14

 

Je tombai comme une masse, et ne pense même pas avoir changé de position jusqu’au moment où je rouvris les yeux d’un coup, un peu après midi. Je ne m’étais pas réveillé aussi brutalement depuis des années. En fait de réveil, cela ressemblait plutôt à la sortie d’un trou noir.

Je m’étais déjà douché et rasé lorsque Elaine me retrouva devant une tasse de café et m’informa que le téléphone avait sonné toute la matinée.

— J’ai laissé le répondeur, ajouta-t-elle. Jim… Tout le monde voulait savoir, ou te parler de lui. Plus tous les autres. Des noms que je n’ai pas reconnus et d’autres qui me disent quelque chose. Joe Durkin et l’autre flic… celui d’hier soir.

— George Wister ?

— Voilà. Il a appelé deux fois. La deuxième, j’ai même cru qu’il me voyait. « S’il vous plaît, décrochez, si vous entendez ce message. » Très sévère, très père qui tance son gamin, le genre même de truc qui moi[18] me donne envie de répondre : « Va te faire mettre. » Inutile de te dire que je n’ai pas décroché.

— Tu parles d’une surprise.

— Je n’ai même pas décroché quand c’était pour moi. C’était Monica et je n’étais pas d’humeur à l’écouter me raconter son dernier petit copain marié. La seule fois où j’ai décroché, c’est quand T. J. a appelé. Il avait vu les nouvelles et voulait s’assurer que tu allais bien. Je lui ai dit que oui, et lui ai aussi ordonné de ne pas ouvrir la boutique aujourd’hui. De fait, je lui ai même demandé d’accrocher un panneau à la vitrine.

— « On boucle pour le mois pa’ce qu’on va s’ach’ter de nouveaux bazars, Edgar. »

— J’ai aussi téléphoné à Beverly Faber. Tu vois un peu d’ici comme j’en avais envie, mais je me suis dit qu’il le fallait. J’ai dans l’idée qu’elle avait pris des calmants, ou alors elle était encore sous le choc et n’avait pas dormi. Les flics l’ont tenue éveillée toute la nuit avec leurs questions. L’impression qu’elle en a tirée, ou alors c’était celle qu’ils voulaient lui laisser, est bien que le meurtre de Jim est une affaire d’erreur sur la personne.

— Ce qui est vrai.

— Elle, pour l’instant, elle pencherait plutôt pour un mauvais coup du hasard. Tu te souviens quand l’actrice avait laissé tomber quelque chose par la fenêtre ? Je crois que c’était un pot de fleurs…

— Mon Dieu, c’est loin, tout ça ! J’étais flic quand c’est arrivé. Je travaillais à Brooklyn, en fait. On ne m’avait pas encore transféré au Sixième Secteur. Oui, c’est à cette époque-là que ça remonte.

— Toujours est-il que son pot de fleurs a dégringolé de quelque chose comme seize étages et a tué un type qui rentrait du restaurant. C’est pas ça ?

— Si, en gros. La question, à ce moment-là, était de savoir comment le pot de fleurs avait fait pour passer par la fenêtre. Pas qu’elle aurait visé le pauvre mec, mais… était-il tombé par hasard ou l’avait-elle pris pour le balancer sur quelqu’un ?

— Qui se serait baissé ? Et c’est comme ça que le missile serait passé par la fenêtre ?

— Peut-être. En tout cas, c’est de l’histoire plus qu’ancienne.

— Beverly a l’air de s’en souvenir comme si c’était arrivé hier. Son Jim ressemble beaucoup au type qui l’a pris sur la tête : on s’occupe de ses oignons et vlan, voilà le doigt de Dieu qui vous écrase comme une punaise.

Elle fit une grimace et ajouta :

— Tu sais, je ne l’ai jamais beaucoup aimée, cette femme. Mais j’avais vraiment du mal pour elle et très envie de l’aimer fort pendant toute la durée du coup de fil.

— Je sais ce que tu veux dire.

— Elle n’est pas facile à aimer. Je crois que c’est sa voix : elle donne l’impression de se plaindre tout le temps, même quand elle ne se plaint pas. Dis, tu n’as pas faim ?

— Si. Je crève la dalle.

— Dieu soit loué ! J’avais peur d’être obligée de te ficeler sur une chaise pour t’alimenter de force. Allez, va donc écouter tes messages pendant que je te prépare quelque chose.

Je récupérai mes messages et notai noms et adresses alors même que je n’avais guère envie de rappeler quiconque, et surtout pas les flics. Le deuxième que m’avait laissé Wister était bien tel qu’elle me l’avait décrit et s’attira la même réponse, ou pas loin, qu’Elaine lui avait faite. Aussi urgent qu’agacé, le coup de fil de Joe Durkin – il l’avait passé pile une demi-heure avant que j’ouvre les yeux –, m’ôta tout désir de le rappeler.

J’effaçai tous mes messages – ce qu’on ne peut pas vraiment faire vu que, l’enregistrement étant numérique, il n’y a pas de bande à effacer –, rejoignis la cuisine et mangeai tout ce qu’Elaine posa devant moi. Lorsque le téléphone sonna de nouveau, je laissai le répondeur filtrer l’appel. On raccrocha sans parler.

— J’en ai eu beaucoup de ces trucs-là, me dit-elle. Des gens qui raccrochent…

— Il y en a toujours. En général, ce sont des démarcheurs.

— Dis, tu te rappelles ma brève carrière dans ce métier ? J’étais vraiment au plus bas.

— Ce n’était pas ça que tu faisais.

— Bien sûr que si.

— Non, Elaine, c’était du phone sex.

— Eh bien, c’est la même chose ! Dans l’un comme dans l’autre cas, il s’agit de branler les gens par téléphone, non ? Dieu, qu’est-ce que c’était marrant !

— Ce n’est pas ce que tu pensais à l’époque.

— Je me disais que je devais pouvoir y arriver, jusqu’au jour où je me suis aperçue que j’en étais incapable. C’est à peu près à cette époque-là que j’ai fait la connaissance de Lisa.

— C’est ça.

— Avant que nous emménagions et que j’ouvre la boutique.

J’avais cessé de voir des clients et ne savais pas quoi faire de ma vie.

— Je ne l’ai pas oublié.

— Matt ?

— Quoi ?

— Oh… rien.

Je rinçai mon assiette dans l’évier et la mis à sécher sur l’égouttoir.

— Il faudrait que tu appelles T. J., reprit-elle.

— Tout à l’heure.

— Tu n’as pas envie de regarder les nouvelles ? Sur New York One, il y avait plein de reportages sur la fusillade.

— Ça peut attendre.

Elle garda le silence un instant, pour rassembler ses pensées. Puis elle me dit :

— Lisa et toi étiez proches, non ?

— Proches ?

— Écoute, rends-moi service, tu veux ? Dis-moi de la fermer et de m’occuper de mes oignons.

— Pas question.

— Je préférerais.

— Pose ta question, Elaine.

— C’était bien avec elle que tu couchais, n’est-ce pas ? Je… je n’arrive pas à croire que j’aie pu te demander ça.

— La réponse est oui.

— Je le sais. Et ça s’est terminé il y a quelque temps.

— Assez longtemps, oui. Je ne l’avais pas revue depuis que nous l’avons rencontrée à l’Armstrong.

— C’est ce que je pensais. Je savais que tu voyais quelqu’un. C’est ce que je voulais dire quand je t’ai…

— Je sais.

—… quand je t’ai dit que notre mariage n’avait pas à changer quoi que ce soit. Je ne plaisantais pas, Matt. Tu… tu m’as trouvée un peu trop… noble ? Parce que… ce n’était pas ça.

— Non, je me suis seulement dit que tu parlais sérieusement.

— Et c’était vrai. Je n’essayais pas du tout d’être noble. J’étais plutôt… réaliste. Les hommes et les femmes sont différents et l’une des choses sur lesquelles ils sont différents est la baise. Et je me fous pas mal de me faire virer de la grande sororité des femmes pour le penser, parce que c’est la vérité. Et je crois savoir de quoi je parle, non ?

— Si.

— Les hommes baisouillent à droite et à gauche et pendant des années j’ai bien gagné ma vie en étant une de celles avec lesquelles ils le faisaient. Et les trois quarts d’entre eux étaient mariés, Matt. Ça n’avait jamais rien à voir avec leurs couples. Ils baisaient pour des tas de raisons, mais quand on les additionnait toutes, ça n’en faisait jamais qu’une : c’est comme ça que sont les hommes.

Elle me prit la main et fit tourner mon alliance autour de mon doigt, encore et encore.

— Je suis à peu près sûre que c’est biologique. Chez les autres animaux, c’est pareil et ne me dis pas qu’ils sont tous névrosés ou pressés de faire comme leurs pairs. Et donc, pourquoi faudrait-il que je t’espère différent, voire que je le veuille ? La seule chose qui m’inquiéterait serait que tu trouves quelqu’un de mieux que moi et ça… je ne pensais pas que ça puisse arriver.

— Ça n’arrivera jamais.

— C’est ce que j’avais décidé, parce que je sais très bien ce que nous avons tous les deux. Es-tu tombé amoureux d’elle, Matt ?

— Non.

— Cette histoire ne nous a donc jamais menacés, nous ?

— Pas une seconde.

— Regarde-moi, Matt, me dit-elle. J’ai les larmes aux yeux. Non mais… tu le crois ?

— Oui, je peux.

— L’épouse qui pleure la mort de la maîtresse ! On penserait plutôt à des pleurs de joie, non ?

— Pas chez toi.

— Sans compter que « maîtresse », pour elle, n’est pas le mot qui convient. Pour ça, il aurait fallu que tu lui loues un appartement et que tu ailles la voir tous les après-midi. C’est pas comme ça que font les Français ?

— Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander.

— Le cinq à sept[19], voilà comment ils appellent ça. Et nous… comment allons-nous l’appeler. L’Amie désignée ?

— Pas mal, ça.

— Ce que je peux être triste, Matt ! Oui, là… tiens-moi. Ça va mieux. Tu sais ce que je sens, mon lapin ? J’ai l’impression d’avoir perdu un parent. C’est pas un peu ridicule, ça ? Complètement fou, non ?

Une des premières personnes que je rappelai fut Ray Gruliow.

— J’ai besoin de tes services professionnels, me dit-il, et pour une fois mon client a les poches raisonnablement profondes, ce qui signifie que tu peux me facturer l’heure plein tarif.

— Dois-je en inférer que ce monsieur ne peut pas attendre deux ou trois semaines ?

— Moi, ce coup-là, je n’attendrais même pas un ou deux jours. Je t’en prie, ne me dis pas que tu es pris.

— C’est ce que je viens de déclarer à un autre membre de ta profession. Mais je vais être un peu plus sincère avec toi.

— Pour faire honneur à notre chaleureuse relation personnelle et professionnelle ?

— En gros. J’ai une affaire personnelle à régler, Ray, et je ne peux même pas envisager de penser à un boulot, quel qu’il soit.

— « Une affaire personnelle », répéta-t-il.

— Voilà.

— Ça ne ferait pas un peu oxymoron ? Ou bien c’est une « affaire », ou bien c’est personnel.

— Sans doute.

— Mais… minute. Cela aurait-il quelque chose à voir avec ce qui s’est passé dans tes quartiers hier soir ?

— Genre ?

— Tu as vu le titre du New York Post ? « Massacre dans la 10e Avenue. » Je t’accorde que ce n’est guère original, mais…

— Je n’ai pas encore ouvert le journal.

— Et tu n’as pas allumé la télé non plus ?

— Non.

— Et donc, tu ne sais pas du tout de quoi je te parle ?

— Je n’ai pas dit ça.

— Je vois. Intéressant, ça.

Je gardai le silence un instant, puis j’ajoutai :

— Je crois que j’ai besoin d’un conseil juridique.

— Eh bien, jeune homme, aujourd’hui sera votre jour de chance. Il se trouve justement que je suis avocat.

— J’y étais, Ray, hier soir.

— C’est bien du « massacre » de la 10e Avenue que nous causons, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et tu étais là quand l’excrément est remonté dans les tuyaux d’aération ?

— Oui.

— Putain de Dieu ! Tu sais combien il y a de morts ? Au dernier décompte on en serait à douze, plus sept blessés, dont un au bord de la fosse, à y tomber. Ils ont passé des vues de l’intérieur aux nouvelles du matin et ça ressemblait beaucoup à la chère Amsterdam après une petite visite de la Luftwaffe.

— Ça n’avait en effet pas l’air très gai, la dernière fois que j’y ai jeté un coup d’œil.

— Mais tu vas bien ?

— Je vais bien, oui.

— Et tu as réussi à filer avant que les flics se pointent.

— Oui. Et un peu plus tôt dans la soirée, j’ai dîné avec un ami dans un restaurant chinois.

— Et à Pékin, je crois, on ne jure plus que par saint McDonald ! Va donc y comprendre quelque chose !

— Donc, ça n’est pas passé aux nouvelles, dis-je.

— Donc… qu’est-ce qui n’est pas passé aux nouvelles, Matt ? Ce chinois se… trouvait dans le même quartier que le bar ?

— Plus ou moins. Dans la 8e Avenue.

— Si, c’est passé aux nouvelles, Matt. Sans doute parce que ton boui-boui se trouve effectivement dans le même quartier. Un tireur seul abat un client seul et sans la moindre raison. Et ce client tenait un magasin de photocopie dans ledit quartier, enfin… si je me souviens bien.

— Oui, bon, c’était une imprimerie.

— Je ne suis pas tombé très loin, mais… et alors ?

— Ce client, tu le connais.

— Je le connais ?

— Tu l’as entendu parler à Saint-Luc il y a six mois. Il avait dix-sept ans de sobriété, Ray. Jim F.

— Quoi ? Ton responsable ?

— Oui.

— Le type avec lequel tu dînes tous les dimanches ? ! Ils disent qu’il était tout seul, mais ça ne doit pas être ça.

— Il l’était quand c’est arrivé. J’étais en train de me laver les mains aux toilettes. Ray… ces deux événements sont liés et le lien, c’est moi. J’ai caché des trucs aux flics, hier soir, et après je me suis carapaté à toute allure avant qu’ils arrivent au Grogan. Ils n’arrêtent pas de me laisser des messages sur mon répondeur et je ne veux pas leur parler.

— Eh bien, mais… ne leur parle pas. Rien ne t’y oblige.

— Je suis détective privé, Ray, et enregistré comme tel.

— Ah, là, c’est vrai que ça t’y oblige, enfin… d’une certaine façon. D’un autre côté, si tu travailles pour un avocat, tu es protégé par le secret professionnel qui lie ledit avocat à son client… jusqu’à un certain point, s’entend.

— Tu m’engages ?

— Non. Cette fois, c’est moi qui vais te servir d’avocat. Ton ami est-il toujours représenté par le très capable Mark Rosens-tein ?

— Je crois.

— Demande donc à ton ami de l’appeler et de lui dire de t’engager pour enquête sur divers sujets ayant trait à une action en justice à venir. Tu vas arriver à te souvenir de tout ça ?

— J’ai pris des notes. Le seul problème, c’est que mon type risque d’être difficilement joignable.

— Bon, je me charge d’appeler Mark. Ce n’est pas qu’il aurait à faire quoi que ce soit. Et toi, en attendant, tu ferais bien de lire les journaux et de regarder la télé.

— Il n’y a pas moyen d’y échapper ?

— New York One a fait un sujet sur ton ami juste devant ce qu’il reste de son commerce. À les entendre, ce monsieur serait pire qu’Al Capone sous la plume de Damon Runyon[20] ! Un vrai suceur de sang, mais assez sympathique.

— Ce n’est pas faux.

— Le truc avec la boule de bowling, c’est vraiment arrivé ?

— Je n’y étais pas, lui répondis-je. Et pour lui soutirer une réponse claire…

— Ça n’est pas arrivé, me renvoya-t-il, mais ç’aurait dû. Et n’oublie pas, Matt : tu ne dis rien aux flics. Et tu me bigophones si tu as besoin de moi.

J’appelai T. J., qui alla me chercher la presse. Nous nous assîmes devant la télé, il se mit aussitôt à surfer sur les chaînes pendant que je regardais ce que les deux feuilles de chou locales avaient trouvé à dire sur la fusillade. Si elle avait fait la une des deux rivaux – le News se contentant de titrer « LA CUISINE DE L’ENFER ! » –, la nouvelle devait être tombée trop tard pour qu’on la traite comme il fallait dans les pages intérieures, les premières éditions du matin ne la mentionnant même pas. Échotiers et chroniqueurs, tout le monde se jetterait dessus demain matin, mais pour l’instant on se contentait de donner les faits, et encore. Le total des victimes variait – le Post en comptabilisait un de plus que le News –, et aucun nom n’était cité, les proches n’ayant pas tous été avertis par les autorités de police.

À la télé, les reporters n’avaient guère plus de nouvelles sur lesquelles broder, en dehors d’un décompte des morts et des blessés plus récent. Mais ils avaient déjà donné les noms de certaines victimes, avec les photos – quelques-unes de ces dernières me rappelant des gens qui me semblaient familiers, les autres ne me disant rien du tout. Ils n’avaient pas encore identifié Lisa ou son ami – ou n’avaient pas réussi à joindre des membres de leurs familles.

Les clichés montrant l’intérieur du Grogan étaient bien tels que Ray me les avait décrits et correspondaient au souvenir que j’avais gardé de l’endroit lorsque Mick m’en avait arraché. Les extérieurs ne réservaient, eux non plus, pas de surprises notables.

L’un après l’autre, divers reporters y faisaient leur numéro devant ce qu’il restait de l’antique saloon dont les vitrines avaient été remplacées par des panneaux de contreplaqué, le bout de trottoir sur lesquelles elles donnaient étant toujours jonché d’éclats de verre et de débris divers.

C’était dans les sujets annexes, les rappels du passé, les interviews de voisins et de rescapés, dans le portrait de Michael Ballou surtout, que la télévision prenait l’avantage sur les journaux. Mick « le Boucher » y était décrit comme le propriétaire légendaire mais « officieux » du Grogan, et l’héritier d’une longue tradition de tenanciers de bars plus cruels les uns que les autres. Toutes les vieilles histoires y passaient, certaines plus vraies que d’autres, et, bien sûr, on n’avait pas oublié de ressortir celle de la boule de bowling.

— C’est vrai, ce truc ? voulut savoir T. J.

Dans toutes les versions recensées, on était d’accord pour reconnaître que Mick avait eu un sérieux conflit d’opinion avec un autre personnage important du quartier, un certain Paddy Farrelly qui, un jour, avait disparu pour ne plus jamais refaire surface. Et le lendemain, on l’affirmait, Mick avait fait le tour des bistrots du quartier – le Grogan y compris, sans doute, vu qu’il n’était pas encore tombé sous sa coupe –, avec à la main un sac du genre de ceux dans lesquels les joueurs de bowling rangent leurs boules.

Ce qu’il aurait fabriqué dans ces divers endroits, en plus de s’y taper chaque fois un whiskey, dépend de la version qu’on vous sert. Dans certaines, il n’aurait guère fait que poser son sac sur le comptoir d’un air entendu, demander après un certain Farrelly qui justement était absent et boire à sa santé… « où que le cher garçon se trouve ».

Dans d’autres, il aurait ouvert son sac et ainsi offert à tous ceux qui le désiraient le spectacle de ce qu’il y avait déposé. Dans une variante qui dépassait allègrement toutes les autres, il serait même allé de porte de saloon en porte de saloon et, chaque fois, aurait brutalement sorti la tête coupée de Paddy Farrelly et, la tenant par les cheveux, l’aurait montrée à qui avait envie de la voir. « Il n’a pas l’air fabuleux, ce garçon ? disait-il. Est-ce qu’il a jamais eu l’air aussi bien ? » Après quoi il aurait invité tout un chacun et chacune à payer un verre au bon vieux Paddy.

— Je ne sais pas ce qui est vraiment arrivé, conclus-je à l’intention de T. J. À cette époque-là, j’habitais Brooklyn et, simple flic en tenue que j’étais, je n’avais jamais entendu parler de ce Paddy Farrelly ou de Mick Ballou. S’il me fallait deviner, je dirais qu’il a effectivement fait la tournée des bars un sac de bowling à la main, mais je doute fort qu’il l’ait jamais ouvert. C’est possible

— il était assez allumé et saoul pour ça –, mais je ne le crois pas.

— Et s’il l’avait fait ? Non, parce que moi, ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il y avait dans son sac… à ton avis ?

— Il aurait très bien pu y mettre la tête de Farrelly, lui répondis-je, parce que je ne doute pas une seconde qu’il l’ait tué. D’après ce que je comprends, ils se détestaient comme ce n’est pas permis et si l’occasion s’en est présentée, il l’a probablement zigouillé au fendoir à viande… en portant le tablier de son père. Et il n’est pas impossible qu’il l’ait démembré pour pouvoir se débarrasser du cadavre, ce qui l’aurait amené à lui couper la tête et donc… oui, peut-être bien avait-il la tête de Farrelly dans son sac.

— Parce qu’on n’a jamais retrouvé le corps, c’est ça ?

— Non.

— Et la tête non plus, j’imagine.

— Et la tête non plus.

Il réfléchit un instant.

— Et toi, me demanda-t-il, t’as d’jà joué au bowling ?

— Au bowling ? Pas depuis des années. Il y avait une ligue pour les flics du comté de Suffolk quand j’habitais à Syosset et j’ai fait partie d’une équipe pendant quelques mois.

— Ah ouais ? Et t’avais une chemise avec ton nom sur la poche ?

— Je ne me rappelle pas.

— « Je ne me rappelle pas » ! Ça veut dire que t’en avais une avec ton nom brodé, Dédé, mais que tu veux pas le reconnaître.

— Non, ça veut dire que je ne me rappelle pas. On avait commandé des chemises pour tout le monde, mais j’ai dû quitter l’équipe quand j’ai eu mon badge en or et que mes horaires ont changé.

— Et t’as plus joué après ?

— Une seule fois. J’avais largué la police et j’habitais à l’hôtel, et un de mes amis, il s’appelait Skip Devœ, n’arrêtait pas d’organiser des matches. (Je me tournai vers Elaine.) As-tu jamais rencontré Skip ?

— Non, mais tu m’en as parlé.

— Il était propriétaire d’un bar dans la 9e Avenue. Un sacré mec, que c’était. Dès qu’il avait une idée dans la tête, c’était fini : il fallait tous qu’on se traîne jusqu’à l’hippodrome de Belmont pour aller voir une course, ou à Randall’s Island pour assister à un concert de jazz. Il y avait un terrain de bowling sur le côté ouest de la 8e, à trois ou quatre maisons de la 57e Ouest et, un jour, il s’est mis dans le crâne que nous devions tous aller y faire une partie. Une minute plus tard, une demi-douzaine de poivrots, dont moi, fondaient sur les lieux.

— Et t’as jamais remis ça depuis ?

— Non, juste cette fois-là. Mais après, nous en avons parlé pendant des semaines entières.

— Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Skip ? Il est mort quelques années plus tard. Pancréatite aiguë, mais c’est vrai que sur le certificat de décès on ne met jamais que le défunt a succombé à une peine de cœur. Et cette histoire-là serait trop longue à te raconter. Sans compter qu’Elaine l’a déjà entendue.

— Et le bowling a disparu.

— Depuis belle lurette, avec le bâtiment qui l’abritait.

— Moi, j’ai joué une fois, dit-il. Qu’est-ce que j’ai pu me trouver con. Ça a l’air si facile et… j’arrivais à rien.

— On finit par attraper le coup.

— Je vois assez bien comment, et après on fait que recommencer jusqu’à p’us soif. Y a des fois où j’les regarde à la télé, même qu’ils sont drôlement bons, mais j’m’attends toujours à c’qu’ils s’endorment en jouant. Mais comment qu’on en est venus à parler d’ça ?

— C’est toi qui as commencé.

— Ah oui, le sac. Vu qu’ils ont jamais retrouvé la tête, je m’demandais s’ils avaient retrouvé le sac. On s’en fiche, remarque. C’que j’voulais dire, c’est que t’as un drôle de pote.

— Tu l’as déjà vu.

— Ouais.

— Il est ce qu’il est, lui précisai-je en souriant. Il peut être charmant comme tout, mais c’est un criminel de carrière et il a pas mal de sang sur les mains.

— La fois où je l’ai rencontré, j’étais avec toi et on passait justement du côté du café qu’a été massacré.

— Le Grogan.

— Y avait pas trop de blacks dedans.

— Non.

— Tu bosses pas dans l’coin, tu bois pas au Grogan, c’est ça, le genre ?

— Voilà.

— Il a été poli avec moi et tout et tout, mais quand même : j’arrêtais pas de m’dire que j’étais noir.

— Je vois ça, lui dis-je. Mick est irlandais et a grandi dans un sale quartier… un quartier où on pendait les Noirs aux réverbères pendant les émeutes anticirconscription de la guerre de Sécession. Il n’est pas trop du genre à décorer ses vitrines pour célébrer Martin Luther King Day.

— Et la langue doit lui fourcher pas mal.

— Elle lui fourche.

— Comme quoi ? Négro, négro, négro ?

— Ça fait bête quand on le répète.

— C’est comme les aut’mots, remarque. Ce que t’as dit tout à l’heure… « Il est ce qu’il est… » Comme si on l’était pas tous.

— Sauf que tu n’aimerais peut-être pas trop travailler pour lui.

— Ah, non ! Pas dans son bar, Gaspar. De toute façon, il risque pas de rouvrir demain. Mais c’est peut-être pas ce que tu voulais dire.

— Non.

— On n’a pas bossé pour lui y a deux ans ? Il est encore plus raciste maintenant qu’à cette époque-là ?

— Probablement pas.

— Alors, j’vois pas pourquoi j’voudrais plus bosser pour lui.

— Parce que c’est un type dangereux qui se fout de la loi, lui répondit Elaine. Tu risquerais d’avoir de sérieux ennuis avec les flics. Voire de te faire tuer.

Il sourit.

— Ben mais, c’est cool, tout ça ! dit-il. Même si j’vois bien que ça pourrait avoir de mauvais côtés.

— Tu trouves ça drôle ?

— Et toi aussi, Léonie ! Sinon, tu te donnerais pas tant de mal pour essayer de pas rire !

Puis il se tourna vers moi et ajouta :

— Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait au juste ? On embarque l’artillerie et on va faire un tour à OK Corral ?

Je secouai la tête.

— Je ne crois pas que toi et moi soyons taillés pour ça, lui dis-je. Il y aura probablement un moment où il faudra recourir à la force, mais ce sera à un autre de gérer les détails. Pour l’instant, en tout cas, personne ne sait où se trouve le corral et qui y est coincé.

— C’était pas les Clanton, si j’me rappelle bien…

— Si, mais cette fois, les Clanton n’ont ni noms ni visages. Ce qu’il nous faut, c’est faire du boulot de détective.

— Et les détectives, c’est nous… pas vrai ? dit-il en se grattant la tête. On n’est pas allés très loin avec le garde-meuble. En fait, on est allés aussi loin que possible avant de nous tirer.

— Et on n’a guère plus de renseignements qu’à ce moment-là, ajoutai-je. Cela dit, il y a quelques trucs.

— Le type qu’a flingué ton pote.

— Et d’un. On sait déjà que c’est un Noir.

— Ça rétrécit sacrément le champ des recherches.

— Si. Parce qu’on sait aussi que c’est un pro. Un pro qui a merdé en se trompant de cible.

— Et donc, il pourrait y avoir de la rumeur qui circule.

— Voilà. Et de deux, il y aussi le tueur de chez Grogan.

— Un Asiatique.

— Oui, mais du Sud-Est, enfin… d’après sa tête.

— C’est vrai que tu l’as vu. Je m’disais justement qu’ils montraient pas sa tête à la télé, mais que toi, tu l’as zyeuté de près.

— De plus près que j’aurais aimé, crois-moi. Ils n’ont toujours pas donné son nom, mais ça ne veut pas dire qu’ils ne le connaissent pas.

— Bref, on trouve son nom, on le suit et on voit avec qui il traîne.

— En gros. Et de trois, les deux types qui m’ont sauté dessus à quelques rues d’ici.

— Qui t’ont sauté dessus jusqu’à ce que tu leur sautes dessus à ton tour, précisa-t-il.

— Il y en a un que j’ai bien regardé, poursuivis-je. Je le reconnaîtrais sans problème.

— Et tu crois qu’il habite à New York ?

— Il y a de fortes chances. Pourquoi ?

— Parce que c’est comme ça qu’on va faire, Albert. On va prendre une voiture et tourner et virer en regardant les gens jusqu’au moment où on l’aura. Ça ne fait guère que huit millions de têtes à regarder.

— On pourrait faire comme ça, oui.

— Mais t’as une autre idée.

— Ça se peut, lui répondis-je, mais il y a un hic : elle ne vaut pas beaucoup mieux que la tienne.

— Bah, dit-il, j’suis souple, moi. On fait comme tu veux et si ça marche pas, on essaie ma manière.