34
Un homme à cran

Ils étaient assis chacun à un bout du lit de Mary Ann. Le vieil homme tenait toujours son revolver, mais il reposait sur ses genoux à présent, il n’était plus pointé sur Mary Ann. Quant au sac en plastique blanc, il se trouvait entre eux sur le dessus-de-lit, tel un cadeau en attente du moment propice. Enfin, pour rendre la scène encore plus grotesque et invraisemblable, Roman, vautré par terre, agitait languissamment la queue en les regardant tour à tour, comme captivé par leur conversation.

« Si c’est de l’argent que vous voulez, je peux vous aider », déclara Mary Ann.

Elle misait tout sur son air de femme accablée. Il était ivre, c’était certain, mais n’avait pas l’air ingérable. Il ne me veut pas de mal, se dit-elle. Ce n’est qu’un pauvre vieux au bout du rouleau.

« J’en ai rien à faire de ton pognon.

— Que voulez-vous, alors ? »

Les lèvres du vieil homme tremblotèrent et découvrirent des dents pareilles à des pierres tombales de guingois.

« Ce serait chouette que tu me reconnaisses.

— Pardon… quoi ?

— C’est moi qui t’ai offert le T-shirt. »

Elle arrêta son regard sur son long manteau noir et revit alors sa silhouette dans un contexte différent.

C’était l’inconnu de Pinyon City. Celui qui avait hurlé au milieu des rafales de neige.

« Oh…, dit-elle en pinçant le premier bouton de son pyjama entre ses doigts. Je me demandais qui me l’avait offert. C’est très gentil. »

Elle minaudait comme une fille du Sud, car elle avait l’impression que c’était la seule réaction possible dans une situation aussi insensée. Il fallait qu’elle reste calme et mène le jeu. Vu l’âge et la faiblesse apparente du bonhomme, elle envisagea une seconde de lui flanquer un bon coup de pied dans les côtes pour lui faire lâcher le revolver, mais il avait toujours le doigt sur la détente et elle n’était pas vraiment sûre d’avoir récupéré suffisamment de forces.

« Vous devez être Fogbound One.

— Maligne.

— J’aime beaucoup vos poèmes.

— Ils sont pas de moi. C’est quelqu’un d’autre qui les a écrits.

— Peu importe… ils sont charmants.

— T’aurais pas dû mentir sur Norman Neal Williams.

— Pardon ?

— Tu m’as très bien entendu.

— Sur quoi… pensez-vous que j’aie menti ?

— T’as dit que tu le connaissais pas. Que t’étais pas sortie avec lui.

— Eh bien, le nom me dit quelque chose, mais… c’était quand ? »

Il la regarda sans se montrer particulièrement menaçant, mais juste triste, et répéta son nom trois fois, comme un mantra :

« Mary Ann, Mary Ann, Mary Ann. »

Sauf qu’on aurait cru quelqu’un qui scandait : Honte à toi, honte à toi, honte à toi.

Et, le pire, c’est qu’elle ne se rebella pas. Ce vieux cinglé aurait pu lui coller n’importe quel crime sur le dos sans qu’elle proteste, d’une part parce qu’elle avait passé sa vie à se sentir coupable, et d’autre part parce qu’un peu plus de repentir hic et nunc avait de fortes chances de lui sauver la vie.

« Je t’ai emmenée chez Sam Wo’s. T’as détesté le serveur grossier. T’as juré que t’y remettrais plus jamais les pieds.

— Quoi ?

— Et t’as toujours détesté ça », ajouta-t-il d’un ton aigre en portant une grande main tachetée à sa gorge.

Elle crut une seconde qu’il allait la frapper, mais il se contenta d’attraper sa cravate à clip tachée et la décrocha d’un coup sec.

Ce fut aussi révélateur que s’il lui avait fourré une carte d’identité sous le nez. La vérité la brûla jusque dans ses veines. Elle n’avait plus qu’à mettre un visage sur cette voix et y ajouter les ravages de l’alcool et des années pour nommer l’homme angoissé et clairement paumé qui se tenait devant elle.

« Norman ? »

Il ne dit rien et se contenta de lui lancer un petit sourire amer et triomphant.

« Je te croyais mort.

— C’est parce que – il tangua un peu en répondant – t’es pas restée pour voir.

— Il y avait une falaise, Norman.

— Je le sais bien, bordel. C’est comme ça que je m’appelle maintenant, Cliff[8].

— Pardon ? »

Elle s’aperçut que la main tenant le revolver était agitée de soubresauts.

« Y a des rebords et des cavités dans les falaises, tu sais. Mais t’as pas remarqué.

— Tu as été gravement blessé ? Pourquoi tu n’es pas revenu à Barbary Lane ? »

Il ricana.

« Oui, c’est ça, revenir. Après ce que tu m’avais sorti sur Lexy et moi ? »

N’insiste pas, se dit-elle.

« De toute façon, tu t’en fichais. T’étais contente d’être débarrassée de moi.

— Ce n’est pas vrai, Norman. On a appelé la police.

— Et tu leur as dit où j’étais tombé ? »

Son silence fut éloquent.

« Tu vois ? Menteuse.

— S’il te plaît, pose ce revolver, Norman. On n’en a pas besoin pour discuter.

— Vraiment ? Tu crois ça ?

— Tout ça n’a été qu’un vaste malentendu. Tu ne veux pas commettre l’irréparable.

— Comment tu sais ce que je veux faire ? Peut-être qu’il me reste plus que l’irréparable.

— Non, Norman… il n’est jamais trop tard pour tirer les choses au clair. C’est aujourd’hui le premier jour du reste de ta vie. »

Mon Dieu, songea-t-elle. D’où est-ce que ce truc-là lui était venu ?

« J’ai essayé de te parler. Je voulais t’expliquer pour Lexy et moi… tu m’as pas laissé… sale bêcheuse.

— Quand as-tu essayé ? »

Sans lâcher le revolver, il plongea sa main libre dans la poche intérieure de son manteau et en tira une feuille de papier cornée pliée en deux. Elle la lui prit, la déplia et reconnut une des photos sur papier glacé en 20 x 25 cm de son ancienne émission télévisée vers la fin des années quatre-vingt. Elle arborait un dégradé volumineux. L’autographe disait : Pour Cliff. Merci de votre fidélit – Mary Ann. C’était son écriture, il n’y avait pas à en douter.

« Quand est-ce que j’ai écrit ça ?

— Après que tu sois devenue célèbre. Je suis venu assister à ton émission, j’étais dans le public. Tu m’as même pas reconnu.

— Euh… tu sais… c’est difficile avec les lumières et tout. »

Et je te croyais mort depuis une dizaine d’années, espèce de sale pervers.

« On m’a même pas laissé aller en coulisse, que je puisse m’expliquer.

— Mais c’est marqué « Cliff ». Ce n’est même pas ton nom, Norman…

— Je t’ai dit. J’ai changé d’identité. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre après que tu m’aies balancé ?

— Et tu es resté en ville pendant tout ce temps ? »

Il secoua la tête.

« Bismarck. »

Il éructa laborieusement ce nom, comme un rot d’ivrogne.

« Soit, enchaîna-t-elle avec calme après avoir décidé de ne pas poursuivre sur ce sujet. Maintenant, on est ici, dans cette maison. Qu’est-ce que tu veux m’expliquer ? Je suis prête à t’entendre, Norman. »

Il parut la croire, se rajusta un peu et épousseta ses revers avec la dignité ridicule de l’homme qui s’apprête à blanchir sa réputation.

« Lexy m’aimait, déclara-t-il. Et je l’aimais.

— D’accord. »

Pardonne-moi, ma petite. Ce n’est pas bien du tout.

« T’étais avec nous, continua-t-il. T’as vu comment elle m’aimait. »

Cette fois-ci, elle se contenta de hocher la tête.

« J’ai même pensé qu’on pourrait former une famille, tous les trois.

— Norman…

— Non, écoute-moi, aboya-t-il en agitant de nouveau le revolver. Je sais que j’ai fait des trucs moches. Je le sais, je t’assure. J’aurais pas dû nous mettre dans ces magazines. J’aurais pas dû monnayer notre amour. C’était pas bien de faire ça. »

Elle perçut dans le fond de sa bouche une acidité qu’elle connaissait bien et se demanda s’il la tuerait dans l’hypothèse où elle lui vomirait dessus.

« Pendant longtemps, je me suis senti très mal à cause de ça. T’avais dit des trucs justes. J’ai compris ça quand j’ai trouvé le Seigneur, à Bismarck. Je lui ai demandé Son pardon.

— Eh bien, tu vois ? On est tous capables de rédemption. C’est merveilleux, Norman. »

Je suis désolée Lexy ; vraiment désolée. Je ne pensais pas qu’il pouvait te faire du mal.

« Et la meilleure, Mary Ann, c’est que le Seigneur a fait un miracle. Il m’a donné une chance de me racheter auprès de Lexy.

— Vraiment ?

Vraiment ?

— Je l’ai retrouvée. Complètement par hasard. Elle travaillait dans un magasin de chaussures et elle m’a pas reconnu. C’était ça, le miracle : j’étais capable d’être un autre.

— Eh bien, dit-elle en essayant désespérément de trouver une sorte de terrain d’entente. Il nous faut tous une occasion pour repartir de zéro.

— Tu vois ! C’est exactement ce que j’avais en tête. Simplement être gentil avec elle comme un père, lui donner l’amour et le soutien financier qu’elle méritait. Le Seigneur me l’a permis ! »

Mary Ann se dit qu’il parlait peut-être de frais de scolarité.

« Donc, je l’ai épousée, lui expliqua Norman.

— Hein ?

— Je l’ai épousée. J’ai assumé la responsabilité de mes actes. J’ai fait ce qui fallait faire. Je suis pas comme toi, Mary Ann. Je jette pas les gens comme si c’étaient des moins que rien. »

Elle plaqua la main sur sa bouche.

« Elle était heureuse avec moi, aussi. On était heureux tous les deux jusqu’au jour où…»

Il s’interrompit net.

Elle savait qu’il aurait mieux valu ne pas demander, mais elle ne put s’en empêcher.

« Jusqu’au jour où quoi ?

— Jusqu’au jour où elle m’a reconnu. On était en train de faire l’amour une nuit et… Lexy m’a reconnu. »

Elle ôta la main de sa bouche et renonça à se retenir davantage. Elle vomit comme elle avait craint de le faire quand DeDe avait sorti ce fameux bœuf bourguignon à l’hôpital. Lorsqu’elle se redressa, Norman était toujours assis au bout du lit, le revolver à la main, et l’observait avec une lassitude méprisante.

« C’est pas parce que tu comprends pas quelque chose, Mary Ann…»

Elle se leva d’un bond.

« Non, Norman. Je ne comprends pas.

— Où tu vas ? »

Il la tenait en joue, mais la colère de Mary Ann avait balayé sa peur.

« J’ai besoin de me laver la figure, bon sang.

— Assieds-toi.

— Le lavabo est juste là, Norman. Il n’y a aucun risque que je m’en aille.

— Assieds-toi, bordel ! »

Elle obtempéra.

« De toute façon, pour qui tu veux te laver ? »

Bonne question, se dit-elle. Pour le coroner ? Cependant, elle saisit un coin du drap et s’essuya la bouche.

« Où est-elle maintenant ?

— Hein ?

— Où est Lexy, Norman ? Qu’est-ce qu’elle est devenue ? »

Nouveau sourire tordu.

« J’ai cru que tu me le demanderais jamais. »

Il se pencha brusquement vers elle, ce qui la fit tressaillir, mais elle vit qu’il ne voulait que le sac en plastique blanc. Il en sortit un coffret en carton compressé de la taille d’une boîte à bijoux ou presque. À l’intérieur se trouvait un sac rempli d’une sorte de poussière grise et granuleuse.

« Qu’est-ce que tu fabriques ? »

C’est un truc chimique, se dit-elle. De la soude caustique peut-être. Il va m’aveugler, m’empoisonner ou… me défigurer. « Norman, s’il te plaît, ne…

— LA FERME ! Il s’agit pas de toi ! Là, c’est mon moment à moi ! »

Sans lâcher son arme, il se servit de sa main libre pour tirer d’un coup sec le sac du coffret et en répandit le contenu sur le lit. Puis, de l’air grave d’un prêtre, il s’appliqua la substance grumeleuse et grise sur tout le corps – les bras, les jambes, la poitrine et même la figure, où elle s’incrusta dans ses rides et forma un paysage lunaire affreux.

« Qu’est-ce t’en penses, chochotte ? » Il déployait une agressivité de collégien. « Qu’est-ce qu’elle donne sur moi ?

— De quoi tu parles ? »

Elle était à peu près sûre de ce qu’il voulait dire, mais ne pouvait l’affronter. Mon Dieu, faites que ce ne soit pas ça. Je Vous en prie.

« Tu croyais que c’était pas vraiment de l’amour, tu t’es trompée. Jusqu’à maintenant, ça a duré, et ça va durer pour l’éternité. Lexy et Norman, ensemble pour toujours.

— Norman, je ne me permettrais jamais de juger…

— Tu l’as déjà fait. C’est pour ça que je veux que tu sois témoin. C’est pour ça que, cette fois, tu pourras pas t’enfuir.

— Entendu, dit-elle dans un filet de voix. Mais pose ce revolver. » Perplexe, il fronça les sourcils.

« Pourquoi ?

— Pour que… je te prouve que je reste sans que tu m’y obliges.

— Je t’ai déjà dit, répliqua-t-il avec irritation, il s’agit pas de toi. » Il leva le revolver et appuya le canon contre sa tempe.

Mary Ann en automne
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