15
Sauver le mec

La pluie arriva avec le week-end – du moins un brouillard humide – et Jake suggéra qu’ils renoncent au nouveau musée des Sciences et restent à la maison. Anna s’en réjouit et affirma que, par un temps pareil, elle n’avait qu’une envie, c’était se réfugier dans la nouvelle gloriette avec une théière d’Earl Grey et une boîte de biscuits au gingembre. Jake aurait largement préféré l’alligator albinos et les quatre étages de forêt tropicale, mais il savait qu’Anna avait moins d’énergie que d’habitude : il était donc inutile d’affronter le parc par ce temps pourri.

Il traîna un radiateur jusqu’à la gloriette dont il baissa les rideaux en plastique, puis installa Anna dans sa chaise avec sa couverture de laine de la Hudson Bay Company. Il constata avec joie que la gloriette qu’il venait de construire ne prenait pas l’eau. Anna, qui examinait les lieux avec l’attention d’un astronaute inspectant sa capsule avant le décollage, manifestait son admiration en hochant la tête d’un air grave.

« Parfait, dit-elle, je n’aurais pas pu rêver mieux. » Jake approcha un siège et s’assit près d’elle. « Vous avez assez chaud ?

— Oh… mon chou… avant que j’oublie… un jeune homme est passé hier pendant que tu travaillais. »

Jake sentit son estomac se nouer. « Ah bon ?

— Il s’appelle Snow, je crois.

— Flake, murmura Jake.

— Qu’y a-t-il, mon chou ?

— Il s’appelle Jonah Flake, c’est ça ?

— Oui ! C’est ça. »

Elle se tapota la tempe d’un geste comique, pour gronder son cerveau qui s’était bêtement emmêlé les crayons.

« Il avait cru s’être trompé, puis je lui ai dit qu’on vivait ensemble. J’espère ne pas l’avoir effrayé.

— On s’en fout.

— Pardon, mon chou ?

— C’est un mormon. Il cherche à me sauver.

— Tiens, tiens. Intéressant.

— Rectification : il cherche à sauver le mec que je ne suis même pas encore devenu. »

Anna battit des paupières en l’étudiant une minute de ses yeux bleus vitreux.

« Tu veux dire qu’il te prend pour un homo ? Un mec homo ? »

Jake acquiesça en grommelant.

« Eh bien… c’est assez encourageant, non ?

— Voyons ! S’il veut guérir un homo, qu’est-ce qu’il va bien pouvoir penser d’un trans ? J’ai pas de temps à perdre avec ce genre de connenes.

— C’est le garçon de l’île flottante ?

— Oui. Pourquoi ?

— Eh bien, il a l’air de t’apprécier. Il m’a chargée de te dire qu’il était désolé. »

Jake garda le silence ; il n’y avait rien à dire. « Il paraissait sincère. Désemparé, même. » Jake n’aurait pas dû rembarrer Anna, mais il le fit.

« Anna, vous avez entendu ce que j’ai dit ? Il cherche à me sauver. »

Peu disposée à répondre du tac au tac, Anna se coinça une mèche de cheveux derrière l’oreille.

« Ou à être sauvé, finit-elle par dire. La majorité d’entre nous fait l’un ou l’autre.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je n’en ai aucune idée et tu ne le sauras pas non plus si tu ne le rappelles pas. »

C’était Anna tout craché : elle lâchait un truc mystérieux, puis se défilait sans s’expliquer.

Jake croisa les bras et soupira.

« Voudriez-vous votre chocolat chaud maintenant, Votre Majesté ? »

Anna ignora la question :

« Vois-tu, mon chou, je sais exactement ce qu’on ressent.

— Ce qu’on ressent ?

— Quand on sait qui on est vraiment à l’intérieur alors que les autres n’en ont pas idée. »

Il savait qu’elle le savait, c’était certain, mais pour l’instant il n’avait pas envie de paroles d’encouragement, même venant de sa mère trans. Il n’avait envie de rien. Il se faisait l’effet d’être mort à l’intérieur, d’être un non-individu complet dont les sentiments n’avaient strictement aucune importance.

« Le truc, continua Anna, c’est que tu ne peux pas être ouvert à l’amour si tu as toujours peur de souffrir.

— Je ne cherchais pas l’amour. Il n’est même pas gay. Je pensais qu’on aurait pu être amis.

— Et comment peux-tu savoir si c’est possible si tu ne…

— Si quoi ? Si je sors pas du placard devant un mormon ? Un mec qui est venu à San Francisco pour saborder le mariage entre homos ! Il se prétend même missionnaire !

— Alors, tu devrais en être un, toi aussi.

— Je ne suis pas comme ça, Anna. Je suis quelqu’un de secret. »

Anna replaça ses longs doigts exsangues sur ses genoux.

« Je pensais la même chose de moi. En réalité, je ne faisais que différer la possibilité d’être aimée pour ce que je suis.

— Arrête. Ça lui foutrait les jetons.

— Peut-être.

— Peut-être ?

— Probablement, si tu préfères. Mais là, il s’agit de toi, mon chou. Tu affirmerais haut et fort qui tu es, sans te soucier des conséquences. Ça a des avantages. Crois-moi. »

La pluie tombait plus dru à présent, comme si des poignées de gravier s’abattaient avec fracas sur le toit de la gloriette. Plutôt que de débattre avec Anna, Jake fila à la cuisine faire chauffer deux tasses de thé au micro-ondes et mettre une dizaine de gâteaux au gingembre dans un bol en bois. En revenant, il s’aperçut que Notch s’était réfugiée sur les genoux d’Anna.

« La pauvre vieille, déclara Anna en caressant le poil noir ébouriffé de la petite chatte. La pluie l’a surprise.

— Je me demandais où elle était », dit Jake.

Il posa le bol sur l’éléphant en céramique d’Anna, puis lui tendit une tasse de thé. Elle le but à petites gorgées, sans un mot, l’air grave, en contemplant quelque chose au loin, laissant le silence parler de lui-même.

« Je pige ce que vous voulez dire, finit par avouer Jake.

— Mais ? »

Il haussa les épaules.

« Ce sera plus simple quand ce sera terminé. »

Elle acquiesça :

« L’opération.

— Oui.

— C’est toujours ce que tu veux ?

— Oh, oui. »

Le problème, bien sûr, n’était pas tant de savoir si Jake voulait se faire opérer ou pas, mais plutôt s’il en avait les moyens. Le pécule qu’il avait amassé à Tulsa était passé dans sa double mastectomie et, depuis, il bataillait rien que pour rester à flot. Michael le payait du mieux qu’il le pouvait, mais – du jour au lendemain ou presque, semblait-il – la récession avait transformé les jardiniers en un luxe superflu.

« Tu sais, poursuivit Anna, il y a des gens qui regrettent d’avoir été opérés. Quel que soit le sexe qu’ils aient pu choisir. Je suis sûre qu’on t’en a parlé à tes réunions.

— Vous avez regretté, vous ?

— Non. Pas une seconde.

— Ben vous voyez, alors.

— Mais je ne suis pas toi, mon chou. »

Jake haussa les épaules.

« On est bien assez proches. »

Anna sourit, prit la main de Jake dans les siennes et la colla sur ses genoux, de sorte qu’il sentit la chaleur de Notch se diffuser jusqu’à lui.

« J’ai eu une fille dans le temps, déclara-t-elle. Ça m’allait formidablement bien. Je crois que je serais heureuse d’avoir un garçon. »

Jake retira sa main.

« Il faudra peut-être que vous attendiez un peu. »

Elle secoua la tête.

« Pas de temps à perdre, mon chou.

— C’est possible, mais…

— Je te la paie, Jake, un point c’est tout. Je ne veux pas de discussion. J’en ai parlé avec Selina et Marguerite et elles s’occupent de tout organiser. »

Le visage de Jake devint rouge d’embarras.

« C’est beaucoup plus cher que vous ne le pensez. Je n’ai même pas de mutuelle.

— Chut. Je ne vais pas tarder à plier mes chemises. Autant que mon argent profite à quelqu’un. »

Jake ne saisit pas trop l’histoire des chemises, mais le sens général des paroles d’Anna ne lui échappa pas.

Mary Ann en automne
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