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Oublier le « Puppy. »
Ce matin-là, justement, Shawna avait sérieusement pensé à changer de coiffure. Le look Bettie Page lui avait bien servi, mais l’impact n’était plus le même. À l’heure actuelle, Mission District grouillait de minettes aux carrés brillants et aux lèvres cramoisies qui jouaient les Bettie Page. Pas plus tard que la semaine d’avant, quand Shawna était passée dans une friperie au poids de Valencia Street, la fille qui avait pesé son pull avec la broche en semence de perles aurait facilement pu être son double. Sans parler de la bonne femme insupportable dans la dernière saison de Projet haute couture. Il était temps de sacrifier la frange, c’était clair.
Elle terminait sa frittata quand elle reçut le tweet – quatre mots se détachant de manière obscène sur son BlackBerry – BETTIE PAGE EST MORTE. Une des fans de Shawna, qui s’était baptisée la Diva du piercing de Dubuque, s’était précipitée pour lui annoncer la nouvelle. La pin-up emblématique des années cinquante qui avait curieusement réussi à donner une dimension si séduisante à la polissonnerie avait succombé à une crise cardiaque après une pneumonie. Elle avait quatre-vingt-cinq ans.
Shawna fut surprise par la violence avec laquelle la nouvelle la toucha. Elle avait toujours adoré Bettie – ou du moins l’idée qu’elle s’en faisait –, mais cette Minnie Mouse à taille humaine dans le Disneyland du désir lui semblait aussi un peu irréelle. À présent, tout ce qu’elle voyait, c’était une vieille dame qui avait vécu avec son frère quelque part dans L.A. Elle se rappelait les trois divorces de Bettie, son combat contre la schizophrénie et son vif regret d’avoir jeté ses bas résille après avoir rencontré Jésus et s’en être allée œuvrer pour la croisade de Billy Graham. Elle se rappelait surtout que Bettie, une fois « redécouverte » dans les années quatre-vingt-dix, avait évité les photographes afin de protéger son mythe. Maintenant qu’elle était morte, il était enfin sauf.
Shawna se leva de la table de la cuisine en soupirant et s’approcha du miroir teinté rose au bout du couloir. Elle s’observa soigneusement, vérifia son rouge à lèvres, soupesa son carré soyeux entre ses mains. Et je fais quoi, maintenant ? Je me cramponne à ce casque par respect pour Bettie ou j’y renonce pour la même raison ?
Elle décida d’y songer plus tard. Son blog avait besoin de toute son attention (sans parler de ses annonceurs), ce n’était donc pas vraiment le moment de se réinventer. Sans compter qu’elle déjeunait avec son petit ami et qu’il aurait peut-être un avis sur la question.
Pour la quatrième fois ce mois-ci, Shawna retrouva Otto au Circus Center. C’était un bâtiment en brique jaune sur Frederick Street, le gymnase d’un vieux lycée, très Art déco, dont les immenses baies vitrées encadrées de métal diffusaient une douce lumière grise dans la salle où les acrobates s’entraînaient au trapèze. Shawna s’assit au dernier rang des gradins, le plus loin possible de la scène, car elle détestait déranger Otto quand il répétait.
Otto était son vrai nom, même si, pour les besoins du métier, il l’avait transformé en Ottokar. Le premier Ottokar avait été empereur de Bohême – détail qu’Otto avait appris dans une BD de Tintin. C’était un garçon dégingandé à la crinière de lion qui circulait sur une bicyclette à moitié cassée, quand il ne se servait pas d’un monocycle, et trimballait dans son sac à dos des livres de poche maculés de café. Quand ils s’étaient rencontrés (le soir où Iron & Wine s’était produit au Café du Nord), ils avaient surtout discuté musique et n’avaient quasiment rien échangé de personnel. Cela avait plu à Shawna – non pas parce qu’elle avait honte de ce qu’elle faisait, mais parce que Otto était venu à leur rendez-vous sans aucune des arrière-pensées qui, d’habitude, animaient les gens qui cherchaient à l’approcher. Il n’avait jamais entendu parler des Quatre Cents Coups d’une coquine et avait encore moins suivi le blog, de sorte que le portrait canaille du Web ne risquait pas de l’avoir marqué. Ce mec voulait la fille – pas la coquine – et pour Shawna, ça faisait toute la différence. Dommage que la pauvre Bettie Page n’ait pas eu cette chance !
Quand Otto lui dit qu’il était clown – quand il le lui avoua, en fait, avec une grimace embarrassée comme s’il lui confessait une tare épouvantable –, elle ressentit un élan de sympathie pour lui. Elle tenta de lui montrer que ça ne lui posait aucun problème, qu’elle comprenait que son art allait au-delà des gags douteux de Ronald McDonald et de Bozo le clown. Elle lui parla de sa passion pour Fellini et lui raconta que Michael, son tonton gay (qui en théorie n’était pas son oncle), lui avait fait découvrir le Cirque du Soleil quand elle avait sept ans.
Mais, pendant toute la discussion, elle avait été obsédée par autre chose : un reportage qu’elle avait fait dans le temps pour son blog sur un groupe de San Francisco qui fantasmait sur la baise en habits de clown. Elle avait été personnellement témoin de ce phénomène lors d’une soirée pluvieuse sur Minna Street, même si ça lui avait plus paru relever du canular que d’un réel fantasme. (« Traitez-moi de vieux jeu, allait-elle écrire plus tard, mais quand je sens un truc rond, dur et rouge, je n’ai pas envie que ce soit un nez. ») Elle avait présenté ses excuses au meneur de jeu et quitté le groupe de bonne heure sans avoir rien appris sinon une banale évidence : lubrifiant et maquillage de scène ne font pas bon ménage.
Bien sûr, ces gens s’étaient contentés de faire semblant d’être clowns. Otto, lui, l’était vraiment ; il abordait son métier avec une noblesse qui frisait le sacré, en particulier lors de ses tournées dans les écoles et les maisons de retraite. Elle le respectait pour son travail caritatif, admirait son adresse avec le monocycle et les quilles et, d’une manière générale, le trouvait adorable et super au pieu, mais elle ne l’avait pas pris au sérieux – et s’était encore moins préoccupée de ses sentiments à lui – avant de rencontrer Sammy.
Sammy était une marionnette de singe grandeur nature qui circulait sur le bras d’Ottokar. Dans le numéro, Sammy mettait des claques à Ottokar pour le taquiner jusqu’au moment où ce dernier se fâchait et balançait une gifle au singe qui roulait à terre. Horrifié par son geste, Ottokar le ramassait, mais, pareil à une pietà simiesque, Sammy pendouillait aussi mollement que les chiffons dont il était fait. Les efforts frénétiques d’Ottokar pour le ramener à la vie finissaient par porter leurs fruits (à l’audible soulagement du public) pour être immédiatement anéantis quand le clown trébuchait et s’affalait sur le singe. Durant un long moment, les spectateurs ne distinguaient que la silhouette inerte d’Ottokar. Puis, déployant un membre maigrichon après l’autre, Sammy réapparaissait et se dégageait de dessous le corps de son ami.
Qu’y avait-il là-dedans qui avait éveillé ses sentiments pour Otto ? Est-ce que ça lui avait simplement montré que c’était quelqu’un de bien ou était-ce plutôt lié à l’ironie d’Otto, à sa compréhension blasée des trahisons de la vie ? En tout cas, les défenses de Shawna étaient tombées sur-le-champ. Son ancien amour, une certaine Lucy Juarez, éclairagiste à Brooklyn, l’avait lassée par son goût du mélodrame et sa jalousie maladive. Pour ce qui était de casser l’ambiance, Lucy s’était révélée une championne hors catégorie et c’est elle qui avait sonné le glas de l’expérience new-yorkaise de Shawna. En effet, celle-ci était partie s’installer sur la côte Est pour vendre son livre (ou son « blook », comme avait un jour ironisé Lucy puisque la majeure partie de l’ouvrage provenait du blog), mais aussi pour montrer à son père célibataire qu’il était temps pour eux de couper le cordon. Cependant, son père avait depuis longtemps pris la route au volant de son mobile home et le charme neuf de Brooklyn commençait à s’émousser. Quand, au bout de deux ans, elle avait bouclé ses valises pour reprendre le chemin de San Francisco, elle n’avait éprouvé aucune honte, juste le profond désir de se simplifier la vie et d’en finir une bonne fois avec les névroses à la con.
En y repensant, c’était peut-être pour cela qu’Otto avait paru si bien lui convenir.
Il était sur la piste à présent, et se déplaçait sur des échasses, qui ressemblaient plus à un croisement entre des échasses et des skis, sur lesquelles il rebondissait à la façon d’un étrange marsupial. Shawna se souvint qu’il répétait un numéro qu’il comptait présenter au Pier 39. Il portait ses vêtements civils, comme il aimait les appeler : un jean flottant et un T-shirt gris dépenaillé. Le seul élément de sa panoplie de clown, c’était son nez – l’incontournable boule de caoutchouc rouge. Elle l’observa un bon quart d’heure en admirant les mouvements sexy de ses muscles avant qu’il ne la repère sur les gradins et ne lève le bras pour la saluer solennellement.
Dix minutes plus tard, après avoir remisé ses engins mi-échasses mi-skis, il s’assit à côté d’elle et lui colla une bise sur la joue. Il avait gardé son nez.
« Salut, monsieur Kar.
— Holà, Puppy ! »
Elle avait un jour commis l’erreur fatale de lui révéler son surnom d’enfant, de sorte qu’il se sentait obligé de l’utiliser de temps à autre. Et Shawna trouvait cela adorable, en dépit des histoires assez moches que ça lui rappelait.
« J’ai apporté des sandwichs, annonça-t-elle en tapotant le sac en plastique à côté d’elle. Je me suis dit qu’on pourrait aller les manger dans un parc. T’as déjà été à l’AIDS Grove ?
— J’avoue que non », répondit-il en secouant la tête.
Elle esquissa un vague sourire.
« Je sais que ça paraît morbide, ce site dédié aux victimes du sida. Comme… Cancer Valley ou autre, mais c’est absolument splendide en ce moment et, à mon avis, tu pourrais…
— Hé, c’est d’accord. »
Ils entrèrent dans le parc par Stanyan Street et passèrent devant le déploiement habituel de joueurs de bongo, de gamins et de SDF jusqu’à arriver devant l’AIDS Mémorial Grove, un vallon en contrebas plein de séquoias et de chemins tortueux. Ils déjeunèrent sur le banc en pierre arrondi à côté du Circle of Friends, où des centaines de noms étaient gravés en cercles concentriques, telles les ondes que produit un caillou lancé dans une mare.
« Tous ces gens sont morts ? demanda Otto entré deux bouchées de sandwich.
— Pas tous, certains ne sont que des donateurs. Regarde… là-bas, il y a Sharon Stone. »
Otto fit une grimace.
« C’est un peu déroutant, non ? Comment rendre hommage à ceux qui ne sont plus là si tu sais pas qui est mort et qui est vivant ? »
Elle partageait son avis et le lui dit. Franchement, dans quelle mesure Sharon Stone avait-elle besoin de voir son nom gravé quelque part ? N’y avait-il pas un ami – ou même un inconnu – dont elle aurait pu commémorer le souvenir à la place ? Et Calvin Klein, bordel ! Pourquoi se coller là alors qu’il décorait déjà la moitié des culs du pays ?
Elle se leva, s’approcha du large disque de pierre et s’accroupit afin de lui indiquer un nom.
« En voilà un dont je suis sûre de connaître le sort. »
Otto se pencha et lut.
« Jon Fielding. Tu l’as connu ? »
Elle secoua la tête.
« Je n’étais pas née quand il est mort. C’était le partenaire de Michael. »
Le voyant batailler pour situer le fameux Michael, elle l’aida.
« Tu l’as rencontré au Farmer’s Market. Le gay que j’ai présenté comme mon oncle ?
— Ah… oui. Avec son jeune… heu, mari.
— Bravo, lui lança-t-elle avec un sourire goguenard.
— Hé, je suis de Portland, n’oublie pas. »
Elle rit et se tourna de nouveau vers l’inscription au nom de Jon.
« Il était super beau. J’ai vu des photos de lui. Il plaisait vraiment à mon père. »
Elle le vit se creuser les méninges un moment, puis il risqua d’un ton hésitant :
« Donc, ton père aussi est homo.
— Non. Il… Il vivait parmi eux, rien de plus. »
La tonalité anthropologique de sa réponse, qui avait tout d’une voix off trop sérieuse sur Discovery Channel, l’amusa. Brian Hopkins a exploré les régions les plus sombres de San Francisco où il vécut bien des années paisibles parmi la communauté homosexuelle.
« Eh bien… c’est cool, fit Otto.
— Oui. J’ai eu quelques tontons excentriques.
— Et ta mère ? »
Comme ils en avaient déjà parlé, Shawna haussa les épaules.
« Elle était hôtesse de l’air ou… je ne sais plus comment on disait à l’époque. Elle est morte à ma naissance.
— Je pensais à ta mère adoptive.
— Elle m’a laissée quand j’avais cinq ans. Elle nous a laissés… mon père et moi. Franchement, je ne la connais pas.
— Tu ne l’as pas revue depuis ?
— Si. Elle est venue il y a quelques années quand mon amie Anna a été malade. Et moi, je suis allée la voir une fois aussi dans le Connecticut à l’époque où j’étais installée à Brooklyn.
— Et ?
— Elle était mariée à un républicain, un PDG à la retraite, et habitait une grande maison en bordure d’un terrain de golf. Elle enlevait la croûte des sandwichs qu’elle te servait – je te jure. »
Otto fit une grimace compatissante.
« Et tu sais pourquoi elle vous a quittés ?
— Pour un job à New York, à ce que papa m’a dit. Moi, je ne m’en souviens pas. C’était une vedette de la télé locale. Elle animait une émission qui s’appelait Mary Ann le matin.
— Ah, ah ! Alors, c’est d’elle que tu tiens ça.
— Que je tiens quoi ?
— D’être une vedette. »
Shawna sentit le rouge lui monter au visage.
« Je ne suis pas une vedette ! Où est-ce que tu es allé pêcher une idée pareille ? Ne me sors pas ça. »
Il lui adressa un sourire conciliateur.
« Je voulais juste dire… les médias en général. Et puis t’es partie à New York et le reste… pour raisons professionnelles… comme elle. »
Shawna grommela.
« Je ne suivais pas ses traces, tu peux me croire.
— Je te crois, Puppy. Je te crois.
— Et pendant qu’on y est, tu peux pas oublier le « Puppy » ? Ce surnom m’a échappé dans un moment de faiblesse, et vraiment je déteste qu’on m’appelle comme ça.
— Excuse-moi… je pensais que c’était comme ça que ton père t’appelait.
— Oui, mais uniquement parce que Mary Ann le faisait.
— Qui ça… ?
— La femme dont on est en train de parler.
— D’accord. J’ai pigé. Plus de Puppy. » Voyant son air perplexe, elle dit :
« Quoi ?
— Je croyais que tu ne te souvenais pas d’elle.
— Je ne me souviens pas d’elle. Pas vraiment.
— Mais tu te souviens de Puppy ?
— J’étais ado quand papa m’a raconté ça. Pour me convaincre qu’elle n’avait pas un cœur de pierre. »
Otto haussa les épaules. « Apparemment, elle t’aimait un peu.
— Bien sûr, répliqua Shawna. Mais pas assez pour rester. »