« J’ai la personne idéale, annonça DeDe Halcyon-Wilson qui, en parfaite hôtesse, remplit à nouveau le verre de vin de Mary Ann. Son cabinet est à environ trois kilomètres de chez nous. Et après, si ça te dit, tu pourrais passer ta convalescence ici. »
Ici, c’était Halcyon Hill, la gigantesque demeure de style pseudo-Tudor de Hillsborough que DeDe avait toujours habitée, ou presque. D’orothea et elle venaient de faire refaire le tissu des meubles et d’installer de jolis stores bateau en soie verte, mais la maison était encore à peu près telle que dans le souvenir de Mary Ann. Seule DeDe avait énormément changé ; la débutante prodige revenue mince, musclée et sérieuse de Guyane était à présent une charmante femme dodue comme une caille. Son menton aristocratique et légèrement duveteux rappelait la précédente maîtresse de maison, la mère de DeDe depuis longtemps décédée, Frannie Halcyon. Mary Ann imaginait volontiers les commentaires de Frannie sur la fontaine adossée au mur du solarium : un vagin stylisé d’où l’eau coulait entre des pétales de marbre rose et lisse.
« C’est trop ? demanda DeDe lorsqu’elle surprit le regard de Mary Ann.
— Non… c’est très subtil, en fait. On dirait un Bufano.
— C’en est un.
— Tu plaisantes ? »
Du temps où elle vivait à San Francisco, Mary Ann s’était enorgueillie de reconnaître la patte du sculpteur – tous ces pingouins sans visage et ces mamans ourses aux épaules tombantes étreignant leurs petits.
« Je ne savais pas qu’il avait fait des… personnages.
— Il n’en a pas fait, s’écria DeDe en gloussant. D’or a acheté ça dans une boutique New Age à Gualala. Je lui ai dit que c’était une idée épouvantable, mais elle venait de prendre un Valium, il n’y a pas eu moyen de la raisonner.
— Alors, ce n’est pas un Bufano ?
— Bien sûr que non. Je me fais l’effet d’être tellement insensible, Mary Ann. J’aurais dû l’enlever avant ton arrivée.
— Pourquoi ? lui demanda Mary Ann avec un sourire crâneur. Ça, on me le laisse. »
Visiblement soulagée par cette brusque absolution, DeDe réussit à rire.
« On te laisse la salle de jeux, comme on dit.
— Pardon ?
— Notre amie Barb s’est fait retirer l’utérus, l’été dernier. Et c’est ce qu’elle nous a sorti : « D’accord, on me retire le porte-bébé, mais au moins on me laisse la salle de jeux. » »
Mignon, songea Mary Ann, mais pas très réconfortant dans la mesure où, à l’heure actuelle, sa salle de jeux lui était à peu près aussi utile que le porte-bébé.
« Donc, ton amie va bien ?
— Elle est en pleine forme. Vraiment bien. Je lui avais proposé de se joindre à nous aujourd’hui, mais elle avait une réunion avec son groupe de jardinage durable. Tu sais, c’est la forme de cancer qu’on guérit le mieux.
— C’est ce qu’on m’a dit.
— Tu as peur ?
— Ça, oui.
— De quoi, exactement ? »
Le regard de Mary Ann dériva vers la fenêtre aux carreaux en losange et se perdit dans le flou vert et or du jardin.
« D’être différente après… ou morte. Ça dépend des jours. »
DeDe, Dieu merci, n’essaya pas de jouer les optimistes.
« Je suis sûre que tu vas beaucoup aimer Ginny. C’est une chic fille.
— La cancérologue ?
— Mm-mm. Elle défend ardemment la cause des femmes.
— Elle est homo, si je comprends bien.
— C’est un problème pour toi ?
— Je t’en prie, bien sûr que non. Je demandais, c’est tout.
— Je peux t’emmener chez elle cet après-midi, si tu veux. Je l’ai déjà avertie qu’on passerait peut-être. »
Mary Ann ressentit une bouffée de pure affection pour sa vieille amie.
« Oh, DeDe, tu ferais ça ? Ce serait un sacré poids en moins. »
Ça l’apaisait énormément qu’une personne de confiance prenne ainsi les choses en main. Elle se sentait tellement moins seule.
« D’après Ginny, faire transférer ton dossier ne sera qu’une formalité. Vous n’êtes pas en conflit, non ? Avec ton cancérologue de Darien, je veux dire ? »
Mary Ann secoua la tête.
« Je ne lui ai pas encore dit.
— Je suppose que tu ferais mieux, alors. »
Mary Ann hésita et reprit une petite gorgée de son sauvignon blanc en imaginant ce drôle de scénario.
« Quel est le problème ? demanda DeDe.
— Il est un peu trop proche pour que je me sente à l’aise. Il joue au squash avec Bob à notre club.
— Oh, merde.
Naturellement, je ne l’ai appris qu’une fois les pieds calés dans les étriers, quand il m’a demandé si ça se passait bien en Europe pour ce cher Bob.
— Pas étonnant que tu veuilles un nouveau médecin ! grommela DeDe. Bon sang, tu crois qu’il était au courant pour… euh… pour Bob et ta coach de vie ?
— Bob est tout à fait capable de s’en vanter. »
DeDe réfléchit à cela un moment.
« Dans ce cas, laisse faire Ginny. C’est le genre de défi dont elle raffole. À propos, Bob sait maintenant ?
— Sait quoi ?
— Que tu l’as surpris en pleine action… et est-ce qu’il a une idée de l’endroit où tu te trouves ? »
Mary Ann secoua la tête d’un air sombre.
« Je ne me sens pas la force de lui parler.
— J’entends bien », lui répondit DeDe.
Mais ce qu’elles entendirent l’une comme l’autre dans le lourd silence qui suivit, ce fut le gargouillis et le ronron de la fontaine vagin.
« Ecoute-moi un peu ce satané machin, ronchonna DeDe. Je serais capable d’étrangler D’or. Le mois dernier, la pompe est restée bouchée une semaine, et ce bazar s’est mis à cracher à la figure de tout le monde.
— Non ! »
DeDe sourit d’un air narquois, comme une adolescente malicieuse.
« Juste pendant une réunion du groupe d’études bouddhistes de D’or, en plus. »
Et elles rirent, sans grande conviction, pendant un bon petit moment.
Le cabinet de la cancérologue était situé dans une bâtisse biscornue, qui formait une sorte de L recouvert de bardeaux, et cachée dans un bosquet de chênes noueux. L’endroit rappela à Mary Ann ; un centre commercial de Darien, petit mais raffiné, où elle achetait parfois un panier garni de vins et de fromages quand il lui fallait un cadeau d’anniversaire à la dernière minute. Quant au Dr Ginny, elle était très rassurante : la quarantaine, les yeux clairs, autoritaire sans être tyrannique.
« Je veux que vous sachiez, lui dit-elle, que j’ai pratiqué cette opération plus de mille cent fois. »
Mary Ann réagit par un « Ouah » étouffé, comme si cette femme séduisante venait de lui annoncer un score de golf impressionnant.
« En d’autres termes, je suis bonne dans ce domaine. J’estime que c’est ma vocation. »
Le délicieux professionnalisme du médecin s’accordait à merveille avec les tons neutres du cabinet et son mobilier zen.
« Combien de temps ça va prendre ? s’enquit Mary Ann.
— Vous sortirez le soir même. »
Mary Ann s’entendit pousser un soupir de soulagement.
« Parfait.
— On vous a déjà retiré l’appendice ? »
Interloquée, Mary Ann bredouilla :
« En fait… non.
— Je peux m’en occuper en même temps, si vous le souhaitez. »
Mary Ann eut soudain l’impression d’être un grenier poussiéreux qu’il fallait débarrasser de toutes ses vieilleries inutiles.
« Vous pensez que mon appendice pourrait être… cancéreux ? »
Le Dr Ginny secoua la tête avec un sourire indulgent.
« Voilà comment les choses vont se passer, Mary Ann. Une fois que j’y serai, je retirerai votre utérus très délicatement (elle mit ses mains en coupe comme si elle portait un petit animal sans défense), puis je le glisserai dans un sac en plastique que je transmettrai au laboratoire qui examinera différents échantillons de tissus afin de déterminer l’étendue du cancer. Ce qui signifie que vous et moi bénéficierons d’un peu de temps. Vous, bien sûr, vous serez endormie, mais, moi, je pourrais en profiter pour me rendre utile… d’où l’appendice.
— Mais il ne m’a jamais posé de problèmes, bredouilla Mary Ann d’une voix faible.
— D’accord, mais l’an prochain, quand vous irez faire de la plongée à Palau, il vous causera des ennuis et vous serez héliportée à Guam où leur IRM date de 1984 et où l’un de mes collègues, bien intentionné, vous fera une vilaine cicatrice que je peux vous éviter en pratiquant une cœlioscopie. Moi, je compte vous laisser repartir avec un joli ventre tout lisse.
— Oh… entendu, alors…
— Sans frais supplémentaires, naturellement.
— Merci. »
Mary Ann avait répondu sur le ton qu’elle aurait employé avec une vendeuse de chez Bergdorf Goodman qui lui aurait proposé une retouche gratuite. Il lui vint à l’esprit que cette aptitude à donner un caractère banal au drame était un don propre au Dr Ginny.
« Alors, écoutez, à partir d’aujourd’hui, c’est moi qui prends vos soucis en charge, parce que je compte bien faire ça de façon aussi parfaite que possible. C’est mon côté bizarre. »
En d’autres circonstances, ce genre de vantardise cavalière aurait profondément irrité Mary Ann, mais ce ne fut vraiment pas le cas dans ces circonstances ; elle avait terriblement besoin de l’inoxydable tendresse du Dr Ginny, qui lui avait inspiré confiance d’emblée.
« Je dois vous avertir, poursuivit le docteur, il se peut que vous vous sentiez déprimée après l’intervention, mais ça participe du processus de guérison. »
Mary Ann se dit que ça ne pouvait pas être pire que la tristesse étouffante qu’elle ressentait à présent.
« Vous logez chez DeDe et D’or ? s’enquit le docteur.
— Non, chez des amis en ville.
— Aimeriez-vous un hôpital à côté de chez eux ?
— Si possible.
— Bien sûr. »
Nouveau sourire.
« On se bat ensemble, Mary Ann. »
Cette nuit-là, tandis que Michael et Ben étaient allés rendre visite à des amis sur Potrero Hill, Mary Ann se prépara une théière de thé à la menthe qu’elle embarqua dans le pavillon. Il commençait enfin à faire frisquet et il régnait une humidité piquante annonciatrice du début de l’hiver. Elle se surprit à se réjouir du cadeau facétieux que les garçons lui avaient offert quelques jours plus tôt : une ridicule couverture à manches qu’ils avaient vue tous les trois à la télévision et qui les avait fait hurler de rire.
Assise sur son unique siège, son ordinateur sur les genoux et les lumières de la colline scintillant derrière sa fenêtre, elle se connecta sur Facebook et écrivit son premier statut :
Mary Ann Singleton boit un thé à la menthe emmitouflée dans son Snuggie et se demande si les choses vont s’améliorer.
Puis elle attendit, comme un pêcheur, qu’un poisson morde à l’hameçon.
Comme d’habitude, elle avait veillé à ne pas donner d’indices susceptibles de révéler le lieu où elle se trouvait. Elle ne voulait pas que Bob – ni un de ses amis à Darien – entreprenne des recherches. Elle savourait l’impression d’évoluer librement dans le cyberespace, avec pour seuls liens un nombre croissant d’Amis, avec un grand A, lesquels, à quelques exceptions près, n’étaient pas du tout des amis. Au début, la plupart avaient un certain lien avec Michael et Ben, mais elle était maintenant happée par un tourbillon toujours plus grand, où les demandes d’amis ne cessaient d’affluer, et, imprudemment, elle les acceptait toutes.
Ainsi que Ben l’avait prévu, la plupart d’entre eux reconnaissaient son nom, qui leur rappelait leur jeunesse à San Francisco :
Je regardais ton émission à la maison quand je n’allais pas en classe parce que j’étais malade, le clébard lyophilisé, lol
Mon père te trouvait bandante
Je suis trooop fier d’être ton ami
J’adore la robe que tu portais quand la reine d’Angleterre a mangé chez Trader Vic’s
Es-tu vraiment la célèbre Mary Ann Singleton ?
Non seulement son nom de jeune fille l’avait coupée de tout ce qui la liait à Bob, mais il avait aussi ressuscité des gens qu’elle avait connus avant de devenir célèbre à San Francisco, comme par exemple trois camarades de lycée qui faisaient tous vraiment vieux. Parmi eux, il n’y en avait qu’une dont elle se souvenait, à cause de ses yeux rapprochés qui lui donnaient une expression bizarre. Il y avait également un vieil Irlandais lourdaud qui travaillait « à la manufacture » – comme il disait – quand elle était encore secrétaire chez Lassiter Fertilizer, l’usine d’engrais, à Cleveland. Là, il ne s’agissait même plus de sa jeunesse, mais d’une existence antérieure.
De ses années à San Francisco, elle avait retrouvé des gens qui étaient passés dans son émission : une femme qui faisait de la magie blanche qu’elle avait interviewée à l’occasion d’une fête d’Halloween, un mec des Samoa qui avait décoré les Emeryville Flats avec des sculptures en bois de récupération. Elle ne les avait jamais vraiment connus, mais ils avaient traversé sa vie brièvement, d'où la valeur qu’elle leur accordait à présent. Ça lui permettait de façonner une version acceptable de son passé, d’en faire un drame épique ne comportant que des figurants. Ces quasi-inconnus avec qui elle plaisantait si jovialement pouvaient lui offrir un miroir de son existence, sans jamais en réfléchir les souffrances.
Une semaine plus tôt, elle avait cru réduire sa vie à l’échelle de ce pavillon : en réalité, elle l’avait rétrécie davantage encore. Ce soir-là, pendant que DeDe la raccompagnait de Hillsborough et l’abreuvait de douces paroles rassurantes, Mary Ann était déjà installée, par la pensée, devant son ordinateur et le douillet rayonnement de son écran. Elle se répétait qu’elle n’était pas victime d’une addiction, que simplement elle n’avait vraiment rien d’autre à faire en ce moment ; que le réseau social constituait un simple baume contre ses soucis, une distraction inoffensive pour meubler le temps en attendant qu’elle passe sous le bistouri – ou le laparoscope – et soit fixée sur la suite des événements.
En attendant des réactions à son message, elle accepta trois nouvelles demandes d’amis et refusa une application nommée « Farmville » – sans doute un autre jeu idiot. Elle avait déjà rejeté des tas d’invitations à participer à « Mafia Wars » et, même si elle ne voyait pas exactement ce que cela signifiait, à sucer la « Chupa Chups » de quelqu’un. Elle préférait le genre d’Amis qui se contentaient de parler du temps, de poster des photos de leurs vacances aux Fidji, ou qui se demandaient tout haut s’ils devaient ou non engloutir cette plaquette de chocolat noir à 70 % de cacao. Cette forme d’expression avait un aspect laconique qui rappelait un cercle de couturières, une concision bon enfant qui la touchait.
La première personne à commenter son statut fut un certain Fogbound One. Il n’avait pas de photo de profil, Mary Ann ne vit que la découpe d’une tête hérissée d’un épi que Facebook fournissait en guise d’image par défaut. « Le bonheur est un choix », avait écrit M. ou Mme Fogbound One, révélant sa faiblesse pour la sagesse à deux sous des autocollants de pare-chocs. Mary Ann avait bloqué l’accès de son mur à cette personne dès qu’elle avait su s’y prendre, mais en théorie il (elle) était un(e) ami(e). Aussi,quand la fenêtre de dialogue apparut sur son écran, se sentit-elle obligée de répondre.
Toujours déprimée ?
Un peu moins, merci.
C’est quoi la couleur de ton Snuggie ?
Rouge.
Le mien est bleu.
Lol. Ils sont ridicules, hein ?
Mais chauds.
Ça, c’est vrai.
J’adorais ton émission.
Merci beaucoup.
T’habitais pas sur Barbary Lane ?
Si.
J’étais pas loin.
Quelque part dans le brouillard, je suppose. Mdr.
Pardon. Ça veut dire quoi ? Je suis nouvelle.
Mort de rire.
Ah.
Tu piges vite.
Merci.
T’es toujours à Russian Hill ?
Non. Ça me manque.
À moi aussi. Dans le temps, j’étais ami avec quelqu’un qui habitait la même maison que toi. Qui ça ?
Norman Neal Williams.
Désolée. Ça ne me dit rien.
Je croyais que tu sortais avec lui.
Non. Désolée. Ça date. C’était sympa de te parler.
Elle cliqua sur le petit x pour effacer cet horrible dialogue. Elle aurait aimé s’attarder un peu, le temps de lire encore un ou deux ; commentaires, histoire de paraître détachée, mais elle sentait déjà la brûlure âcre du vomi au fond de sa gorge. Repoussant son ordinateur, elle s’arracha au Snuggie et se précipita vers la salle de bains, mais elle n’alla pas plus loin que la cabine de douche.