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Effets personnels
Le jour de son hystérectomie, le ciel de l’aube était rose, Mary Ann y vit donc un bon présage. DeDe devait arriver à six heures pour l’emmener au St Sebastian’s Hospital ; l’intervention était prévue à huit heures. Elle avait demandé à Ben et Michael – en réalité, elle leur avait donné l’ordre – de ne pas se lever tôt pour elle et de ne rien changer à leurs habitudes. Elle ne voulait pas qu’ils s’embêtent pour elle, à moins que (ou jusqu’à ce que) ce soit devenu nécessaire. C’était une directive stupide, largement motivée par des superstitions, et elle fut heureuse de constater qu’ils n’en avaient pas tenu compte. Elle allait fermer le pavillon à clé quand elle découvrit un paquet à motifs floraux sur le seuil.
À l’intérieur, ficelé par un ruban rose se terminant en tortillon, il y avait un T-shirt portant l’inscription PINYON CITY : AU MILIEU DE NULLE PART. Elle avait aperçu ces T-shirts à l’épicerie-bazar, Ben avait dû en acheter un en rentrant de sa séance de snow-board à Kirkwood. À moins que ce ne soit Michael qui l’ait pris sur un coup de tête en allant chercher les marshmallows antédiluviens pour leur chocolat chaud. En tout cas, le message subliminal du cadeau la fit sourire. Ces garçons n’en faisaient qu’à leur tête. Qu’elle le veuille ou pas, ils marquaient cette transition dans sa vie – cet adieu aux règles, comme l’avait dit en souriant le Dr Ginny.
Elle rouvrit la porte et laissa le T-shirt sur le lit, puisqu’elle n’en aurait pas l’utilité à l’hôpital. Cela lui fit chaud au cœur de penser qu’il serait là à attendre son retour. Ils étaient vraiment ses anges gardiens, ces deux-là ! Elle avait rudement bien fait de venir ici. Darien, avec ses perfides contre-courants de pitié et de ragots, lui aurait été insupportable.
Après avoir fermé la porte à clé, elle traversa le jardin avec son nécessaire de voyage, se posta sur le trottoir et attendit dans la lumière du jour levant que DeDe l’embarque pour le prochain épisode. Maintenant que ses distractions habituelles ne pesaient plus sur elle, Mary Ann se sentait presque légère, dans l’état d’expectative où elle se trouvait ; tout ce dont elle avait besoin pour ce parcours devait désormais lui venir de l’intérieur. C’était aussi simple que cela. Elle n’emportait même pas son ordinateur à l’hôpital, et – plus parlant encore – elle n’avait pas consulté Facebook depuis leur retour de Pinyon City. Elle était son propre maître à présent, pour le meilleur et pour le pire.
La petite Audi racée de DeDe était récente et son odeur de neuf réconforta Mary Ann. Si seulement on pouvait juste rouler sans s’arrêter, se dit-elle en échafaudant sa propre version de Thelma et Louise aux abords de la soixantaine. Restons éternellement dans cet endroit propre et douillet à écouter John Mayer sur le Blaupunkt tout en discutant des villes de montagne qu’on préférait en Italie et de toutes les babioles qu’on a commandées en ligne. DeDe avait soigneusement évité le sujet du jour et Mary Ann lui en était très reconnaissante.
« Tu vois souvent Shawna à New York ?
— Une fois. Je l’ai vue une fois.
— Oups.
— Ce n’est pas grave. C’est juste… non, rien. Je ne lui en veux pas. Je serais pareille à sa place. Je n’ai aucun droit sur elle. »
Elle regarda par la vitre, émerveillée par la circonférence des arbres dans la rue ; ici, ce n’étaient pas les immeubles qui lui rappelaient qu’elle avait quitté la ville depuis de nombreuses années, mais les forêts qui avaient poussé autour d’eux.
« C’est drôle, ajouta-t-elle, son père ne m’en veut plus. Il voit bien qu’on n’était pas du tout faits l’un pour l’autre. Mais, pour elle, je suis toujours la méchante. On ne peut pas briser le cœur d’un enfant de cinq ans et imaginer ne pas devoir payer les pots cassés un jour.
— Voyons…
— Mais c’est vrai. Les actes ne vont pas sans conséquences. L’inaction de même. On met des choses en branle en n’agissant pas. Je ne dis pas que je me serais comportée différemment. Brian était fait pour élever des enfants, moi non. De toute façon, elle a toujours été la petite fille à son papa. Au bout du compte, elle a eu ce qui lui convenait.
— Mais maintenant que vous êtes sur la même côte…
— Non, elle, elle est revenue. Et, moi, je ne sais pas trop où j’habite. »
DeDe lui jeta un coup d’œil.
« Tu veux dire qu’elle est revenue ici ?
— Oui. Michael est en contact avec elle. Elle vit quelque part dans Mission District. »
DeDe garda le silence un moment, de sorte que les paroles des chansons de John Mayer meublèrent le vide : No, it won’t all go the way it should, but I know the heart of life is good[5].
« J’adore cette chanson, dit Mary Ann.
— Moi aussi.
— Je l’ai même choisie comme sonnerie de portable, expliqua-t-elle en souriant à sa vieille amie taciturne. Je suis désespérément ringarde, pas vrai ?
— On s’en fiche.
— Je suis sûre que c’est ringard. Forcément. Les trucs tendance ne me plaisent jamais. Imagine, moi, dans le temps, j’aimais John Denver ! »
DeDe gloussa.
« D’or m’a fait chier avec ça le mois dernier. On allait à Skylonda pour rééquilibrer son dosha et moi je chantais « Cross Roads » dans la voiture.
— Pour rééquilibrer quoi ?
— Son dosha.
— C’est quoi ce truc ?
— Va savoir ! Pendant qu’elle fait ça, moi, je m’offre une séance de manucure. »
Mary Ann éclata de rire, et ça lui fit un bien fou.
« À propos, elle adore le blog de Shawna. Depuis un moment, elle écrit sur une SDF et D’or en redemande.
— Oui… D’or est tendance, elle. Elle l’a toujours été. »
DeDe comprit ce qu’elle voulait dire et afficha un petit sourire pincé.
« C’est un blog un peu too much pour toi, hein ?
— Je ne le lis pas. Enfin, si, une fois. »
DeDe pouffa.
« Moi aussi, je dois admettre que ce n’est pas trop mon truc. »
C’était ce que Mary Ann aimait chez elle. DeDe n’avait jamais prétendu être tendance et se fichait vraiment de ce que les autres pouvaient en penser.
« J’adore qu’on puisse discuter comme ça, dit Mary Ann. On est encore tellement proches après toutes ces années.
— Nous, on se connaît à fond », fit DeDe avec un sourire en coin.
Lorsqu’elles arrivèrent à St Sebastian’s, Mary Ann fut déconcertée par le nombre de fois où on lui demanda les raisons de sa présence. Elle n’avait pas compté être reçue par un comité d’accueil, mais elle trouva irritant et, oui, un peu humiliant d’avoir à se répéter sans arrêt en pareilles circonstances. Donc, DeDe lui expliqua – encore que ça n’avait rien de particulièrement réconfortant – qu’ils s’assuraient juste qu’ils n’allaient pas retirer son utérus à quelqu’un venu pour une greffe du cœur, par exemple. Les rouages cliquetants de cet univers pastel lui donnaient l’impression de perdre son identité, sentiment qui fut encore renforcé lorsqu’on lui confia une clé de vestiaire, un bracelet et un sac en plastique pour ses « effets personnels ».
« Et puis quoi encore ? murmura-t-elle, on va nous épouiller et nous coller les fers aux pieds ? »
DeDe gloussa en lui remettant l’humiliation suprême, la blouse d’hôpital ouverte dans le dos.
« Les toilettes pour femmes sont là. Je garde la porte pendant que tu te changes. »
Mary Ann eut une brève vision amusante de DeDe plantée en sentinelle solitaire, les bras croisés sur sa poitrine généreuse. La Mère l’Oye en tailleur Chanel.
Aux toilettes, elle retira sa jupe et son chemisier, et glissa ses bagues cocktail et son bracelet tennis dans le sac en plastique. Elle se félicita d’avoir laissé son alliance à Darien et de ne pas avoir à l’ôter maintenant et affronter la symbolique qui allait avec. Elle s’était maquillée le matin, par habitude et par orgueil en un sens, mais se retint de consulter le miroir. Elle n’avait pas envie de se voir à ce moment précis.
DeDe l’accompagna dans le couloir jusqu’au bloc.
« Te tracasse pas, lui souffla-t-elle, pince-sans-rire. Je couvre tes arrières. »
En d’autres termes, elle lui disait faire au mieux pour dissimuler les fesses de Mary Ann exposées à la vue de tous.
« D’ailleurs, la miss, si c’était le mien, de cul, j’aurais la gentillesse de laisser ces patients se rincer l’œil. »
Mary Ann pouffa de rire.
« Tu es une menteuse éhontée. »
Mais une amie vraiment adorable, songea-t-elle, car la plupart des femmes qui l’avaient réconfortée ces derniers temps avaient été des professionnelles rémunérées. Premièrement, Calliope – d’accord, cette mégère ne s’était pas conduite en professionnelle, alors qu’elle était payée et plutôt grassement –, et à présent, bien sûr, le Dr Ginny, merveilleuse de force et de calme, mais tout à fait dans le cadre de ses fonctions. DeDe, en revanche, ne monnayait pas son soutien. Mary Ann avait presque oublié combien c’était bon d’avoir une femme pareille dans sa vie.
L’anesthésiste, un chauve au teint marbré et à l’accent allemand, la piqua au bras sans prendre le temps de lui sourire.
« Je crois que vous êtes tendue », lui dit-il d’un ton sévère, presque comme s’il la grondait.
Cette remarque lui parut bizarre et malvenue. Elle était sur le point de perdre toute une brochette d’organes – l’utérus, le col, les ovaires et même l’appendice – et, en y réfléchissant, elle estimait qu’elle tenait plutôt bien le choc.
« Non, dit-elle posément, ça va. »
Il secoua la tête.
« Je crois que vous êtes tendue.
— Évidemment qu’elle est tendue, le rembarra DeDe. Elle a un cancer. Dans quel état d’esprit voulez-vous qu’elle soit ? »
C’était exactement pour ça que DeDe avait mis un tailleur Chanel, se dit Mary Ann, pour pouvoir balancer ce genre de remarque sans se faire jeter.
En même temps, Mary Ann se rendit compte que l’insensibilité apparente de cet homme pouvait avoir de tout autres motifs.
« Je crois, fit-elle en lançant un rapide coup d’œil à DeDe, qu’il me fait cette remarque parce qu’il a besoin de décider… de ce qu’il va me donner pour… stimuler mon humeur.
— Ah ! s’exclama DeDe qui se radoucit aussitôt. Alors oui, elle est tendue. Très, très tendue. »
L’anesthésiste s’autorisa un sourire.
« Vous êtes aussi de cet avis ?
— Oui, répondit Mary Ann enjouée, absolument. »
Quand il eut terminé ses dosages et qu’elles se retrouvèrent seules, DeDe se pencha vers Mary Ann.
« Voilà ce qui se passe quand tu te pointes avec une vieille lesbienne arrogante. »
Mary Ann sourit.
« Tu restes jusqu’à ce que je décroche ?
— Et comment ! Et je serai là à ton réveil. Ils vont m’installer un lit dans ta chambre. On peut se faire une soirée-pyjama ce soir.
— 45 tours.
— Hein ?
— Tu te rappelles, les petits coffrets de disques qu’on apportait aux soirées-pyjamas.
— Oh oui !
— Dis-moi que tu faisais ça aussi à Hillsborough. Que ce n’était pas qu’à Cleveland.
— Évidemment. J’ai fait des tas de ces soirées. En fait, D’or et moi, on dort toujours dans cette chambre-là.
— Chouette, bredouilla Mary Ann, les yeux fixés sur le tube lui dispensant du sommeil dans le bras. C’est un beau mot, anesthésie, non ? A-nes-thé-sie. On dirait une petite ville du comté de Mendocino. “Et si on montait au super B&B d’Anesthésie ?”
— C’est une idée.
— Non… je disais pas ça séreusement.
— Sérieusement.
— Oui, je disais pas ça… quoi ?
— Rien, Mary Ann. Fais de beaux rêves. »