Chapitre 4
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 5 h 50
Scarlett s’assit à son bureau et alluma son ordinateur. Heureusement, les locaux de la brigade étaient presque déserts. Elle s’était douchée et même maquillée un peu mais, séquelle de sa crise de larmes, ses yeux étaient toujours rouges et gonflés. Il lui fallait une autre tasse de café. Ou plutôt toute une cafetière. Il lui aurait fallu, surtout, ne pas avoir appris que le meurtrier de Michelle avait été embauché par le plus gros cabinet d’avocats de la ville. Non, se reprit-elle fermement. Il faut que tu fasses ton boulot. L’homme qui avait tué Michelle avait échappé à son juste châtiment. Elle allait tout faire pour que cela ne se reproduise pas avec celui qui avait tué Tala.
Elle se raidit en entendant dans son dos des bruits de pas.
— Bonjour, Scar, fit une voix d’homme.
Scarlett résista à l’envie de cacher ses yeux gonflés lorsque l’inspecteur Adam Kimble se laissa tomber dans son fauteuil, juste à côté du sien.
— Bonjour, Adam.
L’inspecteur était revenu récemment d’un congé pour convenance personnelle après qu’une enquête particulièrement difficile l’avait épuisé moralement.
La présence d’Adam incita Scarlett à masquer ses propres émotions. Elle ne voulait pas qu’on l’oblige à prendre un congé dû au stress. Elle ne supportait pas l’idée que sa famille sache qu’elle avait craqué.
— Tu es bien matinal, aujourd’hui.
Adam lui jeta un regard agacé.
— Ouais. On m’a appelé sur une scène de crime… Arrivé à mi-chemin, j’ai reçu un contrordre du standard. Un autre inspecteur était déjà sur place.
Scarlett grimaça.
— Je suis désolée.
— Il y a de quoi. J’ai mis une cravate, et tout…
Il se tourna vers elle et l’étudia un court moment avant de demander :
— Tout va bien ?
Ils se connaissaient depuis des années, et elle l’appréciait sincèrement. Comme Adam était le cousin germain de Deacon, Scarlett et ce dernier avaient pu rester en contact avec lui pendant son congé. Adam en était revenu détendu, mais il y avait encore une ombre dans son regard.
— Ouais. Ça va, répondit-elle. Et toi ?
— Comme sur des roulettes. Je suis venu prendre un peu d’avance dans la paperasse.
Scarlett se força à sourire.
— Avec une belle cravate comme ça, c’est normal, dit-elle.
— Maintenant, j’ai rendez-vous avec ma mère pour le petit déjeuner…
Il se leva, hésita un instant et lui pressa doucement l’épaule avant d’ajouter :
— Ça a été rude, ce matin, hein ?
— Ouais.
Elle lui laissa penser que ce n’était que cela, car elle ne voulait confier à personne qu’elle avait craqué et éclaté en sanglots chez elle en repensant à Michelle. D’ailleurs, une affaire de corps découvert dans une rue ne pouvait être que rude.
— Mais ça va aller, merci, le rassura-t-elle. Passe le bonjour à ta maman.
Elle attendit qu’il soit parti pour ouvrir ses mails. Elle se détendit aussitôt en découvrant que le message le plus récent avait été envoyé par Marcus O’Bannion. Il avait tenu sa promesse. Il n’y avait pas de pièce jointe mais un lien, suivi de ces quelques lignes :
Inspectrice Bishop,
Ce lien vous permettra de télécharger les fichiers vidéo que nous avons évoqués. N’hésitez pas à m’appeler si vous souhaitez me poser d’autres questions.
M. O’Bannion
Directeur et éditeur, The Ledger.
Le message ne faisait aucune mention de la liste des personnes qui avaient menacé Marcus. Le lien permettait toutefois d’accéder à onze fichiers vidéo, tous dûment datés. Le premier remontait à deux semaines, le dernier était daté de ce jour — ce devait être celui du meurtre.
Encore secouée par sa conversation avec Bryan, Scarlett décida de remettre à un peu plus tard le visionnage de cette vidéo. Elle préférait attendre que le souvenir du meurtre de Michelle, ravivé par cette conversation, s’estompe, afin que ses premières impressions du meurtre de Tala ne soient pas biaisées par ses émotions personnelles. L’impartialité de son enquête l’exigeait — c’était du moins ce dont elle voulait se persuader.
Elle téléchargea la première vidéo et appuya sur PLAY. Elle était en couleur mais la qualité de l’image était faible, la prise de vues un peu étrange, car limitée au champ de vision de Marcus, la caméra étant installée dans la visière de sa casquette.
« Tranquille, ma vieille, tranquille… », disait Marcus.
Un frisson parcourut l’échine de Scarlett lorsqu’elle reconnut la voix de Marcus, si veloutée. Il baissa la tête, filmant ses pieds et le trottoir, où un berger écossais en laisse claudiquait à ses côtés.
« Viens, BB. On va s’asseoir là. »
Sa chienne. Il avait dit qu’elle était âgée et qu’elle ne pouvait plus courir. Il avait dû la prendre dans ses bras lorsqu’il avait voulu rattraper Tala, lors de leur première rencontre — mais cet incident n’avait pas été filmé. Sur l’écran, la chienne s’assit à ses pieds et laissa échapper un gros soupir épuisé avant de poser son museau sur ses pattes avant.
« Je sais, murmura tristement Marcus. Moi aussi, il me manque. »
Puis son ton se fit plus complice.
« Alors, BB, tu crois que la fille reviendra, cette nuit ? Tu sais, celle qui a un toutou de duchesse… J’étais ici hier et avant-hier, mais elle n’est pas venue. »
La caméra pivota lentement en même temps que Marcus regardait autour de lui, scrutant les bosquets du parc.
« C’est ma dernière tentative… Si elle ne vient pas, je laisse tomber. Je ne peux pas l’aider si elle refuse de s’approcher suffisamment pour me dire ce qui ne va pas. »
Deux minutes s’écoulèrent ainsi sans que rien ne se passe, sauf lorsque Marcus se pencha pour caresser BB entre les oreilles.
« C’est peut-être le chant qui l’a attirée, l’autre jour », murmura-t-il à sa chienne. Ça ne coûte rien d’essayer, en tout cas… »
Scarlett s’attendait à ce qu’il chante Vince Gill et se prépara à ce que la chanson réveille de douloureux souvenirs. Mais ce qui sortit des haut-parleurs la bouleversa encore plus : l’Ave Maria de Schubert. Elle en eut le souffle coupé. La dernière fois qu’elle avait entendu ce chant, c’était lors du baptême de son neveu — c’était aussi la dernière fois qu’elle avait mis les pieds dans une église. Elle espérait qu’aucun de ses frères célibataires ne se marierait, et que ses frères mariés n’auraient plus d’enfants, parce que les mariages, les baptêmes et les obsèques étaient les seules occasions où elle se forçait à entrer dans une église. Pour s’agenouiller et serrer les dents pendant que tout le monde priait autour d’elle.
L’interprétation de l’Ave Maria par Marcus était la plus belle qu’elle ait entendue jusque-là — claire et pure, puissante aussi. Pourtant, elle fut soulagée lorsqu’il s’interrompit subitement, la caméra virevoltant en même temps qu’il se retournait.
Et Tala apparut à l’écran, à peine visible derrière la rangée d’arbres, là où elle s’était postée, prête à prendre la fuite. Elle portait un polo blanc et un jean, les mêmes vêtements qu’elle portait le jour de sa mort. À ses côtés se tenait un grand caniche blanc, artistiquement tondu, avec des rubans sur la queue, des pompons aux chevilles et un toupet au sommet du crâne.
Chassant l’Ave Maria de son esprit, elle se concentra sur le caniche. Un chien aussi élégant devait être fréquemment toiletté… Or les toiletteurs étaient sans doute plus enclins, en général, à répondre aux questions indiscrètes que les vétérinaires. Demander à un vétérinaire le nom du propriétaire de l’un de ses « patients » relevait de l’interrogatoire de police. Alors que poser la même question à un toiletteur revenait à lui demander des références sur sa clientèle. Elle griffonna « toiletteurs » sur son calepin au moment où Marcus se remettait à chanter, et elle cessa de réfléchir pour s’imprégner de la beauté de sa voix.
Cette fois, il avait choisi Go Rest High on That Mountain, prenant Scarlett au dépourvu. Les larmes lui vinrent aux yeux. Elle repensa à l’enterrement de Michelle. Puis à celui du meilleur ami de son frère aîné, tombé en Irak. Celui d’un collègue, tué dans l’exercice de ses fonctions. Celui d’un ami d’enfance, un pompier brûlé vif dans un incendie. Et tant d’autres… Dont celui du frère de Marcus. L’organisateur des obsèques avait engagé le premier ténor de l’Opéra de Cincinnati, et il avait interprété la chanson à la perfection. Mais la version de Marcus était plus émouvante encore, plus saisissante.
Elle lui fendait le cœur, mais elle l’apaisait aussi.
Tala avait, elle aussi, succombé au charme de la voix de Marcus. Sur la vidéo, on la voyait émerger prudemment du bosquet, puis avancer vers Marcus, qui la suivait des yeux — et de l’objectif de sa caméra. Le visage de la jeune fille était baigné de larmes. Elle marchait avec une main sur la bouche pour étouffer ses sanglots, qui faisaient trembler ses frêles épaules. L’autre main tenait fermement la laisse du caniche.
Elle s’arrêta à quelques mètres et resta immobile jusqu’à ce que Marcus ait chanté la dernière note. Le micro de Marcus capta les sons qu’il émit en déglutissant puis en se raclant la gorge.
« Pourquoi pleures-tu ? » demanda-t-il avec une telle douceur que Scarlett dut presser sa main contre son cœur pour atténuer la douleur qui l’étreignait.
L’image se brouilla un peu lorsque Marcus se leva. Tala se précipita vers le bosquet d’où elle était sortie. Le blanc de son polo et le chien restèrent visibles à l’écran quelques instants, avant qu’elle sorte du parc.
Comme ça, on sait au moins dans quelle direction elle a couru. Cela servirait à délimiter le secteur que les agents du CPD allaient arpenter en quête de témoins visuels, montrant la photo de Tala aux riverains. Et celle du caniche, aussi. Ce chien était tellement singulier qu’il devait être bien connu des gens du quartier où vivaient ses maîtres.
Elle revint en arrière dans la vidéo et avança image par image pour trouver celle où Tala et le chien étaient le plus distinctement visibles et en tirer un vidéogramme. Elle fit un zoom sur les pierres qui ornaient le collier rose du caniche. Elle en compta au moins six, si grosses qu’elles ne pouvaient être qu’en toc — même si, à en croire Marcus, c’étaient bien des diamants. Cette pensée suffit à faire bouillir Scarlett. Des milliers de dollars pour un collier de chien !
Avant de visionner la vidéo suivante, Scarlett activa la liste des contacts sur son téléphone portable à la lettre K. Delores Kaminsky… Un psychopathe lui avait tiré dessus sur le parking d’un supermarché neuf mois auparavant, la laissant pour morte sous une camionnette, une balle dans la nuque. Contre toute attente, Delores avait, par une sorte de prodige, survécu à ses blessures.
Delores dirigeait alors un refuge pour animaux ainsi qu’un service florissant de toilettage à domicile. Depuis cette tentative de meurtre, ses activités se limitaient à la gestion de son refuge, mais elle envisageait de se remettre bientôt au toilettage. Aucun de ses amis ne doutait de sa réussite. Scarlett ne l’avait rencontrée que quelques fois mais elle aussi croyait en elle.
Il était à peine 6 h 30, mais Delores avait confié à Scarlett qu’elle était une lève-tôt. Elle devait sans doute nourrir les chiens, à cette heure-là. Scarlett composa son numéro, dans l’intention, au moins, de laisser un message si Delores était encore en train de dormir. Mais celle-ci décrocha à la deuxième sonnerie et dit d’une voix étonnamment méfiante :
— Refuge animalier Patrick’s Place. En quoi puis-je vous être utile ?
— Delores, c’est Scarlett.
— Scarlett ! s’écria-t-elle. J’ai vu sur l’écran que l’appel venait du CPD et je me suis dit… Enfin, je suis bien contente que ce soit vous.
— Je vous appelle du bureau. Le réseau passe mal ici, et je ne voulais pas qu’on soit interrompues… Je ne voulais pas vous effrayer.
Cela faisait neuf mois que Delores avait été agressée et sa rééducation physique progressait bien, mais Scarlett craignait qu’elle n’ait davantage de difficulté à surmonter le traumatisme émotionnel.
— Vous ne m’avez pas vraiment effrayée… Après tout, si le type qui m’a attaquée est mort, il ne peut plus rien m’arriver, hein ? J’avais simplement… Peu importe. C’est idiot de ma part… Que puis-je pour vous ? J’espère que Zat n’a pas de problèmes…
— Zat est en pleine forme. Il semble s’être bien acclimaté à ma maison.
— Il ne mâchonne pas vos chaussures ?
— Jamais. Contrairement au chien de Deacon. J’ai eu le bon sens de ne pas choisir un chiot.
Tu parles d’un choix… Scarlett n’avait pas choisi Zat, c’était le bulldog à trois pattes qui l’avait élue.
— En fait, reprit-elle, je vous appelle parce que j’ai besoin de votre cerveau…
Scarlett s’interrompit, regrettant sa gaffe. Delores avait pris une balle dans la tête et, même si la balle n’avait pas atteint le cerveau, son crâne avait subi un important traumatisme lorsque son agresseur l’avait projetée sur le trottoir, avant de la rouer de coups de pied pour la pousser sous la camionnette.
— Désolée, Delores, je n’arrive pas à croire que j’ai pu dire ça, s’excusa Scarlett.
La réaction amusée de Delores la rassura.
— Ce n’est pas grave. Vraiment pas. En fait, je trouve ça plutôt drôle. Pourquoi avez-vous besoin de mon pauvre cerveau esquinté ?
— Il me faut un toiletteur.
— Je n’ai pas encore repris mes activités. Je ne me sens pas assez forte.
— Je n’ai pas besoin de vous pour mon chien, mais pour me fournir des renseignements sur les toiletteurs de la région, en particulier ceux qui ont une clientèle aisée, possédant des chiens de luxe.
— Je vois, dit Delores Je ne les connais pas tous, bien sûr, mais j’ai beaucoup d’amis dans le métier qui pourraient vous aider. Quelle race de chiens ?
— Caniche royal.
— Je connais plusieurs toiletteurs qui s’occupent de ces chiens-là. Mais… Ils ne sauront pas que c’est moi qui vous ai donné leurs noms, hein ? demanda-t-elle avec une pointe d’inquiétude dans la voix.
— Non, bien sûr. Mais, écoutez, si ça vous gêne, je peux trouver quelqu’un d’autre. Je ne vous en voudrai pas.
— Non, non… Je dis des bêtises, parfois…
Elle se força à rire avant d’ajouter :
— Si vous me dites plus précisément ce que vous cherchez, je pourrai peut-être vous aider. J’ai toiletté pas mal de grands caniches dans le passé. Dont trois qui ont été primés dans des concours.
— Reconnaîtriez-vous un chien de concours en voyant sa photo ?
— Ça dépend de la qualité de la photo. En tout cas, si ce n’en est pas un, je pourrai certainement vous le dire. Vous avez un caniche tueur sur les bras ?
La légèreté de la question avait quelque chose d’artificiel. Delores masquait mal son inquiétude, mais elle était quand même disposée à aider Scarlett, et celle-ci lui en savait gré.
— Non, répondit-elle du même ton badin. Mais j’ai besoin de savoir qui est le propriétaire de l’animal qui m’intéresse.
— J’ai pris des centaines de photos de caniches dans des concours. Vous pourrez les consulter, si vous estimez que ça peut vous être utile. J’ai une sorte d’album photos numérique.
— On peut se voir ce matin ?
— Après 11 heures, si ça vous convient. J’ai une séance de rééducation, ce matin. Si c’est urgent, je peux annuler mon rendez-vous.
— Non, ne l’annulez pas, mais prenez votre portable. Si j’ai besoin de votre aide avant, je vous appellerai.
— Parfait. À bientôt, Scarlett.
— Attendez, Delores… Vous avez contacté mon amie Meredith ?
Meredith Fallon, sa nouvelle amie, soignait surtout des enfants et des adolescents, mais elle s’occupait parfois d’adultes.
Je suis bien placée pour le savoir. Elle s’occupe de moi, malgré toutes mes réticences. Mais, à la manière dont Meredith s’y prenait avec elle, Scarlett ne doutait pas qu’elle se souciait sincèrement de son équilibre mental. Meredith avait du mal à sortir de son rôle de psy, même en dehors de son cabinet. Scarlett faisait donc attention à ne pas trop lui révéler ses hantises. Pas encore, en tout cas… Et peut-être jamais. Le risque que de telles confidences pouvaient faire courir à sa carrière était trop élevé.
— Pas encore, avoua Delores au bout d’un moment. Je ne suis pas encore prête. Je suis désolée.
— Pas de problème. Je vous comprends parfaitement.
Faute de quoi je ferais preuve d’une totale hypocrisie.
— Quand vous le serez, poursuivit-elle, elle saura vous écouter. En attendant, faites ce que vous avez à faire pour tenir le coup.
Long, très long silence. Si long que Scarlett crut que la communication avait été coupée.
— Delores ? Je ne vous entends plus…
— Je me demandais simplement si… Je veux dire, si vous… J’ai l’impression que vous me comprenez. Je me demandais si vous n’avez pas été, vous aussi, une victime.
Scarlett retint son souffle. Elle aurait préféré ne pas répondre à cette question, mais Delores avait vécu l’enfer et méritait une réponse franche.
— Non, je n’ai jamais été agressée. J’ai pris quelques gifles de temps à autre, mais c’était dans l’exercice de mes fonctions, et ceux qui me les ont données se sont en général très vite retrouvés menottés et immobilisés, avec mon genou enfoncé dans leurs reins. Non, moi, ce serait plutôt que j’ai vu trop de choses horribles… Contactez-moi quand vous serez revenue de votre séance de rééducation et je viendrai vous voir au refuge.
Elle raccrocha et se tourna vers l’image figée et agrandie du caniche blanc sur l’écran. Il fallait qu’elle visionne toutes les vidéos. À commencer par celle que Marcus avait filmée dans la ruelle.
Mais je n’en ai aucune envie… C’est ridicule, hein ? En tant qu’inspectrice spécialisée dans les homicides, elle était confrontée quotidiennement à la mort. Mais revoir à l’écran une victime déjà morte, c’était différent. Et certaines l’émouvaient plus que d’autres. Elle avait le pressentiment que le spectacle de la mort de Tala allait avoir un effet dévastateur sur son moral.
Alors, fais ton boulot. Fais en sorte que justice lui soit rendue. La punition du meurtrier de Tala ne suffirait pas à apaiser ses angoisses actuelles ni celles de Marcus, mais pouvait y contribuer, à terme.
Mais la main de Scarlett, posée sur la souris, refusa de lui obéir. Et elle revint sur sa boîte de réception au lieu d’ouvrir le fichier vidéo. Aucun autre mail de Marcus n’était arrivé depuis. Aucun signe de la liste des menaces qu’il avait promis de lui envoyer. Il a peut-être oublié… Ou c’est à cause de son assistante… Il m’a dit que c’était elle qui conservait cette liste. Elle ne la lui a peut-être pas encore transmise. Il avait pourtant dit qu’il lui enverrait dans moins d’une heure.
Pourquoi ne pas lui demander ? Le peu de réseau qu’elle avait suffisait à lui envoyer un texto. Elle se mit à pianoter sur le clavier de son téléphone portable.
M’avez-vous envoyé le fichier contenant la liste des menaces vous visant ? J’ai bien reçu les fichiers vidéo, mais pas la liste. Scarlett Bishop.
Elle fixa ce message un long moment. Elle aurait dû écrire « inspectrice » au lieu de son prénom. C’était plus convenable. Mais cela faisait neuf mois qu’elle pensait nuit et jour à Marcus O’Bannion. Quand il l’avait appelée, c’était peut-être une manière de faire le premier pas. Ou c’était tout simplement pour lui demander son aide, sans arrière-pensée. Elle ne le saurait jamais, à moins de faire le deuxième pas. Et, sans y réfléchir davantage, elle appuya sur la touche ENVOI.
Et maintenant, ma vieille, va faire ton boulot.
Elle rouvrit le dossier contenant les fichiers et cliqua résolument sur l’icône de la bonne vidéo.
Et elle se prépara à voir Tala mourir.
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 6 h 20
Deacon Novak inspira un grand coup avant d’entrer chez lui, puis relâcha son souffle, soulagé. Non seulement le nouveau chiot n’avait pas souillé le sol de la cuisine, ce qui était en soi un don du ciel, mais un agréable arôme de petit déjeuner flottait dans l’air. Et la femme de sa vie était debout devant la cuisinière, les cheveux encore ébouriffés par le sommeil.
Deux chiens étaient assis à ses pieds. L’un était un labrador adulte dénommé Zeus. L’autre était un chiot — un golden retriever bâtard aux pattes déjà énormes — qu’ils avaient baptisé Goliath. Tous deux venaient de refuges, et Deacon était enchanté par leur compagnie, même si le chiot mâchouillait parfois ses chaussures. Il n’aimait pas laisser sa femme toute seule quand il était appelé sur une scène de crime en plein milieu de la nuit. Mais la présence protectrice des deux chiens le rassurait un peu.
Les deux animaux se levèrent à son entrée. Zeus émit un grondement impressionnant avant de se rendre compte que c’était son maître et de se rasseoir tranquillement aux pieds de Faith, pendant que Goliath bondissait de joie en tous sens. Deacon s’accroupit pour lui gratter les oreilles.
Faith se retourna et le gratifia d’un sourire accueillant, tout en procédant à un rapide examen de son homme, des pieds à la tête. Chaque fois qu’il allait travailler, elle se rongeait les sangs. Mais elle n’en disait jamais un mot.
Deacon se releva et écarta obligeamment les bras.
— Regarde, chérie, pas de sang !
Elle secoua la tête en riant.
— Tant mieux, dit-elle. Tu as faim ?
Il émit un petit gloussement coquin et dit :
— Oui, mais on a mieux à faire.
Elle rougit, et il se dit qu’il ne s’en lasserait jamais.
— Assieds-toi et tais-toi, lui ordonna-t-elle.
Elle posa sur la table deux assiettes garnies de bacon et d’œufs sur le plat.
— Alors ? s’enquit-elle. Qu’est-ce qui s’est passé ? Scarlett va bien ?
— Ouais. Marcus aussi.
Faith écarquilla ses yeux verts.
— Marcus ? Notre Marcus ?
— Oui, ton cher cousin, dit-il en hochant la tête.
Il lui fit un résumé de l’affaire.
— Pauvre fille, commenta Faith d’une voix pleine de compassion. Et Marcus, il a été blessé ?
— Il portait un gilet pare-balles, mais il a de la chance de s’en tirer avec un gros hématome. Ce dingue n’a pas voulu aller aux urgences.
— Ça ne m’étonne pas, dit-elle en levant les yeux au ciel. Toi aussi, tu aurais refusé d’y aller. Tous aussi têtus les uns que les autres ! Vous n’êtes pourtant pas faits en kevlar !
— On ne parle pas de ton fiancé têtu, là, mais de ton cousin têtu, dit-il, taquin.
Elle sourit brièvement avant de se renfrogner.
— Ça ne va pas améliorer ses rapports avec sa mère, dit-elle. Depuis qu’elle a perdu Mikhail, Della s’inquiète terriblement pour ses autres enfants… Quand elle n’a pas picolé. Ou quand elle ne roupille pas. Avec tout ce qu’elle boit et tous les calmants qu’elle avale, elle est rarement éveillée. Je vais aller la voir aujourd’hui.
Faith n’avait fait la connaissance de ses cousins que neuf mois auparavant, mais elle n’avait pas tardé à devenir une O’Bannion à part entière. Il se penchait déjà pour effacer d’un baiser la moue de Faith, lorsque son téléphone portable se mit à sonner.
— C’est Zimmerman, dit-il à Faith. Il faut que je prenne l’appel.
Il répondit donc à son patron, l’agent spécial qui dirigeait l’antenne locale du FBI à Cincinnati. Deacon avait été affecté à la Brigade de répression de la grande criminalité, une force conjointe du FBI et de la police de Cincinnati. Il travaillait donc directement sous les ordres du lieutenant Lynda Isenberg, du CPD. Mais officiellement, il appartenait toujours au FBI, et l’agent spécial en chef Zimmerman était, lui aussi, son supérieur. Il ne communiquait pas forcément tous les détails de ses enquêtes à Zimmerman. Mais, là, il avait besoin d’accéder aux ressources du FBI.
— Bonjour, Andy, dit Deacon. Merci de me rappeler aussi vite.
— Quoi de neuf ? demanda Zimmerman.
— On est peut-être tombés sur une affaire de trafic d’êtres humains.
— Esclavage domestique, esclavage sexuel, les deux ?
— Je ne sais pas encore.
Sous le regard indigné de Faith, il répéta à Zimmerman ce que Tala avait confié à Marcus. Faith soignait des victimes d’agressions sexuelles depuis des années, veillant sur ses patientes comme une lionne sur ses petits. Tala aurait été entre de bonnes mains, songea Deacon, si Faith avait eu l’occasion de s’occuper d’elle.
— L’inspectrice Bishop recherche son identité, conclut Deacon.
— Nous avons une équipe spécialisée dans la répression du trafic d’êtres humains dans l’Ohio. L’agent spécial Troy en est l’enquêteur principal, et nous allons lui adjoindre un autre agent pour l’épauler. Cette personne ne doit, en principe, rejoindre le détachement que dans quelques semaines, mais je vais essayer d’accélérer les choses. En attendant, je vais contacter Troy et le faire venir ici dès que possible. Il travaille sur une affaire à Cleveland qui devrait être close aujourd’hui, normalement.
— Bien. Je vous tiendrai au courant, promit Deacon avant de raccrocher.
Faith lui prit la main et la serra doucement.
— Nous avons soigné beaucoup de victimes de ce genre de trafic quand je travaillais à Miami, dit-elle. Là-bas, nous nous y attendions. Mais ici, dans l’Ohio ? Et pourtant, je sais qu’il y a de nombreux cas… Ce fléau sévit partout, de nos jours.
Deacon songea à Tala, dont le corps était en route pour la morgue.
— Tu as raison, malheureusement.
* * *
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 6 h 20
— Bordel de merde, Marcus ! s’exclama Stone en se frottant les joues. Tu aurais pu y laisser ta peau !
Marcus venait de raconter à son frère tout ce qui s’était passé pendant la nuit. Enfin, presque tout. Car il ne lui dit rien de sa fascination pour Scarlett Bishop.
— Mais je suis encore vivant, rétorqua-t-il.
Stone se cala dans son siège et ferma les yeux.
— Je n’ai pas envie de perdre un autre frère, dit-il d’une voix rauque. Fais un peu plus gaffe à toi, s’il te plaît.
— Qu’aurais-tu fait, à ma place ? demanda Marcus d’un ton délibérément dénué de colère et de critique.
Stone ne réagissait pas bien à la colère, et les critiques de Marcus comptaient parmi les rares choses capables de l’attrister.
— Laisse tomber, lui conseilla Stone. Pour une fois dans ta vie, ne joue pas les héros. Laisse tomber, je te dis.
— Tu veux que je me planque dans mon bureau jusqu’à la fin de mes jours ?
— Non, bien sûr, répondit Stone d’un ton las. Mais ça ne veut pas dire que tu dois te sentir obligé d’accourir au galop chaque fois que quelqu’un a des ennuis…
Il s’interrompit pour taper du poing sur l’accoudoir de son fauteuil.
— Merde, Marcus, reprit-il. Maman a besoin de toi. Comme Audrey, Jeremy…
Il déglutit avant d’ajouter :
— Et moi.
La mauvaise humeur de Marcus se dissipa. Sa mère et son beau-père, Jeremy, avaient été anéantis par la mort de Mikhail. Et Audrey… Sa sœur était devenue adulte du jour au lendemain, pleurant son frère et terrifiée par la détresse suicidaire de sa mère.
Stone et Marcus avaient, eux aussi, marché sur des œufs en compagnie de leur mère. Aucun d’entre eux ne voulait lui causer davantage de chagrin. Marcus l’avait déjà vue dans cet état. Il savait trop bien jusqu’où elle pouvait aller.
Et pourtant, de tous les membres de sa famille, c’était Stone qui l’inquiétait le plus. Stone était une cocotte-minute prête à exploser. Il refusait d’admettre combien la mort de Mikhail l’avait bouleversé. Cela faisait neuf mois que Marcus s’attendait au pire.
Mais il n’était pas disposé pour autant à changer de personnalité. Il n’avait aucune envie d’arrêter d’aider les victimes qui n’avaient aucun appui, aucun autre recours que lui.
— Je sais, murmura-t-il. Mais nous, nous sommes soudés, nous pouvons compter les uns sur les autres. Quelqu’un comme Tala n’a pas cette chance.
Il y eut un long silence, que Stone rompit d’un sourire agacé.
— Un de ces jours, tu vas y rester.
— Pas aujourd’hui, en tout cas, répliqua Marcus d’un ton égal.
— La journée ne fait que commencer.
Cette fois, Marcus ne put contenir sa colère.
— Je porte en permanence un putain de gilet pare-balles ! Comme promis !
— On peut donc dire que tu as eu de la chance qu’il te tire dans le dos et pas dans la tête, rétorqua Stone d’un ton sarcastique. Et s’il avait décidé de t’achever, comme la fille ? Aucun gilet ne protégera ta tête de mule. Tu te prends pour un demi-dieu ? Tu te crois invincible ? Immortel ?
Stone ne parlait plus, il criait.
— Tu es vraiment trop con ! s’exclama-t-il.
Marcus grimaça. C’était faux. Il pesait les risques, étudiait les enjeux. Et il en arrivait toujours à décider que la victime qu’il voulait sauver le méritait, quoi qu’il en coûte.
Stone le regarda d’un air stupéfait et murmura :
— Tu veux mourir… Tu es cinglé.
Marcus secoua la tête.
— Non, fit-il. Tu te trompes. Ça ne se passe pas comme ça.
Stone se redressa et le fusilla du regard.
— Alors, ça se passe comment ? Essaie d’expliquer ça à ton demeuré de frère !
Marcus se frotta les tempes. Il souffrait à présent d’une forte migraine. Stone ne recourait au mot « demeuré », pour se désigner lui-même, que lorsqu’il était vraiment contrarié — séquelle de leur enfance dont ni l’un ni l’autre ne voulait se souvenir mais qu’ils ne pouvaient oublier. Une perte commune et les mêmes épreuves les avaient touchés très différemment l’un et l’autre, modelant leurs personnalités et faisant d’eux les adultes qu’ils étaient devenus.
— Je ne t’ai pas demandé de venir ce matin pour qu’on s’engueule, murmura Marcus.
Stone serra les poings.
— Dommage, répliqua-t-il. Parce que c’est exactement ce qui va se passer !
— Crois-moi, Stone, je ne veux pas mourir, dit Marcus, subitement trop épuisé pour batailler. Mais quand je vois des gens comme Tala… Ils méritent d’avoir une vie, eux aussi.
— Plus que toi ? demanda sèchement Stone.
Une fois de plus, Marcus ne répondit que par un silence équivoque. Stone se passa la main dans les cheveux, comme s’il était à deux doigts de sombrer dans la folie. Ce qui n’était pas loin d’être vrai.
— Et il paraît que c’est moi, le demeuré ! s’écria-t-il d’une voix rageuse.
Il se recoiffa du plat de la main et baissa la tête, vaincu.
— Tu es un crétin buté, voilà tout, maugréa-t-il.
— Tu m’aideras quand même ? demanda Marcus à son frère sans hausser le ton.
— T’aider à te suicider ? Pas question, bordel de merde !
— Je ne veux pas mourir. Je te demande simplement de me donner un coup de main pour élucider l’affaire Tala, mais aussi pour contrôler Jill. Tôt ou tard, des journalistes découvriront mon nom dans le rapport de police que Deacon et Scarlett vont rédiger sur le meurtre de Tala. Ils sauront que j’étais en compagnie de cette adolescente de dix-sept ans dans un quartier mal famé au moment où elle a été assassinée. J’aimerais que la lumière soit faite sur cette affaire avant que les médias ne me taillent un costume de pédophile sadique.
Stone redressa les épaules.
— Qu’attends-tu de moi ?
Ce n’est pas trop tôt, songea Marcus. Il avait prévu que son frère se fâche un peu, mais il ne s’était pas attendu à cette avalanche de reproches. La mort de Mikhail les avait tous poussés à bout.
— Il me faut un article signé de toi sur la page d’accueil du site du Ledger, le plus vite possible, et à la une de l’édition papier de demain. Je veux que tu relates comment j’ai été contacté par la victime dans le parc, et comment elle m’a demandé un rendez-vous pour que je l’aide à échapper à un couple maltraitant. Je veux que tu indiques qu’un flic du CPD était prévenu, mais que la victime a été abattue juste avant l’arrivée de ce flic.
— « Un couple maltraitant », répéta Stone. Je ne mentionne pas le fait que ce couple la « possédait », elle et sa famille ?
— Non. Ça, c’est aux flics d’enquêter pour savoir ce qu’il en est exactement.
Et à moi, aussi, pensa-t-il. Mais, après les vociférations qu’il venait d’entendre, il préférait ne pas en parler. Pas encore. Pour l’instant, son frère était beaucoup trop bouleversé.
— Bon, d’accord, céda Stone non sans plisser les yeux d’un air méfiant. Comment est-ce que je vais expliquer ce que tu fichais dans ce quartier pourri à une heure aussi tardive ?
— Tu n’as qu’à laisser entendre que Tala ne voulait pas être vue en ma compagnie dans son quartier, de crainte que les gens chez qui elle vivait ne l’apprennent. Mais ne lui attribue pas ces mots. Toute personne ayant accès au dossier, et aux indices qu’il contient, pourrait facilement contester la citation.
— Et l’un de ces « indices », c’est la vidéo que tu as envoyée à Bishop…
Stone grimaça en prononçant ce nom, comme si le simple fait de mentionner Scarlett Bishop lui laissait un mauvais goût dans la bouche.
— Pourquoi as-tu fait ça, d’ailleurs ? demanda-t-il. Quel besoin avais-tu de lui remettre des fichiers vidéo ? Tu n’aurais même pas dû lui en parler.
Il le fallait, bien au contraire. Ne serait-ce que pour chasser la méfiance de ses beaux yeux noirs. Il s’était habitué à lire de la défiance dans les yeux d’autrui depuis qu’il avait pris les rênes du Ledger, cinq ans plus tôt. Les gens avaient tendance à mépriser les journalistes, et Marcus s’en accommodait très bien. Ce qui lui importait avant tout, au bout du compte, c’était d’agir selon sa conscience en faveur des victimes sans défense.
Mais le regard suspicieux de Scarlett l’avait piqué au vif. Car, outre la méfiance, il avait décelé une sorte de colère, une meurtrissure qui semblait beaucoup plus personnelle que le ressentiment que la plupart des flics nourrissaient à l’égard des journalistes. Il en avait déduit qu’un journaliste particulièrement odieux avait dû faire beaucoup de mal à Scarlett.
Marcus s’était promis de tout faire pour qu’elle n’ait jamais la moindre raison de le regarder avec une telle suspicion. Même s’il devait pour cela lui révéler ses tourments les plus intimes. Elle devait avoir visionné la vidéo. Elle avait donc été témoin de la réaction de Marcus au moment du meurtre de Tala. Il lui avait donné un aperçu de son cœur.
— Marcus ? fit Stone en se penchant vers lui et en claquant des doigts sous son nez. Tu es toujours là ?
Marcus cligna des yeux et le visage inquiet de Stone lui apparut plus distinctement.
— Ouais, je suis là, marmonna-t-il.
— Tu as eu un passage à vide, là, pendant un instant… Tu avais l’air tout drôle… Tu devrais peut-être consulter un médecin…
— Les infirmiers m’ont examiné sous toutes les coutures. Je me porte comme un charme.
Stone ne parut pas convaincu.
— Ils t’ont quand même dit d’aller à l’hôpital, j’imagine.
— Ouais, mais ça ira. Je vais bien.
En réalité, il se sentait un peu nauséeux, mais la moindre évocation d’un séjour à l’hôpital suffisait à provoquer cette réaction.
— J’ai remis les fichiers vidéo à l’inspectrice Bishop parce qu’une jeune fille venait d’être assassinée sous ses yeux. C’était…
— La seule chose à faire, le coupa Stone en levant les yeux au ciel. Ouais, ouais… Ça va, j’ai compris.
Marcus en doutait parfois. Stone avait trop souvent du mal à comprendre certaines subtilités par lui-même, même s’il finissait souvent par se laisser convaincre quand on les lui expliquait.
— Ça m’évite aussi d’être un suspect aux yeux des flics, dit Marcus.
Du moins, je l’espère.
— Je voudrais voir la vidéo, moi aussi, dit Stone.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Tu n’aimerais pas ce que tu y verrais.
— Sans doute pas. Mais il faut que j’en sache le plus possible, au cas où Bishop déciderait de la divulguer aux médias. Je veux la voir. Tout de suite.
Scarlett ne ferait pas ça, songea Marcus. Mais il garda cette opinion pour lui et tourna l’écran vers Stone. Stone regarda la vidéo sans prononcer le moindre mot, tressaillant à chaque coup de feu. Son visage devint livide au moment où la deuxième balle projetait Marcus à terre. Et quand le crâne fracassé de Tala s’afficha à l’écran, Stone parut suffoquer tant il était choqué.
— Ça va ? s’enquit Marcus.
Stone hocha la tête en tremblant et continua de regarder. À la fin, il poussa un profond soupir avant de dire :
— Tu lui as… Tu lui as remis cette vidéo ? Intégralement ?
— Ouais.
Stone leva la tête et, l’espace d’un instant, Marcus revit le petit garçon que son frère avait été. Si jeune et si apeuré. Si vulnérable. Toujours en quête de réconfort.
— D’accord. J’ai compris. Il fallait que tu le fasses… Comme d’habitude.
— Quoi donc ? Accepter d’aider Tala ou remettre les fichiers à l’inspectrice Bishop ?
Stone ferma les yeux.
— Les deux, murmura-t-il.
Quand il rouvrit les yeux, sa vulnérabilité avait été remplacée par l’apparente confiance en soi qu’il affichait d’ordinaire. Mais ce n’était qu’une façade. Et quand cette façade s’effondrait, il perdait son sang-froid — le pire était alors à craindre. Mais Marcus ne parlerait jamais à quiconque des faiblesses de son frère.
C’est faux. Tu en as parlé à Scarlett. Enfin, en quelque sorte. Il était allongé sur son lit d’hôpital, avec un poumon perforé, et Scarlett était venue lui rendre visite. Elle en voulait terriblement à Stone, parce que ce dernier avait caché des informations qui s’étaient avérées vitales pour sauver la vie d’une femme et d’une petite fille. Scarlett n’avait pas compris ce manque de coopération. Le caractère de Stone était pour elle une énigme.
Marcus avait réagi violemment face à ces reproches. Il s’était écrié : « Tant que vous n’aurez pas vécu un dixième de ce que Stone a dû traverser, je vous interdis de le critiquer. » Scarlett n’avait pas insisté, contrairement à ce qu’auraient fait tant d’autres personnes dans de telles circonstances. Elle l’avait cru sur parole. Elle avait respecté son intimité, sa vie familiale. Et elle était restée pour veiller sur lui, en se relayant avec un de ses collègues. Elle a tout fait pour assurer ma sécurité.
Marcus lui avait fait confiance, à l’époque. Et c’était toujours le cas.
— Je ne crois pas que l’inspectrice montrera cette vidéo à des journalistes. Mais si elle le fait, ma conversation avec Tala sera accessible au public. Rien de ce que tu écriras dans ton article ne doit pouvoir être démenti par cette vidéo. Ne révèle pas dans quel parc je l’ai rencontrée, ni les derniers mots qu’elle a prononcés.
— Tu veux qu’il y ait une photo d’elle ?
— Oui. Tu n’auras qu’à prélever une image dans l’une des vidéos que j’ai filmées dans le parc. Je vais t’envoyer le lien pour les télécharger. Mentionne aussi le fait que je suis déjà venu en aide à des victimes. Choisis deux noms qui n’apparaissent pas sur la liste des menaces.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que ça peut faire, qu’ils y soient ou pas ? C’était Tala, pas toi, la cible !
— C’est à cause de Jill. Elle a vu la liste.
Stone se raidit, l’air furieux.
— Comment est-ce qu’elle a fait ? Gayle ne la lui aurait jamais montrée.
Marcus observa attentivement son frère, espérant qu’il s’était assez calmé pour encaisser une deuxième révélation.
— Tu savais que Gayle avait eu une crise cardiaque ? lui demanda-t-il.
Stone en resta bouche bée.
— Quoi ! Qu’est-ce que tu racontes ?
— J’ai eu la même réaction que toi, dit Marcus.
Il relata à Stone ce que lui avait confié Jill.
— C’est donc la petite qui fait le boulot de Gayle depuis tout ce temps ?
— Presque tout, oui.
Stone se cala dans son fauteuil, fronçant les sourcils.
— On ne peut pas lui en vouloir, dit-il. Si Gayle était ma tante, j’aurais fait la même chose. Mais je ne savais pas que Gayle pensait ça de nous.
— À mon avis, c’est surtout Jill qui s’est persuadée que Gayle devrait nous en vouloir… Quoi qu’il en soit, elle a vu la liste et s’est chargée de la compléter depuis. Elle a remarqué que les menaces les plus plausibles et les plus dangereuses cessaient souvent brusquement…
Il leva les yeux au ciel et ajouta :
— Elle s’imagine que je les descends.
— Elle te prend pour Vito Corleone, ricana Stone. Pourquoi ne lui as-tu pas dit la vérité ?
— Parce que je ne lui fais pas confiance. Je ne sais pas pourquoi, exactement, donc je ne peux pas t’en dire plus. Peut-être que je sens depuis le début qu’elle nous en veut et qu’elle désapprouve nos rapports avec Gayle.
Ou c’est peut-être plus grave, songea-t-il. Mais là, je suis peut-être un peu parano.
— Elle a menacé de nous dénoncer ?
— Il n’y a que moi qu’elle puisse balancer, parce qu’elle ne connaît visiblement pas ton rôle dans tout ça. Mais elle n’a rien dit de menaçant en soi. Elle m’a juste demandé si nos activités confidentielles ne risquaient pas d’expédier sa tante en prison. Je pense qu’elle m’a cru quand je l’ai rassurée. Mais elle va continuer à se renseigner, surtout maintenant que j’ai été blessé. Elle redoute que les gens qui ont essayé de me faire la peau ne tentent de s’en prendre à Gayle.
— Là encore, on ne peut pas lui en vouloir. Surtout si elle est persuadée qu’on est des salauds et des égoïstes, qui n’apprécient pas sa tante à sa juste valeur. Mais si on arrive à la convaincre que la cible était bien Tala, et non toi, elle aura moins peur que sa tante ne prenne une balle perdue… En présentant spontanément ton témoignage et les vidéos, tu fais d’une pierre deux coups : tu étouffes dans l’œuf tout soupçon quant à ton implication dans le meurtre de Tala, et tu rassures Jill au sujet de sa tante. Bien joué.
— Si elle m’a cru. Ce dont je ne suis pas certain.
— Je vois, dit lentement Stone. À part se débarrasser d’elle, qu’est-ce qu’on peut faire pour l’empêcher de nous nuire ?
— J’aimerais que vous enquêtiez ensemble sur chacune des menaces qu’elle a compilées. Comme ça, tu pourras lui démontrer qu’il s’agit simplement de gens qui se défoulent sans jamais passer à l’acte.
Stone haussa les sourcils.
— En d’autres mots, tu veux que je lui mente ? demanda-t-il.
Marcus soupira.
— Non, je veux simplement que tu la convainques que Gayle ne court aucun danger.
— Et les menaces qu’on a fait cesser ? Si je ne lui dis pas la vérité là-dessus, elle va continuer à croire que tu es une sorte de parrain de la mafia.
— Je préférerais presque ça, marmonna Marcus. Ça me permettrait de lui dire : « Lâche l’affaire, petite, si tu ne veux pas prendre un bain dans l’Ohio, les deux pieds dans un bloc de béton. »
Il tenta de réfléchir, mais le manque de sommeil commençait à se faire sentir.
— Trouve un moyen de lui expliquer pourquoi ces gens ont arrêté de nous menacer, reprit-il. Dis-lui, par exemple, que nous leur avons envoyé notre avocat pour les menacer de poursuites judiciaires.
— Et si elle se renseigne auprès de Rex ?
L’avocat du Ledger était l’un des plus vieux amis de Marcus mais n’était pas mêlé à ses activités secrètes, ce qui lui évitait tout dilemme déontologique.
— Il se réfugiera derrière le secret professionnel et ne lui dira rien du tout. Et ensuite il viendra me voir pour me sermonner et m’exposer toutes les raisons pour lesquelles je ferais mieux de me tenir à carreau. Après quoi, je lui promettrai d’arrêter mes conneries et de rester dans le droit chemin jusqu’à la fin de mes jours.
— Très drôle, ricana Stone.
— Il lèvera les yeux au ciel et s’en ira en marmonnant qu’un jour j’aurai de gros ennuis… et c’est tout.
Stone secoua la tête.
— Bon, d’accord, fit-il. Si c’est comme ça que tu veux la jouer… Tu peux compter sur moi.
— Comme à chaque fois, murmura Marcus. Et je t’en remercie.
Stone balaya le compliment d’un geste de la main et demanda :
— Et toi, qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
— Expurger la liste et l’envoyer à Bishop.
— Hein ? Mais pourquoi ?
— Parce que je le lui ai promis.
— Tu lui as parlé de la liste ? Non mais je rêve ! Tu nous as fait jurer de ne jamais en parler à personne, et toi, tu la refiles au premier flic venu ?
— Deacon et Bishop m’ont demandé si j’avais été menacé. J’ai préféré leur dire que mon assistante avait établi une liste. Je n’ai jamais eu l’intention de lui faire parvenir la liste complète.
Stone le dévisagea comme s’il avait trois têtes.
— Ils insinuaient que j’aurais pu être la cible, précisa Marcus. J’ai pensé que ce serait plus logique de leur démontrer que ce n’était pas le cas.
Stone ferma les yeux et se pinça le bout du nez.
— Merde alors, lâcha-t-il. Ta manie des bonnes actions va attirer l’attention de cette inspectrice. Il faut qu’elle te lâche la grappe.
Marcus repensa au regard plein d’approbation dont Scarlett Bishop l’avait gratifié dans la ruelle, avant l’arrivée des secours. Plein d’approbation, mais aussi de respect. Et de désir. Il inspira profondément et dut se forcer à respirer régulièrement. Pour rien au monde il n’aurait cherché à échapper à l’attention de Scarlett.
— Ne te tracasse pas pour l’inspectrice, dit-il d’une voix rauque. Je m’en occupe.
Stone lui jeta un regard incrédule avant de dire :
— Elle te plaît. Oh ! mon Dieu… Dis-moi que tu me fais marcher…
Marcus envisagea très brièvement de nier, mais il se rendit compte qu’il n’en avait pas envie.
— Et pourquoi est-ce qu’elle ne me plairait pas ? Parce qu’elle est flic ?
— Parce qu’il s’agit de Bishop. C’est une mangeuse d’hommes. Elle en bouffe au petit déj’ et elle recrache les os. Et après elle les broie pour en faire de la farine. C’est une vraie mante religieuse.
Marcus ne put s’empêcher de sourire. C’était la première fois depuis longtemps qu’il était sincèrement amusé.
— Où es-tu allé pêcher ça ? Tu es sûr de tes sources ?
— En tout cas, c’est la reine des casse-couilles.
Stone et Scarlett ne s’étaient pas rencontrés dans les meilleures conditions. Deacon et Scarlett enquêtaient sur un enlèvement, et Stone leur avait caché des indices. Pour être tout à fait juste, Stone venait de découvrir le corps de Mikhail au fond d’un trou, et il était bouleversé.
— Tu lui as menti, Stone, dit Marcus sans élever le ton. Tu crois vraiment que ça lui a plu ?
Stone le fixa avec stupéfaction.
— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait avaler, les infirmiers ? Des hallucinogènes ? Je ne vois pas d’autre explication. Bon, d’accord, elle est bien roulée. Ça, je te l’accorde. Très bien roulée, même… Étant donné les circonstances, je peux comprendre ce moment de folie… Elle a une belle paire de nichons, c’est vrai. Tu n’as qu’à faire une balade en bagnole avec elle, si ça te tente tant que ça. Mais fais bien gaffe à toi, sinon elle va te les couper et les ajouter à sa collection personnelle. Et quand tu lui auras fait faire le tour du pâté de maisons, dépose-la quelque part et oublie-la.
— C’est bon, répondit Marcus sèchement. Tu ne la portes pas dans ton cœur, OK. Mais je n’accepterai pas que tu parles d’elle en ces termes. Que tu n’aimes pas la manière dont elle fait son boulot, passe encore. Mais pour le reste…
— Elle te plaît vraiment ? Assez pour sortir avec elle ?
— Je la connais à peine.
— Mais tu aimerais bien…
Marcus haussa les épaules.
— C’est possible. Je ne la reverrai peut-être jamais… Mais si je la revois, ce ne sera pas juste comme ça.
Stone lâcha un soupir.
— Je vois le tableau. Donne-lui cette foutue liste. Mais j’en veux une copie, moi aussi. Il faut que je sache ce qui te pend au nez.
— D’accord.
Marcus jeta un coup d’œil au moniteur du système de surveillance vidéo, qui lui permettait de voir toutes les entrées du bâtiment.
— Jill vient d’entrer dans le hall avec le petit déjeuner. Tu pourrais aller l’aider à porter tout ça.
— J’y vais, et ensuite j’attaque l’article sur Tala.
— Fais gaffe. Je ne veux pas que Jill puisse fouiner ici sans être surveillée.
— Tu veux que je la flique ?
— Oui. Jusqu’à ce que j’aie trouvé quelqu’un d’autre pour la surveiller. Je vais changer tous les mots de passe sur nos serveurs. Et je vais demander à Diesel d’ajouter quelques pare-feu supplémentaires…
Marcus avait déjà piraté un ou deux ordinateurs, mais Diesel, leur expert en informatique, était un vrai petit génie.
Il se cala dans son fauteuil et extirpa son téléphone portable de la poche de son jean. Il l’avait senti vibrer pendant sa conversation avec Stone. Il lut le message puis, le cœur battant, le relut. Surtout la signature. « Scarlett Bishop », et non « inspectrice Bishop ». C’était moins solennel, plus chaleureux. Engageant, presque.
O’Bannion, vous vous faites des illusions.
Ou peut-être pas. C’était son nom. Voilà tout.
Alors, arrêtez de rêver, et concentrez-vous sur ce que vous devez me donner.
Le fait qu’elle insiste ainsi pour qu’il lui envoie la liste n’avait rien de surprenant, étant donné le retard qu’il avait déjà pris. Il avait cependant espéré qu’après avoir regardé les vidéos de Tala, elle se rendrait compte que la liste ne lui serait plus utile. Les enregistrements prouvaient que Tala avait été la cible et non Marcus.
Mais il avait connu assez de flics pour savoir qu’une fois qu’ils avaient une idée en tête, ils s’y accrochaient jusqu’au bout. Il s’agissait simplement de lui donner quelques noms bien choisis qui ne l’inciteraient pas à creuser plus profond. Car ce qu’elle risquait de trouver pouvait avoir des conséquences dramatiques, pour elle comme pour lui.