19
Un refuge au
deuxième degré
Elle comprit vite que Pinyon City n’était pas une ville et ne l’avait jamais été. Route nationale et rue principale se confondaient et le centre-ville – si tant est qu’on puisse employer ce terme – se résumait à une épicerie-bazar, une agence immobilière, un restaurant-saloon et un minicentre commercial délabré qui, à en croire un panneau écaillé, avait été le « Temple du bien-être de la Sierra Meadow » dans une précédente incarnation. Pinyon City était un village minuscule où ne passaient quasiment pas de véhicules, deux des routes de haute montagne permettant d’y accéder étant fermées l’hiver. La seule voie ouverte, celle qu’ils avaient empruntée, disparaissait sous un tapis de neige. Si bien qu’on avait l’impression d’être dans un autre univers.
Ben s’arrêta sur le bas-côté en face de l’épicerie.
« C’est pas un bon karma question parking, ça ? » lança-t-il en décochant un sourire à Mary Ann.
Elle douta d’avoir bien compris jusqu’au moment où Michael descendit de voiture et se mit à sortir les bagages du coffre. Ils étaient apparemment garés pile devant leur logement, une maisonnette, datant sans doute des années quarante, grande comme une boîte d’allumettes et entourée d’une clôture en aluminium dénuée de charme. Roman accueillit cette vision dans une effusion de joie.
« Vas-y, entre, conseilla Michael à Mary Ann. On se charge de tes affaires.
— Je n’ai pas besoin de clé ?
— Ça devrait être ouvert. Ils laissent la clé à l’intérieur. »
Elle entra donc la première, traversa d’abord un vestibule pas chauffé où une gigantesque licorne en patchwork montait la garde devant une autre porte. Derrière, elle trouva la pièce principale, désespérément quelconque mais fonctionnelle, et d’une couleur crème tout aussi fonctionnelle. Il y avait là un piano droit en mauvais état, une grande table à tréteaux et un tas de meubles des années quatre-vingt, kitsch mais apparemment confortables. À l’évidence, quelqu’un avait anticipé leur arrivée puisqu’un chauffage électrique bourdonnait déjà dans un coin.
Roman la dépassa en trombe et fit le tour de la pièce en s’arrêtant à toutes les portes, dont celles menant probablement aux chambres à coucher, comme s’il procédait à un état des lieux minutieux et cochait un à un les différents points de sa liste. Mary Ann, séduite par sa surexcitation, la jugea même un peu contagieuse, jusqu’au moment où le chien s’arrêta net, fit le dos rond et parut vouloir vomir sur le tapis.
« Oh, pauvre chéri, s’exclama-t-elle, la voiture t’a donné mal au cœur ? »
Le chien ayant crachouillé quelques brins d’herbe (sans aucun doute ingurgités lors de l’arrêt au In-N-Out Burger), Mary Ann courut chercher un paquet de serviettes en papier à la cuisine. À son retour, elle trouva Roman étrangement immobile au milieu de la pièce. De ses babines noires et luisantes dégoulinait un épais filet de bave, visqueux comme du blanc d’œuf. À l’approche de Mary Ann, il tourna la tête avec lenteur et la regarda d’un air ébahi, confus, à croire que c’était la première fois qu’il voyait un être humain.
Puis il s’écroula par terre, les pattes grotesquement raidies par une série de spasmes, la gueule écumante, un croissant blanc bordant ses yeux noirs et ronds comme des billes.
« Oh putain… oh merde…, s’écria Mary Ann alors que les garçons entraient en chancelant sous le poids des bagages. Ben, il a quelque chose. »
Ben lâcha son fardeau et courut s’agenouiller auprès du chien qui tremblait.
« Ça va, Roman, on est là. C’est bien, mon chien. Très bien. »
Il regarda Michael avec le calme sobre d’un urgentiste.
« Il y a quelque chose dans le frigo ?
— Ça m’étonnerait. À moins que les derniers locataires… attends ! »
Michael se précipita dehors et revint quelques secondes plus tard avec une boule de neige bien tassée dans chaque main. Il se laissa tomber à terre et pressa la neige sur le bas de la colonne vertébrale du chien.
De violents tremblements continuaient à secouer Roman.
« Tiens bon, monsieur le labraniche, c’est presque passé. »
Se sentant inutile, Mary Ann se tint à l’écart pendant que Ben et Michael murmuraient de tendres paroles à leur chien. Quand les spasmes finirent par s’arrêter, Roman resta couché là, haletant. Il flottait dans l’air sec d’âcres relents de bile et d’urine, et la neige fondue avait dessiné un continent vert foncé sur le tapis vert clair. Michael leva les yeux vers Mary Ann.
« Tu devrais aller dans la chambre. Ferme la porte derrière toi.
— S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire…»
Roman se mit à gronder, la mâchoire serrée.
« Va-t’en, Mary Ann ! C’est la phase Cujo maintenant. »
Elle n’eut pas besoin de plus d’explications. Elle bondit vers la porte la plus proche et la claqua derrière elle, mais celle-ci se rouvrit aussitôt sur Ben et Michael qui venaient la rejoindre. Derrière, Roman aboyait comme un diable et renversait lampes et tables sous le coup d’une crise de folie furieuse, semblait-il.
« Là, il ne capte rien, expliqua Ben. Il sait qu’il a comme perdu la boule, mais n’a pas idée de ce qui s’est passé. »
Naturellement, Mary Ann n’en avait pas idée non plus.
« Une attaque de grand mal, précisa Michael. Il est épileptique. Ça, c’est la phase post-ictale, comme on dit. Il faut s’éloigner en attendant que ça passe. »
Elle demanda combien de temps ça pouvait durer.
Michael haussa les épaules.
« Difficile à dire. Il va se calmer. »
Mary Ann sentit ses jambes la lâcher ; elle se laissa donc choir sur le bord du lit et essaya de se détendre en contemplant au-dessus de la commode une pièce d’art bon marché dépeignant une scène de plage tropicale tout à fait incongrue.
La voyant tellement ébranlée, Ben s’assit à côté d’elle et lui prit la main.
« Bienvenue à Pinyon City, Mary Ann. »
Dix minutes plus tard, les garçons sortirent en mission exploratoire et refermèrent la porte de la chambre derrière eux. Elle les entendit parler gentiment au chien pendant quelques minutes, puis Ben l’invita à venir les rejoindre. Roman était couché de tout son long sur le canapé et les deux garçons assis par terre à côté de lui.
« Tout va bien, annonça Michael, c’est fini. »
Le chien leva la tête à son approche et, en signe de reconnaissance, frappa mollement les coussins du canapé de sa queue en plumet.
« Oui, chuchota Ben. C’est Mary Ann. Elle est revenue. »
Il sourit à Mary Ann.
« C’est toujours pareil après. Il s’assure que tout le monde est bien là. »
Quelque part, ça la toucha d’apprendre que Roman l’intégrait dans son univers.
« Pauvre chéri », dit-elle en s’asseyant à côté de Michael.
Elle prit une des pattes du chien dans sa main. Il avait des coussinets énormes, de la taille d’une pièce de monnaie, noirs comme du charbon et presque aussi rugueux. Son haleine empestait, mais ça ne la dérangea pas.
Michael caressait le flanc de Roman d’un geste très mécanique, on aurait dit qu’il pansait un cheval.
« Regarde comment il contrôle tout. On dirait Dorothy après la tornade. “J’ai fait un rêve vraiment bizarre, tante Em. Et tu étais dedans… et toi aussi… et toi aussi.” »
Mary Ann sourit à son vieil ami. Rien n’avait changé, Michael trouvait toujours un bon prétexte pour citer Le Magicien d’Oz.
« Combien de fois ça lui est arrivé ? lui demanda-t-elle.
— Deux fois seulement. La dernière, c’était il y a quatre mois. Il prend des médicaments, mais… il va peut-être falloir augmenter les doses. »
Il lança un regard interrogateur à Ben.
« C’est dû à quoi ? insista Mary Ann.
— Dans son cas, c’est héréditaire, répondit Ben. Sa mère avait déjà eu un chiot épileptique dans une précédente portée.
— Vous le saviez quand vous l’avez acheté ?
— Non, mais… franchement… qu’est-ce qu’on aurait fait ? Ç’a été notre chien dès l’instant qu’on l’a vu. Pas vrai, monsieur le labraniche ? »
Ben enveloppa le chien épuisé d’un regard plein de tendresse. Mary Ann crut voir son œil s’embuer, mais il enchaîna aussitôt sur un ton plus enjoué :
« Alors, la bête féroce, c’est l’heure du bain ? »
Roman se remit sur ses pattes avec la gaucherie opiniâtre d’un poulain qui vient de naître. Un gros filet de bave pendait toujours de ses babines, mais à présent c’était presque comique.
« J’en déduis qu’il aime les bains, remarqua Mary Ann.
— Ah, ça oui ! reconnut Michael. Tout ce qui touche à l’eau. Attends de le voir dans la neige. Il est comme possédé. »
Pendant que les garçons emmenaient Roman vers la baignoire, Mary Ann se surprit à envier au chien son amnésie joyeuse, la facilité avec laquelle il semblait avoir réussi à se distancier d’un événement horrible. Il venait d’endurer une crise de grand mal – nom fort à propos –, mais il ne pensait déjà plus qu’au bain chaud qui l’attendait et, peut-être plus tard, aux plaisirs de la neige.
J’étais pareille avant, se dit-elle.
Ils lui proposèrent de choisir sa chambre, elle prit donc la petite du fond qui donnait sur un ruisseau sinueux bordé de cabanes aux allures de chalets. Une volute de fumée grise sortait d’une des cheminées et, par moments, un chien aboyait quelque part plus loin dans la vallée. Sinon, rien n’indiquait que d’autres personnes vivaient là. Elle défit le sac marin que Michael et Ben lui avaient prêté pour le voyage et rangea méthodiquement ses affaires sur des cintres en plastique blancs dans une penderie par ailleurs vide. Il n’y avait pas grand-chose à déballer ; pour cette fuite dans la fuite, ce refuge au deuxième degré, elle voyageait encore plus léger.
Lorsqu’elle rejoignit Michael et Ben, ils étaient dans la cuisine en train de remplir un vieux frigo rouillé gros comme une Buick. (Ben avait apporté plusieurs sacs de légumes verts et feuillus qui, zébrés de cartilage rouge façon aile de ptérodactyle, semblaient venir tout droit des origines du monde.) Quant à Roman, il lapait de l’eau dans un bol en inox lui aussi importé de San Francisco.
« Je fais du café, annonça Ben. Tu prends du lait ?
— Si tu en as.
— Eh bien, non. Et on n’a pas de moutarde non plus. Tu crois que tu pourrais faire un saut à l’épicerie ? »
Cette requête, qui ressemblait à une réplique de La Petite Maison dans la prairie, lui parut si bizarre que cela la fit sourire : « Tu veux dire juste de l’autre côté de la rue ?
— Vas-y, c’est un vrai trip », affirma Michael.
Elle enfila donc la doudoune que Ben lui avait prêtée et s’aventura vers la boutique au milieu de rafales de neige tourbillonnante. Les rares voitures garées le long de la route – dont la leur – commençaient déjà à se métamorphoser en tortues blanches géantes ; il n’y avait plus qu’une seule touche de couleur dans le paysage, c’était la lueur bleu et rouge du distributeur de Pepsi à l’entrée de l’épicerie.
Mary Ann ouvrit la porte d’une saccade et pénétra dans un décor décrépit et plein de charme : sol en pente, plaques perforées garnies de leurres pour la pêche, poêle ventru et éteint servant de perchoir au chat de la maison. Sans les congélateurs vitrés bourrés de boîtes de pizzas et l’écran plat au-dessus de la caisse, dont on avait coupé le son mais qui montrait un carnage sous-titré dû à un attentat à la voiture piégée en Iran, on se serait cru dans une œuvre de Norman Rockwell. Pourquoi vouloir une télé ici ? se demanda-t-elle. Puis elle vit l’expression d’ennui mortel sur le visage du jeune caissier. Il avait l’air d’une pauvre bête en cage dans un zoo miteux.
Et, apparemment, il avait été seul là-dedans jusqu’à ce qu’elle débarque.
« Ouf ! s’écria-t-elle en époussetant la neige sur sa doudoune. Ça commence à tomber très fort.
— Pas de souci, ma p’tite dame. Vous pourrez repartir. Le chasse-neige va passer ce soir.
— Oh, ce n’est pas ce que je voulais dire. D’ailleurs, j’aime bien la neige. »
Il émit un grognement évasif.
« On loge juste en face, ajouta-t-elle, de plus en plus mal à l’aise. La petite maison en location de l’autre côté de la route. Elle est très mignonne. Quel village charmant ! »
Re-grognement.
« Vous cherchez quelque chose en particulier ? »
Elle fit non de la tête.
« J’aimerais juste regarder, merci. »
L’effronterie de ce jeune homme ne lui plaisait pas et le « ma p’tite dame » non plus, si bien qu’elle décida de ne pas perdre une minute de plus à bavarder avec lui. Mais, pour ne pas perdre la face, il fallait qu’elle fasse semblant de « regarder ». Elle se mit donc à circuler dans la pièce au sol pentu, s’arrêta pour admirer des choses qui d’habitude n’auraient jamais attiré son attention. Une boîte de couteaux de poche, par exemple, ainsi qu’un carrousel grinçant chargé de cartes postales Day-Glo estampillées de têtes de mort auréolées de flammes.
Michael ne lui avait pas menti, cet endroit était complètement délirant, un choc frontal entre charme campagnard et exigences urbaines. Sur un côté, une alcôve – un ajout manifeste au bâtiment d’origine – s’efforçait d’imiter au mieux une cave à vins avec sa tonnelle chargée de grappes de raisin en plastique poussiéreux. Il y avait même un « coin antiquités » – pathétique collection de fioles de cobalt et de fers à cheval –, mais, ayant décelé l’odeur de moisi depuis la porte, elle ne s’y aventura pas.
Elle dénicha les condiments sur une étagère chichement approvisionnée dans le fond de la boutique. Ô surprise, il y avait deux flacons en plastique de moutarde Grey Poupon ; elle en prit donc un, puis mit le cap sur les frigos où elle récupéra du half-and-half, mélange de crème et de lait. Le caissier était maintenant occupé avec quelqu’un d’autre et enregistrait distraitement les articles d’un panier, de sorte qu’elle s’écarta afin d’éviter de nouveaux échanges gênants. Le plus bizarre, c’était qu’elle n’avait entendu personne entrer. Cet autre client devait donc avoir passé du temps dans le coin antiquités.
Elle attendit le tintement des cloches à vache de la porte d’entrée pour, une fois certaine qu’il avait quitté le magasin, pouvoir apporter ses articles à la caisse. Comment en était-elle arrivée à avoir peur de tout et de tout le monde, y compris d’elle-même ? Le cancer et l’infidélité constituaient deux réponses valables, mais son manque de courage s’était manifesté bien avant ces deux épreuves particulières. Avant, quand elle était plus jeune, elle n’aurait reculé devant rien pour enjôler ce caissier – en dépit de son comportement grossier envers elle – juste pour prouver que, au fond, les gens étaient formidables et, plus important encore, qu’elle aussi l’était.
À présent, elle n’avait plus d’énergie à gaspiller dans cette mascarade épuisante.
Elle régla ses achats en liquide sans dire un mot, avant tout pour voir si le type pouvait effectuer cette transaction dans le silence le plus total. Comme prévu, il n’ouvrit pas la bouche. Elle fourra la moutarde et la brique de half-and-half dans les poches de sa doudoune puis sortit. La nuit tombait déjà et elle s’arrêta sur le porche pour regarder de l’autre côté de la route l’habitation quelconque qui allait lui servir de refuge durant les deux prochaines nuits. De la lumière filtrait à travers les fenêtres et se répandait sur la neige fraîche, et quelqu’un s’activait dans le salon – Michael, semblait-il. Elle eut l’impression d’espionner des inconnus.
Il lui fallut un moment pour remarquer les traces de pas allant du magasin au bout du pâté de maisons. Là, à côté du restaurant, elle aperçut enfin la silhouette voûtée de l’autre client, en manteau foncé et chapeau, qui avançait lentement dans la neige pour rentrer chez lui, quelque part. Soudain consciente du froid mordant, elle resserra d’un coup sec la capuche de sa doudoune et reprit péniblement sa marche. Elle avait presque traversé la route quand un hurlement bestial déchira le silence alentour. Un chien, se dit-elle, ou alors un coyote car, d’après Michael, il y en avait dans la région. Apparemment, ils hurlaient lorsqu’ils se sentaient seuls ou qu’ils avaient capturé une proie.
Elle se retourna vers l’endroit d’où était venu le hurlement, mais ne remarqua aucune créature à quatre pattes. Il n’y avait que le client anonyme de la boutique. Elle resta immobile suffisamment longtemps pour s’apercevoir que lui aussi s’était figé en entendant le bruit et qu’il lui faisait face. À cette distance, elle ne devinait pas ses traits, il ne formait qu’un point d’exclamation se détachant sur la page blanche de la route, mais elle se sentit partager une sorte d’affinité primaire avec lui, cet autre touriste, qui tendait l’oreille face à l’inquiétant appel de la nature. Spontanément, elle leva une main gantée pour marquer ce moment d’intimité, pour dire en un sens : Oui, l’inconnu, moi aussi, je l’ai entendu.
Mais il ne lui retourna pas son salut. Totalement statufié, il la fixa une éternité, puis il leva la tête vers le ciel de plus en plus noir et poussa un second hurlement, plus sinistre encore.
Quand il s’éloigna, elle se mit à courir.
« Vous avez dû l’entendre, déclara-t-elle, on aurait dit un cri de triomphe. »
Encore un peu essoufflée, elle était maintenant dans la cuisine en compagnie de ses deux amis et la neige continuait à fondre sur sa doudoune. Ben faisait sauter des oignons dans un wok cabossé pendant que Michael, sur les instructions que Ben lui donnait à l’occasion, coupait en dés une aubergine japonaise sur la table de la cuisine.
« Un cri de triomphe ? répéta Michael.
— Tu sais, genre coyote qui a capturé une proie. »
Michael leva les yeux au ciel.
« Je n’aurais jamais dû te raconter ça !
— Tu es défoncé », répliqua-t-elle avec dédain, car elle avait remarqué son vaporisateur sur la table à tréteaux.
Ce devait être ce qu’il avait sorti en premier de ses bagages. Elle se tourna donc vers Ben :
« Tu l’as bien entendu, toi ?
— Désolé, marmonna Ben en flanquant un coup dans la hotte jaunie et crénelée au-dessus de la cuisinière électrique. Ce machin rugit comme un haut fourneau. T’es sûre que c’est après toi qu’il a hurlé ?
— Il m’a regardée et il a hurlé comme un loup-garou. La seconde fois, je pense que c’était juste pour que je voie que c’était lui. »
Michael détacha les yeux de ses dés d’aubergine.
« Tu devrais sans doute prendre ça pour un compliment.
— C’est ça, riposta-t-elle en le fusillant du regard, un compliment.
— Je t’assure.
— Tu me rappelleras de ne jamais t’embaucher dans un centre d’aide aux victimes de viol.
— Et toi, depuis quand tu bosses dans ce genre d’institution ?
— Une minute. »
Ben leva la main à la façon d’un agent de la circulation pour faire taire Michael, puis se tourna vers Mary Ann avec un sourire pacifiant.
« Tu sais… les hurlements, c’est assez banal par ici.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Il haussa les épaules.
« Beaucoup de motards s’arrêtent au saloon. Ce sont des touristes, eux aussi, mais ils sont capables… de se comporter un peu comme des porcs avec les femmes. Pas tous, certains. Il y a encore quelques années, ils agrafaient des soutiens-gorge au plafond du saloon.
— Charmant, dit-elle.
— Pour leur défense, intervint Michael, ce sont les femmes qui se chargeaient de les accrocher. Ça n’avait rien d’une tournante ou autre. Elles étaient complètement dans le coup.
— Qui t’a dit ça ? demanda Ben.
— Bernice.
— Bernice ?
— Du bureau régional. Celle qui fait ces trucs supermoches en coton filé.
— Ah merde, oui ! »
Cette diversion irrita Mary Ann, car il était clair que les garçons ne prenaient pas au sérieux sa mésaventure effrayante.
« Ce type avait l’air beaucoup trop vieux pour un motard.
— T’as pas vu nos motards, répliqua Michael.
— Vos motards ?
— Il croit qu’il vit déjà ici, expliqua Ben qui lança un clin d’œil à Mary Ann tout en remuant les oignons. On se prête à son jeu autant que possible.
— De toute façon, poursuivit-elle, il ne sortait pas du saloon, mais de l’épicerie.
— Bien sûr, renchérit Michael, il venait de s’acheter quelques tartes au chocolat Sara Lee parce qu’il s’était déjà bien imbibé au saloon.
— Soit, monsieur Je-sais-tout, et après ?
— Comment ça ?
— Vas-y, décris-moi le scénario, Mouse. Il me voit traverser la rue au milieu d’une méchante tempête de neige… moi, la quasi-sexagénaire aux cheveux grisonnants…
— Allez, l’interrompit Ben avec un grand sourire, tu sais bien que les hommes te remarquent encore.
— Non… je ne le sais pas… pas du tout.
— Écoute, marmonna Michael, t’as toujours tes dents. Dans le coin, ça compte vachement. »
Elle éclata de rire malgré elle. Puis, désireuse de se venger de Michael qui n’avait pas levé les yeux une seule fois de sa planche à découper pendant tout cet échange, elle tira un gant de sa poche et le lui lança à la figure. Il rata de peu sa cible : le sourire narquois de son ami.
« Elle a jeté le gant, déclara Michael.
— C’est ça, petit con.
— Regardez qui l’a ramassé. »
Ben désigna Roman qui sortait triomphalement de la pièce, les mâchoires serrées sur ce trésor à cinq doigts.
Michael s’élança derrière lui en riant. Dès qu’il fut sorti, Ben s’empressa de glisser à Mary Ann :
« N’en fais pas une affaire personnelle.
— Oh non ! Je le connais depuis trop longtemps.
— Non, je veux dire… le hurleur. Ça n’avait sans doute rien à voir avec toi. »
Ben porta les yeux vers la fenêtre, vers un point quelque part au loin, puis baissa la voix comme si quelqu’un dans le lointain risquait de les écouter :
« Y a de la meth’dans ces montagnes. »
Elle hocha la tête d’un air grave.
« Alors, redis-moi pourquoi vous adorez cet endroit ? »
Il sourit juste assez pour découvrir ce séduisant écartement entre ses dents, cet écartement dont elle s’était délectée par procuration les premières fois où elle s’était imaginé Ben et Michael en pleins ébats amoureux. À présent qu’elle les connaissait autant, cette idée la mit mal à l’aise, et pourtant, dans sa tête, elle s’était bel et bien aventurée sur ce chemin à moitié incestueux.
« On décollera de bonne heure demain matin, dit-il, comme ça, tu pourras en juger par toi-même. »