Chapitre 24
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 22 h 35
Scarlett s’assit en face de Stone et posa ses mains jointes sur la table. Pendant un long moment, aucun des deux n’osa parler. Stone la dévisageait d’un œil froid et morne.
Ce fut Scarlett qui rompit le silence.
— Je sais pourquoi, dit-elle.
— Quoi donc, au juste, inspectrice Bishop ? demanda-t-il avec un sourire narquois.
— Je sais pourquoi vous le protégez comme il vous protège… Et pourquoi vous ne me faites pas confiance… Je sais ce qui s’est passé, il y a vingt-sept ans.
— Vous ne savez rien du tout ! rétorqua-t-il, furieux.
— Je sais que vous avez été enlevé quand vous étiez en bas âge et que vous avez failli mourir. Je sais que votre petit frère a été tué par vos ravisseurs. Je sais aussi que vous avez perdu un autre frère, il y a neuf mois… Et je n’ignore pas que vous avez failli perdre Marcus à trois reprises aujourd’hui.
— Comment avez-vous appris ce qui est arrivé à Matty ?
— Marcus m’a dit de faire une recherche sur Google avec comme mots clés « Lexington » et « Matthias Gargano ». Et je suis tombée sur des articles de l’époque qui relataient cette affaire. Je n’en sais pas davantage…
Elle remarqua qu’il s’était légèrement détendu. Selon Marcus, il y avait une partie de l’histoire que seul Stone pouvait lui raconter. Et Stone craignait sans doute que Marcus ne lui ait confié des détails trop personnels.
— Cela doit être terrible de perdre un frère puis un autre, Stone, et je vous plains de tout cœur. Moi aussi, j’ai des frères. Et je ne sais pas comment je réagirais si l’un d’eux venait à mourir, ce qui a d’ailleurs failli arriver deux ou trois fois… Je sais que vous vous en fichez, mais sachez que je comprends vos inquiétudes… Je ne peux pas vous promettre que tout sera rose entre Marcus et moi, et que nous vivrons heureux et aurons beaucoup d’enfants… Mais je vous jure que je ne lui ferai aucun mal.
— Ce sera involontaire, mais le résultat sera le même, dit-il d’un ton las. Vous savez que je lui ai conseillé de vous emmener faire un tour et de vous plaquer tout de suite après ?
— Ah bon ? fit-elle en fronçant les sourcils.
— Mais il a dit qu’il en était incapable. Manifestement, ce… cette inclination qu’il a pour vous, elle est forte…
Il se pencha vers elle et la regarda droit dans les yeux avant d’ajouter :
— Très forte… Vous comprenez ce que ça signifie ?
Scarlett ne s’étonna pas. « Très fort », tel était en effet le désir qu’elle venait de lire dans les yeux de Marcus. « Très fort », aussi, était celui qu’elle éprouvait depuis qu’elle avait entendu sa voix. Jamais elle n’avait ressenti cela pour un autre homme.
— Oui, Stone. Et j’ai bien compris, aussi, que vous êtes en train de me demander si j’ai la même inclination pour lui.
— Et donc ? C’est oui ou c’est non ?
— C’est oui.
Stone secoua la tête, sceptique.
— Vous ne le connaissez pas, objecta-t-il.
— Pas très bien, c’est vrai. Mais je sais que j’ai envie d’en savoir plus sur lui.
— Pouvez-vous me promettre que vous le rendrez heureux ?
Le désespoir qui imprégnait sa voix toucha Scarlett et lui donna envie de promettre à Stone que son frère ne serait plus jamais triste et solitaire. Mais elle ne voulait pas lui mentir.
— Je ne peux pas vous le promettre, dit-elle avec regret. Mais seulement parce que la vie m’a appris qu’on ne peut pas être responsable du bonheur de ceux qu’on aime.
Il hocha la tête d’un air pensif et, à la grande surprise de Scarlett, murmura sans amertume :
— C’est vrai…
— Je peux vous promettre de l’aimer et de veiller sur lui… Même s’il faut, pour cela, le protéger contre lui-même.
Stone l’observa longuement avant de hocher de nouveau la tête.
— Peut-être que vous le connaissez bien, après tout, dit-il.
Il se leva, l’air épuisé et angoissé.
— Prévenez-moi s’il décide de jouer les héros, ajouta-t-il posément. Ça lui prend bien trop souvent.
— Ça, je l’avais compris toute seule, dit-elle d’un ton narquois.
Il esquissa très brièvement un pâle sourire.
— Et puis, oui, je vous préviendrai s’il devient trop imprudent, le rassura-t-elle.
— Merci, inspectrice. Et n’oubliez pas de prendre des mesures en ce qui concerne Delores… Elle aussi, elle mérite de vivre et d’être heureuse.
— Je m’en occuperai dès que je serai dans ma voiture. Puis-je vous poser une question, Stone ? Cette jeune femme qui est restée avec Gayle, c’est bien sa nièce ?
L’expression de Stone se durcit immédiatement.
— Oui. Elle s’appelle Jill.
— Quel est son rôle, exactement ?
— C’est de nous attirer des ennuis, répondit-il sèchement. Marcus lui a offert un job à la demande de Gayle, mais cette fille a une attitude qui me donne envie de…
Il préféra ne pas préciser quel châtiment il souhaitait lui infliger.
— Moi aussi, j’avais envie de la gifler, dit Scarlett.
Stone ne put s’empêcher de sourire.
— Elle ne fait pas partie de votre équipe ? insista Scarlett.
— Non. Marcus se méfie d’elle.
— Moi aussi. Comment est-elle au courant, pour les menaces ?
— Elle a piraté l’ordinateur de sa tante pendant qu’elle était à l’hôpital. Elle prétend que c’était pour l’aider, et c’est peut-être vrai… Mais elle déteste Marcus. En fait, elle lui en veut parce que Gayle est comme une mère pour lui.
— Et vous ?
— Jill me drague, ce que Diesel trouve extrêmement drôle… Mais moi, je ne trouve pas ça marrant du tout. Les petites filles gâtées, très peu pour moi.
— Euh, non, fit Scarlett avec une pointe d’embarras dans la voix. Je voulais dire… Est-ce que Gayle est aussi une mère pour vous ?
Il rougit, ce qui le rajeunit instantanément d’une dizaine d’années.
— Ah… Eh bien… Non, pas vraiment, répondit-il. Je ne suis pas du genre à être materné… Il faut que je file. Je dois retourner au journal avec Cal et Diesel… Je suis de corvée pour surveiller Jill.
— Vous la tenez à l’œil parce qu’elle sait ce qu’il y a sur la liste ? devina Scarlett. Que craignez-vous qu’elle fasse ?
— Je ne sais pas, mais elle pourrait se servir de cette liste pour nuire à Marcus, surtout après la petite scène dans la salle d’attente. Il faut lui rabattre son caquet.
— Alors, faites-le, suggéra Scarlett.
— Non. Moi, je ne suis pas assez souple. C’est Marcus, le mec sympa. Moi… disons que je ne suis pas très gentil… Faites votre boulot, inspectrice, et trouvez le salaud qui cherche à tuer mon frère.
— Et vous, Stone, vous n’êtes pas visé par ces menaces ?
Il haussa les épaules avant de répondre :
— Par certaines d’entre elles. Mais la plupart des enquêtes ont été menées par Marcus pendant que j’étais en reportage dans d’autres pays. Les connards les plus dangereux en veulent surtout à Lisette et à Phillip… Et à Marcus, bien sûr.
— Et Diesel ?
— Diesel pirate des ordinateurs et joue les gros bras quand c’est nécessaire. Il n’est pas vraiment journaliste, même s’il lui arrive d’écrire un article de temps en temps. Il m’a longtemps caché l’existence de cette liste, et quand je l’ai appris, j’ai eu envie de lui casser la gueule… Je ne savais pas que Marcus s’était fait autant d’ennemis mortels.
— Quand l’avez-vous appris ?
— Juste après la mort de Mikhail. Marcus était à l’hôpital, et Cal avait besoin d’aide au journal.
— Vous vous êtes donc porté volontaire…
— J’étais à Cincinnati, à l’époque… Je n’avais rien de mieux à faire.
— Vous êtes un imposteur, Stone, déclara-t-elle en souriant. Vous voudriez que tout le monde vous prenne pour un homme de Neandertal, mais je sens que vous êtes quelqu’un de bien.
— Non, inspectrice, je ne suis pas un imposteur. Et je ne suis pas quelqu’un de bien. La plupart du temps, je ne suis même pas un type intelligent. Mais, c’est vrai, j’aime ma famille, et je ferai tout pour la protéger…
Il fit un pas en arrière, et ajouta :
— Si vous voulez que j’aie l’air de quelqu’un de bien, veillez sur Marcus.
Et il sortit de la pièce, laissant Scarlett seule.
La tristesse l’envahit, suivie d’une colère impuissante. Elle, au moins, avait été assez âgée pour comprendre la situation lorsqu’elle avait découvert le corps ensanglanté de Michelle. Mais ces garçons avaient été traumatisés dans leur enfance parce qu’un salaud avait décidé de les enlever pour s’enrichir. Ils avaient six et huit ans… Elle préférait ne pas imaginer ce qu’ils avaient subi.
Elle chassa de ses pensées le petit garçon traumatisé qu’avait été Marcus, le remplaçant par l’homme qui, pour venir en aide à Tala dans une sombre ruelle d’un quartier mal famé, avait risqué le scandale, mais aussi la révélation publique des activités de son équipe — et donc d’éventuelles poursuites judiciaires. Tout cela parce qu’il ne voulait pas laisser Tala Bautista toute seule dans la nuit.
Tel était l’homme dont elle rêvait depuis neuf mois. L’homme qui la faisait fondre chaque fois que luisait dans ses yeux cet insatiable désir.
L’homme qui veut me faire l’amour dans toutes les positions possibles et imaginables jusqu’à ce que je crie son nom…
Elle l’emmènerait chez elle dès qu’ils seraient sortis de cet hôpital. Elle s’engagea dans le couloir et sortit son téléphone portable pour vérifier sa messagerie tout en marchant.
— Inspectrice Bishop ?
Scarlett se retourna et vit le chirurgien qui avait opéré Phillip se diriger vers elle. Elle se figea.
— Oh ! non, murmura-t-elle. Ne me dites pas que Phillip Cauldwell est mort.
— Non, non. Son état est stationnaire. Désolé, je ne voulais pas vous faire peur…
Il sortit un petit sachet en plastique de la poche de sa blouse et le lui tendit.
— Nous avons trouvé cette balle dans la cavité abdominale de M. Cauldwell. Je ne voulais pas vous la remettre devant sa sœur et ses collègues.
Le projectile était abîmé, mais elle le reconnut immédiatement comme étant similaire à celui que Carrie Washington avait extrait du corps de Tala.
— Merci, docteur. Je vais transmettre cette balle au labo le plus vite possible. Elle pourrait bien avoir été tirée par la même arme.
Ce qui ne serait pas logique, songea-t-elle. Puisque Tala connaissait son assassin.
— Ça ne m’étonnerait pas, dit le chirurgien, parce que la personne qui a tiré cette balle ne voulait clairement pas qu’on la retrouve. Il y a eu deux blessures par balle. La première, au niveau du flanc, est superficielle. Celle-là a été extraite avec un couteau… La deuxième balle s’est logée dans l’abdomen. J’ai constaté de profondes entailles dans les chairs à cet endroit, comme si l’agresseur avait porté plusieurs petits coups de couteau autour de la balle. Je ne suis pas certain de ce qui a pu se passer, mais, selon toutes les apparences, il a tenté de la récupérer, elle aussi, et y a finalement renoncé…
— En fait, dit-elle avec un sourire triste, c’est que Phillip Cauldwell avait lui-même déjà planté un couteau dans le bras de son agresseur. Il a dû prendre la fuite.
— M. Cauldwell s’est bien défendu, répondit le chirurgien. J’espère qu’il lui a bien amoché le bras.
Scarlett haussa les sourcils.
— Vous êtes sûr que vous n’êtes pas policier, docteur ? demanda-t-elle.
— J’étais dans les marines.
— Je comprends mieux, dit-elle en empochant le petit sachet. Eh bien, merci. Quelles sont ses chances de s’en tirer ? Et ne me dites pas qu’il faut attendre vingt-quatre heures pour faire un pronostic…
— Avant que vous m’appreniez qu’il avait poignardé son agresseur, j’aurais dit qu’elles étaient faibles. Mais, si c’est un battant, il survivra.
— Tant mieux. Et merci pour la balle.
Elle prit congé d’un geste de la main et se dirigea vers le hall, où l’attendait Marcus.
* * *
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 22 h 35
Marcus commençait à s’impatienter et même à s’inquiéter. Scarlett lui avait promis qu’elle n’en avait que pour quelques minutes, mais cela faisait longtemps qu’il attendait. Il fut tenté de retourner dans le petit cabinet de consultation pour s’assurer que son entretien avec Stone n’avait pas tourné au pugilat, mais il se contenta d’appeler son frère sur son portable.
— Où es-tu ? demanda Marcus.
— Je viens de monter dans ma voiture. Jill va passer la nuit chez Gayle, donc je n’ai pas besoin de jouer les baby-sitters. Pourquoi ? Tu es où, toi ?
— J’attends Scarlett dans le hall. Je ne t’ai pas vu passer.
— Je suis garé devant l’entrée des urgences. Si tu veux tout savoir, nous ne nous sommes pas écharpés, ton inspectrice et moi. Je ne sais pas où elle est.
Le ton de Stone avait changé à l’égard de Scarlett. Il n’était pas vraiment amical mais beaucoup moins hostile. Plus contenu, peut-être.
— Tu vas bien ? lui demanda Marcus. Tu n’as pas l’air dans ton assiette.
— Ça va. Écoute, elle est…
Il lâcha un petit soupir avant de finir sa phrase :
— Elle n’est pas méchante…
Cette phrase prit Marcus au dépourvu.
— Non, dit-il en étouffant un rire, elle est même très sympa. Je ne voudrais pas me mêler de tes affaires, mais depuis l’agression contre Phillip, je préférerais que tu me signales tes déplacements… Au cas où les gens qui veulent ma peau s’en prendraient à toi.
— Je ne suis pas Phillip, répliqua Stone d’un ton acerbe. Je peux me débrouiller tout seul. Je n’ai pas besoin que tu veilles sur moi comme sur un enfant.
— Bon, d’accord, dit prudemment Marcus. Tu pourrais au moins m’appeler de temps en temps. J’ai besoin de m’assurer que tu n’as pas de problèmes.
J’en ai toujours eu besoin.
— Entendu, dit Stone au bout d’un moment. Je te rappellerai bientôt.
Marcus raccrocha, contrarié par l’obstination de son frère, et se remit à faire les cent pas dans le hall. Jusque-là, il avait résisté à sa phobie des hôpitaux, mais il commençait à se sentir nerveux et il avait hâte de sortir de l’établissement.
Avant d’appeler Stone, il avait tenté de joindre sa mère pour lui annoncer ce qui était arrivé à Phillip — histoire qu’elle ne l’apprenne pas par la télévision. C’était Audrey qui avait décroché et lui avait dit d’une voix monocorde que Della s’était couchée tôt et ne voulait pas être dérangée. Cela signifiait habituellement qu’elle avait pris un somnifère, voire deux ou trois. Ou qu’elle avait bu plus que de raison.
Nom de Dieu, songea Marcus avec amertume. Il vaut peut-être mieux, après tout, ne pas entraîner Scarlett dans un tel merdier. Mais il la désirait trop pour réussir à se montrer raisonnable.
Scarlett apparut alors dans le hall. Elle était en pleine conversation téléphonique. Soulagé, Marcus ne put s’empêcher de sourire béatement. Il avait sans doute l’air ridicule, mais il s’en fichait royalement.
Elle lui rendit son sourire en le voyant, et Marcus se sentit le cœur plus léger.
— Elle sera au labo dans un quart d’heure, disait-elle. Je sors de l’hôpital à l’instant même.
Elle raccrocha et rempocha son téléphone.
— Tu es prêt ? demanda-t-elle à Marcus.
— J’ai cru que j’allais devenir dingue, dans ce hall, mais je t’ai attendue. Je ne voulais pas t’inquiéter.
— Je me serais fait du souci si tu étais parti, c’est vrai, reconnut Scarlett.
Puis elle le surprit en lui prenant le bras devant tout le monde et en l’entraînant à l’extérieur.
— Qu’est-ce qui doit aller au labo ? s’enquit-il.
— Une balle, répondit-elle. Le chirurgien l’a extraite de l’abdomen de Phillip.
Sa voiture était garée à côté d’un SUV. Scarlett surprit à nouveau Marcus en le plaquant brusquement contre la portière de l’énorme véhicule.
— Mais qu’est-ce que…, fit Marcus.
Il ne put achever sa phrase car elle le prit dans ses bras et lui donna le baiser le plus ardent qu’il ait jamais reçu. Tandis qu’elle lui caressait les cheveux, elle se hissa sur la pointe des pieds et darda sa langue entre les lèvres de Marcus, qui sentit son sexe durcir. Il laissa échapper un grognement de plaisir, couvert par les halètements de Scarlett qui se frottait contre lui.
Marcus la souleva et la plaqua à son tour contre le SUV, collant son corps contre le sien, pressant son sexe entre ses cuisses brûlantes. Il passa ses mains sous le blouson de Scarlett pour les refermer sur ses seins, et caressa ses tétons déjà raidis par l’excitation.
Haletante, elle décolla ses lèvres de celles de Marcus.
— Mon Dieu… Il faut que tu arrêtes. Je ne peux pas… Pas ici, dans ce parking… Lâche-moi…
Il n’en fit rien et continua de se frotter contre elle, baissant la tête pour promener sa langue sur le bout de son sein droit.
— Marcus, gémit-elle. Je t’en prie… Pas ici… Attends que…
Un petit cri de plaisir lui échappa quand Marcus se mit à lui mordiller le téton.
— Oh ! mon Dieu, murmura-t-elle. Attends qu’on soit chez moi…
À contrecœur, il lui lâcha les seins mais se remit à l’embrasser sur la bouche.
— C’est toi qui as commencé, chuchota-t-il entre deux baisers, en m’embrassant par surprise, comme ça…
— Non, c’est toi, protesta-t-elle en tâchant de reprendre son souffle. Je t’avais bien dit de ne pas me regarder comme ça…
Il la déposa sur le goudron du parking et posa son front sur le sien.
— De te regarder comment ? demanda-t-il.
— Comme si tu voulais me manger toute crue. Je me serais jetée sur toi devant tout le monde si Diesel n’était pas intervenu.
— Mais c’était il y a vingt minutes…
Elle se mordit la lèvre.
— Je sais, dit-elle. Ça m’a fait tourner la tête, tu as dû t’en rendre compte…
Elle le repoussa doucement et le contourna pour ouvrir la portière de sa propre voiture.
— Allez, monte, ordonna-t-elle.
— Combien de temps est-ce que ça va prendre, de déposer la balle au labo ?
Elle s’installa au volant avant de répondre :
— Une dizaine de minutes. Je vais y aller directement, sans parler à d’autres collègues…
Elle avait dit cela comme si elle se le promettait à elle-même plutôt qu’à lui.
— Il faut que je rende cette voiture et que je récupère la mienne. N’oublie rien dans celle-ci.
Comme, par exemple, le pistolet qu’il avait dissimulé sous le siège du passager… Il essaya de se contorsionner pour l’extraire de sa cachette, mais son érection persistante l’en empêcha.
— Pour l’instant, je n’y arrive pas, dit-il en grimaçant.
— Et pourquoi donc ? le taquina-t-elle.
— Tu es un vrai démon, inspectrice Bishop, dit-il en riant. Tu m’excites, et ensuite tu te moques parce que ça me handicape…
Il tressaillit une seconde plus tard, lorsque la main de Scarlett se posa sur son sexe et entreprit de le caresser à travers son jean. Sentant le plaisir proche d’atteindre son comble, il saisit la main de Scarlett et se força à l’écarter.
— Tu vas me faire jouir comme un adolescent. Quand nous serons au lit, je ne tiendrai pas deux minutes… Je préférerais qu’on parle de sujets non sexuels.
Scarlett accéléra.
— Et si on faisait un petit point général sur la situation ? proposa-t-elle. J’ai reçu un message vocal du vétérinaire de la police scientifique.
Le mot « vétérinaire » retint toute l’attention de Marcus.
— Comment va BB ? demanda-t-il.
— Elle va bien. Elle se repose. Tu pourras lui rendre visite demain, si tu veux. Le vétérinaire a pu prélever des fragments de peau et de sang sur ses crocs. Ces échantillons ont été expédiés au labo pour analyse.
— Tant mieux. De mon côté, j’ai pris des nouvelles de Tabby Anders en t’attendant. Elle est toujours dans le coma.
— Moi aussi, je me suis renseignée quand je me suis présentée à l’infirmière, au bloc opératoire, tout à l’heure. Elle m’a dit que la vie de Tabby ne tenait qu’à un fil. Ce Chip Anders… Frapper avec une telle sauvagerie une vieille dame sans défense… Quel homme ! Quel courage ! ironisa-t-elle avec une pointe de dégoût.
— Des nouvelles de Mila et d’Erica ?
— Pas encore. Ça fait des heures que l’équipe de recherche les suit à la trace. La piste est peut-être trop éventée pour le flair des chiens. Mais les maîtres-chiens n’ont pas trouvé de traces de sang pour l’instant, ce qui est plutôt bon signe.
— Nous devrions aller leur donner un coup de main, proposa-t-il.
Elle lui adressa un sourire compréhensif. Elle savait ce qu’il lui en coûtait de suggérer qu’ils n’aillent pas directement chez elle.
— J’ai envoyé un mail à Isenberg pour lui demander s’ils avaient besoin de nous. Elle m’a répondu qu’elle préférait qu’on se concentre sur la liste. Est-ce que je peux l’envoyer à l’assistant d’Isenberg ? Elle voudrait lui demander de nous aider à déterminer qui a pu te cibler, ainsi que Tala et Phillip… Et Delores… Mince, je l’avais oubliée, elle… J’ai promis à Stone de la faire protéger.
Elle se servit du téléphone mains libres de la voiture pour remédier au problème. Le temps qu’elle prenne tous les arrangements nécessaires avec ses collègues, ils étaient arrivés au parking du CPD. Elle s’arrêta à côté de sa vieille Audi, tendit un trousseau de clés à Marcus et lui dit :
— Attends-moi là. Je vais rendre les clés de la voiture de fonction et remettre la balle aux gens du labo.
— Attends ! fit-il.
Il lui prit doucement le poignet et le caressa.
— Tu m’as demandé si tu pouvais montrer la liste à l’assistant d’Isenberg… Mais il y a trop d’informations sensibles relatives au Ledger sur cette liste. En attendant que tu reviennes, je vais la nettoyer un peu, puis je te l’enverrai par mail. Tu n’auras plus qu’à la transmettre à l’assistant.
— Merci, dit-elle.
Elle se pencha sur lui mais se figea en soupirant.
— Maudites caméras, marmonna-t-elle. Il y en a partout dans ce parking…
— Dépêche-toi, dit Marcus.
Il récupéra son arme et ajouta :
— Mon ordinateur portable est dans le coffre.
Scarlett activa l’ouverture du coffre et dit :
— En principe, ici, tu ne risques rien. Mais on ne sait jamais, sois prêt à démarrer en trombe.
— Tu vas me laisser le volant ? s’étonna-t-il.
— Oui, mais c’est exceptionnel. Il ne faut pas que ça devienne une habitude…
Elle attendit qu’il se soit installé dans l’Audi pour se diriger vers la partie du parking réservée aux véhicules de fonction.
* * *
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 23 h 15
— La blessure est grave ? demanda Ken à Decker lorsque ce dernier eut achevé de recoudre la plaie de Demetrius.
Decker ôta ses gants en latex avant de répondre :
— Il n’aurait sans doute pas perdu tout son sang, répondit-il. Mais j’ai quand même dû lui poser vingt points de suture. Vous avez bien fait de me dire d’apporter de quoi l’endormir, même si j’aurais eu moins de mal à l’amener ici s’il avait été éveillé.
— Ça vous aura évité de l’entendre déblatérer, dit Ken. Dans combien de temps va-t-il se réveiller ?
— L’effet de la kétamine aura cessé dans quelques heures, dit Decker.
Il inclina la tête et regarda Ken d’un œil intrigué.
— Que lui avez-vous chuchoté quand il s’est endormi ? demanda-t-il.
Ken connaissait les drogues et, quand Decker lui avait dit qu’il avait utilisé de la kétamine pour endormir Demetrius, il avait été ravi. Ce produit très puissant rendait les gens extrêmement influençables, et la première pensée, au réveil, d’une personne à qui on l’administrait, était toujours en rapport avec ce qu’on lui avait dit juste avant qu’elle sombre dans l’inconscience.
— Je lui ai dit que chaque entaille que je lui ferais avec mon couteau serait fatale.
Decker émit un petit gloussement.
— Ouh là, dit-il. Il vaut mieux ne pas échouer quand on travaille pour vous. Je saurai m’en souvenir.
Ken regrettait qu’il ait fallu en venir à de telles extrémités, mais il était trop tard pour reculer.
— Alors, vous les avez trouvés, ces bracelets ? demanda-t-il.
Decker secoua la tête.
— Je sais qu’ils étaient dans la camionnette, répondit-il, mais je l’ai fouillée de fond en comble avec Burton, sans succès. Ensuite, j’ai bien regardé avec Sean dans la boîte pleine de matériel informatique que nous avons rapportée de chez Anders… Rien. Ce qui signifie soit que nous les avons perdus en route, ce qui paraît improbable, soit que l’un des Anders a réussi à les jeter hors de la camionnette, ce qui est encore plus improbable puisqu’ils étaient tous les trois ligotés et avaient les yeux bandés.
— Ou bien quelqu’un les a subtilisés, fit Ken d’un ton lugubre. Merde…
Il plissa les yeux et dit à Decker :
— Ça pourrait être vous.
Decker ne cilla pas.
— Je n’aurais eu aucune raison de le faire, objecta-t-il.
— Ah bon ? Et si vous cherchiez à remplacer Burton ? Vous avez pris les choses en main depuis la disparition de Reuben…
— J’aime être en première ligne. Je détestais travailler à la compta.
— Pourtant, vous vous en tirez très bien…
Decker haussa les épaules.
— Je sais faire plein de trucs que je n’aime pas faire, dit-il. Je me suis engagé pour être garde du corps, pas gratte-papier. Mais je respecte la hiérarchie.
— Mais s’il y a une place à prendre en première ligne, que ferez-vous ?
— Je la prendrai. Je suis comme ça.
Decker n’avait pas détourné les yeux un seul instant.
— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, je ne cherche pas à vous remplacer.
Ken faillit sourire.
— Pourquoi pas ?
— Vous êtes assis derrière un bureau toute la journée. Moi, ça me rendrait dingue de passer mon temps enfermé, à vérifier des chiffres… Je ne pense pas que la disparition de Reuben soit une bonne chose. Mais je suis tout disposé à vous faciliter la vie, dans ces circonstances, et à faire du bon boulot en espérant que vous ne me renverrez pas dans les bureaux.
— Et si je le fais quand même ?
— Je me suiciderai en avalant de la paperasse.
Ken éclata de rire.
— Chaque chose en son temps, dit-il. Le poste de Reuben revient à Burton. Pouvez-vous travailler sous ses ordres ?
— Bien sûr. Il m’a l’air honnête.
Ken fronça les sourcils.
— Drôle de manière de parler, observa-t-il. Vous avez conscience que notre entreprise est criminelle ?
Decker sourit.
— Oui, monsieur. Mais cela ne concerne que les rapports qu’elle a avec ses partenaires extérieurs… Les fournisseurs, les clients, l’État… Au sein de notre organisation, les relations entre ses membres doivent être transparentes et loyales. Comme à l’armée… Les militaires sont payés pour tuer des gens. C’est leur métier. Du point de vue de l’ennemi, c’est tout à fait criminel. Mais quand on appartient à une armée, il faut être sûr que le soldat qui combat à vos côtés ne se dérobera pas face au danger.
Cette manière de voir était intéressante. Ken s’adossa au mur de la chambre d’amis dans laquelle était allongé Demetrius.
— Quels sont vos autres talents, Decker ? demanda-t-il.
Le colosse esquissa un sourire.
— Je me débrouille très bien avec le broyeur de bois, répondit-il.
— Je… Je vois.
Ken se demanda si c’était de l’humour noir ou le signe d’une perversion macabre. Mais, après tout, quelle importance ? Chacun son truc, hein ?
— J’ai eu une longue journée, reprit-il. Je vais faire un somme pendant que la belle au bois dormant, ici présente, cuve sa kétamine. Réveillez-moi quand il reprendra connaissance.
— Vous voulez que je le fasse parler ?
— Non. C’est mon ami… C’est ma responsabilité. Je saurai m’y prendre avec lui.
Sur ce, Ken tourna les talons et se rendit dans sa chambre. Il referma la porte derrière lui, épuisé. Il était content de savoir que Demetrius serait dans les vapes pendant quelques heures.
Ken avait tué deux personnes de ses mains, ce jour-là. Et il avait ordonné la mort de quatre autres gêneurs. L’épouse de Reuben et la sœur de Drake Connor avaient été réduites au silence. Mais Drake et Marcus O’Bannion étaient encore en vie, posant des problèmes auxquels Ken préférait ne pas penser. Il avait perdu le chef de sa sécurité et découvert que Reuben et Demetrius tapaient dans la caisse à pleines mains. Peut-être même l’avaient-ils fait d’un commun accord.
Sa fille lui avait dit qu’il se faisait trop vieux pour ce boulot. Et elle n’avait peut-être pas tort.
Car il sentait bien qu’il n’aurait pas eu assez d’énergie, en cet instant, pour interroger Demetrius. En outre, au fond de lui, il ne se sentait pas tout à fait bien. Demetrius et lui avaient commencé ensemble, quand ils étaient à la fac, en vendant de l’herbe aux autres étudiants. Et c’est ensemble qu’ils avaient bâti une entreprise qui rapportait des millions et dont la clientèle s’étendait dans quarante-deux pays. C’était avec Demetrius qu’il vendait à ces clients toutes les perversions imaginables. Ken n’en avait pas honte : avec ou sans lui, il y aurait toujours des acheteurs pour ce genre de marchandises, et il n’avait aucun scrupule à leur en procurer et à en profiter. Alors, autant que ce soit moi.
Il ôta sa chemise et se regarda dans le miroir. Hier encore, il aurait été fier de son reflet. Aujourd’hui…
Son téléphone portable se mit à bourdonner, et il pria pour que ce ne soit pas Decker qui appelait pour lui annoncer que Demetrius s’était réveillé. Heureusement, ce n’était que Sean.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je viens d’apprendre quelque chose en écoutant les communications radio des flics…
Ken se laissa tomber sur son lit.
— Quoi ?
— Une femme non identifiée a été découverte dans un motel, il y a une vingtaine de minutes. Les employés n’ont aucun souvenir de l’avoir vue prendre une chambre. Ils affirment qu’elle est entrée ni vu ni connu et qu’elle a fait une overdose de somnifères. La description correspond à la femme de Reuben, Miriam…
— Elle est morte ?
Ken lui avait administré lui-même une dose de calmants qui aurait pu assommer un bœuf, avant que Burton l’emmène mourir dans un motel.
— Non, répondit Sean. Elle est inconsciente mais elle est vivante. La rumeur dit que la police a été prévenue par un correspondant anonyme. J’ai pensé qu’il fallait que tu le saches.
— Attends, elle vient d’être découverte ? Mais elle devrait être morte depuis plusieurs heures… Je lui ai fait avaler une dose suffisante pour tuer Reuben, et elle pèse la moitié de son poids. Si elle est encore vivante, c’est que quelqu’un lui a fait un lavage d’estomac.
— Ou lui a tout fait vomir… C’est bien Burton qui l’a amenée au motel ?
— Ouais, fit Ken.
Burton, qui avait d’abord refusé de la tuer… Le bras droit de Reuben, qui avait visiblement un lien affectif avec la femme de celui-ci… Burton avait sauvé la vie de Miriam, mettant ainsi en danger toute l’entreprise. Et moi, plus particulièrement. Car c’était Ken qui lui avait fait avaler la dose mortelle de sédatif.
— Tu veux racheter ma part ? demanda soudain Ken. Alice m’a dit que vous étiez disposés à le faire.
— Peut-être… Mais il faudra faire un grand ménage.
— Si ça continue comme ça, il n’y aura plus grand-chose à nettoyer.
— Tu veux retrouver Burton ?
— Je sais où il est. Et je sais que tu es au courant pour les balises sur vos portables.
— Je ne serais pas un très bon informaticien si je ne m’en étais pas aperçu, rétorqua Sean. Mais je ne t’en veux pas.
Ken resta silencieux un long moment.
— Tu peux t’occuper de Burton ? finit-il par demander. C’est un costaud.
— Non, mais Alice en est capable, elle.
Il avait dit cela sans la moindre amertume ni le moindre regret. Au contraire, il avait semblé, en prononçant ces mots, être fier de sa sœur, qui avait hérité, beaucoup plus que lui, des gènes de Ken et de sa force physique.
— Euh, elle n’est pas… tu sais… avec Burton, hein ? demanda Ken en grimaçant. Comme elle est avec DJ…
— Tu veux vraiment que je réponde à cette question ? ricana Sean.
Ken frémit en imaginant le tableau.
— Non, répondit-il. Contacte Alice, retrouvez Burton et amenez-le ici. Je ne sais pas où elle est, en ce moment. Elle m’a dit qu’elle allait liquider O’Bannion.
Il raccrocha, ôta ses chaussures et s’allongea sur son lit, trop fatigué pour enlever son pantalon. Une vision inattendue de Stephanie Anders, nue et lui donnant du plaisir, vint se former dans son esprit.
— Non merci, murmura-t-il.
La redoutable et venimeuse Stephanie Anders était la dernière femme avec qui il aurait eu l’idée de coucher, et voilà qu’il fantasmait sur elle en fin de journée… C’était ridicule.
C’était peut-être son subconscient qui lui soufflait qu’il était temps de tirer sa révérence. Une fois qu’il aurait réglé les problèmes en cours, il siphonnerait les comptes bancaires de Chip Anders, de Reuben et de Demetrius et il prendrait sa retraite au soleil.
Mais, en attendant, il fallait agir.