Il s’était écoulé presque une semaine depuis que Shawna avait laissé un message à l’occupant de la maison de Tandy Street, et personne ne l’avait encore appelée. Elle avait raconté toute l’histoire dans son blog, y avait même ajouté une photo d’Alexandra, mais avait jugé préférable de ne pas préciser l’adresse pour éviter que sa croisade ne dégénère en une campagne de harcèlement. Pour elle, la fin ambiguë de son conte des rues ne faisait que rehausser son caractère poignant, ce que plusieurs de ses lecteurs lui avaient confirmé. Restait, bien sûr, le problème des cendres d’Alexandra.
Sa relation avec Otto commençait à tanguer. Les premiers signes étaient apparus quand, sur Tandy Street, il l’avait accusée de n’être capable d’amour que dans l’abstrait, ou, pire encore, pour les besoins de son blog. Comment aurait-elle pu réagir sans être désagréable ? Comment aurait-elle pu lui dire que ce n’était pas sa capacité à aimer qui était en cause mais lui, Otto – ou, plutôt, la perspective d’une relation durable avec lui. Elle adorait ce qu’ils partageaient – le sexe bien sûr, les rires, un corps chaud contre elle la nuit –, mais n’avait jamais pu imaginer un après. Elle n’avait pas l’habitude de rejeter ouvertement quelqu’un, mais, ces derniers temps, Otto la poussait dans ce sens.
« Hé, dis donc », lui lança-t-il, sans lever la tête.
Installé au Roosevelt Tamale Parlor, il était penché sur un burrito et, sous son T-shirt rose crevette, ses omoplates lui faisaient deux petites ailes.
« Tu te souviens de mon pote Aaron et de son loft génial avec une immense verrière à Bernai Heights ?
— Je crois. Oui. Un peu le style Rob Thomas.
— Je parlais de l’appartement.
— Oh… oui… bien sûr. On y avait déposé ces fameux tapis de sol. »
Il leva enfin les yeux vers elle.
« On peut l’avoir si on veut. Aaron part bosser au Costa Rica. On n’a qu’à payer le loyer… ce qui, soit dit en passant, ferait vachement moins cher que nos deux loyers. »
Il mordit dans son burrito et attendit.
Shawna ne trouva rien d’autre à dire que :
« Il y a des jobs de clown au Costa Rica ? »
Ça ne fit pas rire Otto.
« C’est un pays très respectueux de l’environnement.
— Et alors ?… C’est un éco-clown ?
— Je sais pas, Shawna. Pourquoi tu me réponds pas ?
— Parce que ce n’est pas une question de loyer… et je ne sais pas quoi te répondre. »
Il parut secoué.
« Je crois que tu viens de le faire. »
Elle lui attrapa la main par-dessus la table.
« Allez, arrête ! J’adore nos deux ou trois nuits par semaine. Je t’assure.
— C’est quoi, alors ? Tu t’emmerdes avec moi ? T’as envie de te remettre avec une femme ? »
Elle roula de grands yeux pour tenter de rester autant que possible dans un registre léger.
« Si ça m’arrive, je m’en trouverai une et tu seras le premier informé. »
Otto retourna une minute à son burrito avant de lancer son dernier argument :
« Cet appartement est vraiment d’enfer, tu sais. Il y a même deux salles de bains. Ça nous engage à rien. »
Si, songea-t-elle. Bien sûr que si.
Ils se séparèrent après le dîner. Rien de dramatique, mais Otto avait visiblement envie de bouder en privé. Shawna rentra chez elle à pied et se défoula en lavant la vaisselle entassée dans l’évier. Pourquoi fallait-il qu’il se comporte ainsi ? Pourquoi ne pouvait-il se contenter de ce qu’ils partageaient au lieu de vouloir plus ? C’est quand les gens commencent à exiger des trucs de l’autre que les choses tournent au vinaigre. Lucy avait fait pareil à New York, et Shawna s’était lassée.
Elle récupéra un peu d’herbe dans sa cachette et roula un joint qu’elle fuma pensivement sans quitter des yeux les cendres d’Alexandra. Elle voulait en finir avec cette histoire et envisagea de sauter dans sa voiture pour les répandre sur les hauteurs gazonnées de Dolores Park, là où les gays aimaient se faire bronzer l’été. De là-haut, le panorama sur la ville était superbe et la lune n’allait pas tarder à se lever sur le labyrinthe urbain qu’Alexandra avait arpenté au cours de ses dernières années. Disperser ses cendres sur cette bande de verdure, au-dessus de la mêlée enfin, refléterait bien la symbolique qu’Alexandra méritait. Dolores Park, Shawna s’en souvenait, avait été un cimetière et son nom même signifiait « douleur » en espagnol.
C’était parfait.
Mais dès qu’elle fut dans la voiture, en route pour le parc, cette fameuse voix dans sa tête, son GPS personnel, la ramena vers Tandy Street. Après tout, elle n’y était allée que de jour. Elle aurait beaucoup plus de chances de trouver quelqu’un en soirée. Quel mal y avait-il à réessayer ? S’il n’y avait pas de lumière dans la maison, elle n’aurait même pas besoin de descendre de voiture. Elle pourrait continuer, faire ses adieux à Alexandra et rentrer juste à temps pour l’émission de Conan O’Brien.
Or une lumière brillait dans le petit pavillon sans numéro de Tandy Street. Pas dans la pièce du devant mais quelque part au fond. Shawna ne pouvait voir la fenêtre en question, car l’espace entre les habitations était trop étroit, mais une lueur éclairait le mur aveugle de la maison voisine.
Il était beaucoup plus difficile de se garer là en soirée et elle dut ratisser un moment les alentours avant de dénicher une place. En retournant à pied vers la maison, elle se fit la réflexion qu’elle n’avait jamais vérifié si celle qui n’avait pas de numéro correspondait bien au 437. Cela dit, il était trop tard pour se poser ce genre de question. Si son message énigmatique avait atterri entre de mauvaises mains, cette visite lui fournirait au moins une chance de s’expliquer.
Se rappelant que la sonnette ne marchait pas, elle tapa trois coups brefs à la porte.
Un chien – celui de la fois précédente – se mit à aboyer. Une voix d’homme bourrue le fit taire rapidement.
« Tais-toi ! »
Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit. Un vieux bonhomme rondouillard aux épaules tombantes apparut et la foudroya du regard. Il tenait le petit chien sous le bras et portait le Snuggie rouge qu’elle avait aperçu par la fenêtre. Cette tenue lui donnait l’allure ridicule d’un curé en soutane.
« Désolée de vous déranger si tard, bredouilla Shawna. C’est moi qui vous ai laissé un message la semaine dernière. »
Il se contenta de la regarder, bouche bée, titubant. Elle devina qu’il était ivre.
« Vous êtes Sheila ?
— Shawna. »
Il l’invita à entrer d’un geste digne d’un prêtre en chaire, mais ce fut trop de choses à contrôler en même temps, de sorte qu’il perdit l’équilibre et dut se retenir au chambranle. Quand le chien et le Snuggie atterrirent par terre, Shawna constata avec soulagement que le vieux monsieur portait des vêtements en dessous : une chemise blanche à manches courtes et un pantalon lustré. Il devait avoir dans les quatre-vingts ans, se dit-elle, mais n’avait sans doute jamais été séduisant. Lorsqu’elle essaya de l’associer à la superbe Alexandra, l’image la plus charitable qui lui vint à l’esprit fut La Belle et la Bête.
« Désolé de pas vous avoir appelée, grommela-t-il en fermant la porte. J’avais des rangements à faire. »
Il mangeait ses mots, de sorte que Shawna crut entendre « Il y avait dérangement dans l’air », ce qui lui sembla très bien refléter l’état psychique du vieil homme. C’est tout juste si elle n’entendit pas la friture sur la ligne.
« Je comprends, dit-elle.
— Je ne vous propose pas de vous asseoir, je dois sortir. J’ai une affaire à régler.
— Pas de problème… bien sûr.
— Comment connaissiez-vous Alexandra ?
— Je ne la connaissais pas réellement. Je l’ai emmenée à l’hôpital et je suis retournée la voir plusieurs fois. Je sentais une sorte de lien entre nous. Elle me paraissait être quelqu’un de bien. »
À quoi bon lui donner les détails sordides ? pensa-t-elle. Il souffre bien assez comme ça.
« C’était votre femme, pas vrai ?
— Oui, dans le temps, reconnut-il en hochant la tête d’un air malheureux.
— Avant que la drogue ne prenne le dessus, continua Shawna doucement, presque avec déférence, pas comme une question mais pour aller au bout de la pensée de son interlocuteur.
— Elle vous a parlé de moi ? »
Il avait l’air tellement pitoyable et paumé que Shawna n’eut pas le cœur de lui dire non.
« Elle avait gardé une lettre de vous. Une lettre d’amour. C’est la preuve qu’elle a dû beaucoup vous aimer. Je peux vous la donner, si vous voulez. D’accord… c’est vous qui l’avez écrite, mais, quand même… ça signifie quelque chose », bredouilla-t-elle, heureuse qu’Otto ne la voie pas se démener pitoyablement pour obtenir sa belle fin. « J’ai quelques affaires à elle, des photos surtout, si vous les voulez, je vous les donnerai avec plaisir.
— Ce serait gentil. »
Il paraissait si reconnaissant que Shawna trouva le courage d’aller jusqu’au bout.
« J’ai aussi ses cremains.
— Ses quoi ?
— Ses cendres. Elle a été incinérée.
— Oh.
— C’est à vous de voir, bien sûr. Il doit bien y avoir un endroit où vous souhaiteriez les répandre. »
Il parut réfléchir un moment à la question.
« Elles sont où ?
— Dans ma voiture.
— Allez les chercher, s’il vous plaît. »
Elle fit l’aller-retour au pas de course.
Debout à l’entrée de la maison, il les lui prit des mains et les plaqua contre son torse comme si elles risquaient de se sauver.
« Je suis si contente de vous avoir trouvé », lui avoua Shawna.
Il rentra chez lui sans un mot.