9
La mécanique féminine

Vu de l’intérieur, le pavillon lui parut encore plus petit, ce qui lui convenait parfaitement. S’il y avait un truc dont elle n’avait pas besoin, c’était d’un espace gigantesque où tourner en rond. Pour ça, elle avait été servie à Darien, et se retrouver seule sans mari ni beau-fils dans cette immense baraque n’avait réussi qu’à attiser son désespoir. À présent, elle avait envie de se sentir douillettement protégée – confinée même – et ici, dans cette chambre grande comme une maison de poupée, avec les garçons juste à l’autre bout du jardin, elle était seule sans l’être.

Elle fut touchée de voir tout ce qu’ils avaient préparé pour son arrivée : un vase de roses à côté du lit et un savon au lait de chèvre artisanal dans un porte-savon en bois sur la coiffeuse. Il y avait même une statuette de Quan Yin, en jade, affichant un doux sourire – mais peut-être était-ce sa place habituelle. Elle posa sa valise en poussant un soupir reconnaissant.

« C’est parfait. »

Michael roula de grands yeux.

« Loin de là. »

Elle se retourna et cala sa tête contre le torse de Michael.

« Non, Mouse… J’apprécie tout ça bien plus que tu ne l’imagines. »

Il lui tapota maladroitement l’épaule et elle s’interrogea sur le dérangement qu’elle leur causait. Apparemment, Ben prenait bien les choses, mais il était parfois difficile de décrypter ses sentiments derrière son fameux sourire aux dents écartées à la Huckleberry Finn.

« Tu peux laisser ta valise là, lui dit Michael en désignant le seul espace libre par terre dans la pièce. Et, dans la salle de bains, il y a une tringle où tu peux accrocher des trucs. Et si ça ne suffit pas, dis-le-moi. Tu pourras en mettre dans la maison. »

Elle lui assura que ça allait très bien, qu’elle comptait vivre le plus simplement possible durant son séjour et qu’elle avait seulement besoin de pouvoir se servir de leur machine à laver et de leur sèche-linge, et éventuellement de disposer d’une clayette dans leur frigo. À dire vrai, c’était agréable d’alléger ainsi son quotidien.

« On est végétariens maintenant, lui confia Michael.

— Non ? Depuis quand ?

— Six semaines, peut-être.

— Tu ne m’en avais pas parlé. »

Il haussa les épaules.

« Je n’ai pas envie de jouer les rabat-joies. »

D’aussi loin qu’elle le connût, Michael avait toujours été du style double bacon-cheeseburger. L’influence de Ben devait être derrière ce changement de régime.

« Tu as quelque chose… contre la viande ?

— Non, c’est la viande qui a quelque chose contre moi. Pour mon anniversaire, j’avais proposé à Ben de m’inviter dans un grill brésilien de Market Street et on y a mangé à peu près la moitié d’une ferme – bœuf, poulet, porc, plus les abats – et, trois jours plus tard, je me suis tapé une énorme attaque de goutte.

— Dégoutté ? »

Le terme semblait tellement archaïque.

« Comme Henri VIII ?

— Oui… comme la plupart de ces vieux rois anglais tout bouffis.

Plus Mel Brooks, putain ! D’après Wikipédia, en tout cas. La classe, non ? »

Elle sourit.

« Ça se… manifeste comment ?

— Pour moi, dans le gros orteil. On aurait cru que j’avais du verre brisé sous la peau. Chaque fois que mon orteil effleurait le drap, j’avais mal. Du coup, je me suis dit qu’il était temps que je modifie mon régime alimentaire.

— Je me souviens de l’époque où tu ne mangeais que de la viande, ça a duré des années. De la viande, du fromage et des fraises nappées de crème fraîche.

— Oui, le régime Atkins. La porte ouverte à la goutte. En fait, l’idée de manger de la chair animale commençait à me répugner ; je coupais mes blancs de poulet en morceaux de plus en plus petits. Puis j’ai vu ce reportage où on poussait une vache à moitié morte avec la fourche d’un chariot de levage, et ça m’a carrément révolté. Alors, je me suis dit… qu’il fallait que j’écoute mes sentiments. En plus, Ben et moi, on a un taux de cholestérol élevé, c’était donc logique de devenir végétaliens.

— Végétalien ? Je croyais que tu avais dit végétarien ?

— Ben est végétalien, moi, il me faut mon fromage. Et j’achète aussi des briques de blancs d’œuf. Mais on n’est pas des intégristes. On peut faire un plein de viande pour toi, si ça te fait plaisir. On peut descendre chez Trader Joe ensemble et acheter ce dont tu as besoin. »

N’étant pas prête à se convertir au végétarisme, même temporairement, elle resta dans le flou.

« Tu me connais. Personnellement, un yaourt et un demi-sandwich, ça me va très bien.

— C’est pour ça que tu es encore si mince et si jolie. »

C’était une remarque tellement adorable qu’elle ne put vraiment pas retenir ses larmes.

« Excuse-moi, bredouilla-t-elle en s’essuyant les yeux. Je te promets que ce ne sera pas comme ça.

— Oh, arrête !

— Quoi ?

— Évidemment que ça va être comme ça. On est en train de dire adieu à ton utérus. Il nous faudra bien verser quelques larmes si on veut faire ça décemment. »

Il avait résumé la situation avec sa franchise touchante, mais c’est en entendant ce « nous » que Mary Ann avait vraiment eu la sensation d’être allégée de son terrible fardeau. Il nous faudra bien verser quelques larmes. Elle avait presque oublié le doux réconfort de la première personne du pluriel.

Ne voulant pas se remettre à pleurer, elle répondit sur un ton léger.

« Ne me dis pas qu’il y a un rituel ou je ne sais quoi.

— Pour quoi ?

— Pour dire adieu à son utérus. »

Il leva les yeux au ciel.

« Si ! Douze vieilles sorcières en robe pourpre t’enduisent le corps d’huile de patchouli, puis dansent la farandole sacrée de l’adieu à la matrice. Nom de Dieu, ma grande ! »

Elle éclata de rire.

« Quoi ? On ne sait jamais. Surtout par ici.

— Tu as passé trop de temps dans le Connecticut.

— Ne m’en parle pas, répliqua-t-elle en lui collant une bise sur la joue. Allez, va bosser, Mouse. Je vais m’installer et peut-être m’accorder une petite sieste. »

Elle savourait déjà l’idée de faire un somme sur ces draps chauffés par le soleil tandis que des colibris voletaient derrière la fenêtre.

« J’ai laissé la maison ouverte au cas où tu aurais envie d’y aller. Pour regarder la télé, lire un bouquin ou autre chose. Donne juste un tour de clé si tu décides de sortir. Tu connais le quartier. Il y a des boutiques des deux côtés… en descendant la 24e ou vers Castro. »

Il s’interrompit et réfléchit une minute.

« Marcher ne te pose pas de problème, hein ? »

Elle secoua la tête.

« Jusqu’à présent, je ne ressens rien… si c’est ce que tu veux dire.

— J’imagine que c’est effectivement ce que je voulais dire. »

Après un instant de silence éloquent, il reprit :

« Tu as tout organisé, pour le médecin et le reste ?

— Oui, enfin… mon docteur de Darien m’a adressée à quelqu’un de Mount Zion, mais… il ne me convient pas.

— Pourquoi ? »

Elle haussa les épaules.

« Il a un pénis. »

Michael digéra l’information.

« Tu veux une dame pour prendre soin de la mécanique féminine !

— Tu trouves ça idiot ?

— Pas du tout. Je comprends parfaitement. »

Sa réponse avait beau ne pas la surprendre, ça faisait du bien de l’entendre.

« Je me suis dit que j’appellerais peut-être DeDe et D’or, lui confia-t-elle. Pour voir si elles ont quelqu’un à me recommander.

— Tu es sûre ? fit-il avec une lueur espiègle dans l’œil. Tu risquerais d’avoir affaire à une douzaine de sorcières vêtues de pourpre et armées d’huile de patchouli.

— Arrête, Mouse. Ce sont les lesbiennes les moins New Age que je connaisse.

— Tu as fréquenté beaucoup de lesbiennes ces derniers temps ? »

Il avait toujours aimé la taquiner ainsi, lui donner l’air d’être plus ringarde qu’elle ne l’était. Ça faisait partie de leur vieux rituel.

« On a des lesbiennes à Darien. Il y en a une au conseil d’administration du country club. Elle roule à fond pour Bush.

— Normal, si c’est une camionneuse », répliqua-t-il avec un sourire suffisant.

À sa grande stupéfaction, elle s’entendit pouffer. Michael était encore capable de provoquer chez elle ce sentiment de laisser-aller grisant, elle s’en rendait compte. L’espace d’un instant, ce fut comme s’ils étaient à Barbary Lane, ensemble dans la chambre de Michael un samedi soir sans rendez-vous, à se balancer des vannes pour balayer leurs soucis. De bien minuscules soucis !

« Allez, je mets les voiles, dit Michael en lui déposant un baiser sur la joue.

— File, va faire pousser de belles choses. »

Sur le seuil, il lui tendit la clé avec un air franchement hésitant.

« Je ne devrais peut-être pas aborder le sujet. »

Mary Ann sentit son estomac se nouer.

« Vas-y.

— Tu sais que Shawna est revenue de New York, n’est-ce pas ? »

Mary Ann l’avait deviné en jetant un coup d’œil sur la page « Web de Shawna, où les derniers articles concernaient San Francisco. En général, elle évitait le blog de Shawna parce que les sujets abordés la répugnait. La dernière fois qu’elle l’avait lu, Shawna évoquait, quelque part sur la côte Est, un spa haut de gamme proposant à ses clients des soins du visage au sperme. (Et pas au sens cru et vulgaire de la chose, non, mais de vrais masques avec du sperme de Dieu sait qui.) C’était le genre d’information qui ne passionnait pas du tout Mary Ann, surtout si ça venait de la seule Shawna qu’elle ait jamais connue, la petite fille avec qui elle chantonnait des airs de Billy Joël en rentrant en voiture de la Presidio Hill School. C’était trop pour elle. Elle était loin d’être prude ; simplement, elle ne pouvait pas se faire à ce décalage.

Et puis, elle s’inquiétait parfois à l’idée que Shawna puisse un jour décider d’aborder des sujets intimes sur son blog. Il y avait déjà une dimension autobiographique dans son travail et, tôt ou tard, elle allait parler de son enfance instable et de la mère adoptive égoïste qui était partie quand elle avait cinq ans. Shawna se considérait comme une artiste, et c’était ce que les artistes faisaient.

« J’avais le sentiment qu’elle était là.

— Tu veux que je lui parle de… ce qui t’arrive ?

— Non… je t’en prie. Je ne veux pas qu’elle se sente obligée de faire quoi que ce soit. »

Elle revit soudain l’après-midi affreusement désagréable qu’elle avait passé à Darien avec Shawna. Celle-ci était venue en train de New York et avait fait un sérieux effort pour tenter de combler le fossé entre elles, mais la journée n’était pas terminée qu’elles n’en pouvaient déjà plus. Elles étaient différentes, avaient des histoires différentes et n’avaient aucune raison, biologique ou autre, de se rapprocher.

« Tu veux que j’en parle à Anna ?

— Je préférerais que tu n’en parles à personne, Mouse. En tout cas, tant que ce ne sera pas terminé.

— Pas de souci. Cela dit, Anna doit savoir que tu es là.

— Pourquoi ?

— Parce que Jake le sait… et qu’il habite avec elle.

— Ah… d’accord. »

Quelle ville, songea-t-elle. Quelle fichue petite ville.

« Je garderai les détails pour moi.

— Merci, Mouse.

— Repose-toi. Je serai de retour vers dix-huit heures. Ben veut s’occuper du dîner. »

Il s’éloigna vers son pick-up. Devant la corpulente silhouette aux cheveux gris vêtue d’une salopette verte délavée qui traversait le jardin d’un pas lourd, Mary Ann crut voir une quasi-incarnation du preux chevalier en armure.

Elle se demanda, à la lumière de son passé, si elle ne se tournait pas une fois de plus vers un homme pour qu’il la tire d’affaire, mais elle oublia la question aussi vite qu’elle lui était venue.

 

Après avoir défait ses bagages, elle prit une douche rapide, enfila son pyjama, se glissa sous les draps et dormit une petite heure d’un sommeil léger, entrecoupé par le bruit des tondeuses à gazon et des alarmes de voiture au loin. À certains moments, quand elle était tranquillement allongée par exemple, elle avait l’impression que quelque chose de pernicieux bougeait en elle et lui signalait sa présence. Le médecin lui avait dit qu’elle ne ressentirait peut-être rien avant l’opération, donc ce n’était sans doute que l’expression de sa propre névrose, une variation morbide sur le thème de la grossesse nerveuse.

Mais peut-être pas.

Elle admettait qu’il y avait une certaine ironie à mettre son cancer sur le même plan qu’une grossesse, puisque les femmes qui n’avaient jamais eu d’enfants avaient davantage de risques de contracter la maladie. Tu t’en sers ou tu le bazardes, avait-elle aussitôt pensé en son for intérieur quand le médecin le lui avait expliqué. C’était trop pertinent, trop vrai pour être formulé.

Il aurait été relativement facile d’imputer cette vie sans enfant à Brian, son premier mari qui, allez savoir pourquoi, avait un sperme défectueux, mais la vérité était qu’elle n’avait jamais désiré de bébé. Ce n’était pas dans son tempérament, point à la ligne, et elle avait admis cette faiblesse – tout à son honneur, d’après elle – bien plus librement que la plupart des femmes. Si Connie, son ancienne copine de classe, n’était pas morte en donnant naissance à Shawna, Mary Ann n’aurait peut-être jamais connu la maternité et ne s’en serait pas portée plus mal pour autant. Mais devant le bonheur que cette paternité inespérée apportait à Brian, elle avait choisi de l’aider à réaliser son rêve.

Incapable de rester plus longtemps en place, elle se leva pour aller aux toilettes. Elle s’était interdit de regarder dans la cuvette, mais elle le fit, bien entendu, et aperçut dans son urine une sorte de fin tortillon rouge pareil à un ver piégé dans de l’ambre. Elle se débarrassa de son pyjama en frissonnant et retourna se doucher illico, comme si l’eau allait la débarrasser de tout cela. Elle était d’une ignorance consternante sur le sujet, ignorance héritée, elle s’en rendait compte.

Du temps de sa mère, une hystérectomie se déroulait sous le manteau, c’était un problème de femme dont on ne parlait qu’à mi-voix et uniquement entre femmes, bien sûr. Pour Mary Ann, le seul mot – hysssstérectomie – suggérait un secret évoqué en chuchotant. Il était honteux de perdre cet objet de vie que Dieu vous avait donné, de sorte que – même après avoir eu deux enfants – la maman de Mary Ann avait dit à tout son entourage qu’elle allait voir sa sœur aînée à Baltimore. Le père de Mary Ann avait passé quatre jours seul à la maison avec les enfants à qui il avait servi des plateaux télé pendant qu’il tournait comme un lion en cage dans le salon.

Quand sa mère était finalement revenue, l’air triste et affaibli, Mary Ann avait cru que c’était dû aux suites pénibles d’une brève rupture conjugale. À en juger par la panique de son père en l’absence de sa mère et le fait que l’un comme l’autre avaient crié beaucoup plus que d’habitude, c’était l’explication la plus plausible. Mary Ann s’était tracassée pour eux jusqu’à l’été suivant où, un soir avant d’aller au lit dans leur maisonnette du Michigan, la vérité lui avait enfin été transmise, de mère à fille, tel un bijou de famille.

Comment aurait-elle pu tirer un enseignement de l’expérience de sa mère alors que celle-ci lui avait caché ce qui s’était passé ? Elle n’avait aucun moyen de savoir si elle s’était sentie aussi fragilisée qu’elle dans son corps, ni quelle avait été la gravité de son cancer, ni même si c’était un cancer. Comme pour des tas d’autres mystères corporels, Mary Ann allait devoir improviser. Il ne fallait pas qu’elle compte glaner quelques conseils pratiques auprès de sa mère – cette femme issue de « la plus grande génération », pour citer Tom Brokaw –, laquelle lui avait dit un jour, alors qu’elle était préadolescente, que les règles étaient « les larmes amères d’un ventre déçu ».

 

De retour dans sa chambre, Mary Ann retrouva DeDe Halcyon-Wilson sur son BlackBerry et composa le numéro. DeDe décrocha à la seconde sonnerie.

« Hé, salut, toi. Quelle bonne surprise ! »

Elles se connaissaient depuis très longtemps. Mary Ann avait travaillé dans l’agence de publicité du père de DeDe et, quelques années plus tard, c’était elle qui avait révélé au grand public comment DeDe et sa compagne, D’orothea, avaient fui Jonestown pour Cuba avec leurs jumeaux. Ce reportage avait lancé la carrière télévisée de Mary Ann et créé, entre l’héritière et ancienne mondaine et elle, un lien qui avait résisté à des années de négligence et un continent pour les séparer. Elles avaient continué à s’envoyer des cartes de vœux à Noël et s’étaient retrouvées par hasard quelques années auparavant, lors d’un tournoi de golf caritatif à Boca Raton. Guindé comme il l’était, le pauvre Bob n’avait su que penser des Halcyon-Wilson avec leurs badges de soutien à Hillary Clinton et leur élégance naturelle, mais Mary Ann les avait accueillies comme des sœurs longtemps perdues de vue.

Elle avait le même sentiment aujourd’hui, découvrit-elle, mais plus fort.

« Oh, DeDe, c’est si bon de t’entendre.

— De même, ma jolie. Quitte pas… je vais chercher D’or. Elle est dans le jardin avec les petits.

— Les petits ?

— Eh oui. Tragique, hein ? C’est fou comme le temps passe ! »

À la voix un peu essoufflée de DeDe, Mary Ann devina qu’elle courait déjà à travers le jardin. Elle se le représentait facilement, ou du moins tel qu’il était trente ans plus tôt, quand la mère de DeDe, alors doyenne de Halcyon Hill, l’avait convoquée à la propriété pour lui annoncer le retour à la vie – très embarrassant socialement – de sa fille. DeDe et les enfants venaient d’arriver à Miami sur un bateau de réfugiés cubains homos.

Et voilà que ces enfants avaient des enfants !

« À qui sont-ils ? demanda-t-elle à DeDe. Les petits, je veux dire.

— À tous les deux. Anna et Sergei en ont deux, et Edgar et Stephen en ont adopté un de sept ans l’an dernier. Mais où est-elle passée ? D’or ! Ah te voilà. Amène ton joli popotin par ici ! C’est Mary Ann ! Oui, cette Mary Ann. »

En entendant ce joyeux vacarme – et les cris perçants des enfants en fond sonore –, Mary Ann se demanda si c’était une bonne idée de discuter au téléphone. Malheureusement, elle ne pouvait se permettre d’attendre plus longtemps si elle décidait de s’adresser à un nouveau médecin.

« Ecoute, DeDe, j’aimerais venir vous voir, mais il faut absolument…

— Mary Ann ! Ma chérie ! »

D’or venait de prendre l’appareil et, manifestement, elle était cernée par les petits braillards.

« C’est une amie, Milo… non, tu ne la connais pas… va jouer avec Juniper… elle a besoin de toi dans la station spatiale. Désolée, Mary Ann. Comment vas-tu ? Mais où est-ce que tu es ?

— Ici, répondit-elle dans un filet de voix.

— À Hillsborough ?

— Non, en ville.

— Bob est avec toi ?

— Non, c’est en partie pour ça… écoute, c’est merveilleux de t’entendre, mais… peux-tu demander à DeDe de se mettre dans un endroit moins bruyant ? Il y a un truc assez important dont je dois…

— Pigé. Pas de souci. À plus tard, bichette. Quoi que ce soit, on arrangera ça. »

Si seulement.

 

Quand le soleil plongea derrière Twin Peaks, elle alla se promener dans le quartier, principalement pour se remonter le moral. Comme sur Russian Hill, cette partie de la ville fourmillait d’allées secrètes et d’escaliers cachés sous des tonnelles, un charme auquel elle avait toujours été follement sensible. Dans le Connecticut, chaque fois qu’elle avait eu le mal du pays – quelle autre formule utiliser ? –, ce n’était ni au Golden Gate Bridge, ni à la Transamerica Pyramid, ni aux cable cars qu’elle avait pensé ; c’était à l’essence même de San Francisco, à son ADN, à un je-ne-sais-quoi qui était partout et nulle part à la fois : un fragment de baie en filigrane à travers les arbres ou une rangée de maisons sur une colline noyée dans le brouillard qui faisait comme une guirlande électrique au milieu de cheveux d’ange.

Elle se força à flâner une heure en essayant de se persuader que sa souffrance ne la suivrait pas, qu’elle était encore capable de repartir de zéro, qu’elle était toujours le genre de femme que la géographie peut sauver. Peu importait que ça n’ait pas été le cas pendant des années. Malgré ses voyages à Paris, à Prague ou à Saint-Barth’, ses six mois dans une école de cuisine en Toscane ou même son bénévolat au sein de l’ONG Habitat, à La Nouvelle-Orléans, après le passage du cyclone Katrina. Une paumée qui voyageait n’était en fin de compte qu’une paumée voyageuse. Il se peut que les voyages élargissent notre horizon un moment, mais, tôt ou tard, ils réduisent nos illusions sur ce que l’on croit être.

La rue de Michael et Ben était en pente raide et, sur le chemin du retour, Mary Ann s’arrêta pour reprendre son souffle. Sur le trottoir opposé, un vieux monsieur faisait la même chose et elle éprouva un élan de solidarité de senior envers lui, alors qu’il était beaucoup plus vieux qu’elle et ne l’avait pas remarquée. Il avait l’air d’admirer la nouvelle construction, le fameux « pavillon » qu’elle occupait, ce qui en un sens lui fit plaisir. Elle songea à lui adresser la parole, mais choisit de préserver sa solitude et le laissa s’éloigner.

Mary Ann en automne
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