EXPLORATION

 

 

À l’intérieur du vaste monde du vaisseau maraudeur, Derec était resté confiné dans un secteur minuscule. Il se préparait à son exploration nocturne et constatait que ce secteur se composait du chemin du laboratoire (dans ce qu’il appelait la coque L) au dispensaire et aux aménagements privés (dans la coque D). À chaque extrémité, il y avait deux parties de couloir-entrepôt formant un bref tunnel de liaison entre les coques. C’était tout ce qu’il connaissait.

Il ne savait pas où était l’atelier-laboratoire par rapport au centre de contrôle d’Aranimas, mais il était sûr d’en être assez éloigné. Il ne connaissait pas non plus le chemin vers les autres endroits où il avait été, la coque où il avait vu les créatures, le couloir dans lequel il avait repris connaissance, la soute où travaillait l’équipe de récupération, le secteur des armoires où avaient été rangées les pièces de robots. Il ne savait pas où dormait Wolruf, ni où logeaient les cinquante Naroués.

Les rangées de casiers fermés, dans le passage entre les coques, attisaient sa curiosité depuis plusieurs jours et ce fut là qu’il commença son exploration, en ouvrant tous ceux qui étaient à sa portée. Il ne savait pas ce qu’il s’attendait à trouver mais ce fut une surprise pour lui de constater que plus de la moitié étaient vides.

Les autres contenaient des articles reconnaissables, des rouleaux d’étoffe servant à l’habillement des Naroués, des électrodes de rechange pour les microsoudeurs de l’atelier, et des vivres sous vide. Quelques casiers étaient verrouillés ou leur porte était bloquée.

Comme il en finissait avec la rangée la plus proche de l’infirmerie, un Naroué au front bosselé entra par l’unique porte de côté. Derec sursauta comme s’il était pris en faute, mais l’extraterrestre passa sans faire attention à lui et sans dire un mot.

Resté seul, il se sentit idiot : il avait parfaitement le droit d’être là et l’extraterrestre n’y avait rien vu de bizarre. Son cœur battait pourtant comme s’il avait été surpris par Aranimas en personne.

Renonçant à fouiller les casiers, il examina les deux coques auxquelles il avait accès. Trois portes après les aménagements privés, dans la coque D, il découvrit un compartiment contenant cinq fauteuils profonds disposés en cercle et tournés vers l’intérieur. Au centre de ce cercle, il y avait un globe blanc monté sur un socle cylindrique noir. Le globe était si grand que les bras de Derec ne pouvaient l’encercler à moitié.

Découvrir ne signifiait pas comprendre. Le globe pouvait aussi bien être un totem religieux qu’un appareil de communication, et le compartiment un sanctuaire ou un poste de pilotage. Et il ne servait à rien de compromettre sa situation dans le simple but de multiplier son ignorance.

Pour la seconde fois en une demi-heure, il changea de stratégie. Le plus important était de redécouvrir le chemin de la coque A – le compartiment d’Aranimas – et de la coque T où devaient se trouver le sas de transfert et, peut-être, sa combinaison spatiale. Le reste n’avait pas grande importance.

Derec s’appliqua méthodiquement à élargir les limites de son monde connu. Chaque fois qu’il ouvrait une nouvelle porte et s’engageait dans un couloir inconnu, il tournait à gauche et encore à gauche dès que possible, dans l’espoir de revenir dans une partie qu’il connaissait. Il comptait ne pas s’aventurer plus loin avant d’avoir appris par cœur tous les embranchements.

La première fois, tout se passa bien. La porte de côté, dans le passage de transfert, le ramena après deux tournants dans la coque L, un pont au-dessous de l’atelier. Malgré la présence des deux Naroués qu’il croisa, sa petite réussite lui donna de l’assurance.

Mais ensuite, les choses se gâtèrent. L’autre issue au niveau de l’atelier de la coque L le fit passer par plusieurs secteurs sans le moindre embranchement. Le couloir continuait à perte de vue mais Derec préféra revenir sur ses pas.

Une des portes de sortie de la coque D ouvrait sur une rampe descendant vers une tourelle d’armement, occupée par un des semblables d’Aranimas et par un Naroué. Il battit promptement en retraite. Un autre couloir, plus loin vers l’arrière, conduisait à l’un des carrefours hexagonaux. Il choisit une porte au hasard et se trouva presque aussitôt à un nouveau carrefour.

Il fallait se rendre à l’évidence. Le vaisseau était un labyrinthe impénétrable, ses éléments clefs reliés d’une manière terriblement inefficace et désordonnée. Derec ne voyait à cela que deux explications. La disposition servait à masquer les objectifs vitaux et à désorienter les intrus. Ce serait donc une affaire de défense.

L’autre explication était que le vaisseau n’était pas autre chose que ce qu’il semblait être, un assemblage de fortune, plutôt maladroit, de plusieurs vaisseaux qui n’avaient jamais été conçus pour être reliés entre eux.

Quelle que soit la raison, Derec était sur le point de conclure que cet ensemble était trop complexe pour qu’il pût se faire une idée du plan quand il ressentit une curieuse sensation fugace, l’impression d’être retourné comme un gant. Il repartit aussitôt vers l’atelier, les dents serrées, la mine sombre. Il tenta en vain de se persuader que ce n’était qu’un simple vertige, un instant de fatigue.

La sensation n’était pas nouvelle pour lui. C’était un « saut », la transition momentanée incompréhensible, quasi mystique, de l’hyperespace qui faisait passer un vaisseau et tout ce qu’il contenait d’un point de l’espace à un autre, à des années-lumière du premier. Où qu’ils aient été, ils étaient maintenant ailleurs. Loin de l’astéroïde, loin de tout vaisseau qui aurait pu être en route pour le secourir.

Il aurait dû deviner que les maraudeurs connaissaient la technologie du saut, car la configuration du vaisseau n’aurait jamais résisté à une propulsion conventionnelle. Mais il n’y avait pas pensé et la découverte lui causait un choc, le réduisait brutalement à l’impuissance qu’il avait ressentie entre les mains des robots.

« Personne ne me retrouvera, maintenant, se dit-il découragé. Même si je vis jusqu’à mille ans… »

 

L’atelier était désert, à part le robot.

— Alpha, dit tout de suite Derec en arrivant.

— Oui, Derec ?

— Est-ce que tu as observé un saut, il y a un moment ?

— Non, Derec. Les réflexes de notre cerveau positronique sont si rapides que les robots n’éprouvent pas la désorientation courante chez les humains.

— Alors tu ne peux rien m’en dire… à quelle distance nous avons sauté…

— Dans l’ignorance de la courbe de puissance de la propulsion du vaisseau, je n’aurais d’ailleurs pas pu interpoler la durée du saut. Cependant, nous avons une preuve de seconde main concernant notre destination.

— Quelle preuve de seconde main ? D’où la tiens-tu ?

— Aranimas et Wolruf ont eu une conversation en ma présence, monsieur.

— Quand ?

— Ce soir, il y a moins d’un décan. Mon impression a été qu’ils venaient ici pour vous voir mais, en votre absence, ils se sont attardés pour m’examiner. Wolruf a décrit le travail qu’elle vous avait regardé faire et a dit que ma position variait à chacune de ses visites ; elle a montré plusieurs de mes sabords d’accès à Aranimas et lui a dit ce qu’il y avait derrière.

— Je savais qu’elle m’espionnait ! ragea Derec. Et qu’est-ce qui s’est passé d’autre ?

— Aranimas a paru irrité de votre absence sans surveillance et a ordonné à Wolruf de vous observer plus attentivement à l’avenir…

— Au fait ! Où sommes-nous ? Où allons-nous ?

— J’ai été contraint de faire quelques déductions d’après ce que j’entendais, mais je crois que nous nous approchons d’un site où Aranimas espère obtenir une grande quantité de robots.

— Répète-moi l’essentiel de la conversation.

— Bien, Derec.

Les voix étaient si parfaitement imitées que si Derec avait fermé les yeux, il aurait juré qu’Aranimas et Wolruf étaient à côté de lui, dans la pièce.

— Il y a longtemps que nous avons quitté Mrassdf, disait Wolruf. Les Naroués s’agitent, loin de chez eux et de leurs troupeaux. Même moi, je me lasse de temps en temps. Est-il vraiment nécessaire d’aller dans un autre nid d’humains ?

— Je ne rentrerai pas les mains vides ! répliquait Aranimas.

— Tu as le bijou, ce robot et bien plus encore. Tu as excédé tes promesses à Wiwera. Tes exploits te vaudront assez de gloire…

— Il n’y a pas à discuter, tranchait sèchement Aranimas. J’aurai des robots pour me servir. L’humain dit qu’il y a des robots dans n’importe quel monde humain, qu’on nous en vendra si nous arrivons pacifiquement. Après, et après seulement, nous repartirons pour Mrassdf.

La voix de Wolruf devint alors curieusement gémissante, suppliante.

— Les Naroués ne valent rien du tout, c’est certain. Mais si nous perdons le bijou que nous avons dans la main pour aller chercher une verroterie…

Le robot s’interrompit et reprit :

— À ce moment, Aranimas a produit une arme que je n’ai pu identifier et l’a pointée sur Wolruf. Wolruf a paru éprouver une grande détresse.

Il continua ensuite avec la voix d’Aranimas :

— Tu me déçois, Wolruf. Je croyais que tu avais plus d’imagination. Sans les robots, nous serions obligés de remettre le bijou à Wiwera, dès notre retour, ce que je n’ai pas la moindre intention de faire. Mieux vaudrait que toi et moi redevenions atomes, plutôt que de céder la clef à quelqu’un comme Wiwera !

Le robot se tut et Derec ne trouva rien à répondre. Encore une escale et les maraudeurs retourneraient chez eux avec leur trésor. Quelle serait cette escale, impossible de le deviner. Il y avait des centaines d’infrastructures de Spatiaux, dispersées sur des centaines d’années-lumière. Il pouvait s’agir d’un poste de douane entre territoires de Spatiaux et de Colons, d’un centre minier ou même d’un complexe de recherche. L’endroit pourrait être peuplé d’humains, d’humains et de robots ou de robots seuls.

Peu importait. Derec se disait qu’il ne le verrait jamais.

Aranimas allait se servir de lui, de ses connaissances, de sa voix, peut-être même de son image, pour pénétrer dans l’installation. Et une fois son affaire faite, le vaisseau partirait pour Mrassdf, où il était destiné à n’être qu’un esclave, peut-être rien de plus qu’une curiosité.

Il lui fallait s’évader dans les jours suivants… s’évader d’un vaisseau qu’il ne connaissait pas encore, échapper à un geôlier dont il ignorait les capacités, fuir vers un refuge dont la promesse de sécurité était plus un espoir qu’une réalité.

La perspective découragea Derec. Aranimas avait l’avantage. Il le ferait observer constamment quand ils seraient amarrés à l’installation, si même ils s’amarraient. Et Derec ne pouvait passer plus tôt à l’action car il était incapable de se rendre maître du vaisseau. L’équipage le surpassait. Ils étaient à quatre-vingts contre un.

Il n’avait que le robot avec lui et cela ne lui suffisait pas. « Je n’y arriverai jamais, pensa-t-il, désespéré. Mais je ne peux renoncer… »

Des pensées contradictoires s’agitaient dans sa tête, et aucune ne prenait le dessus. Fatigué, l’esprit confus, il se retira dans le fond de la salle, s’assit par terre, adossé à la paroi.

« Il me faut de l’aide, se dit-il enfin. Je dois cesser de chercher à tout faire par moi-même, je dois me fier à quelqu’un. Ou me résigner à passer le restant de ma vie dans un monde inconnu. »

Il se souvint alors qu’il y avait quelqu’un à bord, un être aussi seul que lui, aussi impuissant, qui avait besoin d’un compagnon pour lui donner du courage. Quelqu’un qui, en fait, s’était déjà proclamé son amie.

« Si elle veut bien m’aider, pensa-t-il, nous réussirons peut-être… »

Une heure s’écoula ainsi. L’espoir de Derec commençait à renaître quand une voix bourrue interrompit ses réflexions.

— Tu es de retour.

Il tourna la tête et vit Wolruf.

— J’étais allé me promener, dit-il. Tu m’as cherché, n’est-ce pas ?

— Aranimas te cherchait. Tu restes ici, maintenant, O.K. !

— Il doit revenir ?

— Le maître se repose. Il viendra te voir dans la matinée. Tu ferais bien d’être là, dit Wolruf en se retournant pour s’en aller.

— Tu as eu des ennuis avec Aranimas, parce que je n’étais pas là, hein ?

La caninoïde s’arrêta, revint sur ses pas et haussa vaguement les épaules.

— Je te demande pardon, dit Derec. Je t’ai mise dans une mauvaise position.

— Rien de nouveau. Je m’y mets moi-même assez souvent.

Derec sourit.

— Dis-moi, Wolruf. Que fais-tu ici ? Pourquoi travailles-tu pour un monstre comme Aranimas ?

— Trop long à expliquer.

— Tu n’es pas à bord volontairement, n’est-ce pas ?

— Trop compliqué à expliquer.

— J’ai tout mon temps. Et je tiens à le savoir.

Wolruf hésita puis elle s’avança de quelques pas.

— Je devrais aller dormir, bougonna-t-elle.

— Pourquoi ne pas faire ce que tu veux, au lieu de ce que tu dois, pour une fois ?

Wolruf se coucha près de lui et sourit.

— C’est ça le secret de ta réussite ?

L’histoire était longue en effet. Wolruf n’avait jamais eu à parler de son monde et de sa vie à quelqu’un qui ignorait les mille et une choses que connaît sans avoir à réfléchir une personne vivant dans une culture précise. À chaque instant, Derec devait lui demander de faire des retours en arrière pour éclaircir un détail.

Il y avait des problèmes de langue quand ce que Wolruf cherchait à dire se heurtait aux limites de son vocabulaire standard. À d’autres moments, elle cherchait à contourner un fait ou une idée quelle était gênée de révéler.

En écoutant attentivement, en comblant de lui-même certaines lacunes, Derec finit par obtenir une réponse relativement cohérente à sa question. L’équipage du vaisseau venait d’un même système solaire. L’espèce d’Aranimas, les Eranis, et les Naroués vivaient dans la deuxième planète, Mrassdf, un monde que Wolruf décrivait comme étouffant, désagréable et balayé par les vents. La race de Wolruf, au nom aussi imprononçable que le sien, ainsi que les créatures en forme d’étoiles de mer étaient de la quatrième planète, tempérée celle-là.

Les rapports entre les Naroués et les Eranis étaient les mêmes qu’entre des moutons et leurs bergers, à cette différence près que les Naroués étaient plus intelligents et physiquement plus capables que les moutons. Mais la comparaison était quand même valable. Les Naroués étaient infiniment plus nombreux que les Eranis qui – agressifs, inventifs, prédateurs – les dominaient nettement.

Les rapports entre les deux mondes étaient plus complexes et Derec ne les comprenait pas très bien. Aucune de ces planètes ne semblait avoir de gouvernement unifié. C’était peut-être ce qui leur évitait d’être en guerre, car l’antipathie était très nette entre eux bien qu’ils fassent du commerce. Les compagnies commerciales étaient dirigées par diverses factions d’Eranis, tandis que différentes denrées étaient produites par plusieurs familles de la race de Wolruf.

Wolruf ne tenait pas à parler d’Aranimas en particulier, mais Derec comprit qu’il était le plus jeune membre d’une des plus puissantes factions des Eranis. Et que la famille de Wolruf avait eu un différend avec la compagnie de négociants d’Aranimas.

— Mon service au cours de cette mission délivre ma famille de la dhierggra, dit-elle.

La dhierggra, Derec le détermina après se l’être fait longuement expliquer, était l’équivalent d’une liste noire. Tant qu’elle était en vigueur, aucun Erani ne devait traiter avec la famille. Cela faisait de Wolruf une sorte d’otage, une esclave travaillant pour éponger la dette familiale.

— Pourquoi as-tu été choisie ?

— J’étais la plus jeune, celle qui avait le moins d’importance.

Derec ne voulait pas juger précipitamment toute une culture sur un seul cas, mais l’injustice le révoltait.

— C’est pour ça qu’Aranimas te traite si mal ? Ça fait partie du marché ?

— C’est la manière des Eranis. Ils traitent tout le monde comme ça.

— Pas entre eux ! C’est pour ça que c’est odieux !

Derec s’aperçut qu’au cours de la conversation, il s’était produit un événement inattendu. Il avait fait égoïstement parler Wolruf, par calcul. Mais en l’écoutant, sa fausse compassion pour son triste sort s’était changée en une pitié sincère. Elle était une victime, tout comme lui.

Pourtant, elle paraissait gênée de sa sollicitude.

— Ce n’est pas ton affaire.

— Écoute, Wolruf, tu as dit que tu étais mon amie. Laisse-moi être le tien.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Aranimas te fait travailler comme une esclave et te traite comme un animal. Tu n’as pas à le supporter. À nous deux, nous pouvons le faire cesser.

— Comment ?

— J’ai un instrument, dit-il en désignant le robot. Et j’ai des idées. Mais j’ai besoin que tu me dises diverses choses sur Aranimas, et sur la commande de ce vaisseau.

Wolruf eut l’air gênée et Derec eut peur d’avoir été trop loin et de l’avoir effrayée.

— Tu veux reprendre le bijou, dit-elle.

La franchise s’imposait.

— Oui, répondit-il.

— Tu le prendras et tu me laisseras affronter Aranimas.

Derec secoua vigoureusement la tête.

— Il faut que je m’échappe. Je ne peux pas laisser Aranimas m’emmener sur Mrassdf. Mais si je ne peux pas te laisser dans une meilleure situation que celle où tu es maintenant, je t’emmènerai avec moi. Nous sommes les seuls à pouvoir nous entraider. Si nous n’essayons pas, eh bien, nous mériterons ce qui nous arrivera.

La caninoïde soutint sans ciller le regard interrogatif de Derec.

— C’est vrai. O.K. ! Amis. Essayons !

 

Quelque chose, dans la structure biologique de l’espèce à laquelle appartenait Wolruf, rendait impératif le besoin de sommeil et de repos. Toute la communauté des caninoïdes semblait répondre à une commande métabolique les avertissant autoritairement que leur réserve d’énergie était épuisée et qu’il était temps d’aller se reposer.

Une demi-heure après le début de la conversation, alors que Derec avait encore beaucoup de questions à poser et que leur plan était à peine ébauché, les paupières de Wolruf s’alourdirent, son haleine prit une odeur aigre et son pelage se ternit. Sans autre explication qu’un vague « Je dois dormir », elle se leva et s’en alla.

Derec s’aperçut soudain qu’il était lui-même affreusement fatigué. Mais il avait encore quelque chose à faire avant de songer à dormir sur sa mince paillasse.

Le robot attendait là où il s’était installé après avoir obéi au dernier ordre de Derec, quelques heures plus tôt, mais ce n’était pas surprenant. Depuis qu’il était activé, il avait un comportement singulièrement passif, dépassant l’état d’attente prescrit. Un robot normal avait différents devoirs dont il s’occupait sans directives particulières, selon la principale fonction qui lui avait été dévolue : domestique, ouvrier, ingénieur ou autre.

L’initiative de ce spécimen avait manifestement souffert de la destruction des mémoires et de la désactivation. Il obéissait néanmoins à la Deuxième Loi, aussi attendait-il patiemment que Derec lui donne quelque chose à faire.

Le premier soin de l’humain fut de retirer la mémoire de mathématique pour la remplacer par celle de défense personnelle. Les circuits supplémentaires de cette dernière affûteraient l’intuition du danger et la volonté du robot de passer à l’action pour le repousser. Mais ils supprimeraient du même coup l’inclination normale du robot à protéger son maître contre des risques immédiats et concrets sans souci des conséquences ; la Première Loi ne prévoyait pas d’exceptions permettant les initiatives bien intentionnées. La mémoire de défense personnelle les fournirait.

— Alpha, dit Derec quand il eut fini, mes précédentes instructions t’ordonnant de te mettre en état d’attente inerte à l’approche d’un des extraterrestres sont maintenant annulées. Mais tu dois quand même, quand ce sera possible, éviter de révéler les capacités particulières de ton bras droit.

— Je comprends, Derec.

— Je vais maintenant te donner un bloc d’instructions qui n’entreront en vigueur que lorsque tu entendras le code d’introduction. Ce code, qui devra venir de moi et de moi seul, est la question : « Oui est ton maître ? » Le code d’annulation est le mot Aurora.

— Je comprends. Derec.

— Voici le bloc d’instructions. Tu répondras au code d’introduction par le nom « Aranimas ». Tu iras avec Aranimas partout où il veut que tu ailles. Tu devras obéir à ses ordres sauf s’ils entrent en conflit avec les Trois Lois ou avec ce bloc d’instructions. Tu ne dois pas obéir aux ordres donnés par Wolruf ou tout autre membre non humain de cet équipage. Tu n’accepteras pas d’ordres additionnels de moi à moins qu’ils ne soient précédés du code d’annulation. Tu répondras aux demandes de renseignements de Wolruf ou de moi-même. Mais tu ne rapporteras pas, tu ne rediffuseras pas, tu ne communiqueras en aucune façon à Aranimas cette conversation ou toute autre conversation avec moi dont il ne sera pas témoin.

— Éclaircissement. Souhaitez-vous qu’Aranimas pense que je suis complètement à son service ?

— Suspension. Oui, parfaitement. S’il veut obtenir de toi un bon service, il devra t’instruire sur ce vaisseau. Tout ce que tu apprendras nous aidera à nous évader.

— Je comprends la nécessité des renseignements, monsieur, mais si je dois vous protéger vous devez me garder près de vous.

Derec s’attendait à cette objection ; les circuits de défense personnelle rendaient les robots plus discoureurs et revendicatifs.

— Aranimas est le maître de ce vaisseau, et donc la véritable menace contre moi. Seuls ses actes ou ses ordres peuvent me faire du mal. En restant près de lui, tu seras plus capable de me protéger.

— Je comprends, Derec.

— Bien. Résumons-nous. Nous avons surtout besoin de savoir deux choses. Un objet précieux est arrivé à bord avec moi, un rectangle métallique, de couleur argentée, d’environ dix à quinze centimètres sur cinq. Je crois que c’est cet objet qu’Aranimas appelle la clef et Wolruf le bijou. Il est apparemment précieux et puissant. Nous avons besoin de savoir ce qu’il est.

— Oui, Derec. Je guetterai particulièrement les indices sur cet objet.

— L’autre chose que nous tenons à savoir, c’est notre destination et notre date d’arrivée. Si nous attendons trop longtemps pour passer à l’action, Aranimas nous enfermera dans un coin pour avoir les mains libres pendant qu’il vole des robots.

— Ce serait une précaution prudente.

— Ce qui veut dire qu’Aranimas y pensera probablement. Si tu apprends où est la clef, tu devras attendre un décan, puis simuler un dysfonctionnement de code 804. Si tu apprends où nous nous dirigeons et quand nous y arriverons, tu devras attendre quinze centades et simuler un dysfonctionnement de code 3033. Fin du bloc d’instructions.