Chapitre 36

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 22 h 45

— On est bientôt arrivés, dit Scarlett.

Ils étaient à moins de dix minutes du lieu de rendez-vous. Elle aurait voulu tenter de convaincre Marcus de renoncer, mais elle savait que c’était impossible : s’il abandonnait Gayle aux griffes de ce monstre, il ne se le pardonnerait jamais.

Il était ainsi, et elle l’acceptait tel qu’il était.

— Tu l’aurais vraiment fait ? demanda-t-il. Tu aurais démissionné ?

— J’avais déjà dit à mon père que si j’étais obligée de choisir, je te choisirais, toi. Je ne lui ai pas dit explicitement que je démissionnerais, mais ça revenait au même. Tu sais, si on en était arrivés là, je n’aurais vraiment pas eu envie de rester dans la police. Je fais bien mon métier, je suis intègre. Si je n’y croyais pas, je ferais un autre boulot… En cas de confrontation entre moi et ma hiérarchie, je ne céderais pas.

— Je… Je ne…, bredouilla-t-il, troublé. Merci.

— La meilleure manière de me remercier, ce serait d’appeler Deacon… Il devait rappeler pour faire le point, et il a du retard. Mais si c’est moi qui le fais, il va s’énerver.

Il composa le numéro de Deacon et activa le haut-parleur.

— Oui, je sais, j’ai trente secondes de retard, ronchonna Deacon en décrochant. Mais, ajouta-t-il d’une voix moins bourrue, on a trouvé la lettre. Tu veux que je te la lise ou que je te l’envoie ?

— Envoie-la sur mon portable, dit Scarlett. Je vais m’arrêter pour la lire.

— Alors, la terreur ? demanda Diesel à l’autre bout de la ligne. Heureuse ?

— Merci, répondit Scarlett en souriant. Excusez-moi de vous avoir menacé, mais vous l’aviez bien cherché.

— C’est vrai, avoua Diesel. J’étais chaud bouillant.

Scarlett s’apprêtait à le gronder gentiment, mais Marcus l’en dissuada d’un geste. Il se faisait un sang d’encre pour Gayle, et ses nerfs étaient à vif.

— Bon, je vais m’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence, dit-elle. Diesel, je compte sur vous pour oublier cette conversation.

Le temps qu’elle se gare, la lettre était déjà arrivée sur sa boîte mail. Marcus et elle se penchèrent sur le minuscule écran. Deacon, toujours en ligne, attendait.

Quand ils eurent terminé la lecture, Scarlett fronça les sourcils, extrêmement déçue.

— C’est exactement ce que Gayle a dit à Marcus, dit-elle. Bon, merci quand même, les gars…

— Attendez ! dit Marcus. Pas si vite…

Il prit le téléphone, agrandit l’image et regarda Scarlett en souriant.

— Regardez l’adresse de l’expéditeur, reprit-il. Ce n’est pas celle de McCord… Mais c’est à sept ou huit kilomètres de l’entrée du parc où je suis censé retrouver Sweeney.

— Tu crois qu’elle aurait écrit l’adresse de Sweeney sur sa lettre ? demanda Scarlett. Mais pourquoi ? Et comment aurait-elle fait pour la connaître ?

— Elle l’a fait exprès, intervint Diesel. Je parie qu’elle savait que ses jours étaient comptés, ainsi que ceux de son cher petit mari… Elle voulait désigner discrètement la personne qui était susceptible de les tuer. Elle avait peut-être déjà rendu visite à Sweeney… Ou alors, elle l’a suivi jusque chez lui… Anders avait bien pris des photos de Sweeney pour se protéger. Les McCord ont peut-être voulu faire pareil.

— Mais pourquoi ne pas le dénoncer directement ?

— Elle se méfiait de lui, dit Scarlett, mais Woody avait décidé de passer un deal avec l’accusation. Elle ne voulait pas admettre explicitement que son mari était coupable… Il faut repenser tout notre plan. Il nous reste un peu plus d’une heure… Et on peut se tromper. Si c’est le cas, il faut pouvoir revenir le plus rapidement possible au plan A… C’est-à-dire retrouver Sweeney à l’endroit où il a convoqué Marcus. Laissons au moins Adam sur place. Et on appelle Kate en renfort pour lui demander de nous rejoindre à l’adresse qui figure sur la lettre de Leslie McCord.

Adam Kimble connaissait le parc comme sa poche. Ils étaient tombés d’accord pour qu’il y aille en éclaireur et qu’il grimpe dans un arbre à proximité du lieu de rendez-vous, prêt à faire feu en cas de besoin. Kate était censée l’accompagner.

— OK, dit Marcus. Appelons Kate pour qu’elle vienne nous filer un coup de main. Notre priorité, c’est de délivrer Gayle. Ensuite, on s’occupera de Sweeney. Donnons-nous jusqu’à 23 h 30 pour retrouver Gayle. Si on n’y arrive pas, j’irai au rendez-vous comme convenu, avec un micro pour que toi et tes collègues puissiez entendre ce qui se passe. Si Kate n’a pas le temps de se positionner en hauteur, elle assurera le soutien au sol d’Adam…

Marcus jeta un regard effroyablement sérieux à Scarlett et ajouta :

— Deacon, quel que soit le plan au final, si vous et vos collègues ne pouvez sauver que l’un de nous deux, choisissez Gayle. Promettez-le-moi.

Il y eut un long silence à l’autre bout de la ligne. Scarlett se refusait à envisager cette possibilité. Si elle laissait une telle idée s’insinuer dans sa tête, elle serait trop bouleversée pour participer efficacement à une opération aussi délicate.

— D’accord, finit par soupirer Deacon. Il n’y a plus qu’à prier pour que cette adresse soit la bonne.

— Mais si c’est la bonne, on ne fonce pas dans le tas tête baissée, dit Scarlett.

— C’est-à-dire ? demanda Deacon.

— On évalue le terrain d’abord. On pourrait commencer par consulter une carte de la propriété sur Google Earth. Ensuite, on trouve un moyen pour s’y introduire, on retrouve Gayle et on se tire.

— Ouais. Autrement dit, vous allez improviser, commenta Diesel.

— On peut dire ça comme ça, avoua Scarlett. Ce sera délicat, mais au moins ce ne sera plus Sweeney qui aura l’initiative.

— Je vais contacter Kate et Adam, dit Deacon. Et demander à Adam de rester sur place et à Kate de se coordonner avec toi. Je te retrouve à l’adresse indiquée par Leslie McCord dans une vingtaine de minutes.

*  *  *

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 23 h 05

Kate Coppola rejoignit à petites foulées Marcus et Scarlett, qui l’attendaient près de leur voiture, garée en bordure de la propriété que Leslie McCord avait désignée dans sa lettre.

— Le mur d’enceinte mesure au moins cent mètres de long sur cinquante de large, dit-elle. Le terrain qu’il entoure doit couvrir un demi-hectare.

Kate était arrivée dix minutes plus tôt et avait aussitôt effectué au pas de course un repérage du mur qui entourait la maison. Deacon devait arriver dix minutes plus tard. Scarlett consulta son téléphone. Le temps filait, et ils ne savaient toujours pas comment pénétrer dans la propriété. Si Sweeney s’y trouvait, ils pourraient l’arrêter quand il sortirait pour aller au rendez-vous.

— Le mur fait trente centimètres d’épaisseur et deux mètres cinquante de hauteur, poursuivit Kate. Il est surmonté tout du long par un câble électrique à haute tension. Il y a un portail en fer au bout d’une longue allée bordée d’arbres. Je n’ai pas vu de guérite de gardien, mais je n’étais pas bien placée. Il y en a peut-être une quand même.

— Des caméras ? s’enquit Scarlett.

— Au moins quinze ou seize. Je suis montée sur un arbre pour mieux observer l’intérieur. Malheureusement, aucune branche ne s’étend par-dessus le mur… On ne pourra pas passer par là. La bonne nouvelle, c’est qu’avec tant de mesures de sécurité, c’est sans doute bien la maison de Sweeney.

— La mauvaise, dit Scarlett, c’est que c’est une véritable forteresse.

Marcus ferma les yeux, mais c’est d’une voix ferme qu’il demanda :

— Vous êtes sûre que le câble à haute tension est alimenté ?

— Je l’ai entendu bourdonner, répliqua Kate.

— Qu’avez-vous vu d’autre ? demanda-t-il.

— Le mur entoure la maison et un garage adjacent, dit Kate. Il y a une porte grillagée qui donne sur le reste de la propriété. Je n’ai pas fait le tour du terrain tout entier, et je ne peux pas vous dire sa superficie. Mais j’ai vu qu’il est entouré d’une clôture grillagée. Électrifiée, elle aussi…

— Selon le cadastre, la propriété couvre plus de quinze hectares, dit Marcus. J’ai vérifié en ligne pendant le trajet. Elle appartient à un certain Kenneth Spiegel, âgé de quarante-huit ans.

— Kenneth Sweeney, Kenneth Spiegel… Il a eu la bonne idée de garder son prénom, dit Kate. Je crois qu’il n’y a plus guère de doute.

— L’âge correspond, lui aussi, observa Scarlett. En supposant que Kenneth est bien l’homme qu’on voit sur les photos avec Alice.

— Vous avez trouvé sa photo au nom de Spiegel ? demanda Kate.

— Pas encore, répondit Marcus. Deacon a demandé à l’assistant d’Isenberg de vérifier dans le fichier des immatriculations automobiles. En tout cas, la taxe foncière est au nom de Spiegel. Il a hérité la propriété de sa mère, Martha, il y a vingt-deux ans. Ce terrain est dans leur famille depuis plus de cent ans. La maison principale fait trois cent soixante-dix mètres carrés… Il y a six chambres, quatre salles de bains, et un garage qui peut abriter jusqu’à six voitures.

— Ça correspond à ce que j’ai vu, dit Kate. Le fond de la propriété est presque entièrement boisé, mais j’ai vu deux remises à travers le grillage. Une de taille normale, du genre de celles où on range les outils de jardinage, l’autre beaucoup plus grande et plus haute.

— Ça fait beaucoup d’endroits où cacher quelqu’un, marmonna Scarlett.

— Je pense que Gayle doit être enfermée quelque part au sous-sol, dit Marcus. Dans la vidéo, la cage se trouvait sur un sol en béton brut, et les murs, à l’arrière-plan, n’étaient pas peints.

— Et il y avait un peu d’écho, précisa Scarlett. Il faudrait commencer par là.

— Kate, vous n’avez pas aperçu des gens ? Des gardiens ? demanda Marcus.

— Non, mais j’ai repéré des traces de passage. Il y a des détritus dans les poubelles, et l’une des portes du garage est ouverte. J’ai pris quelques photos…

Elle leur tendit son téléphone.

— Comment va-t-on faire pour entrer ? demanda Scarlett en faisant défiler les photos. Vous avez une idée ?

— Non, murmura Marcus en courbant les épaules.

Scarlett lui prit la main et dit :

— Alors, attendons qu’il sorte. S’il n’est pas déjà parti, il passera forcément par le portail. Kate se poste sur un arbre, et elle lui loge une balle dans la tête quand il passe, en espérant que sa voiture ne soit pas blindée. Si on échoue, nous immobiliserons son véhicule.

Marcus redressa la tête, les yeux pleins d’espoir.

— Le tout, c’est de le prendre par surprise, dit-il.

Kate consulta sa montre.

— Deacon ne va pas tarder à arriver, mais les gars de l’équipe d’intervention du FBI ne seront pas là avant une vingtaine de minutes. J’ai vraiment besoin de leur soutien pour déclencher l’action.

— Mais Sweeney risque de partir pour le rendez-vous avant…, dit Marcus.

— Kate, je propose qu’on se rapproche le plus possible du portail et que l’on prenne nos positions, fit Scarlett. On ne bouge pas avant l’arrivée des renforts, sauf si Sweeney franchit ce portail. Ça vous va ?

— Oui, ça marche.

— Alors, allons-y, dit Marcus. Comment fait-on pour éviter les caméras ?

— Le feuillage des arbres nous cache… Suivez-moi.

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 23 h 10

Ken se déconnecta de son compte bancaire et ferma son ordinateur portable avant de se tourner vers son fils, qui gisait pieds et poings liés sur le sol, tout tremblant malgré la chaleur qui régnait dans le garage. Il lui manquait quelques doigts et quelques orteils.

Ce n’était que justice. Ken n’avait-il pas torturé Demetrius parce que Sean lui avait fait croire que son vieil ami l’avait trahi ? Sean s’était pris pour un grand manipulateur, tirant les ficelles en coulisse. Mais il s’était surestimé.

— Je dois reconnaître que tu as tenu beaucoup plus longtemps que je l’aurais cru avant de me confier tes petits secrets, dit Ken. Tu seras heureux d’apprendre que je viens de récupérer mon argent… et le tien. Mais ne t’en fais pas, tu n’en auras plus besoin, mon fils.

Sean lui jeta un regard plein de haine et de souffrance.

— Espèce d’enculé…, cracha-t-il d’une voix éraillée.

Il avait tant crié de douleur que sa voix s’était cassée.

— Voyons, surveille ton langage, dit Ken d’un ton égal.

Il s’essuya le front du revers de la manche. Il avait ouvert la porte du garage pour faire entrer un peu d’air frais après l’interrogatoire de Sean, mais l’air du dehors était tout aussi chaud et humide. Il fallait qu’il prenne une douche et qu’il change de vêtements. Ses vêtements étaient souillés du sang de Sean. Maintenant qu’il avait récupéré son argent, il fallait qu’il soit frais et dispos pour éliminer O’Bannion.

Ken n’avait aucune intention d’aller à sa rencontre. Il n’y aurait pas d’échange de courtoisies ou de menaces. Pas de confrontation finale, pas de face-à-face dramatique. Peu importait qu’O’Bannion sache qui l’avait tué. Il s’agissait tout simplement de le rayer de la carte.

Ken avait passé de longs moments à explorer le parc dans son enfance. Il savait où se poster pour avoir le meilleur angle de tir, et pour s’enfuir très rapidement après avoir tué O’Bannion.

Ken voulait pouvoir vivre libre et à sa guise dans le petit paradis qu’il avait choisi pour prendre sa retraite.

Il se pencha pour empoigner les chevilles de Sean, afin de le traîner hors du garage. Mais il hésita. Il y avait encore deux ou trois choses qu’il aurait aimé savoir.

— Si j’ai bien compris, personne ne m’a volé de l’argent, Demetrius était loyal et tu ne sais vraiment pas où est Reuben ?

— Va te faire foutre.

Ken décocha un petit coup de pied dans la rotule fracturée de Sean, lui arrachant un nouveau cri de douleur.

— Maintenant, je vais taper beaucoup plus fort, et ça va faire beaucoup plus mal, je te le garantis, dit-il. Parle-moi de la femme de Reuben, Miriam. A-t-elle vraiment été sauvée grâce à un appel anonyme ?

Il appuya légèrement la pointe de son couteau contre le genou brisé.

— Il y a bien eu un appel, articula Sean. Mais Miriam était déjà morte… Personne ne l’a fait vomir, il n’y a pas eu de lavage d’estomac. Elle est morte empoisonnée par le produit que tu l’as forcée à avaler.

— Alors, tu m’as menti en me faisant croire que Burton me doublait, lui aussi, dit Ken.

— Non, je ne t’ai pas menti, dit Sean avec un horrible rictus. C’est toi qui as déduit qu’il te trahissait.

Ken bouillonnait de rage.

— Dire que j’ai ordonné la mort de Burton, dit-il avec amertume. Decker l’a tué et s’est débarrassé de son corps.

— Ta conscience te tourmente ? ricana Sean.

— Non. Mais ça m’a coûté un fidèle employé, sur lequel j’aurais pu compter plus tard.

Ken était hors de lui. La mort trop rapide de Stephanie était regrettable — même si Ken l’aurait tuée lui-même après avoir assouvi son désir. Mais perdre un collaborateur qui avait poussé la loyauté jusqu’à laisser mourir la femme de son ami pour obéir à Ken… Burton était un atout, et Ken l’avait livré au bourreau.

— Et Alice ? demanda-t-il. Ta sœur était complice de tes magouilles ?

Sean se pinça les lèvres, et Ken enfonça la pointe de la lame un peu plus dans sa blessure sanguinolente. Sean écarquilla les yeux, tétanisé par la douleur. Ken le gifla de toutes ses forces pour l’empêcher de s’évanouir.

— Reste éveillé ! ordonna-t-il avec hargne. Tu crèveras quand je l’aurai décidé… Je répète : ta sœur était-elle complice de tes magouilles ?

— Non ! s’écria Sean d’une voix stridente. Elle était loyale. Elle voulait te racheter ta part… Te payer…

— Contrairement à toi. Toi, tu as choisi de me voler !

— Je voulais que tu meures en sachant que tu avais tout perdu, cracha Sean, les joues trempées de larmes. Mais elle, elle t’aime… Et c’est bien pour ça que je la déteste.

Surpris, Ken haussa les sourcils.

— Tu avais l’intention de la tuer, elle aussi ? demanda-t-il.

— Non, non… Je n’aurais jamais pu la tuer… C’est pour ça que je me suis arrangé pour… l’écarter.

Ken se leva lentement. Il essayait de réfléchir. Alice était en prison. Parce que je l’ai envoyée au CPD pour éliminer un témoin gênant, sur la foi de ce que Sean m’avait dit… C’était Sean, en effet, qui l’avait informé du transfert au CPD du technicien de CGS qui fournissait les bracelets électroniques à Demetrius. Il saisit son fils par le col de sa chemise ensanglantée.

— Tu l’as piégée pour qu’elle aille en taule ?

— J’allais la faire sortir ! cria Sean. J’allais lui payer les meilleurs avocats !

— Quand ça ? demanda Ken.

— Après ta mort, répondit Sean. Après avoir déchiqueté ton cadavre dans le broyeur à bois…

La main de Ken se crispa sur le col de Sean. Il le gifla du revers de l’autre main, avec une telle violence que sa tête heurta le sol dans un craquement sinistre.

— Petit salaud, dit-il sans hausser le ton.

Je veux lui briser le cou. Mais cette mort serait trop rapide. Trop douce.

— Dis-moi, Sean, tu comptais me tuer avant de me passer dans le broyeur ? demanda-t-il avec le même calme apparent.

Sean comprit où il voulait en venir et blêmit.

— Je… je n’y ai pas pensé…, dit-il.

— Eh bien, moi si, dit Ken en souriant. Et tu vas y passer vivant.

Il eut le plaisir de voir toute résistance abandonner son fils. Et il le laissa mariner dans son sang, ses larmes et son effroi.

Mais il ne pouvait pas mettre sa menace à exécution sur-le-champ. Il consulta sa montre et lâcha un juron. O’Bannion n’était pas idiot. Les bois devaient déjà grouiller de flics, le doigt sur la détente. Et peut-être de chiens policiers… Ils le sentiraient à un kilomètre, ainsi couvert de sueur et de sang. Il fallait qu’il prenne cette douche.

Il vérifia la solidité des liens de Sean et lui enfonça un chiffon roulé en boule dans la bouche. Puis il nettoya ses couteaux et les rangea dans leur boîte. Il la prit, ainsi que son ordinateur, et monta au rez-de-chaussée. Il fit couler l’eau dans la douche de la salle de bains principale et se débarrassa de ses vêtements souillés. À son retour, il les jetterait dans la fosse avec le corps en charpie de Sean.

Il se plaça sous le jet brûlant et sentit subitement tout le poids de ses quarante-huit ans. Sa fille était en prison. Il devait trouver le moyen de la faire sortir. Et il faudrait le faire à distance… Car une seule chose était claire et limpide : le lendemain, il serait à bord du vol pour Papeete, quoi qu’il arrive. Une fois là-bas, il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour faire libérer Alice.

Il se mit à réfléchir aux diverses possibilités qui s’offraient en la matière lorsque, soudain, la lumière s’éteignit, ainsi que le moteur de la climatisation. Une panne de courant… C’était impossible : il y avait un groupe électrogène de secours, qui aurait dû se déclencher automatiquement. Mais la panne persistait.

Tiens, tiens…

Ken se rinça hâtivement et sortit de la douche.

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 23 h 10

Avec son portail en fer, ses caméras régulièrement espacées et son câble à haute tension, le mur était tel que l’avait décrit Kate. Scarlett tapota sur son épaule et ils s’arrêtèrent tous trois à l’abri d’un arbre.

Scarlett désigna l’une des caméras.

— Comment avez-vous déterminé qu’elles étaient en marche ? murmura-t-elle.

— Un voyant lumineux rouge était allumé sur chacune d’entre elles, répondit Kate.

Or le voyant de celle que montrait Scarlett était éteint. Kate tendit l’oreille et ajouta :

— Le câble à haute tension ne bourdonne plus… Et tout à l’heure, il y avait plus de lumière, à cause des projecteurs de l’autre côté du mur.

— Ils ont dû oublier de payer leur facture d’électricité, plaisanta Marcus. Si la clôture de derrière n’est plus électrifiée, on ferait mieux de passer par là, plutôt que d’attendre que Sweeney sorte.

Kate consulta de nouveau sa montre puis envoya un message de son téléphone portable.

— Je préviens Deacon qu’on va entrer, dit-elle. Nous ne savons pas si cette panne d’électricité est accidentelle ou préméditée. Dans tous les cas, le courant peut être rétabli à tout moment. Passons par la clôture grillagée. Si le courant revient, on se replie dans la zone boisée en attendant les renforts.

Ils coururent jusqu’à l’endroit où la clôture grillagée prolongeait le mur d’enceinte. Marcus cueillit une feuille sur un arbre et la jeta contre le grillage. Elle ne grésilla pas, indiquant ainsi que la clôture n’était pas électrifiée. Il sortit le coupe-boulon de son sac et s’en servit pour pratiquer dans le grillage une ouverture d’un mètre de large sur un mètre cinquante de haut, pour leur permettre de passer en courbant la tête. Même si le courant revenait, ils auraient la possibilité de repartir par là, si nécessaire.

Kate s’enfonça dans un bosquet, courant en direction des deux remises à outils qu’elle avait repérées. Scarlett se précipita vers la porte grillagée par laquelle on accédait au jardin et fit une ouverture de même dimension que celle qu’avait découpée Marcus dans la clôture.

Elle lui tendit le coupe-boulon, qu’il rangea dans le sac. Elle se faufila dans l’ouverture et Marcus la suivit aussitôt dans le jardin.

Tiens bon, Gayle, pensa-t-il. J’arrive.

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 23 h 15

L’agent spécial Kate Coppola jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit Marcus et Scarlett disparaître derrière le mur d’enceinte. Mentalement, elle leur souhaita bonne chance, sachant bien qu’ils s’étaient lancés dans la recherche la plus dangereuse : au-delà du mur, il n’y avait qu’une maison, un garage et un jardin à découvert. Ils ne pourraient se cacher nulle part.

Marcus O’Bannion était là pour sauver Gayle avant toute chose. À ses yeux, et à ceux de Scarlett, la neutralisation de Kenneth Sweeney était secondaire. Mais l’objectif de Kate était inverse : elle voulait d’abord arrêter les trafiquants. Elle devait également entrer en contact avec l’agent infiltré et, si nécessaire, l’exfiltrer. Cela faisait quelques semaines qu’il n’avait pas donné de ses nouvelles. Ce silence radio n’avait rien d’inhabituel. Ce qui était plus inquiétant, c’était que son agent ne s’était pas manifesté depuis deux jours.

Elle traversa le bosquet le plus silencieusement possible. La grande remise était la plus proche. Ses murs étaient en tôle ondulée et son toit pentu la faisait ressembler à un chapiteau de cirque. Le bâtiment n’avait pas de fondations visibles, ses murs préfabriqués étaient faciles à monter et à démonter.

Une structure temporaire ? Mais à quoi pouvait-elle bien servir ?

Elle entendit une branche craquer et se tapit derrière un arbre. Un homme sortit de la remise et se mit à marcher dans sa direction. Ce n’était pas Sweeney. Le colosse qui approchait d’elle était jeune et blond. Il était presque aussi impressionnant que l’ami de Marcus, Diesel. Elle voulait éviter de lui tirer dessus, pour ne pas alerter les éventuels occupants de la maison. Mais elle ne tenait pas à affronter ce géant à mains nues.

Kate mit son fusil en bandoulière, et se hissa dans l’arbre.

Elle attendit que l’homme l’ait dépassée de quelques pas puis se laissa tomber, atterrissant accroupie derrière lui et lui collant aussitôt le canon de son fusil dans le dos.

— Les mains en l’air ! ordonna-t-elle.

Il obéit sans se presser.

— Plus haut !

Elle enfonça un peu plus l’extrémité du canon entre les omoplates de l’homme.

— Plus haut, j’ai dit ! Maintenant, mets-toi à plat ventre. Allez !

Il obtempéra et s’allongea sur le ventre.

— Les paumes au sol, les doigts bien écartés !

Il obéit et n’opposa pas plus de résistance lorsqu’elle lui passa les menottes.

— Où est ton patron ? demanda-t-elle.

— Ça dépend, dit-il. Qui êtes-vous ?

Elle pressa un peu plus son arme contre son dos.

— Réponds ou je t’explose la cervelle. Où est ton patron ?

— Dans la maison, je crois. En tout cas, il y était encore il y a quelques minutes. Ne tirez pas…

Il tourna légèrement la tête pour la regarder du coin de l’œil.

— Répondez-moi, s’il vous plaît… Qui êtes-vous ? répéta-t-il.

— Agent spécial Coppola, FBI. Et toi, t’es qui ?

Le géant relâcha son souffle.

— Enfin ! dit-il, soulagé. Il faut envoyer un message urgent à votre chef d’antenne. Dites-lui : « Ananas sous la mer… »

— Pardon ?

Surprise, Kate mit un genou à terre pour l’examiner de plus près. Ça pourrait être lui. Toujours sur ses gardes, elle retroussa la jambe droite de son pantalon, en quête d’une certaine cicatrice. Elle s’y trouvait. Elle lui ôta rapidement les menottes.

— Agent spécial Davenport, dit-elle. Vous tombez à pic.

*  *  *

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 23 h 15

Scarlett et Marcus franchirent au pas de course la distance qui séparait la porte grillagée du garage. Une seule des six larges portes était ouverte. Cela semblait indiquer que Sweeney n’était pas encore parti.

S’ils se retrouvaient au parc, Sweeney se débrouillerait pour abattre Marcus. Scarlett en était certaine. Une fois Marcus liquidé, il tuerait Gayle. Et il n’hésiterait pas à abattre toute personne se mettant en travers de son chemin. Comme au Ledger.

Mais s’il était toujours chez lui, ils avaient encore une chance de délivrer Gayle et d’éviter le piège du rendez-vous du parc. Cette porte grande ouverte ne lui disait pourtant rien qui vaille. Tant pis. Marcus avait raison : Gayle était probablement séquestrée au sous-sol. Il fallait entrer.

La maison était massive, imposante, construite dans le style néo-Tudor, si prisé par la bourgeoisie de Cincinnati avant la Seconde Guerre mondiale. Les murs étaient en brique et en bois, il y avait six larges et hautes fenêtres en façade, à l’étage supérieur.

Scarlett remarqua un détail curieux : l’une de ces grandes baies vitrées avait été brisée de l’intérieur. Un panneau de contreplaqué avait été installé pour condamner l’ouverture, mais l’on voyait les restes de la vitre, qui n’avaient pas encore été ôtés du cadre. Le trou dans la vitre était très large. De la largeur d’un corps.

Un cri d’horreur étouffé lui fit tourner la tête vers Marcus, qui fixait l’allée menant à la porte ouverte. Une large trace de sang maculait le goudron, comme si on avait traîné un cadavre hors du garage.

Le visage de Marcus avait pâli.

— Ce n’est pas Gayle, murmura-t-il. Ça ne peut pas être Gayle…

— Non, dit-elle. Ils ne la tueront pas avant de t’avoir capturé ou tué. Allons vite la chercher.

Elle dégaina son arme de service et se dirigea vers la porte, dos au mur, mais Marcus ne bougea pas d’un centimètre.

— Ça paraît trop facile, chuchota-t-il d’un ton suspicieux. La panne de courant juste au moment où on doit franchir le grillage électrifié… Et maintenant, cette porte ouverte, comme une invitation à entrer… C’est louche.

Scarlett avait les mêmes doutes.

— Mais il ne sait pas que nous connaissons son adresse, objecta-t-elle.

— Il a peut-être aperçu Kate quand elle a fait son repérage. Il nous a peut-être même vus arriver par la route…

— C’est possible.

— J’y vais seul, dit Marcus. Toi, tu m’attends là.

Hors de question…

— Non, on y va tous les deux, fit-elle. Je te couvre… Allons-y !

Il ferma les yeux brièvement et, quand il les rouvrit, elle y lut la plus grande détermination. L’arme au poing, il franchit la porte et, sans un bruit, progressa en se baissant dans l’immense garage, suivant la traînée de sang qui allait de l’allée jusqu’au milieu de l’une des places de stationnement. Là, ils virent une mare de sang à demi séché. Il était évident qu’un corps avait été déplacé hors du garage.

Scarlett prit le sang en photo puis se servit de ses mains pour mesurer la largeur de la trace. Elle les leva bien haut pour montrer à Marcus que la personne qui avait été traînée était bien plus grosse que Gayle. Il comprit tout de suite.

— Ce n’est pas Gayle, articula-t-il silencieusement.

Puis il désigna d’un air sombre la camionnette garée sur l’une des six places. Scarlett reconnut le véhicule qui avait été filmé par les caméras de sécurité, à l’arrière du siège du Ledger. C’était dans cette camionnette que Sweeney était venu faire ce carnage et enlever Gayle. Sweeney avait simplement changé les plaques d’immatriculation. Scarlett les prit en photo, au cas où il parvienne à s’échapper et qu’il faille lancer un avis de recherche.

Marcus ouvrit les portières de la camionnette et éclaira l’intérieur avec sa lampe de poche. Il y avait une tache de sang séché sur le plancher. Si ce sang avait été versé par Gayle, la tache aurait dû être encore humide.

— Demetrius ? murmura Scarlett. Ou Anders ?

Marcus haussa les épaules. Il plongea la main vers le tableau de bord et s’empara des clés sur le contact.

Il atteignit la porte qui donnait sur la buanderie. Scarlett le suivait, les sens en éveil. Pour la première fois, elle le voyait se comporter en soldat aguerri. Elle savait qu’il avait servi dans des troupes d’élite. Elle avait eu l’occasion, la veille, d’éprouver ses réflexes et sa souplesse. Alors qu’elle mettait généralement un peu de temps à s’adapter à ses coéquipiers, Marcus et elle semblaient agir d’emblée en symbiose, comme de vieux complices.

Ils ne rencontrèrent aucun obstacle. La maison trop silencieuse paraissait abandonnée. En raison de la panne d’électricité, on n’entendait pas un bruit — pas le moindre bourdonnement de lampe halogène ou de climatisation. Ce silence lourd et oppressant était en lui-même anxiogène.

Scarlett vit Marcus grimacer et comprit qu’il craignait que Sweeney n’ait déjà déplacé Gayle. Elle secoua la tête.

— Ne pense pas à ça, chuchota-t-elle.

Il hocha la tête et redressa les épaules.

Ils passèrent de la buanderie dans une vaste entrée. Deux escaliers parallèles menaient au palier du premier étage, où les rampes se rejoignaient en une balustrade. Ce palier offrait une vue sur tout le rez-de-chaussée mais aussi, grâce à une large baie vitrée surplombant la porte d’entrée principale, sur les abords de la maison, côté façade. À l’étage, un couloir partait du palier et desservait plusieurs chambres. Si Scarlett et Marcus ne trouvaient pas Gayle au sous-sol, ils remonteraient fouiller ces pièces.

Ils se dirigèrent vers la cuisine. Marcus entra le premier et signala d’un geste qu’il avait trouvé comment accéder au sous-sol. Scarlett referma la porte de la cuisine derrière elle, couvrant toujours Marcus tandis qu’il ouvrait celle du sous-sol. Un escalier escarpé plongeait dans l’obscurité la plus totale.

C’était le moment le plus risqué. Ils devaient descendre ces marches sans distinguer ce qui les attendait en bas. Le piège est peut-être là. Scarlett fit signe à Marcus de descendre l’escalier. Si Gayle se trouvait bien en bas, dans l’incapacité de se mouvoir, il pourrait la prendre dans ses bras pour l’emmener hors de la maison. Elle lui fit comprendre en quelques gestes qu’elle restait en haut de l’escalier pour monter la garde. Cela aurait été un jeu d’enfant, en effet, que de les enfermer au sous-sol s’ils y descendaient tous deux.

Elle tendit l’oreille mais ne perçut aucun son tandis que Marcus descendait d’un pas prudent les marches, toujours aussi silencieusement. Elle inspira profondément et se prépara à l’attente.

*  *  *

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 23 h 20

Ken boutonna sa chemise, aux aguets. Il n’avait entendu aucun bruit suspect en provenance du rez-de-chaussée depuis le début de la panne d’électricité. Il était sorti précipitamment de la douche et était allé de fenêtre en fenêtre pour scruter le jardin plongé dans l’obscurité. Il n’avait vu personne, mais il n’en avait pas déduit pour autant qu’il n’y avait pas de danger.

Cette panne ne pouvait pas être une coïncidence. Il se demanda si Sean ne l’avait pas provoquée à l’aide d’une minuterie. Ou si son fils n’était pas venu avec un complice. Mais lequel ? L’équipe était décimée…

Il ne restait que Decker et Trevino, l’homme que Burton avait recruté récemment. Sean était censé s’être renseigné sur lui… Ken s’en voulut terriblement d’avoir sous-estimé son fils. Et Reuben.

Sa mâchoire se crispa. Reuben devait probablement se moquer de lui depuis longtemps, sachant qu’il détenait une vidéo aussi compromettante. Ken regretta de ne pas avoir pris la même précaution à l’égard de Reuben.

Il mit ses chaussures, puis consulta son logiciel de traçage sur son téléphone portable. Decker était au bureau, en ville, conformément à ce qu’il lui avait dit en prenant congé. Joel était chez lui, comme d’habitude. Decker et Joel seraient sans doute les deux derniers membres opérationnels de l’équipe, une fois que Ken aurait pris sa retraite. Ils pouvaient garder l’entreprise, ou ce qu’il en restait. Jusqu’à ce qu’Alice sorte de prison.

Il n’avait pas installé de balise sur le téléphone portable de Trevino. Ce type occupait une position trop dérisoire dans la hiérarchie de l’entreprise pour que Ken s’en soit soucié. Il se promit de ne jamais refaire les mêmes erreurs, s’il devait un jour s’arracher à sa retraite polynésienne pour créer une nouvelle entreprise. La prochaine fois — si prochaine fois il y avait —, il s’arrangerait pour contrôler les moindres faits et gestes de tous ses associés et employés, sans exception.

La maison était toujours plongée dans le plus profond silence. Il prit la valise qu’il achevait de remplir lorsque Sean l’avait interrompu, dégaina son pistolet et descendit l’escalier à pas feutrés — et pour la dernière fois. Il avait tout juste le temps d’arriver au Shawnee Lookout Park avant l’heure du rendez-vous et de se poster à l’endroit qu’il avait choisi à l’avance. De là, il aurait une vue imprenable sur l’entrée du parc, ainsi qu’un angle de tir idéal pour abattre quiconque s’y présenterait. Il tuerait O’Bannion, monterait dans la camionnette et roulerait sans s’arrêter jusqu’à Toronto. Il avait renoncé à revenir ensuite chez lui pour passer Sean dans le broyeur — même si cet acte de vengeance lui aurait procuré la plus grande satisfaction.

Il ne prendrait pas le temps non plus de tirer une balle dans la tête de cette pauvre Gayle. Au lieu de cela, il demanderait à Decker de revenir dans une semaine… L’assistante d’O’Bannion serait morte de soif et d’épuisement — d’autant que son cœur était fragile… Decker aurait pour instruction de déposer son cadavre sur le perron de la maison familiale d’O’Bannion. Après la mort de Marcus et de plusieurs employés du Ledger, ce petit cadeau macabre ne ferait qu’ajouter à leur souffrance.

Arrivé au rez-de-chaussée, il fouilla l’obscurité du regard, brandissant son pistolet. Mais il n’entendit aucun bruit. Et ne vit personne.

Il s’arrêta un instant dans la buanderie pour s’assurer que le silencieux était bien fixé au canon de son pistolet. Il logerait une balle dans la tête de Sean avant de monter dans la camionnette. C’était une mort beaucoup trop douce pour ce petit salaud, mais Ken n’avait plus qu’un désir : disparaître le plus vite possible.

Il entra dans le garage et se figea.

Sean avait disparu.

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 23 h 20

— Qu’y a-t-il dans la grande remise ? demanda Kate à l’agent Davenport.

Il se redressa avec une grâce étonnante et épousseta sa chemise et son jean, couverts de terre et de feuilles mortes. Certaines feuilles restèrent collées, et il dut les arracher une à une. En les voyant tomber à terre, Kate remarqua qu’elles étaient couvertes de sang.

— Mince, dit-elle. Vous êtes blessé ?

— Non. Ce n’est pas mon sang. Cette remise est l’endroit où ils se débarrassent des cadavres, dit-il laconiquement.

Il se remit à marcher vers la maison principale.

— Ils se servent d’un broyeur à bois, précisa-t-il. Quand ils veulent faire disparaître un corps, ils creusent une fosse vers laquelle ils dirigent le broyeur. Ensuite ils transforment leur victime en steak haché et ils le recouvrent de compost pour accélérer la dégradation des tissus… Et voilà ! Plus de corps. Quand la fosse est pleine, ils démontent la remise, déplacent le broyeur de bois à un autre endroit et ils creusent un nouveau trou, autour duquel ils remontent la remise.

— Que faisiez-vous, à l’instant, dans cette remise ?

— Je viens d’y cacher quelqu’un. Vous êtes venue avec une équipe médicale ? L’un des gars qui est dans cette remise en aurait sérieusement besoin.

— Deux ambulances vont arriver. Elles attendront près d’ici que nous les alertions. Où est votre agent traitant ?

Le grand blond se figea sur place.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il d’une voix inquiète. Il ne vous a pas contactés ?

— Ça fait deux jours qu’on n’a pas eu de ses nouvelles.

— Merde… Donc, ni Jason Jackson ni Reuben Blackwell n’ont été arrêtés ?

— Non, répondit-elle. Qui sont ces hommes ?

Davenport se raidit et saisit le bras de Kate.

— Envoyez quelqu’un le plus vite possible au 5487, Wharton Court, ordonna-t-il. Mon agent traitant se nomme Symmes. S’il n’a pas de pièce d’identité sur lui, on peut l’identifier grâce à la fermeture Eclair qu’il s’est fait tatouer autour du biceps. Les dénommés Jackson et Blackwell sont des hommes de main de Sweeney. Ces deux-là, il ne faut pas les laisser en liberté, vous pouvez me croire… Si Symmes n’a pas appelé, c’est qu’il s’est passé quelque chose de grave…

Kate appela le FBI et transmit les instructions de Davenport, puis elle lui demanda :

— Quels rôles ont Reuben Blackwell et Jason Jackson ?

— Reuben Blackwell est le chef de la sécurité, dans l’équipe de Sweeney. Jackson est l’un de ses gorilles… Si vous ne les avez pas arrêtés, comment êtes-vous au courant, pour Sweeney ?

— On a mené l’enquête, tout simplement, répondit-elle en se remettant à marcher. Si Sweeney est dans la maison, il faut qu’on y aille. Deux membres de mon équipe sont déjà dedans. C’est une opération de sauvetage. Sweeney a pris un otage quand il est allé faire un carton au siège du Ledger.

— Je sais… C’est pour ça que je suis revenu. Je pensais pouvoir la délivrer.

— Merci. Parlez-moi des activités de Sweeney.

— Sweeney dirige un réseau de trafiquants de drogue et d’êtres humains. Il avait trois associés… Reuben Blackwell, Demetrius Russell et Joel Whipple.

— Nous avons déjà une idée du rôle que jouait Demetrius. Il est mort, hein ?

— Oui… Comment le savez-vous ?

— Il a été poignardé par le jeune homme qu’il a tenté de tuer hier soir, Phillip Cauldwell.

— Ce n’est pas de ça qu’il est mort. Son corps est dans la remise. Avec Sean, le fils de Sweeney. Sean a tenté de prendre le pouvoir, mais papa ne s’est pas laissé faire… Sean est l’expert en informatique de la bande. Et il n’est pas encore tout à fait mort. Si vous arrivez à le prendre vivant, c’est lui qui vous permettra d’accéder aux données de cette organisation criminelle. Alors si j’étais vous, je m’en occuperais le plus vite possible.

— Entendu. Vous avez vu Gayle Ennis, l’otage de Sweeney ?

— Non, mais je sais qu’elle est dans la maison, sans doute au sous-sol.

— C’est justement là que Scarlett et O’Bannion vont aller voir en premier.

— Le journaliste et l’inspectrice ? Ils ne savent pas à qui ils ont affaire.

— Je pense que si. Où sont les autres ? Cet endroit semble abandonné.

— Ils sont presque tous morts ou en prison. Ils ont fini par s’entretuer… Joel, le comptable, devrait se trouver chez lui.

Il donna l’adresse à Kate, qui envoya aussitôt un message à Troy.

— Les collègues sont en route, dit-elle ensuite. Qu’y a-t-il dans la petite remise ?

— Des outils de jardinage. Et le compteur électrique…

— C’est vous qui avez coupé le courant ?

— Oui. Je vous ai vue monter dans l’arbre tout à l’heure, grâce à l’une des caméras de sécurité. Je me suis dit que vous veniez en renfort… Vous avez trouvé les deux bracelets électroniques que j’ai laissés chez Anders ?

— Oui, dit-elle. Ça aussi, c’était vous ? Où sont les Anders ?

— Sweeney a tué les parents, répondit-il en mimant un égorgement. Il y avait du sang partout… Il les a saignés devant leur fille.

— Stephanie, se souvint Kate. Et elle, que lui est-il arrivé ?

— Elle est toujours vivante. Sweeney m’a demandé de la tuer, mais je l’ai cachée dans la grande remise, derrière un tas de cageots. La fille est cinglée. Elle est ligotée et bâillonnée, vous n’avez plus qu’à l’embarquer. Mais faites gaffe à ses ongles… C’est une vraie tigresse.

— C’est noté, dit Kate. À propos, son petit ami est en garde à vue. Les collègues de Detroit l’ont retrouvé dans le Michigan. Il s’appelle Drake Connor. On a trouvé sur lui une clé USB contenant des fichiers qu’il avait dérobés au père de Stephanie… Des photos qu’Anders avait prises pour pouvoir faire pression sur Sweeney, le cas échéant. Ce sont ces photos qui nous ont permis de faire le lien entre Alice Newman et Kenneth Sweeney.

Davenport eut un petit sourire cruel.

— Tant mieux. C’était Alice qui était destinée à reprendre les rênes de l’organisation… C’est la fille de Sweeney.

— Ça paraît logique. On a trouvé des photos où on les voit ensemble lors de la remise de son diplôme de droit.

— Sur Facebook ?

— C’est bien pratique, parfois.

— Quand vous arrêterez Stephanie, vous trouverez Dave Burton avec elle. C’était le bras droit de Reuben. Il le remplaçait depuis que j’ai fait disparaître Reuben… Il a du sang sur les mains, lui aussi. Sweeney m’a ordonné de le tuer, mais je l’ai caché au même endroit que Stephanie. Sweeney croit qu’ils sont réduits en purée. Je ne crois pas qu’il me soupçonne. Pas encore…

— Allons le trouver. Il est temps d’en finir avec lui.

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 23 h 20

Marcus descendit à pas de loup les marches qui menaient au sous-sol, refoulant sa peur de laisser Scarlett seule dans la cuisine. Elle savait se débrouiller toute seule. Cette certitude lui permit de se concentrer sur ce qu’il entendait et voyait. Il lui fallait retrouver Gayle tout en évitant le piège qu’il redoutait.

Il devait y avoir un ou deux soupiraux car une faible lumière filtrait dans l’obscurité. Marcus éteignit sa lampe de poche, pour ne pas offrir une cible facile. Ils avaient pénétré dans la propriété puis dans la maison avec une aisance suspecte.

Il s’immobilisa, guettant le son d’une respiration. Il perçut une sorte de reniflement, presque un sanglot, qui provenait de l’autre bout du sous-sol.

Gayle…

Elle était vivante. Marcus sentit son cœur s’emballer et ses genoux flageoler.

Il progressa, tête baissée, vers le fond de la pièce, distingua la cage et, à l’intérieur, la silhouette de Gayle.

— Gayle, chuchota-t-il. C’est moi.

Il l’entendit inspirer brièvement par le nez puis pousser un sanglot, étouffé par son bâillon. Marcus sentit son cœur se fendre en deux. Sans perdre un instant, il sortit le coupe-boulon de son sac et trouva à tâtons l’anneau du cadenas qui verrouillait la porte de la cage. Il le trancha, posa le cadenas délicatement sur le sol et sortit la couverture de survie de son sac. Puis il ouvrit la porte et grimaça en l’entendant grincer. Mais personne n’ouvrit le feu.

Toujours à tâtons, il défit rapidement les liens de Gayle. Puis il l’enveloppa dans la couverture et la prit dans ses bras. Ses sanglots se firent plus bruyants.

— Chut, murmura-t-il.

Il lui ôta délicatement son bâillon, et elle aspira aussitôt une grande bouffée d’air.

— Il faut que tu tiennes le coup, lui chuchota-t-il dans le creux de l’oreille. Ne pleure pas. Il ne faut pas qu’on nous entende.

Il sentit Gayle se raidir et trembler tandis qu’elle refoulait courageusement ses larmes. Marcus remit son sac en bandoulière, se releva en la portant dans ses bras et remonta les marches sans faire le moindre bruit.

Il retrouva Scarlett là où il l’avait laissée. Elle ne dit pas un mot lorsqu’elle le vit remonter avec Gayle, mais son regard exprimait le plus grand soulagement. Elle ouvrit la porte de la cuisine et jeta un coup d’œil de l’autre côté avant de faire signe à Marcus d’amener Gayle. Ouvrant la voie, elle se dirigea vers la sortie. Dans la buanderie, elle s’arrêta un instant pour plonger la main dans la poche de Marcus et en sortir les clés de la camionnette de Sweeney. Elle en profita pour le gratifier d’un sourire radieux.

Mais Marcus ne lui rendit pas son sourire. Il était toujours aux aguets. Jusque-là, tout s’était passé trop facilement. Il s’attendait au pire.

Et le pire arriva. Scarlett n’avait pas fait deux pas dans le garage qu’elle disparut brusquement du champ de vision de Marcus. Un quart de seconde plus tard, il l’entendit pousser un cri de douleur, suivi du bruit métallique de son pistolet qui tombait à terre. L’arme glissa sur le sol, propulsée par un coup de pied.

Marcus recula d’un pas pour se placer derrière le mur qui séparait la buanderie du garage, sans lâcher Gayle.

— Monsieur O’Bannion !

La voix venait de la gauche, près de la porte du garage. C’était celle de l’homme qui l’avait appelé pour lui dire qu’il avait enlevé Gayle. L’homme qui avait tiré sur son frère et tué Cal.

— C’est gentil de me rendre visite à l’improviste, reprit Sweeney. Si j’avais su que vous veniez, je vous aurais préparé un accueil un peu plus chaleureux.

— Tu rêves, Sweeney, articula Scarlett d’une voix haletante. Il n’est pas venu avec moi.

Sweeney avait fait du mal à Scarlett. Marcus ne savait pas ce que ce salaud lui avait fait, mais il perçut très nettement la douleur dans la voix de Scarlett.

— Allons, allons, inspectrice, dit Sweeney. Bien sûr qu’il est venu avec vous. Je dois avouer que votre visite m’a surpris. Mais, que ce soit ici ou au lieu de rendez-vous convenu, le résultat de notre rencontre sera le même… Aucun d’entre vous ne sortira d’ici vivant.

— Tu crois vraiment que je suis venue seule, espèce de salopard ? La maison est encerclée par le FBI et le CPD. Ils ont une folle envie de faire ta connaissance… Tu as enlevé et tué une innocente…

— Je ne l’ai pas tuée, dit-il d’un ton égal.

— Eh bien, elle était tout ce qu’il y a de plus morte quand je l’ai trouvée. À ton avis, pourquoi est-ce qu’elle n’est pas remontée du sous-sol avec moi ?

— Parce que O’Bannion est avec elle.

Mais il n’en paraissait pas convaincu.

— Mais oui, c’est ça ! ricana Scarlett. Il se planque derrière la porte, peut-être ? Pauvre con ! Jamais je ne m’encombrerais d’un civil dans une opération de libération d’otage… Surtout un civil qui a des liens personnels avec l’otage.

— Ce qui est pratique, s’il n’est pas là, c’est que votre vie n’a plus aucun prix, à mes yeux. Vous m’avez entendu, O’Bannion ? demanda-t-il d’une voix chantante. Je n’ai plus aucune raison d’épargner votre petite copine.

— Mais non, tu ne vas pas me tuer, dit Scarlett d’une voix méprisante. Les tireurs d’élite t’attendent dehors. Dès que tu mettras un pied hors de cette baraque, ils t’abattront, quelle que soit la porte par laquelle tu passeras. Je suis ton seul espoir de sortir d’ici vivant…

« Quelle que soit la porte par laquelle tu passeras »… C’était une manière de demander à Marcus de l’abandonner et de s’enfuir.

Gayle s’était mise à trembler comme une feuille dans les bras de Marcus. Elle mordait sa couverture pour ne pas faire de bruit en claquant des dents. Il fallait la sortir de cette maison et la remettre à une équipe médicale. Elle était sur le point de craquer.

— J’espère que tu as des chaussures confortables, dit Scarlett à Sweeney d’une voix railleuse, malgré la douleur évidente qui la tenaillait. Parce qu’il faudra se tirer d’ici à pied… D’ailleurs, tant qu’on y est… Au revoir, les clés ! Bonjour, les tireurs d’élite du FBI !

Malgré la peur qui lui glaçait les sangs, Marcus sourit. Scarlett venait de jeter les clés de la camionnette hors du garage, dans l’allée. Kate devait être à l’affût, perchée sur un arbre… Scarlett tentait ainsi de lui offrir l’occasion d’abattre Sweeney.

— Vas-y ! le nargua-t-elle. Va les chercher !

Sweeney éclata de rire.

— Bien tenté, ma chère, ricana-t-il. Ce sont vos propres clés que vous venez de jeter. Vous êtes une petite maligne. Allons-y. Vous prendrez le volant. Moi, je ne serai pas visible de l’extérieur… Et si vous vous arrêtez, je vous brûle la cervelle.

Marcus entendit des bruits de pas traînants sur le sol en béton. Puis le cri de fureur de Sweeney, quand il comprit qu’elle n’avait pas bluffé et que c’étaient bien les clés de la camionnette qu’elle venait de jeter dans l’allée.

Marcus en profita pour sortir de sa cachette, portant toujours Gayle dans ses bras, traversa promptement la buanderie et revint dans l’entrée. Il se précipita vers la porte, l’ouvrit et fonça dans la nuit.

La lune était haute dans le ciel et déversait une lumière argentée sur le jardin. Elle n’éclairait pas aussi bien que des projecteurs mais Marcus risquait quand même de se faire repérer par d’éventuels complices de Sweeney. Il longea le mur de la maison dans la direction opposée au garage et atteignit l’ouverture que Scarlett avait pratiquée dans la porte grillagée. Il se retourna, et ce qu’il vit lui glaça les sangs.

Kate Coppola se dirigeait à pas de loup vers la porte du garage, suivie d’un grand blond. L’homme était armé d’un pistolet. Marcus leva les yeux et sentit son cœur se contracter dans sa poitrine. Il n’y avait pas un seul tireur dans les arbres.

Dans ces conditions, il était hors de question qu’il abandonne Scarlett. Je sauve Gayle et je reviens… Il se baissa pour passer par l’ouverture et courut vers celle qu’il avait cisaillée dans la clôture. Quand il l’eut franchie à son tour, il tourna à gauche et se dirigea, toujours au pas de course, vers la route.

— Marcus ! fit une voix familière.

Il s’immobilisa, tourna la tête et vit Diesel et Deacon qui venaient vers lui en courant. Il alla à la rencontre de Diesel et lui colla Gayle dans les bras.

— Emmène-la loin d’ici, ordonna-t-il. Sweeney a capturé Scarlett, et l’un de ses hommes a capturé Kate.

— Putain de merde, marmonna Deacon.

Tenant d’une main son téléphone portable, il retint de l’autre Marcus par le bras.

— Attendez ! dit-il.

Marcus se dégagea et rétorqua :

— Scarlett ne peut pas attendre.

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 23 h 30

Marcus piqua un sprint et entendit Deacon qui appelait des renforts dans son téléphone. Il était temps. Il s’arrêta devant la porte grillagée pour reprendre son souffle et laisser Deacon le rattraper. Ils jetèrent ensemble un regard au jardin et jurèrent à l’unisson :

— Merde !

Scarlett était debout dans l’allée, à peine visible à la faible lumière de la lune. Elle avait la tête basse, les mains jointes derrière la nuque pendant que Sweeney la désarmait. Il avait déjà trouvé trois armes de poing et deux couteaux dans ses poches. Ce faisant, il pressait son pistolet, équipé d’un silencieux, contre le crâne de Scarlett. L’une des mains de Scarlett était ensanglantée. Ce salaud lui avait tiré une balle dans le bras.

Kate Coppola était elle aussi debout et dans la même position que Scarlett. Le colosse blond la tenait en joue. Il lui avait confisqué son fusil et l’avait mis en bandoulière.

Marcus aurait voulu franchir la porte grillagée et voler au secours de Scarlett. Mais il n’avait pas assez de soutien. S’il se montrait brusquement, Sweeney presserait certainement la détente de son arme et la tuerait. Il en était réduit à rester là, dans l’impossibilité d’intervenir.

— Merci Decker, dit Sweeney. Je ne vous attendais pas, mais vous tombez à pic.

— Je vous aurais appelé, mais je suis revenu parce que j’avais oublié mon chargeur de portable ici, sur le comptoir de la cuisine.

Marcus fronça les sourcils. Il ne se souvenait pas d’avoir vu un chargeur dans cette cuisine impeccablement rangée.

— Vous savez ce qu’il vous reste à faire, dit Sweeney.

— C’est-à-dire ? demanda hargneusement Scarlett

— Tuer, faire disparaître, dit laconiquement le grand blond.

— C’est le traitement que nous réservons aux hôtes indésirables, fit Sweeney.

Il observa Kate d’un air intrigué avant de dire à Scarlett :

— C’est ça, votre équipe de tireurs d’élite du FBI ? Une rouquine avec un fusil ? C’est qui, cette bonne femme ?

Kate lui jeta un regard noir mais resta muette.

L’homme qu’il avait appelé Decker sortit l’insigne de Kate de la poche de son blouson.

— Agent spécial Coppola, lut-il.

Puis il la menotta. Kate avait l’air furieuse. Marcus se demanda comment le blond avait réussi à la capturer.

— À votre tour, madame, dit Decker à Scarlett.

Elle éclata d’un rire amer.

— Madame ? Vous plaisantez, ou quoi ? demanda-t-elle.

— Je ne plaisante jamais, madame.

Decker la força à pivoter, et elle se retrouva face à lui.

— Ne tuez pas l’inspectrice Bishop, dit Sweeney tandis que Decker menottait Scarlett. J’ai besoin d’elle pour le retour d’O’Bannion… Car il reviendra… Il est fait comme ça. Emmenez la rouquine au broyeur.

Horrifié, Marcus sentit les poils de sa nuque se hérisser. Un broyeur ?

— Je n’y manquerai pas, monsieur, dit poliment Decker. Ah, j’allais oublier… J’ai trouvé Sean dans le garage quand je suis arrivé. J’ai pris la liberté de l’emmener à la fosse, pour vous éviter cette corvée.

Sweeney lui jeta un regard d’abord agacé, puis soulagé.

— Merci, Decker. Je vous revaudrai ça.

— Rien d’autre, monsieur ?

— Non, ce sera tout, pour l’instant.

Marcus et Deacon reculèrent tous deux d’un pas et se collèrent au mur, attendant que le dénommé Decker passe la porte avec Kate pour lui sauter dessus.

Mais Kate se débattait comme un beau diable. Sweeney s’écarta de Scarlett pour aider Decker à la maîtriser.

Marcus et Deacon se précipitèrent alors dans le jardin, l’arme au poing. Mais ils s’arrêtèrent net lorsqu’ils virent Scarlett, Kate et le grand blond braquer tous les trois des pistolets sur Sweeney. Scarlett et Kate avaient chacune une menotte qui pendait au poignet gauche.

— Approchez lentement, dit Decker à Marcus et Deacon sans quitter Sweeney des yeux.

Decker pointait son fusil vers la tête de Ken.

— Pas de gestes brusques, s’il vous plaît, lui dit Decker d’une voix menaçante.

— Merde, fit Deacon. Quelqu’un pourrait m’expliquer ce qui se passe ?

Kate désigna Decker d’un signe du menton.

— Ananas sous la mer, dit-elle.

— Ah, fit Deacon. Tu aurais pu me prévenir.

— J’allais le faire, répliqua Kate, mais j’étais occupée.

— Qui est-ce ? demanda Marcus à Scarlett.

— Je ne sais pas, répondit-elle. Il m’a mis un pistolet dans la main en faisant semblant de me menotter. J’ai suivi le mouvement.

Decker rendit son fusil à Kate et sortit une autre paire de menottes. Sweeney le regarda faire, les yeux luisants de haine.

— Vous m’avez bien eu, monsieur Decker, grinça-t-il.

— C’était le but du jeu, dit Decker.

Sweeney pivota subitement et bondit vers les armes dont il avait délesté Scarlett. Decker chancela puis tomba à genoux sur le goudron de l’allée, un couteau planté dans le flanc. Sweeney saisit deux pistolets, un dans chaque main, et ouvrit le feu.

Scarlett s’écroula. Marcus rugit et se mit à tirer, en même temps que Deacon et Kate. Il y eut un moment de chaos pendant lequel les balles sifflèrent de toutes parts. Et, soudain, la fusillade cessa, aussi brusquement qu’elle avait commencé. Le silence qui suivit était lourd comme une chape de plomb. L’odeur âcre de la poudre flottait dans l’air.

Le corps criblé de balles, Sweeney était étendu sur le goudron, tel un pantin désarticulé, les yeux fixant le ciel étoilé.

Comme Tala.

Marcus se précipita vers Scarlett. Elle était allongée sur le ventre et brandissait le pistolet que lui avait donné Decker. Marcus comprit qu’elle avait roulé au sol pour se mettre en position de tir et qu’elle avait, elle aussi, vidé son chargeur sur Sweeney. Elle jeta un regard à Marcus et hocha la tête pour le rassurer. Et il vacilla de bonheur et de soulagement.

Il la prit dans ses bras, sans se soucier du regard des autres flics.

— J’ai cru que tu étais morte, murmura-t-il en enfouissant son visage dans le creux de son cou.

— Je suis vivante, fit-elle. La balle a heurté le gilet pare-balles. Le choc m’a coupé le souffle…

Elle tressaillit et grimaça lorsqu’il la serra un peu plus fort contre lui.

— Et je crois, ajouta-t-elle, que j’ai un vilain hématome au thorax…

Il relâcha immédiatement son étreinte et se mit à trembler comme une feuille. Ils restèrent ainsi un long moment. Puis Marcus releva la tête pour prendre la mesure de la situation.

Deacon s’était accroupi à côté du corps de Sweeney. Kate avait mis son fusil en bandoulière et s’occupait de Decker. Celui-ci retira le couteau de son flanc d’un air agacé.

— Ce n’est rien, agent Coppola, dit-il d’un air penaud. Je n’arrive pas à croire que cette raclure ait réussi à me surprendre.

Il écarta les mains de Kate et répéta :

— Ce n’est rien… Je me suis déjà fait plus mal dans la cour de récré. Il y a une trousse de secours dans la buanderie. Je vais me faire un pansement.

Marcus ouvrit le sac à dos qu’Isenberg lui avait donné. Il en sortit quatre rouleaux de gaze, en jeta trois à Decker et garda le quatrième pour panser la blessure superficielle que Scarlett avait à la main.

— Il est mort ? demanda Marcus à Deacon en enroulant de gaze la main de Scarlett.

— Ouais, répondit Deacon.

Marcus se releva et aida Scarlett à en faire autant. Il contempla le cadavre de Sweeney. Il eut la satisfaction de constater que toute la partie supérieure de son crâne avait été réduite en bouillie. Sa chemise était trempée de sang. Mais une partie de son corps était restée intacte.

Marcus dirigea le canon de son arme vers la poitrine de Sweeney et lui tira une balle dans le cœur.

— Ça, c’est pour Cal, dit-il à voix basse. Et pour Tala… Et pour toutes tes autres victimes…

Il frissonna lorsque Scarlett lui passa un bras autour de la taille.

— Allez, murmura-t-elle en le berçant doucement. C’est fini.

C’est alors qu’il se rendit compte qu’il pleurait à chaudes larmes. Et elle aussi.

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 23 h 55

Davenport est une tête de mule, songea Kate en suivant le colosse dans la grande remise au toit pentu. Il venait d’être poignardé et se comportait comme si sa blessure n’était qu’une piqûre de moustique. Il avait insisté pour qu’on soigne en premier le fils de Sweeney. Deux urgentistes étaient entrés dans la propriété par l’arrière avec leur équipement.

— C’est là qu’ils sont, dit Davenport en faisant coulisser la porte de la grande remise. Sean, Stephanie Anders et Dave Burton… Burton aura besoin de soins, lui aussi. Sweeney lui a tranché une oreille.

— Charmant, dit Kate.

— La fille n’a que des écorchures et des hématomes, dit Davenport. Elle a fait plus de dégâts qu’elle n’en a reçu, vous pouvez me croire…

Lorsqu’elle pénétra dans la remise, Kate se figea sur place face au grand broyeur à bois, dont la glissière donnait sur une vaste fosse. Une odeur pestilentielle flottait dans l’air et Kate dut faire un gros effort pour ne pas vomir.

— Désolé pour l’odeur, murmura Davenport. J’étais censé me débarrasser de tous les corps, mais je ne l’ai pas fait, pour qu’ils servent de pièces à conviction. Chip et Marlene Anders sont enterrés ici, et aussi Demetrius, dans des fosses peu profondes que j’ai creusées. J’espère que le médecin légiste pourra les autopsier, même si la chaleur a dû accélérer leur décomposition.

Il alla ensuite au fond du bâtiment, qu’il avait cloisonné avec des panneaux de contreplaqué.

— Je ne voulais pas que Sweeney les voie. Il ne venait pas souvent ici, mais comme il a menacé de passer lui-même Sean au broyeur à bois…

Il écarta la cloison de fortune. Et se figea.

— Merde, marmonna-t-il en courant vers la chaise où était assis le cadavre de Stephanie Anders.

La jeune femme avait été égorgée. Autour d’elle, une mare de sang trempait le sol.

— Tu parles d’une écorchure…, souffla Kate.

Davenport désigna une autre chaise — vide, celle-là — et une brouette ensanglantée, également vide. Des cordes tranchées jonchaient le sol.

— Burton a disparu, constata-t-il. Ainsi que Sean.

— Comment ont-ils fait pour s’enfuir ? Vous m’avez dit que Sean était agonisant…

Davenport se pinça les lèvres.

— Il avait l’air mal en point, c’est sûr, dit-il. En tout cas, Burton s’est échappé…

Il ramassa une des cordes et l’examina. Son extrémité était déchiquetée.

— Sean devait avoir une lame cachée quelque part sur lui, ajouta-t-il. Je ne l’ai pas fouillé.

Il semblait s’en vouloir terriblement.

— Et merde, dit-il, dépité.

Cincinnati, Ohio
Jeudi 6 août, 0 h 10

Diesel lança une bouteille d’eau à Marcus puis une autre à Scarlett, lorsqu’ils vinrent à sa rencontre à l’endroit où ils avaient laissé leur voiture. Deux équipes médicales étaient arrivées. L’une d’elles s’occupait de Gayle. L’autre était avec Kate et Davenport.

— Sweeney est mort ? demanda Diesel.

— Oui, dit Marcus.

Il but au goulot une grande rasade puis déclara :

— Ça fait du bien…

— Ça alimentera ton réservoir à larmes, dit Diesel en regardant ses yeux rougis.

— Va te faire voir, rétorqua Marcus.

Il n’avait pas honte. Les larmes avaient eu un effet cathartique. Surtout après avoir logé une balle dans le cœur aride de Sweeney.

Après avoir, elle aussi, bu tout son soûl, Scarlett demanda :

— Où est Gayle ?

— Elle est partie en ambulance à l’hôpital du comté, répondit Diesel. J’ai voulu l’accompagner, mais elle n’a rien voulu savoir. Elle a insisté pour que je reste avec vous deux. C’est qui, le culturiste ? demanda-t-il en désignant Davenport.

Celui-ci était avec Kate et parlait à Deacon. Ils avaient l’air sombres et furieux.

— Je crois que c’est l’agent du FBI qui était infiltré dans l’organisation de Sweeney.

— Ils n’ont pas l’air très contents, observa Diesel.

— Non, en effet, murmura Scarlett. Ils sont allés chercher le fils de Sweeney, qui était blessé. Les gens du FBI espéraient l’interroger. Mais vu leurs têtes, je crois qu’il a dû mourir de ses blessures.

Diesel jeta un regard méfiant aux agents fédéraux.

— Sans vouloir vous offenser, Scarlett, dit-il, je trouve qu’il y a un peu trop de flics dans le secteur…

— Je les saluerai de votre part, dit-elle en réprimant un sourire.

— Parfait. Maintenant que je peux dire à Gayle que je vous ai vus sains et saufs, je retourne à l’hôpital pour lui tenir compagnie et voir où en est Stone.

Et il s’éloigna sans demander son reste.

— Étant donné qu’il a la phobie des hôpitaux, c’est déjà un gros effort de sa part, dit Marcus d’un ton ironique.

Deacon, Kate et Davenport s’approchèrent d’eux.

— Que s’est-il passé ? demanda Marcus.

— Tout d’abord, laissez-moi vous présenter l’agent spécial Davenport, dit Kate.

— C’était vous, l’infiltré ? demanda Marcus.

— Oui, répondit Davenport. Sous le nom de Gene Decker. Je crois que ce pseudonyme ne me servira plus, désormais.

Deacon se tourna vers Marcus et le mit en garde :

— Mais si le FBI charge Davenport d’une autre mission sous fausse identité, vous ne pourrez pas mentionner son rôle dans cette enquête et encore moins son vrai nom. Tant pis pour le scoop…

— Mais ça y est, c’est fini ! protesta Marcus. Pourquoi ne pas tout raconter dans un article ? C’est bien fini, hein ?

Davenport secoua la tête.

— Pas encore, répondit-il. Deux complices de Sweeney ont réussi à s’enfuir… Dave Burton, qui remplaçait Reuben Blackwell comme chef de la sécurité de l’organisation. Et Sean Cantrell, le fils de Sweeney et son expert en informatique.

— Nous avons commencé à les chercher, en vain, dit Kate d’un ton morose. Nous avons lancé un avis de recherche.

— Woody McCord était-il un de leurs clients ? demanda Marcus.

— Oui, répondit Davenport. Vous le connaissiez ?

— Nous avions révélé ses crimes dans le Ledger. Mais nous avons dû suspendre nos investigations… Sweeney craignait sans doute que nos recherches nous mènent jusqu’à lui. C’est certainement pour ça qu’il m’a pris pour cible, ainsi que le Ledger.

— Il vous haïssait, confirma Davenport. Lui et ses complices voulaient votre mort. À présent, ils sont morts ou en prison… Mais il en reste cinq en liberté… Outre les deux individus qui viennent de s’échapper, il y a Joel Whipple, qui tenait les comptes, et un homme de main récemment embauché, un certain Trevino. Le cinquième est caché sous un lit dans l’une des chambres de la maison. Il s’appelle Rod Kinsey. Il a été blessé par balle hier matin, lors de l’enlèvement des Anders. Je lui ai filé des somnifères. Lui, ça m’étonnerait qu’il puisse nous dire grand-chose sur le réseau. Ce n’était qu’un sous-fifre.

— Où sont Joel Whipple et Trevino ? demanda Scarlett. Et comment les deux autres ont-ils fait pour s’échapper ?

— Nous ne le savons pas encore, dit Kate. Burton et Sean ne se trouvaient plus dans la remise quand nous sommes allés les chercher. Et Stephanie Anders a été égorgée… Elle est morte.

— Tant mieux, dit Marcus.

Scarlett lui posa la main sur le bras.

— Reprenons depuis le début, dit-elle. Parlez-nous de l’organisation de Sweeney. Nous ne connaissons que le rôle de Demetrius et celui d’Alice.

— Sweeney, Demetrius, Joel, Reuben dirigeaient ensemble cette organisation criminelle. Sweeney et Demetrius ont commencé à rapporter de la drogue de Floride dans les années quatre-vingt, sous couvert d’une entreprise spécialisée dans la vente de jouets… Ils transportaient des ours en peluche bourrés de cachets. Mais quand la Floride a durci sa législation sur la drogue, ils se sont lancés dans le trafic d’esclaves… Adultes ou enfants… Pour fournir de la main-d’œuvre ou pour vendre leurs victimes en tant qu’esclaves sexuels. Sweeney était à la tête du trafic. C’est lui qui se chargeait des ventes. Demetrius s’occupait des rapports avec les fournisseurs. Ils attiraient des étrangers, à qui ils procuraient des visas temporaires. Reuben était le chef de la sécurité, et Joel le comptable.

— Et vous, quel rôle aviez-vous ? demanda Scarlett.

— J’ai été embauché comme garde du corps de Sweeney, mais je n’avais pas accès aux informations confidentielles. Mon agent traitant a mis en scène un petit incident, au cours duquel j’ai été blessé par balle. Je ne pouvais donc plus travailler comme garde du corps. Comme j’ai un diplôme de maths, j’ai réussi à les convaincre que je pouvais être comptable. Je pensais pouvoir accéder aux livres de comptes. Mais ils ne m’ont confié que des tâches concernant les activités légales. J’ai donc voulu revenir à la sécurité, mais pas en tant que garde du corps… Il me fallait un poste plus stratégique, qui m’aurait impliqué davantage dans les activités criminelles de l’organisation. Mais ils étaient contents de mes services de comptable, le temps passait et je n’avais aucun accès aux infos que j’avais pour mission de collecter.

— Vous vous êtes donc arrangé pour libérer un poste ?

— En gros, oui… Reuben était le chef de la sécurité et Dave Burton, son adjoint. Ils avaient travaillé ensemble dans la police, à Knoxville. Ils étaient très proches, j’aurais eu du mal à m’intégrer. Du coup, je m’y suis pris autrement. Jason Jackson travaillait au bureau de la sécurité, au siège de l’entreprise, dans le centre-ville. Je me suis rapproché de lui, ce qui me donnait un prétexte pour aller le voir dans son bureau de temps en temps. J’attendais l’occasion de m’introduire dans leur réseau informatique interne pour trouver les preuves dont le FBI avait besoin pour intervenir. Cette occasion est venue quand le bracelet électronique de Tala a été coupé. J’ai drogué Jackson, qui était de service cette nuit-là, je l’ai emmené chez lui et je me suis arrangé pour faire croire à Sweeney qu’il était tombé malade. Ensuite, j’ai attiré Reuben chez Jackson, je lui ai donné un somnifère et je les ai emmenés tous les deux dans un appartement sécurisé. J’ai contacté mon agent et je lui ai indiqué où les trouver.

— Vous vouliez remplacer Reuben ?

— Pas vraiment. Je voulais surtout qu’il ne m’empêche pas d’être en contact direct avec les autres membres de l’équipe dirigeante. Reuben cloisonnait strictement ses missions. Il faisait en sorte que les vigiles ne connaissent rien des activités réelles de l’entreprise.

— Où est l’appartement sécurisé ? demanda Deacon.

— Tout près de la maison de mon agent traitant. Il a garé la voiture de Reuben sur le parking de l’hôtel de l’aéroport. De là, il devait se rendre directement à l’appartement sécurisé pour coffrer Reuben et Jackson. Mais j’ai perdu le contact avec lui. Je m’apprêtais à lancer un appel d’urgence à ma hiérarchie quand l’agent Coppola m’a braqué avec son fusil.

— Je viens d’envoyer une équipe à l’appartement, dit Kate. Mais je n’ai pas encore reçu de ses nouvelles.

— Vous avez accédé aux données que vous cherchiez ? demanda Deacon à Davenport.

— En partie. J’ai pu en copier une bonne partie. Le reste est dans ma tête. Mais il pourrait en rester beaucoup sur le serveur de l’entreprise… Si Sean ne les a pas effacées, ce qui est très possible.

— Et Sean ? demanda Scarlett. C’est vraiment le fils de Sweeney ?

— Oui. Sa sœur travaillait aussi pour Sweeney. Mais vous connaissez déjà Alice…

— Hélas, oui, dit Marcus d’une voix sombre.

— Quel était son rôle ? demanda Scarlett.

— Alice était le vrai bras droit de Sweeney et devait lui succéder à la tête de l’organisation. Cette femme est d’une froideur implacable et ne se laisse pas démonter facilement. Sean est introverti. Il passait son temps dans son bureau. J’ai senti qu’il n’aimait pas son père, mais il ne l’a jamais admis devant moi. Ce soir, il est venu ici pour reprocher à Sweeney d’avoir prélevé en douce de grosses sommes sur les comptes bancaires de l’entreprise. Ensuite, il lui a annoncé qu’il avait récupéré cet argent et il l’a menacé avec un pistolet. Mais Sweeney ne s’est pas laissé faire… Il avait beaucoup de force, alors que son fils ne faisait jamais d’exercice. Résultat : le père a eu le dessus sur le fils, il l’a ligoté et lui a coupé les doigts et les orteils un par un jusqu’à ce que Sean lui révèle les numéros et les mots de passe de ses comptes bancaires.

— Vous avez assisté à cette scène sans intervenir ? demanda Scarlett, consternée.

— J’étais dans la petite remise, fit Davenport avec froideur. Dès que j’ai eu accès à la maison de Sweeney, j’ai posé des micros un peu partout. La remise me servait de poste d’écoute. Si j’étais intervenu, j’aurais gâché trois ans de travail clandestin.

— Excusez-moi, dit Scarlett avec raideur.

Mais son expression se radoucit et elle ajouta :

— Ça a dû être atroce, ces scènes de torture…

— On peut dire ça comme ça. Pendant ces trois ans, j’ai pu recueillir des informations au compte-gouttes, qui m’ont permis de sauver quelques victimes. Mais je n’ai pas pu le faire pour la grande majorité d’entre elles. Quand Sweeney a obtenu de Sean ce qu’il voulait savoir, il l’a menacé de le passer vivant au broyeur à bois… Mais il a dû renoncer parce qu’il avait rendez-vous avec M. O’Bannion. Il a laissé Sean, pieds et poings liés, au garage. Je suis allé le chercher, je l’ai traîné dans la grande remise. Il en connaissait encore plus que Sweeney sur le fonctionnement de l’organisation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je m’apprêtais à contacter l’antenne locale… pour que Sean soit soigné le plus rapidement possible. Mort, il ne nous aurait plus été d’aucune utilité.

— Et maintenant, il s’est volatilisé, dit Marcus en secouant la tête. Avec Burton.

— Pourquoi Sean a-t-il trahi son père ? demanda Scarlett.

— Sweeney a tué la mère de Sean, il y a plusieurs années.

— Ça me paraît être une bonne raison, commenta Kate.

— Sean est d’autant plus dangereux qu’il est intelligent et sans scrupules, dit Davenport. Il faut absolument qu’on les retrouve, lui et Burton.

— Que sont devenus Chip et Marlene Anders ? demanda Scarlett.

— Sweeney les a égorgés. Lentement… Pour être sûr qu’ils souffrent atrocement. Je les ai enterrés dans la grande remise. Demetrius aussi. Mais son corps est dans un état effroyable. Sweeney l’a longuement torturé pour qu’il lui donne toutes les informations sur les fournisseurs.

— J’espère qu’il a beaucoup souffert, dit Marcus d’un ton glacial. Ce salaud a tiré de sang-froid sur Phillip et Edgar. Il a tué l’agent Spangler.

— Qui d’autre avez-vous tué ou planqué quelque part ? demanda Kate.

— Je n’ai tué personne, se défendit Davenport. Au contraire… J’ai d’abord caché Reuben et Jackson… Ensuite, Dave Burton, Stephanie Anders et Belle Connor.

— La sœur de Drake, expliqua Deacon. Je suis allé chez elle. Je suis heureux d’apprendre qu’elle est vivante. Où est-elle ?

— Je suis allé la voir à l’endroit où elle travaillait ce jour-là. Je me suis fait passer pour un inspecteur et je l’ai prévenue que sa vie était en danger. Je lui ai demandé de ne pas rentrer chez elle et de ne pas se montrer pendant quelques jours. En fait, j’espérais qu’elle appellerait les flics. Je ne voulais pas que vous la croyiez disparue. J’ai mis un peu de désordre dans sa maison pour faire croire à un vrai enlèvement, pour essayer d’attirer votre attention sur son frère, Drake. Drake vous aurait menés à Stephanie Anders, donc à Chip, et ensuite à Sweeney. Mais vous n’avez pas eu besoin de cela pour comprendre le rôle d’Anders dans cette affaire.

— Nous avons retrouvé Anders grâce au caniche de sa femme, dit Scarlett. Mais nous n’avons jamais appris où était passé ce chien.

— Marlene a dit à Sweeney qu’il était chez une dresseuse. Je suis sûr que vous trouverez le nom de cette personne écrit quelque part dans la maison des Anders. J’ai le numéro de portable de Belle Connor. Je crois qu’on peut l’appeler pour lui dire qu’il n’y a plus de danger.

Deacon inclina la tête et observa Davenport un instant avant de lui dire :

— Vous êtes allé chez Anders… C’est donc vous qui avez laissé les bracelets de Mila et d’Erica sur place ?

— Oui. Ça a bien failli me coûter cher.

— Ça nous a été précieux, dit Deacon. Merci.

— Et Joel ? demanda Kate. Que peut-on en tirer ?

— Il est très possible qu’il accepte de témoigner à charge. J’ai l’impression qu’il en avait marre et qu’il voulait passer à autre chose. Vous trouverez toutes sortes de preuves dans la maison de Sweeney et au siège de l’entreprise. Quant à moi, je préfère ne jamais y remettre les pieds. Je croyais être parti pour de bon, en fin d’après-midi, et j’ai essayé de contacter mon agent traitant. Je comptais lui dire que le moment était venu, pour le FBI, de passer à l’action. Mais, quand j’ai entendu la nouvelle de la fusillade au Ledger et de l’enlèvement de Gayle, je suis revenu.

— Merci, dit Scarlett. Nous pouvons tous vous en être reconnaissants.

Marcus jeta un coup d’œil à l’éraflure que Scarlett avait au bras et constata avec soulagement qu’elle avait cessé de saigner.

— Il faut qu’on aille à l’hôpital pour soigner ce bobo et pour rejoindre ma famille, dit-il. Vous savez où nous trouver si vous avez besoin de nous.

— Il faut aussi que j’aille voir Zimmerman pour lui faire mon rapport, dit Davenport d’un ton qui en disait long.

Marcus se demanda quelles étaient les informations que l’agent secret réservait à sa hiérarchie. Mais il se garda bien de l’interroger à ce sujet. Il était d’ailleurs surpris que Davenport leur en ait déjà tant dit.

Kate désigna les deux urgentistes qui attendaient près de l’ambulance.

— Davenport, dit-elle, laissez-les jeter un coup d’œil à votre blessure. Et n’allez pas me raconter que ce n’est pas nécessaire… Il faut vous faire recoudre. Je ne veux pas que vous vous évanouissiez en plein débriefing dans le bureau de mon chef.

Davenport toucha sa blessure du bout des doigts et grimaça en voyant que ses doigts étaient rouges et poisseux.

— Merde, maugréa-t-il. Bon, d’accord… Mais pas question que je monte dans l’ambulance.

Marcus, Scarlett et Deacon les laissèrent à leur prise de bec.

— Kate a toujours été un peu autoritaire, chuchota Deacon lorsqu’ils se furent éloignés de quelques mètres.

— Je t’ai entendu, Novak ! s’écria Kate sans se démonter.

— Et, en plus, persifla Deacon, elle a l’oreille fine, cette…

Il ne termina pas sa phrase. Les feux arrière de l’ambulance volèrent en éclats et Davenport chancela avant de tomber à genoux. Il baissa la tête et regarda sa chemise sanglante, les traits figés par le choc.

— Tout le monde à terre ! hurla Deacon.

Marcus se jeta sur Scarlett, l’entraîna derrière l’ambulance et la plaqua au sol. Elle lâcha un petit cri de douleur lorsque son thorax déjà meurtri heurta l’asphalte.

— Désolé, dit-il. Je t’ai fait mal ?

— Non… Laisse-moi me relever.

Elle roula sur elle-même, s’accroupit et scruta les alentours.

— Merde ! s’exclama-t-elle. Kate !

Kate s’était mise à courir sur la route d’accès en direction de la route principale, pointant son fusil devant elle. Le visage crispé par la douleur, Scarlett se releva et se mit, elle aussi, à courir. Elle dégaina son arme tout en se tenant les côtes de l’autre main.

Marcus la suivit. Il se retourna brièvement et vit Deacon s’agenouiller à côté de Davenport, qui ne bougeait plus du tout et qui pâlissait à vue d’œil. Les urgentistes lui avaient enlevé sa chemise et tentaient d’arrêter l’hémorragie. Sa blessure semblait grave.

Soudain, trois coups de feu successifs résonnèrent dans la nuit, suivis d’un fracas retentissant de métal et de verre. Le cœur de Marcus se mit à battre à tout rompre, car Scarlett avait disparu de son champ de vision. Il la rattrapa à la sortie d’un virage. Elle s’était arrêtée et fixait une voiture noire qui venait d’entrer en collision avec un bouquet d’arbres à quelques centaines de mètres de là. Kate se tenait à mi-chemin entre la voiture et Scarlett, pointant son fusil vers la voiture et prête à faire feu.

— Elle a tiré dans la lunette arrière et dans les pneus, dit Scarlett avec une pointe d’admiration. À huit cents mètres et alors que la voiture roulait en zigzaguant…

— Davenport est grièvement blessé, dit-il. Deacon est indemne.

Scarlett hocha la tête et ils se dirigèrent vers le lieu de l’accident, sans quitter la voiture noire des yeux. Trois voitures de patrouille et deux véhicules banalisés du FBI les dépassèrent sur les chapeaux de roues et entourèrent la voiture noire.

— L’un des passagers a tiré sur Kate mais il ne visait pas aussi bien qu’elle, dit Scarlett. Avec un peu de chance, c’est le connard qui a tiré sur Davenport qu’elle a atteint.

— Et toi, comment vas-tu ? demanda Marcus en désignant les côtes de Scarlett, sur lesquelles sa main gauche était toujours posée.

— Je n’ai sans doute qu’un gros hématome au thorax. Rien de cassé… Ne t’inquiète pas, je vais montrer ça à un médecin, dit-elle d’un ton agacé. Mais il faut d’abord sécuriser cette scène.

Marcus sentit l’odeur des substances chimiques répandues par l’ouverture des airbags. Il y avait trois hommes dans l’habitacle, et aucun d’entre eux n’avait mis sa ceinture de sécurité. Tous semblaient avoir perdu connaissance.

Les policiers vérifièrent l’intérieur, confisquèrent les armes avant de leur passer les menottes. Le conducteur, un jeune homme de type méditerranéen qui avait feint d’être évanoui, tenta de poignarder l’un des flics. Mais, hébété par le choc, il fut facilement désarmé par les policiers, qui le menottèrent aussitôt.

Le passager, à l’avant, avait réellement été assommé, ainsi que celui qui gisait sur la banquette arrière, à qui il manquait plusieurs doigts et orteils. Ce doit être Sean, le fils de Sweeney, se dit Marcus. Salopard !

Kate s’était, elle aussi, approchée de la voiture, mais elle continuait de surveiller les alentours. Lorsque l’ambulance arriva, elle était toujours aux aguets.

Deacon apparut et s’arrêta devant Marcus et Scarlett.

— Ils emmènent Davenport à l’hôpital, dit-il. Il est salement touché, Kate…

Kate se raidit.

— Ça tombe mal. Il aurait pu identifier ces types.

Marcus se dit que d’aucuns auraient pu juger ces propos aussi durs que déplacés, mais il savait que ce n’était pas vrai. Il avait vu comment Kate s’était comportée en présence des Bautista, dans l’après-midi. Elle avait fait preuve de patience et de bonté avec ces malheureux. Kate était simplement concentrée sur son boulot et stressée par la fusillade.

— C’est bien pour ça qu’ils l’ont visé, dit Deacon. La balle lui a traversé le poumon et est ressortie par le dos.

Marcus grimaça au souvenir de sa propre expérience en la matière : neuf mois plus tôt, il avait lui-même eu le poumon perforé par une balle.

— Il n’en mourra pas, rassura-t-il Kate. Je n’en suis pas mort… Ça fait mal, c’est sûr. Très mal… Mais je suis encore vivant.

Le regard de Kate croisa le sien. Et il vit qu’elle revenait déjà à son état normal.

— Merci, dit-elle. Il détient beaucoup d’informations précieuses. Visiblement, les derniers complices de Sweeney se sont dit la même chose…

Elle se tourna vers Scarlett et lui dit :

— Allez vous faire examiner par un toubib. Tout est sous contrôle, ici. Et merci de m’avoir prêté main-forte.

— Vous n’aviez pas besoin de moi, dit Scarlett. Vous vous êtes très bien débrouillée toute seule. Vous me tenez au courant ?

— Absolument, répondit Kate.

Cincinnati, Ohio
Jeudi 6 août, 2 h 15

Lorsque Scarlett entra avec Marcus dans la salle d’attente du bloc opératoire, les acclamations fusèrent. Marcus se prêta au jeu, écartant les bras et saluant l’assistance. On l’avait appelé un peu plus tôt pour lui annoncer que Stone était sorti du coma et qu’il avait demandé à le voir. Mais il avait d’abord fallu recoudre la petite plaie que Scarlett avait au bras. Et faire une radio de son thorax. Elle ne s’était pas trompée : aucune côte n’était fracturée.

Son père voulut la serrer dans ses bras pour l’embrasser, mais elle leva un doigt pour l’avertir :

— Doucement, papa, s’il te plaît.

Jonas l’enlaça donc délicatement, comme si elle était une poupée de verre filé.

— Tu as été formidable, aujourd’hui, ma fille, lui chuchota-t-il dans le creux de l’oreille. Souviens-toi toute ta vie de ce moment… Ça t’aidera à oublier ceux où tu avais des envies de meurtre.

Sa mère l’embrassa elle aussi, puis étreignit Marcus. Elle les invita à venir dîner tous les deux. Scarlett était tellement épuisée qu’elle aurait pu dormir tout le reste de la semaine, mais elle accepta l’invitation de sa mère : ses relations avec ses parents prenaient un nouveau départ.

Jill embrassa Scarlett et la remercia, en versant des larmes de joie, d’avoir sauvé sa tante. Scarlett posa les deux mains sur les épaules de la jeune fille et lui dit :

— C’est aussi grâce à vous, puisque vous m’avez parlé de cette lettre. Si Marcus était allé au rendez-vous au parc, nous serions sans doute morts à l’heure qu’il est… Alors, c’est à moi de vous remercier.

Marcus et Scarlett se rendirent ensuite dans la chambre de Stone. À leur entrée, il leur fit signe de ne pas faire de bruit. Delores dormait, pelotonnée, dans un fauteuil à côté du lit, la main dans la sienne.

— C’est nouveau, ça, chuchota gentiment Marcus.

— Elle recueille les chiens errants, dit Stone en haussant les épaules.

Marcus plissa les yeux.

— Arrête, Stone. Je ne veux plus t’entendre te rabaisser comme ça.

Son frère haussa de nouveau les épaules. Il ferma les yeux mais Scarlett eut le temps d’y lire du chagrin et de la souffrance.

— Cal, Bridget… Jerry… Et ces vigiles… J’ai essayé, Marcus, murmura Stone.

— Je sais. Et je sais que tu as sauvé Jill et les trois autres rescapés. Tu es un héros, Stone.

— Ouais, c’est ça, marmonna-t-il.

Il fit signe à Scarlett d’approcher.

— Il est à Miami, dit-il.

— Qui ça ? demanda Scarlett, perplexe.

— Le caporal Phineas Bishop… C’est votre frère, pas vrai ?

Scarlett sentit sa gorge se contracter et étouffa un sanglot.

— Vous avez trouvé Phin ? demanda-t-elle. Comment avez-vous fait ? Ça fait si longtemps que j’essaie…

— C’est normal, puisqu’il fait tout pour que vous ne le retrouviez pas. J’ai passé un peu de temps, hier, à envoyer des mails à des vieux copains de l’armée. Je connais des gens qui s’occupent des anciens combattants. Sur le terrain, pas dans des hôpitaux… Un de mes camarades de régiment connaissait quelqu’un qui connaissait Phin. L’adresse de votre frère est sur mon ordinateur. Je vous l’envoie dès que possible.

Scarlett avait du mal à respirer. De nouvelles larmes se mirent à voiler son regard. Marcus lui passa un bras autour de la taille pour la soutenir.

— Oh ! mon Dieu, Stone, murmura-t-elle. Vous n’imaginez pas le bien que ça me fait.

— Si, je l’imagine très bien. Je vous ai rendu votre frère… Tout comme vous m’avez rendu le mien. On est quittes, maintenant.

Il leva les yeux et son regard croisa celui de Marcus.

— C’est fini, hein, les attitudes suicidaires ?

— Oui, Stone, c’est fini et bien fini.

— J’ai sommeil, dit Stone en baissant les paupières. Gayle est saine et sauve ? Les salauds qui ont fait ça sont tous morts ?

— Oui… Nous en avons tué un nous-mêmes. Il s’en est fallu de peu que ce soit lui qui nous tue, Scarlett, Deacon, Kate et moi… Et Davenport…

— Davenport ? C’est qui, celui-là ? demanda Stone en se forçant à ouvrir les yeux.

— On vous racontera tout ça plus tard, dit Scarlett. Dormez, maintenant. Nous reviendrons bientôt.

Elle déposa un baiser sur son front et ajouta :

— Merci.

— Il n’y a pas de quoi, répliqua Stone avec un pâle sourire. Vous pouvez me rendre un service ?

— Bien sûr… Lequel ?

— Vous pourriez m’acheter un panier pour chien, un collier, et tout ça ? C’est Delores qui m’a convaincu d’en prendre un…

Scarlett étouffa un rire.

— Je reviendrai vous voir demain, promit-elle.

Marcus la suivit dans le couloir.

— Tu vas en parler à tes parents, pour Phin ? s’enquit-il.

— Je préfère attendre d’avoir l’adresse. Peut-être quand on ira dîner chez eux…

— Je n’ai qu’une envie… Aller chez toi et m’endormir dans la chambre violette avec Zat caché sous le lit. Et de ne plus jamais en sortir.

Arrivés à l’ascenseur, ils entendirent Kate les appeler :

— Attendez !

— Des nouvelles de Davenport ? demanda Scarlett.

— Sa blessure n’est pas aussi grave qu’on aurait pu le craindre. La balle a traversé le thorax de part en part…

Elle tapota son flanc gauche et précisa :

— Il a une côte brisée, des contusions pulmonaires et du sang dans les poumons. Les médecins ont pratiqué une transfusion sanguine et un drainage pleural.

Marcus grimaça.

— Ça a l’air quand même assez grave, dit-il.

— Oui, mais ça aurait pu être bien pire. Il a été plongé dans un coma artificiel. J’ai cru comprendre que la douleur est insupportable tant que les contusions ne sont pas résorbées…

— Et les trois types qui étaient dans la voiture noire ? demanda Scarlett.

— Le conducteur s’appelle Danny Trevino, et le passager du siège avant, Dave Burton. Deux anciens flics… On a retrouvé facilement leurs noms dans le fichier des empreintes digitales. Trevino a identifié le type mutilé qui était sur la banquette arrière. C’est bien Sean Cantrell, le fils de Sweeney. Burton est mort pendant le trajet vers l’hôpital. C’est moi qui l’ai eu, apparemment, dit-elle avec une pointe d’amertume.

— Vous l’avez empêché de nous tirer dessus, dit Scarlett. Vous nous avez sans doute sauvé la vie.

— J’aurais préféré le prendre vivant. Trevino affirme que Burton l’a appelé pour lui demander de venir les chercher, lui et Sean. Il les a trouvés sur la route, probablement pendant qu’on était avec Sweeney. Selon Trevino, Sean a dit à Burton qu’il avait un canif caché dans sa chaussure. Burton a réussi à basculer à terre avec sa chaise et à récupérer le couteau. Ils se sont libérés mutuellement. Et c’est avec ce canif que Burton a égorgé Stephanie Anders.

Scarlett ne put s’empêcher de grimacer.

— Un canif ? fit-elle. Même s’il était bien aiguisé, sa mort a dû être lente et atroce. Elle a sans doute beaucoup souffert. Je ne m’en plains pas, d’ailleurs.

— Moi non plus, dit Marcus d’une voix dure. Mais j’aurais préféré qu’elle soit jugée, pour que la famille de Tala puisse faire son deuil.

— Et Sean ? demanda Scarlett. Il a survécu ?

— Il est en chirurgie, répondit Kate. Ironie du sort, l’accident a causé plus de dégâts corporels que la séance de torture que son père venait de lui infliger… J’espère qu’il survivra, car c’est lui qui détient le plus d’informations intéressantes… L’agent de Davenport, Symmes, et les deux types que Davenport avait drogués et enfermés, sont morts. Encore une histoire de couteau bien caché, apparemment… Les gens de l’unité de scène de crime ont trouvé un ourlet décousu sur le pantalon de Reuben Blackwell… Reuben et Jackson avaient presque réussi à se libérer quand l’agent Symmes est entré dans l’appartement. Ils se sont battus. L’un des complices de Sweeney a poignardé Symmes, mais il les a abattus avant qu’ils puissent s’enfuir. Ils sont tous trois morts de leurs blessures.

Scarlett poussa un long soupir.

— L’agent Symmes était-il marié ? demanda-t-elle.

— Non. Il ne laisse ni femme ni enfants… Troy et Zimmerman sont allés annoncer sa mort à ses parents.

— Et Davenport ? Il va pouvoir témoigner ?

— Quand il sera sorti du coma, il faudra attendre quelques jours, une semaine tout au plus, pour qu’il puisse être capable de parler. En attendant, je vais écouter tout ce qu’il a enregistré dans la maison de Sweeney… Et puis, il y a Alice… J’ai hâte de l’interroger de nouveau. Je sens que ça va me plaire…

— Elle ne vous dira rien, dit Marcus d’un ton las.

— N’en soyez pas si sûr. Comment va Gayle Ennis ?

— Elle se repose, dit Marcus. Les médecins vont la garder en observation pour la nuit. Et demain matin, normalement, elle pourra rentrer chez elle. Nous allons aider sa nièce à veiller sur elle, mon père adoptif, ma sœur et moi.

Il n’a pas mentionné sa mère, remarqua Scarlett. Mais, maintenant qu’elle avait fait la connaissance de Della Yarborough, elle ne s’en étonna pas. Cette femme était trop fragile, trop vulnérable. Et Marcus voulait la préserver le plus possible. Scarlett songea à sa propre mère, qui avait tenu à soutenir Della dans cette épreuve, alors qu’elle ne l’avait jamais vue de sa vie jusqu’à cette soirée tragique. Scarlett se sentit fière de sa mère. Et elle plaignit Marcus, qui se croyait obligé de porter un tel poids en permanence.

Mais cela va cesser, se promit Scarlett. Elle ferait tout pour que l’homme qu’elle aimait comprenne qu’il ne pouvait pas se tenir pour responsable de tous les malheurs du monde.

— Je suis contente d’apprendre que Gayle est en bonne santé, dit Kate.

Elle hésita un instant avant d’ajouter :

— Je suis vraiment désolée, pour vos amis du Ledger. N’hésitez pas à me contacter si vous avez besoin de moi.

— Nous n’y manquerons pas, dit Scarlett. Pour l’instant, il nous faut un peu de repos. La journée de demain sera bien chargée…

— Bonne nuit, répondit Kate. Et encore merci.

Scarlett appela l’ascenseur et poussa Marcus dans la cabine, puis elle appuya sur le bouton du rez-de-chaussée.

— L’union fait la force, dit-elle doucement. Tu comprends ce que ça veut dire, Marcus ? Tu n’as plus besoin de tout faire tout seul. Tu as tes amis, ta famille… Et, maintenant, tu as aussi ma famille et mes amis à moi.

Marcus déglutit et demanda :

— Et toi ? Je t’ai, toi ?

— Oui, dit-elle tout simplement. Allez, viens.