'entraîna par la main vers la table.
-
Raconte, dit-elle enfin. Raconte ton voyage, as-tu trouvé ce que tu étais allé chercher ? Grand-père ne m'a pas dit grand-chose, seulement que tu allais revenir avec ton secret.
-
Tout ce que j'ai ramené est là, dans ma tête, dit-il en souriant à son tour.
-
Des secrets comme la barque ?
-
Encore plus extraordinaires.
-
Tu es merveilleux !
-
Non, pas moi, les Brades.
-
Les Brades ? Qui est-ce ? Un village ? C'est le véritable nom des Ancêtres.
-
Vraiment ? Grand-père ne savait pas cela... Elle avait l'air intriguée.
Allez, raconte le voyage.
Il fut long et difficile...
Lorsque Masopo revint, longtemps après, Lid n'avait pas encore terminé. Le vieillard sourit en les voyant. Un sourire triste qui alerta le jeune homme.
-
Ils ne veulent pas ?
Le grand-père de Kil eut un geste vague de la main.
-
Oh, ce ne sera pas facile, mais peut-être y arrivera-t-on. Tout le monde est sur la rive, à discuter.
Lid comprit ce que ça voulait dire. La colère le saisit à nouveau. Sans un mot il prit sa sagaie et se dirigea vers la porte. Il ne remarqua pas que Kil et Masopo l'avaient suivi.
Tout le village était là, en effet. Quand on le vit arriver, le silence se fit. Il s'arrêta devant eux, à quatre pas.
-
Qui est pour la guerre, ici ? lança-t-il d'une voix forte. Levez les mains, allons, n'ayez pas peur, que je voie ceux qui aiment tuer, ceux qui aiment se battre. Ceux qui prendront plaisir à éventrer un ami, un parent ! Parce que vous êtes parents avec ceux de l'eau, n'est-ce pas ? Au long des années, avec les mariages, ceux de l'eau sont venus s'installer ici et certains d'entre vous là-bas. Alors votre sang coule un peu dans leurs veines et vous avez du leur ! Mais ça ne vous arrête pas, n'est-ce pas ? Et les derniers survivants, s'il y en a, se tueront entre eux, entre paysans et entre pêcheurs, après quoi ils tueront les femmes et puis ils massacreront les enfants. Ça, c'est moins difficile, autant le garder pour la fin !
Jamais Lid n'avait connu une colère pareille. Il était hors de lui, ses yeux n'étaient plus que des fentes.
-
Regardez autour de vous, regardez bien les visages de vos femmes, de vos maris, de vos enfants, gravez-les dans vos mémoires parce que la plupart d'entre vous vont mourir. Regardez le sable, à vos pieds, regardez, vous dis-je ! Il est clair, n'est-ce pas ? Lui aussi, gravez-le dans vos mémoires parce qu'il sera rouge, bientôt, rouge de sang ! Vous ignorez sûrement combien de pas le sang d'un homme peut couvrir, moi je le sais ! Et je sais aussi qu'aucun d'entre vous ne pourra deviner si ce sang est celui d'un paysan ou d'un pêcheur. C'est le même ! Vous marcherez sur les corps, sur des membres coupés, vous ne pourrez même pas reconnaître tous les cadavres... Tout ça va se produire inévitablement et aucun de vous ne fera rien pour l'arrêter ? Est-ce qu'il n'y a ici que des bêtes fauves ? Vous marchez debout sur vos pieds, c'est vrai. Mais je ne vois pas d'autres différences avec les animaux ! Au contraire, une femelle pétusse protège ses petits. Vous, vous allez mettre vos enfants en danger délibérément. J'ai honte de moi, hommes-de-la-rive, honte d'avoir eu de l'amitié pour vous, comme j'en ai eu pour les sauvages de là-bas de l'autre côté de l'eau! Ils ne valent pas mieux que vous, soyez tranquilles. Vous êtes tous des imbéciles.
Lid se tut, tremblant de rage.
-
Tu parles à l'aise, ce n'est pas toi qui me rendras mon fils, cria une femme.
Lid se tourna vivement de son côté.
-
Est-ce que la mort de ceux qui t'entourent te le rendra, femme ? Et les femmes de ceux-là, qui vont mourir, pourront te demander des comptes à leur tour. Et que répondras-tu, femme ? Comment te justifieras-tu? Tu leur diras : « Vos maris, vos fils sont morts parce que je n'ai pas pu chasser la haine de mon cœur » ? Elles te diront : « Ton fils est-il revenu ? Et nos maris, comment comptes-tu les faire revenir ? » Est-ce que tout ça finira un jour, ou faudra-t-il que vous soyez tous morts pour que la paix revienne avec des maisons vides et les animaux sauvages venant boire ici même ?
Personne ne répondit. Ils restaient là, indécis. Lid fit demi-tour et s'éloigna le long du bord pour se calmer. Il défit les lanières autour de ses pieds et entra dans l'eau, marchant doucement le long de la rive.
Un long moment plus tard, deux hommes et un vieillard vinrent à lui, et s'assirent.
-
Tes paroles sont dures, Lid, commença l'un des hommes qu'il connaissait assez peu. Mais peut-être as-tu raison. Certains d'entre nous pensent qu'une discussion ne peut faire de mal.
-
Si les pêcheurs offrent réparation, intervint l'autre paysan, alors peut-être...
-
Réparation, répéta Lid. Il y a des morts des deux côtés, non ? Alors, qui doit réparation ? Non, je n'accepte pas une discussion là-dessus. J'accepterai seulement une réparation aux familles des morts, toutes les familles. Ce sont elles qui ont souffert, elles seules !
-
C'est juste, laissa tomber le vieillard. Ce sont les familles qui doivent recevoir réparation. Lid inclina la tête en guise d'accord.
-
Il y a autre chose, dit le premier des hommes. Tinak a disparu...
-
Un pêcheur a disparu aussi. Encore deux familles dans le malheur, je suppose. Est-ce que ça ne suffit pas ?
-
Si les pêcheurs veulent discuter, ils pourront venir, dit finalement le vieillard.
-
Bien.
Lid se leva et commença à remettre les lanières. Puis il revint vers le village et entassa du bois sur la rive. Quand il y eut mis le feu il s'assit et attendit. Bientôt un canot quitta les pontons et se dirigea par ici.
D'après ce qu'on pouvait voir, il n'y avait qu'un homme à bord. Lid regarda du côté des paysans. Ils étaient groupés près des maisons. Seul un jeune était debout au bord de l'eau.
Lorsque le canot fut près d'aborder, Lid se leva et approcha à son tour. Le pêcheur hésita un instant et sauta dans l'eau. Il se redressa et porta la main à son couteau en voyant le jeune paysan dévoiler un gourdin court, redoutable.
-
J'assomme le premier de vous deux qui fait un pas en avant, et les deux si c'est nécessaire, dit Lid d'une voix froide.
-
Le pêcheur se tourna de son côté et lança.
C'est pas toi qui me donnes des ordres !
Lid ne répondit pas, il avança d'un pas et son poing jaillit, venant frapper le jeune sous l'oreille. Le pêcheur s'écroula sur lui-même.
-
Toi, tu bouges et tu as la même chose, dit Lid en entendant un bruit derrière lui.
Il se pencha, saisit sa victime par un bras et une jambe et la balança dans l'eau. L'autre s'ébroua, les yeux encore vitreux. Lid le fit monter dans le canot, à l'avant en lui disant :
-
On ne me parle pas comme ça, garçon !
Sur les pontons, la population du village-de-l'eau était massée, face à la rive. Vaï se pencha pour amarrer le canot. Le jeune ne disait rien. Lid jeta un œil à son ami. Les visages fermés ne lui disaient rien de bon.
-
Laisse ta sagaie si tu veux monter, lança un vieux pêcheur.
Lid fut sur le point de refuser mais il pensa qu'un geste de bonne volonté pouvait lui être favorable. Il posa l'arme dans le fond du canot.
-
Le reste aussi !
Lentement, Lid se redressa et regarda en face celui qui avait parlé.
-
Tu me connais, Fijas, tu m'as souvent vu ici. Est-ce qu'une seule fois je ne portais ni ma hache ni mon couteau ?
-
Jamais, c'est vrai.
-
As-tu une bonne raison pour me les enlever ? Te méfies-tu de moi ?
-
J'aurai confiance quand tu auras dit de quel côté tu es.
-
Du côté de la paix. Ça peut être le tien, si tu le veux.
-
Ça suffit, dit un vieil homme. Nous connaissons tous Lid... Tu peux monter, jeune homme. Nous allons nous réunir.
-
Est-ce que les paysans demandent déjà la paix? dit une voix ironique. Ils ont si peur de nous ?
-
Je ne sais qui a parlé, répliqua tranquillement Lid, mais s'il juge un homme à sa peur c'est un fameux imbécile ! Un homme véritable connaît la peur. Moi qui vous parle, je l'ai connue bien des fois. C'est un sentiment très utile parée qu'il rend sage ! Ainsi un homme, seul et sans arme, devant un pétusse, est un sage s'il se sauve en vitesse. Alors que celui qui refusera de bouger est à la fois un imbécile et un excellent repas pour la bête !
Si les premiers mots avaient provoqué un silence réprobateur, Lid termina sous les rires.
-
Tu es bien habile, Lid, murmura une voix près de son oreille, mais il faudra davantage pour convaincre ces brutes.
Tout le monde commençait à s'installer, assis sur plusieurs pontons voisins afin d'égaliser la charge pour les poteaux.
-
Parle, Lid, lança Fijas. C'est à toi de nous convaincre, nous t'écoutons et c'est déjà beaucoup. Lid s'assit tranquillement, se mettant à l'aise.
-
Moi ? fit-il étonné. Vous convaincre de quoi ? Non, tu te trompes, Fijas, je suis là pour écouter les propositions, c'est tout.
-
Comment, fit l'autre, mais c'est toi qui veux qu'on discute avec ces sales paysans !
-
Moi ? Penses-tu ! Que veux-tu que ça me fasse tout ça ? Je suis un étranger, n'est-ce pas ? Vos histoires ne me regardent pas. Vous avez envie de vous massacrer ? Très bien, c'est votre affaire. Vous voulez que vos enfants meurent dans l'incendie du village ? C'est votre affaire. Vous voulez que vos femmes, enfin celles qui auront échappé à la tuerie, soient incapables de nourrir vos enfants ? C'est votre affaire, moi je ne suis qu'un messager. Je n'appartiens à aucun camp... A propos, savez-vous que les blessures reçues dans une bataille provoquent autant de morts que les armes pendant le combat ? Enfin, moi je vous dis ça parce que j'ai participé à bien des combats, je connais le visage de la guerre et surtout ses conséquences. Mais votre différend ? Ça ne m'intéresse pas !
Les pêcheurs s'agitaient, mal à l'aise. Visiblement ils s'étaient attendus à entendre une plaidoirie et s'apprêtaient à refuser. Et voilà que Lid disait tout le contraire. Les partisans de la guerre étaient décontenancés.
-
A propos, Fijas, reprit le jeune homme négligemment. Tu as bien deux petites filles, n'est-ce pas ?
-
Oui... pourquoi ?
-
Oh rien, je disais ça comme ça. Enfin, moi, à ta place je resterais près d'elles assez souvent en ce moment. Qu'elles se souviennent de leur père plus tard, tu comprends ?
-
Tu me menaces ? dit Fijas, blême, se levant à demi.
-
Moi ? Bien sûr que non, je t'ai dit que je n'étais pas concerné par votre différend. Mais j'ai l'expérience de la guerre, je te donnais seulement un conseil, c'est tout.
-
Je ne suis pas encore mort !
-
Mais si, Fijas, répliqua doucement Lid. Tu es presque mort, de même que toi, Galdi... et toi, Loute... et toi aussi, Sulto, et vous tous, ajouta-t-il en balayant tout le monde d'un geste de la main. Mais soyez contents, les paysans sont morts eux aussi. Parce que si la guerre commence, quelles que soient vos décisions, vous mourrez jusqu'au dernier pour la simple raison que vous êtes aussi forts que les paysans. Et tant que l'un de vous sera vivant, la guerre continuera. Jusqu'au dernier homme !
-
Alors que proposes-tu, Lid ? demanda le vieil homme qui était plus tôt au ponton.
-
Oh, moi je ne propose rien. Je vous transmets seulement un message des paysans. Ils sont prêts à discuter.
-
Où ? interrogea Fijas.
-
Sur la rive, je n'imagine pas qu'ils viennent ici. Et d'ailleurs comment ?
-
Et toi, où seras-tu ?
-
Je pensais assister aux discussions, mais je ne sais pas si je le ferai. Peut-être irai-je chasser.
-
Tu seras là, gronda Fijas, même s'il faut t'amener attaché.
-
Personne ne touchera à Lid, il est mon ami, fit la voix de Vaï, derrière. Je dis ça autant pour toi que pour les partisans de la guerre, Fijas ! Celui qui lèvera la main sur lui lèvera la main sur moi...
-
Tu es bien seul pour parler de cette manière, Vaï, dit Fijas, menaçant.
Lid se retourna comme les deux fils aînés de Vaï faisaient un pas en avant, venant encadrer leur père en silence.
-
Ne t'inquiète pas, Vaï, dit vivement Lid en levant les mains en signe de conciliation. Fijas a sa façon de parler et nous la connaissons.
-
Que veux-tu dire ? lança Fijas, tombant dans le piège que Lid préparait depuis un moment.
-
Seulement que tes paroles sont brutales, tout le monde le sait, c'est ta façon de t'exprimer, répondit tranquillement le jeune homme.
L'autre réagit immédiatement, sans se rendre compte que l'assemblée avait acquiescé instinctivement.
-
Si tu m'insultes, je te plonge mon couteau dans le ventre.
Lid laissa passer quelques secondes avant de répondre.
-
Je ne t'ai pas insulté, Fijas. Mais je trouve que tu te mets bien vite en colère. Vois-tu, je n'aimerais pas te voir mener des discussions si j'étais de ton camp...
-
Oui... Lid a raison, lancèrent des voix. Fijas ne doit pas parler au nom du village-de-l'eau.
Partout des têtes approuvaient. Fijas frappa du poing le ponton en se levant.
-
Le village-de-l'eau est peuplé de lâches, gronda-t-il.
Plusieurs hommes intervinrent, ordonnant au pêcheur de s'asseoir. Le visage de Lid ne montrait pas sa satisfaction. Il avait éliminé un rude partisan de la guerre, c'était un pas en avant.
-
Quand aura lieu la rencontre ? demanda un homme.
-
C'est à vous de faire une proposition, je suis seulement un messager, répondit Lid. Je peux simplement vous donner un conseil, celui de réfléchir d'abord à ce que vous direz. Chacun des camps est persuadé de son bon droit. Si vous essayez de remonter le fil, rien ne sortira de la discussion. Il faut penser à l'avenir. C'est tout.
-
C'est juste, dit encore le même vieil homme. Nous devons d'abord parler entre nous. Tu iras donner notre réponse demain, Lid.
-
Bien. D'ici là j'irai dormir sur la rive.
-
Chez les paysans ? protesta une voix.
-
Non. Ni chez eux, ni ici ! Je ne suis d'aucun camp !