« Attention ! hurla Michael, ce mec est complètement bourré ! »
Ben tressaillit et se cramponna au volant.
« Je l’avais vu.
— On n’aurait pas cru.
— Michael…
— D’accord. C’est bon. Il titubait dans la rue, c’est tout. On pouvait à peine le voir dans le noir.
— Je l’avais vu.
— J’essayais de t’aider.
— Tu ne m’aides pas quand tu te comportes comme ça. Crois-moi. »
Michael observa un silence boudeur alors qu’ils dépassaient Dolores Park pour descendre la 18e Rue jusqu’à Mission District. Il posa la main sur la cuisse de Ben avant de poursuivre.
« Tu trouves que je te prends la tête quand on est en bagnole ? »
Ben sourit mais ne réagit pas. Depuis cinq ans qu’ils étaient en couple, c’était toujours lui qui conduisait quand ils étaient ensemble. Tous deux préféraient ça, Michael étant un conducteur dangereusement nerveux, même si cela ne l’avait jamais empêché d’« aider » au point d’en être odieux. La plupart du temps, Ben laissait couler, car il savait que c’était davantage lié aux angoisses maladives de Michael qu’à un besoin de contrôler.
Ce soir-là, ils allaient voir leurs amis Mark et Ray dans leur appartement de Fair Oaks Street. Mark avait soixante ans, Ray quatre-vingt-deux. Leur différence d’âge était pratiquement la même que celle de Ben et de Michael, ce qui donnait au vieux couple un statut de modèle en matière de relations intergénérationnelles et préparait éventuellement Ben et Michael, pour le meilleur et pour le pire, à ce qui les attendait.
Ray souffrait à présent de la maladie d’Alzheimer – « une forme ; plutôt douce », comme l’affirmait courageusement Mark –, ce qui le rendait confus mais jovial, bien plus gentil en tout cas que l’odieux personnage qu’il avait pu être. Dans l’affaire, c’était le pauvre Mark qui s’était fait avoir. Le jeune loup en pantalon ajustable dont Ray était tombé amoureux par une douce soirée à Short Mountain avait dû, après trente ans d’une relation monogame satisfaisante, ouvrir leur couple à une tierce personne.
Cela donnait lieu à quelques dîners intéressants.
« Messieurs, messieurs, leur lança Ray du haut des marches après leur avoir ouvert via l’interphone. Avez-vous trouvé à vous garer ?
— Sans problème », lui cria Ben en portant les yeux vers le sommet du raidillon alpin et les mollets étiques de Ray.
Ben était impressionné de voir que le vieil homme négociait encore cet escalier, même s’il était triste de constater par la même occasion que le corps de Ray avait survécu à son esprit. Il portait des tennis ce soir-là, nota Ben – vert fluo semé de signes de peace and love –, ce qu’un observateur extérieur aurait peut-être pris pour un autre gage de démence. Ben, y voyant un écho de l’époque où Ray appartenait aux Radical Faeries, les jugea plutôt rassurantes.
« Chouettes pompes, dit-il.
— Qui ? Moi ?
— Qui d’autre ? »
Il grimpa jusqu’au palier et embrassa la joue parcheminée de Ray.
« Ne les montre pas à mon mari, il voudrait les mêmes. » Ray saisit la main de Ben et s’y cramponna.
« Où est-il ?
— En bas avec les sherpas. »
Michael, qui se tenait à la rampe en fer et exagérait son essoufflement, avait gravi la moitié des marches. Il jouait toujours ce jeu-là, afin que Ray se sente plus jeune et plus fort. Ben l’adorait pour ça.
« Allez, marmonna Ray en agitant son bras maigre pour encourager Michael à monter. Il y a du rhum chaud au beurre qui t’attend au sommet. »
Ils suivirent Ray vers un espace tout en longueur et doté d’un éclairage chaleureux – le séjour cathédrale, pour Ben – où, depuis le début des années quatre-vingt, ce couple avait laissé son empreinte vaguement hippie. L’appartement n’avait rien de spécial, sur le plan de la décoration – bohème façon Pottery Barn –, mais Ben aimait la pure généalogie de la pièce, l’histoire cachée derrière les magnets de la porte du frigo. Ces mecs avaient vraiment vécu dans ces lieux, et ça se voyait.
Ray brailla en direction de la cuisine à l’intention de Mark, lequel apparut quelques secondes plus tard portant un plateau chargé de tasses en céramique dépareillées.
« What is it, you cuntface ? »
Le vieil homme hurla de rire. Ben jeta un coup d’œil à Michael et vit qu’il était aussi surpris que lui. Ni l’un ni l’autre n’avait l’habitude d’entendre leurs amis se traiter de tête de con.
« C’est dans La Mélodie du bonheur, expliqua Mark en présentant le plateau à ses amis. Vous savez, la scène où…
— J’allais le faire, l’interrompit Ray.
— Faire quoi ?
— Apporter le rhum.
— C’est gentil, chéri, mais c’est chaud. Et plein de beurre, en plus. »
Mark lança un regard entendu à Ben et Michael. Ben se rappelait une époque, il y avait de cela à peine quelques années, où on pouvait confier un plateau de cocktails à Ray sans qu’il en renverse une seule goutte.
Apparemment, ce n’était plus le cas.
« Je n’ai pas saisi, fit Michael en prenant une tasse. Qu’est-ce qui est dans La Mélodie du bonheur ? »
Ray sourit malicieusement.
« C’est la mère supérieure qui dit ça à… comment elle s’appelle déjà ?… la vedette.
— Julie Andrews, avança Michael.
— ‘What is it, you cuntface ?” »
Cette fois, c’est Ray qui le répéta en gloussant.
« C’est dans une version hard ou quoi ? »
Ben ne comprenait toujours pas.
« C’est dans le film, affirma Mark. Julie ne veut plus être gouvernante, elle retourne au couvent et explique à la mère supérieure qu’elle n’en peut plus, et la mère supérieure lui lance : “What is it, you cahntface”, tu sais, en prononçant can’t à l’européenne. D’où… – “What is it, you cuntface ?” redit Ray avant de se bâillonner la bouche de la main. J’espère qu’Arlene n’a pas entendu. Elle a horreur qu’on parle comme ça. »
Ben jeta un regard furtif à Michael, qui, à son tour, consulta Mark, de sorte que tous trois se rejoignirent dans cet instant de mortification muette.
« Si on se mettait à l’aise ? proposa Mark.
— Arlene ne devrait pas tarder à descendre, déclara Ray. Elle se ravale la façade. »
Mark soupira, prit Michael par le bras et l’entraîna vers le canapé.
Ben s’approcha de Ray et posa la main sur les reins de son vieil ami tout en faisant de son mieux pour dévier la conversation :
« Dis donc, mon vieux, il paraît que vous êtes allés à Cavallo Point la semaine dernière.
— Hramm !
— Comment vous avez trouvé le nouveau resto ?
— C’était une base militaire, tu sais ?
— Je savais… oui. Il t’a plu ? »
Ray s’installa dans un grand fauteuil tapissé d’un lainage à motif cachemire.
« Pour ne rien te cacher, il m’a paru vraiment austère et sans charme. Et beaucoup trop cher.
— Je suis tout à fait d’accord avec toi.
— Mais Arlene l’a adoré. Elle a toujours eu un faible pour les endroits luxueux. »
Arlene avait été la femme de Ray. Ils avaient divorcé quelques mois avant le rassemblement des Radical Faeries où il avait rencontré Mark, et qui avait marqué le début de sa nouvelle vie. Arlene était restée quelques années de plus à Fort Wayne avant de s’installer dans le Dakota du Sud avec un veuf rencontré au cours d’un voyage en car en Terre sainte. Après cela, d’un commun accord, Arlene et Ray n’avaient plus gardé contact. D’ailleurs, Ray n’avait appris la mort d’Arlene que huit mois après ses funérailles, lorsqu’un de leurs anciens voisins de Fort Wayne était passé à San Francisco. Mark, qui avait alors presque quarante ans et n’avait jamais rencontré Arlene, avait avoué avec honte en éprouver un certain soulagement. Arlene disparue, ils pouvaient enfin repartir à zéro ; Ray serait à lui et à lui seul.
Du moins, c’était ce qu’il croyait. Arlene était revenue, et pour de bon, lorsque la maladie d’Alzheimer avait frappé Ray. Ce n’était pas que le cerveau défectueux de Ray avait exhumé la dizaine d’années difficiles qu’il avait vécues avec Arlene ; il avait tout simplement importé son ex-femme dans la vie de Ray. Tout ce que ce dernier avait partagé avec Mark se mua inévitablement en un souvenir tendre et flou d’une vie qu’il aurait menée avec Arlene. L’ancienne épouse empoisonnait le mariage de Mark comme une mycose – y compris lors d’événements récents comme l’excursion à Cavallo Point où, si Ben ne se trompait pas, les deux hommes avaient fêté leur trentième anniversaire.
Après le dîner, pendant que Michael et Ray prenaient le café dans le séjour, Ben aida Mark à faire la vaisselle.
« Ça se dégrade, hein ? »
Mark hocha la tête sombrement.
« La semaine dernière, il a raconté à la femme de ménage qu’Arlene et lui étaient descendus à la plage de nudistes de Sitges.
— Ouille.
— Et s’il l’avait seulement aimée ! Elle ne lui plaisait même pas tant que ça. En trente ans, c’est à peine s’il a parlé d’elle.
— Ça t’arrive de le reprendre ? demanda Ben en tendant une assiette essuyée à Mark.
— Ils te conseillent d’éviter. Il paraît que ça ne sert qu’à les embrouiller davantage et que ça les met mal à l’aise, répondit-il en rangeant l’assiette sur l’étagère au-dessus de l’évier. Franchement, je déteste cette salope. »
Ben esquissa un vague sourire.
« Pourtant, il se souvient encore de moi, ajouta Mark. Je ne devrais pas me plaindre.
— Vas-y. Tu as le droit.
— Non… vraiment… on a encore le présent. C’est pareil pour tout le monde. Et il est toujours aussi chouette. »
Et, comme par un fait exprès, Ray brailla depuis la grande pièce :
« Arlene ! On a besoin d’un plein ici. Tu es encore là, Arlene ? »
Mark soupira et attrapa la verseuse de la cafetière électrique.
« Je la hais », marmonna-t-il en poussant la porte battante.
Sur le chemin du retour, Michael et Ben gardèrent le silence un long moment. Michael prit la parole le premier :
« Je ne te confondrai jamais avec quelqu’un d’autre.
— Ah oui ?
— Je t’assure. Je serai peut-être un vieil idiot grincheux un jour, mais jamais je n’oublierai qui tu es. Ni ce qu’on a vécu ensemble. »
Ben prit la main de Michael et la lui embrassa.
« On ne vient pas au monde avec ce genre de garantie.
— Moi, si. Il suffira que tu m’emmènes à Pinyon City ou… que tu me prépares un plat végétalien… ou que tu me colles tes couilles sous le nez. La mémoire me reviendra. »
Ben rigola.
« Il t’a foutu la trouille ?
— Oh oui.
— Moi aussi. Un peu.
— Tu sais, on dit que la marijuana aide à prévenir l’Alzheimer.
— Qui ça ? Woody Harrelson ? »
Michael lui fit une grimace.
« En parlant de Pinyon City, poursuivit Ben, et si on y allait dans quelques jours ? Quelque chose te retiendrait au boulot ?
— Rien qui me vienne à l’esprit. On annonce de la neige ou quoi ?
— On dirait bien. Tu crois que ça ferait plaisir à Mary Ann de traîner avec toi pendant que j’irais surfer ?
— Je ne sais pas. On l’opère la semaine prochaine.
— Peut-être qu’un changement d’air lui ferait du bien ?
— On peut toujours lui poser la question », déclara Michael.
Il y avait encore de la lumière dans le pavillon quand ils arrivèrent, si bien que Michael alla parler à Mary Ann. À son retour, une bonne demi-heure plus tard, Ben était déjà au lit avec Roman et lui prodiguait, comme tous les soirs, son quota de grattouilles sur le ventre.
« Attention, prévint Ben, il vient de péter.
— Super », répondit Michael en levant les yeux au ciel.
Ben poussa doucement le chien au bout du lit pendant que Michael se déshabillait.
« Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— À propos de quoi ?
— De Pinyon City.
— Oh… elle est partante, répondit Michael, l’air ailleurs.
— Mais ?
— Rien. Elle veut venir.
— Alors, pourquoi ça t’a pris une demi-heure ? »
Michael se mit au lit et se blottit contre Ben.
« J’ai dû la réconforter un moment. Un mec sur Facebook a mentionné un gars avec qui elle sortait dans le temps et ça l’a un peu chamboulée. Rien de grave.
— Qu’est-ce qu’il lui a dit ?
— Rien, en fait. Il a juste évoqué le nom du gars en question.
— Et pourquoi ça l’a chamboulée ?
— Elle traverse une période difficile. Qui le lui reprocherait ? Je crois que Pinyon City lui fera le plus grand bien. On pourra monter aux sources chaudes ou peut-être traverser la prairie en raquettes. On aurait un anorak à sa taille ?
— C’était qui ce mec, Michael ? Qu’est-ce que tu me caches ?
— Elle déteste parler de ça, chéri. Je suis la seule personne avec qui elle ait jamais partagé cette histoire.
— Bon, je ne lui poserai pas de questions. Et je ne lui dirai pas que tu m’en as parlé. »
Il leva la main et montra son alliance.
« Transparence totale. »
Michael eut besoin d’un moment pour formuler sa réponse.
« C’était ce sale type… le pédophile qui habitait sur le toit.
— Celui avec qui elle sortait ? demanda Ben en l’observant, les paupières à demi baissées.
— À ce moment-là, elle ne le savait pas. C’était juste un gars timide qui en pinçait pour elle, il lui faisait de la peine. Ils ont dîné ensemble quelques fois, c’est tout.
— Comment elle s’en est aperçue alors ?
— Aperçue de quoi ?
— Qu’il était pédophile.
— Oh… elle est tombée sur des photos pornos de gamins dans sa chambre. Norman apparaissait sur certains clichés. Il avait une bande noire sur les yeux, mais elle a bien vu que c’était lui. Et puis, elle a reconnu la petite. Ils avaient fait du porte-à-porte ensemble pour récolter des bonbons à Halloween. »
Ben fronça les sourcils.
« Qui avait fait du porte-à-porte ?
— Mary Ann, Norman et la gamine.
— Et elle ne s’est pas demandé ce qu’il fabriquait avec cette petite ?
— En principe, il faisait du baby-sitting pour des copains d’East Bay.
— Putain ! Elle a appelé la police ?
— Bien sûr. Mais le temps qu’ils arrivent, il avait disparu.
— Disparu d’où ?
— De Barbary Lane. Il n’avait même pas laissé sa clé à Anna. Il est parti le soir du réveillon de Noël et n’est jamais revenu.
— Il avait donc dû comprendre qu’ils savaient, non ?
— Oh, oui… j’en suis sûr. »
Curieusement, Michael n’avait pas l’air tout à fait convaincu ; cependant, Ben décida de ne pas le harceler davantage.
« Et ça s’est passé quand ?
— Il y a trente-deux ans. L’année où Mary Ann est arrivée à San Francisco. Tu étais à peine né. »
Ben pressa le bras de Michael pour lui manifester sa désapprobation.
« Ça ne veut pas dire que je ne suis pas censé être au courant.
— Je sais que tu penses que c’est une fille à histoires, poursuivit Michael, mais elle a vraiment eu son lot de problèmes.