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Un copain pour sortir
« Et où il va, mon vagabond, ce soir ? »
Jake était à la porte et enfilait son blouson d’aviateur quand Anna lui lança cette question. Il savait pertinemment que « vagabond » n’était qu’une des expressions vieux jeu d’Anna, pourtant ça lui donnait toujours le sentiment de ne pas être à la hauteur de ses responsabilités. La vieille dame l’hébergeait gratuitement, le payait même parfois pour les travaux qu’il effectuait, aussi se demandait-il constamment s’il assumait bien sa part du contrat.
« Je n’éteins pas mon téléphone, lui promit-il, rassurant. Je peux rentrer illico.
— Ne sois pas idiot, chéri. J’étais juste curieuse. »
Anna lui prit la tête dans la coupe de ses mains et le fixa d’un regard perçant – et embarrassant.
« Marguerite et Selina m’ont invitée pour un bon dîner italien. Je serai bien chouchoutée. »
Les voisines du dessus avaient partagé l’appartement avec Anna et Jake jusqu’à il y a encore peu de temps et, le jour où un autre s’était libéré plus haut, tout le monde avait accueilli avec satisfaction la possibilité de prendre ses aises. Surtout Jake.
Ça ne l’aurait pas tué de dire à Anna où il allait, mais il savait par expérience que ça aurait entraîné trop d’explications. La plupart des gens qui habitaient San Francisco depuis longtemps – à commencer par son patron, Michael – pouvaient se montrer extrêmement négatifs quand il s’agissait du Pier 39. Pour eux, l’endroit était un piège à touristes qui bouffait scandaleusement le front de mer. La plupart d’entre eux n’y avaient même pas mis les pieds et n’imaginaient pas à quel point ça pouvait être sympa. Ils ne savaient rien sur les jongleurs de feu, le super aquarium et les « gumpismes » marrants, ces aphorismes attribués à Forrest Gump et griffonnés sur les tables du Bubba Gump’s Shrimp Company. La plupart jugeaient que c’était bébête alors qu’ils n’en avaient jamais rien vu.
Le Pier 39 apportait à Jake un soulagement bienvenu après le Castro. Malgré la tolérance et la sécurité du ghetto, Jake avait l’impression que tous les regards du quartier gay étaient braqués sur lui, ce qui était d’ailleurs pratiquement le cas. Si on n’évaluait pas son potentiel sexuel, on jugeait de sa crédibilité ou bien on lui en voulait de renier la lesbienne hommasse qu’il aurait dû être. Au Pier 39, Jake n’était qu’un mec parmi les autres. Il pouvait afficher une virilité décontractée que tous supposaient normale. C’était comme s’il se baladait de nouveau au centre commercial de Tulsa – mais moins dangereux.
Et en plus, Jake avait un gros faible pour les otaries. Par des soirées comme celle-ci, il aimait sauter sur son vélo et dévaler Market Street jusqu’à l’Embarcadero, histoire de passer une heure en compagnie de ces pitres. Leurs rugissements rauques calmaient ses peurs mieux que n’importe quelle musique, et ils étaient beaucoup plus nombreux en ce moment que durant le reste de l’année, car le stock de harengs était plus important l’hiver. Ces otaries, ou lions de mer, se prélassaient par centaines sur les radeaux de bois installés pour leur confort tandis que les humains, derrière la balustrade, poussaient des cris tout aussi spéciaux en les observant.
« Oh là là… regarde la grosse là-bas !
— Maman, c’est un mâle ou une femelle, celui-là ?
— Génial ! Il vient de balancer l’autre à l’eau !
— Elles ne devraient pas être à Seal Rock ? »
La dernière question venait d’un jeune blond à la bouille ronde serrée dans un capuchon rouge qui se tenait à côté de Jake. C’était le genre de réflexion que les gens perdus au milieu d’une foule compacte lancent dans l’espoir d’avoir une sensation d’appartenance même si personne ne leur répond.
« Elles y étaient avant, répondit Jake, mais, depuis 1989, elles viennent échouer ici.
— Comment ça, elles échouent ici ? lui demanda le gars en fronçant les sourcils.
— C’est comme ça qu’on dit. Echouer. Elles échouent sur ces pontons pour pouvoir… tu sais, quoi, se reproduire et tout.
— Ah.
— Des gens te diront que c’est le tremblement de terre qui les a amenées dans la baie, mais on en avait déjà quelques-unes ici, avant. Elles devaient simplement fuir leurs prédateurs, vu que les orques et les grands requins blancs ne s’aventurent pas si près des rives. Elles ont squatté un ponton qui était là, et ç’a été un peu tendu pendant un moment.
— Pourquoi ?
— Regarde-les. Elles sont énormes, elles puent et elles sont dangereuses si tu te plantes en travers de leur chemin. Certains vieux mâles pèsent près d’une demi-tonne. »
Le blondinet gardait les yeux sur le ponton où, dans l’obscurité croissante, les otaries s’entassaient les unes sur les autres comme d’énormes sacs de farine.
« Trop cool, dit-il d’un ton révérencieux.
— Je suis d’accord. »
Quand il revit le petit blondinet, Jake achetait un carnet à spirale dans la boutique pour gauchers du Pier 39. Étant ambidextre pour certaines activités, il n’avait pas besoin de la plupart des articles qui se vendaient là, ni même de leurs super cisailles Bahco. Pour écrire, en revanche, il était vraiment incapable de se servir de sa main droite, et comme il aimait prendre des notes en bossant (à l’image de son héros, le paysagiste Capability Brown), il détestait les spirales à gauche. La vendeuse glissait son carnet dans un sac quand le Chaperon rouge se plaça dans la file derrière lui.
« Salut, vieux, lança-t-il aimablement en attirant l’attention de Jake.
— Oh… salut.
— C’est pour toi ?
— Pour qui veux-tu que ce soit ?
— Tope là ! »
Le gars leva la main et, en se disant qu’il devait s’agir d’un geste de fraternité entre gauchers, Jake l’imita. En tant qu’homme, c’était la première fois qu’il topait comme ça. Il aurait été bien trop gêné pour prendre l’initiative et personne ne l’avait jamais fait avec lui, peut-être parce qu’il était plus petit que la plupart des mecs et que ç’aurait sans doute paru idiot. Le blondinet était petit lui aussi, donc ça pouvait passer.
« Qu’est-ce que t’as pris ? demanda Jake.
— Des ciseaux, c’est tout, répondit le blondinet en lui montrant son achat avec un sourire de boy-scout. J’ai dû découper des affiches la semaine dernière et je me suis fait d’énormes ampoules.
— T’es prof ou quoi ?
— Non… c’était juste pour… un projet. »
L’air mal à l’aise, il se mit à regarder un peu partout dans la boutique. Jake se demanda s’il bossait sérieusement dans l’artisanat ou pour autre chose qu’il n’osait pas l’avouer.
« Cet endroit est super, remarqua le jeune.
— C’est le numéro un dans le genre, confirma Jake.
— Et où sont les autres ?
— Je n’en sais foutrement rien, mec. »
Il avait espéré le faire rire, mais son interlocuteur tressaillit et son sourire s’effaça une seconde.
« Dans mon patelin, c’est sûr qu’il n’y en a pas, avoua-t-il quand il se fut ressaisi, je te le garantis. »
Il tendit un billet de vingt dollars à la caissière, attendit qu’elle lui rende sa monnaie et la remercia gentiment.
« Où est-ce qu’on mange bien dans le coin ? »
L’espace d’une minute, Jake ne comprit pas que cette question s’adressait à lui.
« Heu… attends voir… moi, j’aime bien le Bubba Gump’s, mais c’est plus pour des occasions spéciales. D’habitude, je vais au Pier Market et j’achète un truc que je mange sur un banc dans le coin. Ils ont de bons sandwichs au crabe. La soupe de palourdes est vachement bonne aussi.
— Tu pourrais me montrer où c’est ?
— Bien sûr, fit Jake. Ça tombe bien, j’y vais. »
Ils finirent par manger ensemble sans même s’être consultés.
Ils avaient fait la queue côte à côte, il était donc logique qu’ils partagent le même banc. Ils en repérèrent un devant la zone des spectacles et attractions et se posèrent chacun à un bout pour attaquer leurs sandwichs au crabe tout en regardant un grand clown maigre avec une marionnette de singe.
« Il est vraiment naze, déclara le blondinet.
— Ah, ça oui ! »
Là-dessus, le blondinet lui tendit la main.
« Au fait, je m’appelle Jonah.
— Jake.
— Ma copine adorerait ça. Elle est dingue de clowns.
— Ah bon ? Tu devrais l’amener ici un jour. »
Jonah secoua la tête.
« Elle est restée dans notre patelin. Moi, je suis là juste pour… bosser.
— Elle te manque, hein ?
— Oh… mec. C’est trop long, un mois. »
À en juger par la tête de Jonah, Jake vit qu’il était vraiment sincère.
« Aimer une nana comme ça, c’est top », poursuivit Jonah.
Jake, qui n’avait rien à ajouter à cela – surtout lui –, se cantonna dans un silence respectueux pour montrer combien il comprenait ce sentiment.
Pendant ce temps, Jonah, apparemment gêné d’en avoir trop dit, balança l’emballage de son sandwich dans une poubelle et se plongea dans la contemplation de la baie pour pouvoir changer de sujet plus facilement.
« C’est quoi cette île là-bas ? »
Jake sourit.
« C’est pas une île, mec. C’est un bateau à moteur.
— Arrête, il y a des palmiers et une plage…
— Pourquoi je te raconterais des bobards ?
— … et un phare ! Je suis peut-être de la campagne, n’empêche…
— Non, mec, je te jure. C’est un constructeur naval excentrique qui a créé ça dans les années soixante-dix. Il a amarré ce truc un peu partout dans la baie. On l’appelle Forbes Island.
— Parce que c’est une île ! ricana Jonah.
— Non. Parce que c’est M. Forbes qui l’a construit. Ou Forbes quelque chose, j’ai oublié. Aujourd’hui, ils l’ont transformé en restaurant. Tu bouffes sous l’eau en regardant les poissons à travers les hublots.
— Tu as vu ça en vrai ?
— Sur YouTube, expliqua Jake en haussant les épaules.
— Comment on y va ? Ou c’est peut-être le truc qui se déplace ?
— Il y a une navette qui part du ponton là-bas.
— Il faut qu’on y aille !
— Mec, on vient de manger.
— Non, un autre jour, je veux dire. Enfin, si ça te branche. J’ai encore une semaine à passer ici. Je serais content d’avoir un copain pour sortir. »
Avant même qu’il ne mentionne sa petite amie, Jake s’était dit que Jonah n’était pas homo. Quelque chose dans ses yeux – ou peut-être le manque de quelque chose – lui donnait l’air pas disponible. Pour Jake, c’était autant un soulagement qu’une déception, dans la mesure où il avait toujours besoin de totale franchise quand il était question de sexe. Et puis, il avait là un truc plus important à gagner : un lien fraternel avec un autre garçon pour qui leur masculinité commune allait de soi. Ado à Tulsa, il avait rêvé d’une telle amitié, mais son apparence physique le lui avait interdit. Or voilà qu’une possibilité s’offrait.
« Et merde, s’écria-t-il en collant une tape sur l’épaule de Jonah. Ça roule ! »
Quand Jake rentra, Anna lisait un livre, assise dans un coin. Elle portait son kimono de satin vert – celui qui était maculé de taches de café que Jake avait désespérément essayé d’éliminer. La lumière de la lampe lui faisait un petit halo autour de la tête. Il se demanda depuis combien de temps elle était là.
« Et ce dîner ? »
Elle leva la tête.
« Oh… mon chou. C’était délicieux. Marguerite avait préparé… Comment tu appelles ça ? »
Jake haussa les épaules. Il fallait toujours qu’elle pose des questions à la noix.
« Tu sais bien… ces petites boulettes de pommes de terre…
— Un gratin.
— Non… c’est italien. Tu connais.
— Des nioucky ? J’arrive pas à prononcer ça…
— Oui, oui… tu y es presque, fit Anna en souriant. C’était ça. »
Elle ôta ses lunettes de lecture mauves, les plia et les glissa avec dextérité dans la manche de son kimono.
« Comment s’est passée ta soirée, mon chou ? » La franchise de sa réponse le surprit. « J’ai rencontré quelqu’un.
— Ah. »
C’est fou ce qu’elle pouvait exprimer à travers cette interjection. « C’est pas ce que vous croyez.
— Je vois. »
Elle éteignit la lampe afin de reposer ses yeux. « Et c’est quoi dans ce cas ?
— Bonne question… Rien de dingue. On va juste aller manger un morceau sur Forbes Island.
— Je suis censée savoir où c’est ?
— C’est… cette drôle d’île pas loin du Pier 39. »
En entendant mentionner le célèbre piège à touristes, elle demeura silencieuse et hocha lentement la tête.
« Eh bien, finit-elle par dire, cette partie de la ville a des côtés très agréables. »