22
Vêtements sacrés
Ce jour-là, Jake portait une des vieilles salopettes de Michael. Elle lui était devenue trop serrée à la taille, mais elle était toujours en bon état et Michael avait été content – ravi, même – de la donner. Quant à Jake, il aimait le style vintage années quatre-vingt de l’inscription dans le dos – LANT PARENHOOD – et aimait en expliquer l’histoire, même si cela faisait un bail que la pépinière n’appartenait plus à Michael et qu’elle avait été rebaptisée.
Perché sur une échelle, Jake profitait d’une accalmie entre deux averses pour retirer les feuilles bouchant les coûteuses gouttières en bronze d’un de ses clients de Presidio Heights. Quand son téléphone se mit à vibrer, il prit soin de regarder qui l’appelait avant de décrocher.
« Mec. »
Au début, Jonah resta vague. Jake, qui ne lui avait pas parlé depuis leur séance foot-câlins, ne savait donc pas trop s’il devait s’attendre à des regrets, à de vertueuses déclarations ou à autre chose. Dans sa tête, pourtant, il était déjà en train de regarder la télé avec Jonah (Manchester United, cette fois-ci) en se pliant aux règles pas compliquées de ces jeux amoureux.
« J’ai besoin de toi, finit par lâcher Jonah.
— Qu’est ce qu’il y a, mon pote ?
— J’ai encore été tenté.
— OK. »
Le visage de Jake avait pris une teinte cramoisie bien peu virile. Bravo, pauvre cloche. Encore heureux que tu sois au téléphone et pas en face de lui.
« T’es où ? demanda Jonah.
— Au boulot.
— T’as droit à une pause déjeuner ? On peut se retrouver chez ta mamie ?
— C’est pas ma mamie, mec. Et elle a de la visite. »
Anna devait être avec Selina et Marguerite, car elles étaient allées admirer les quatre étages de forêt tropicale le matin même et avaient prévu de rentrer déjeuner ensemble à la maison.
« Faut me prévenir à l’avance, poursuivit Jake, dépité.
— Tu pourrais me rejoindre, suggéra Jonah.
— T’es où ?
— À l’appart.
— Quel appart ?
— Celui qu’ils ont loué pour les frères.
— Écoute, mec…
— C’est bon. Je suis tout seul. Les autres sont repartis à Salt Lake. » C’est vrai. Ils ont gagné. Leur mission est terminée.
« File-moi l’adresse.
— Ça te dérange pas ?
— Non. Je peux me barrer. Je suis mon propre patron. » C’était presque la vérité, puisque Michael était encore à la montagne et que Jake avait toujours décidé lui-même de l’heure de sa pause déjeuner.
« Dieu soit loué, dit Jonah.
— Si tu le dis », marmonna Jake, qui se sentait déjà bête.
L’appartement était situé au quatrième étage d’un immeuble moderne près du Moscone Center. Jake s’attendait au chaos d’un dortoir, mais on ne voyait guère que cinq jeunes mecs venaient de camper dans les lieux. Ce n’est qu’en passant devant une pièce vide, alors qu’ils allaient à la chambre de Jonah, qu’il remarqua, empilées contre le mur, les preuves d’une activité récente. C’était exactement ça, des preuves sous forme de placards politiques arborant des messages du genre OUI POUR 8 et MARIAGE = UN HOMME + UNE FEMME. Il y avait aussi des productions visiblement artisanales : des croix en carton clouées à des pieux en bois avec des versets de la Bible retranscrits au feutre Magic Marker.
Jonah ferma la porte au passage.
Voilà donc à quoi servaient les ciseaux pour gaucher.
« On n’a pas besoin de faire ça dans la chambre, déclara Jonah, mais je me suis dit que ce serait peut-être plus simple sur le lit.
— Comme tu veux. »
Arrivé dans la pièce, Jonah attendit solennellement, en silence, que Jake s’installe pour se pelotonner dans ses bras. Cette fois-ci, il n’y avait pas de télé, il leur serait donc impossible de parler foot. À peine Jonah se fut-il calé contre lui que Jake se sentit mal à l’aise, car le jeune homme portait une chemise blanche amidonnée et un pantalon à pinces.
« Désolé pour la salopette crado.
— Pas de problème.
— Je peux l’enlever. J’ai des fringues propres dessous.
— Non… c’est plus viril comme ça.
— D’accord.
— J’ai besoin de cette énergie-là, tu sais. »
Jake commença à le bercer, ainsi que l’exigeait la prétendue thérapie, et adopta d’instinct un ton bourru.
« Je sais, fiston, je sais. »
Le « fiston » était peut-être un peu excessif, mais Jake avait vu suffisamment de pornos de « daddies » pour savoir qu’il pouvait facilement jouer l’entrepreneur péquenaud au débit ralenti. Après tout, il venait de Tulsa. Et si Jonah avait besoin de l’affection platonique d’un vrai mec pour échapper aux flammes de l’enfer, il était prêt à lui rendre service.
« C’était quoi, cette fois ?
— Pareil, répondit tristement Jonah.
— Le même mec ?
— La même chose. Le désir. »
Sentant la chaleur délicieuse du souffle de Jonah sur son torse, Jake eut une pensée reconnaissante pour le chirurgien qui l’avait opéré des seins. Il avait fait du bon boulot en lui permettant de préserver ses sensations intactes.
« T’étais où ? demanda Jake.
— Sous un abribus de Market Street.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il y avait deux gars. Un Noir et un Blanc. Et ils étaient nus tous les deux et se tenaient enlacés.
— Mec… pardon, fiston… dans un abribus ?
— Derrière la vitre.
— Tu veux dire que tu les as vus à travers la vitre ?
— Sur une affiche, mon vieux. C’était genre… une pub pour un truc contre le sida. Énorme, l’affiche. Aussi grande que moi.
— D’accord.
— Imagine, je suis debout près d’eux. Et ils sourient, comme si tout était cool. C’est le péché et le châtiment, les deux sur la même photo, et eux, ils souriaient.
— Et ça t’a excité ?
— Oui. »
Devant le désespoir tangible de Jonah, Jake ne sut que dire. Il continua donc à le bercer un moment.
« Ça va comme ça, fiston ?
— Oui. Ça fait du bien.
— Super.
— Il faut juste que j’en parle. Que je déballe tout, pour pouvoir exorciser le truc. C’est ce que m’explique mon thérapeute. »
Jake caressa les cheveux du jeune homme plusieurs fois et Jonah se blottit plus près encore, tel un gros chat blond qui prend ses aises.
« Je crois que le Père céleste m’a envoyé ici pour me mettre à l’épreuve.
— Et pour distribuer des prospectus », ajouta Jake.
La blague provoqua un nouveau silence entre eux.
« Tu sais, mon vieux, reprit Jonah, je ne juge pas ton style de vie. Ça, c’est ton choix. Simplement, c’est pas le mien.
— Pigé.
— C’est qui, alors, si c’est pas ta mamie ? »
Le brusque changement de sujet désarçonna Jake.
« Oh… c’est une amie. C’est l’ancienne proprio de mon patron… euh, de mon associé. Je garde un œil sur elle, je lui fais à manger, et cetera, je lui file un coup de main, quoi.
— Elle a été gentille avec moi.
— Elle est comme ça.
— Tu as peur de la perdre ? »
Personne ne lui avait jamais posé la question. Il avait entendu Shawna et Michael évoquer à plusieurs reprises la mort éventuelle d’Anna, un jour même devant elle, mais on ne lui avait jamais demandé comment il réagirait personnellement si elle mourait.
« J’y pense, avoua-t-il.
— Elle est super vieille, j’imagine. »
Jake acquiesça.
« On dirait qu’elle est plutôt prête, fit-il.
— Genre… comment ?
— Je sais pas. Le matin, elle fait vachement attention à sa façon de s’habiller, comme si c’était les dernières fringues qu’elle allait mettre. Foulards, petits chapeaux et ce genre de trucs. Et après, elle sort et s’assied tranquille, sur son trente et un, pendant des plombes, à croire qu’elle attend un bus ou je ne sais quoi.
— Elle s’assied où ?
— Tu sais ce qu’est une gloriette ?
— Ma sœur s’est mariée dans une gloriette. Au Radisson de Phoenix.
— Bon… je lui en ai construit une derrière la maison et c’est là qu’elle passe son temps. Des fois, on croirait qu’elle attend qu’un vaisseau spatial se pointe.
— Ou le Seigneur. »
Jake n’allait pas débattre de ce qu’Anna pouvait attendre, mais la perpétuelle ingérence du divin le poussa à s’interroger sur un détail.
« Hé… tu portes ton slip sacré, aujourd’hui ? »
Silence, puis :
« Ça s’appelle les vêtements du temple, mec.
— Si tu le dis.
— Les gens se marrent, mais c’est comme n’importe quelle autre tenue religieuse. Regarde les bonnes sœurs avec leur habit… ou les juifs avec leurs petites calottes.
— Arrête, mec, c’est des sous-vêtements. Les sous-vêtements, c’est marrant. »
Jonah resta ferme.
« Pas pour nous. On les met pour ne pas oublier les engagements qu’on a pris au temple. Et pour nous préserver de la tentation. On les reçoit lors de la cérémonie de la dotation. »
Ils ont une cérémonie de remise de slibards. « Maintenant que tu es un homme, Jake, tu as le privilège de recevoir… ce slip sacré. »
Il sourit intérieurement et continua à bercer Jonah.
« Et quelle surface de ton corps il… couvre ?
— On n’est pas censés parler de ces vêtements.
— Mec, je peux googler. »
Jonah soupira. Apparemment, c’était une question qu’il avait trop entendue.
« Le bas m’arrive au-dessus du genou. Le haut, c’est comme un T-shirt normal en plus long. Il faut pas qu’on puisse voir un bout de peau si tu lèves les mains au-dessus de la tête.
— Est-ce que je peux juste… toucher ? »
Jake glissa un doigt entre deux des boutons de la chemise de Jonah.
« Ehhh… mec ! »
Les contorsions exagérées de Jonah agacèrent Jake.
« Ce qu’on fait là, c’est pas un truc sexuel, d’accord ? Juste une manifestation d’affection d’homme à homme avec nos fringues sur le dos.
— D’accord.
— Alors, pourquoi tu te tortilles comme si c’était autre chose ? Moi, je respecte les règles, Jonah. C’est toi qui réagis comme une adolescente.
— C’est juste que je ne…
— Si je dois te guérir de ton homosexualité, tu peux au moins me laisser toucher tes vêtements magiques. »
Jonah sourit en roulant de grands yeux d’une manière qui parut on ne peut plus gay à Jake.
« Ils ne sont pas magiques, déclara Jonah en défaisant un bouton.
— Visiblement, non. »
Jake passa brièvement, et chastement, la main sur le tissu en coton avant de reboutonner la chemise de Jonah.
« Quand est-ce que tu retournes à Snowflake ?
— Après-demain. Un autre frère arrive en bus de Bakersfield et on repart en avion ensemble.
— Il faisait… quoi ?… du porte-à-porte ?
— Oui.
— J’imagine que c’est plus facile à Bakersfield. Plus qu’ici, je veux dire.
— Tu m’étonnes. À Bakersfield, elle est passée, la Proposition 8.
— Désolés de te donner du fil à retordre. »
Jake ourla les lèvres juste ce qu’il fallait pour que Jonah ne se trompe pas sur le sens de ses paroles.
« Écoute, Jonah, à partir de maintenant, va falloir que tu prennes des douches froides.
— Comment ça ?
— Eh bien… demain, je ne serai pas dispo pour ta thérapie. J’ai un gros boulot de jardinage à faire et je vais rentrer tard à la maison.
— Ah.
— Alors, prévois pas d’urgence bandaison. »
Jonah soupira.
« Je ne les prévois jamais, mec.
— C’est marrant comment ça se passe, remarqua Jake sans cesser de le bercer. C’est presque naturel, hein ? T’es comme ça, point barre, et t’y peux rien. Et c’est pas seulement rapport à ta bite. C’est lié à qui tu es dans le fond et à ce qu’il te faut pour être heureux. »
Jonah tourna la tête pour regarder Jake et fronça les sourcils.
« Tu sais quoi ? poursuivit Jake en obligeant Jonah à reprendre sa position. Je pense que tu vas rentrer à Snowflake, que tu vas te taper de chouettes retrouvailles avec Becky et que, le lendemain, tu vas aller voir ton thérapeute, t’asseoir sur ses genoux et tout lui raconter sur moi. »
Jonah s’arracha brutalement à l’étreinte de Jake et se mit à genoux sur le lit.
Il avait le visage crispé et cramoisi, on aurait dit une tout autre personne. Jake se prépara à recevoir un coup de poing dans la mâchoire.
« Espèce de connard », murmura Jonah, avant de se pencher pour l’embrasser sur la bouche.
Ils demeurèrent ainsi un moment, les douces lèvres de Jonah enfouies dans la barbe de Jake tandis que sa langue cherchait désespérément quelque chose qu’il semblait avoir désiré depuis longtemps. Et Jake le lui donna – non pas parce qu’il en voulait plus, mais parce qu’il ne se serait pas contenté de moins. C’était un tournant pour tous les deux, et ça méritait qu’ils le reconnaissent.
Ensuite, tandis que Jonah s’était de nouveau blotti dans ses bras, Jake lui demanda :
« C’était la première fois que tu embrassais un mec ?
— Oh oui ! »
Jake lui ébouriffa les cheveux.