Ils lui avaient donné un sédatif. En fait, c’est elle qui l’avait demandé. Elle était lasse d’être forte et décrocher de la réalité avait du bon. Lorsqu’elle se réveilla dans le lit de Michael et Ben, la maison regorgeait de visages familiers : Michael, Ben, Jake, et même Shawna qui était venue avec Mme Madrigal dès qu’elles avaient appris la nouvelle. Mary Ann repensa à la blague qu’avait lancée Michael, toujours inspiré par Le Magicien d’Oz, lorsque Roman avait émergé de sa crise d’épilepsie : « Et tu étais dedans… et toi aussi… et toi aussi…» Et même Roman était là, roulé en boule à ses pieds. Lui aussi avait subi un certain traumatisme.
Ce qui la frappa, ce fut de voir à quel point tout le monde paraissait rongé de remords. Après tout, Ben n’avait pas eu idée de la vie du vieux monsieur du parc canin et Michael, n’ayant jamais rencontré « Cliff », n’avait donc pas pu reconnaître Norman. Quant à Shawna, elle avait encore moins de raisons de se sentir responsable, vu quelle n’était même pas née lors de la première « mort » de Norman. Elle n’avait absolument rien su sur rien.
« Je suis vraiment désolée, lui avoua Mary Ann une fois que les autres furent partis au salon.
— Pourquoi ?
— Toute cette pagaille. Tu ne mérites pas de te retrouver au milieu de ce cauchemar.
— Pour être honnête, je m’y suis fourrée toute seule. »
Mary Ann ne comprit pas cette remarque.
« Comment ça ? »
Shawna s’assit sur le rebord du lit.
« Tu ne lis pas mon blog, hein ? »
Mary Ann secoua la tête.
« Non, pas souvent. Je suis désolée. »
Elle avait envie de lui expliquer que sa franchise effrontée sur les sujets particuliers du blog la dérangeait parce qu’elle la considérait encore comme sa petite fille, mais elle savait, mieux que quiconque, qu’elle avait depuis longtemps perdu le droit de dire ça.
« J’aurais dû ?
— Ç’aurait pu aider, répondit sa fille avec un drôle de petit sourire.
— Je ne comprends pas. »
Shawna s’agita.
« J’ai été plus impliquée que tu ne l’imagines.
— Tu me fais peur.
— Non, je t’en prie… Tout baigne. Je préférerais que tu le lises quand tu te sentiras plus forte. Anna m’a parlé de ton cancer. Je suis contente que tu lui fasses la peau.
— Merci, Puppy. »
Le surnom de Shawna bébé lui était revenu inconsciemment.
« Il y a des gens qui t’appellent encore comme ça ? À part ton père. »
Shawna secoua la tête.
« En fait, il ne m’a jamais appelée Puppy. D’après lui, ça venait de toi. »
Elle ne s’en souvient même pas, pensa Mary Ann.
« Ça te dérangerait si je recommençais ?
— Bien sûr que non, si ça te fait plaisir. »
Un silence gêné.
« Ils t’ont dit pour Bob et moi, j’imagine ? »
Shawna acquiesça.
« Pour ce que ça vaut… moi, je pense que c’est mieux. Je suis sûre que tu vas tout casser comme célibataire. »
Robbie aussi utilisait l’expression « tout casser » comme un compliment, mais Mary Ann ne s’y était jamais vraiment faite. Elle se réchauffait au sourire de sa fille quand elle se rendit compte, avec un soulagement totalement injustifié, que Shawna avait renoncé à son horrible filet dans les cheveux.
« J’adore ta coiffure, lui dit-elle. C’est une jolie coupe. »
Shawna sourit.
« Elle ressemble un peu à la tienne, non ? »
Comme pour confirmer la remarque de Shawna, Mary Ann porta la main à ses cheveux.
« Oui, tu as raison.
— C’était pas fait exprès.
— Non… j’en suis sûre.
— Je ne le disais pas dans ce sens.
— Je sais, Puppy. Tu n’as pas une once de méchanceté en toi. »
Shawna, curieusement, tendit le bras et lui prit la main.
« J’ai conscience que ça peut paraître bizarre, mais… tout ça a un sens. À mon avis, c’était pour nous rapprocher. »
Mary Ann roula de grands yeux.
« Facebook aurait peut-être été plus simple.
— Non… sérieusement… on avait toutes les pièces du puzzle. Il fallait juste qu’on se parle. »
Shawna marqua une pause pour étudier la réaction de Mary Ann.
« Je parle comme une vraie barjo ? »
Mary Ann secoua la tête.
« Tu parles exactement comme Anna.
— Euh… hum ! »
Mary Ann sourit. Mme Madrigal avait bien laissé sa marque.
« Dis-moi, Puppy… la police t’a questionnée ? »
Shawna hocha la tête.
« Elle nous a tous questionnés.
— Ils ont dit ce que c’était, ce truc ?
— Quel truc ?
— Tu sais, ce machin dont il s’est saupoudré ? C’étaient des cendres, non ? Des restes incinérés ? »
Shawna se leva, l’air subitement bouleversé.
« On verra ça un autre jour. Ce soir, on s’occupe de virer le mauvais sort de la maison. »
Qu’est-ce que ça voulait dire ?
« Je t’assure, poursuivit Shawna en voyant l’expression inquiète de Mary Ann. Tout baigne. »
Encore un truc que disaient les jeunes aujourd’hui et qui écorchait les oreilles de Mary Ann. Comment cela pouvait-il être vrai, après tout ? Rien dans le monde n’avait jamais « baigné ».
Quand Mary Ann finit par rejoindre les autres au salon, ils avaient tiré les rideaux côté pavillon, sans doute pour lui épargner encore cette vision d’horreur. Mme Madrigal s’était installée dans le fauteuil de Michael, Jake à ses pieds, Shawna tripotait son iPod, Ben et Michael servaient un dîner tardif.
« Pizza, annonça Michael avec un sourire ironique. Parfait en toute occasion. »
Elle s’assit sur le canapé en face d’Anna.
« La police est partie ?
— Et comment ! s’écria Jake en brandissant le tube du vaporisateur. Sinon, on serait pas en train de faire ça. »
Il passa le tube à Anna, qui tira dessus modestement, puis le lui rendit. Mary Ann repensa aux plants de cannabis qu’Anna faisait pousser au 28, Barbary Lane, et aux joints qu’elle scotchait à la porte de chaque nouveau locataire. À part Norman, personne dans la maison n’avait jamais rien trouvé à y redire. Pour quelqu’un d’aussi abject, Norman s’était montré étonnamment à cheval sur les principes.
Le dîner terminé, Mary Ann suivit l’exemple de Jake et s’assit par terre à côté de Mme Madrigal. Elle s’appuya contre la jambe d’Anna, et ça lui parut tout à fait normal. Anna qui, pour juste récompense, lui accorda la bénédiction muette de sa main sur sa tête. Mary Ann ne parla pas beaucoup ce soir-là – elle se contenta d’écouter, d’exister.
Ils restèrent avec elle jusqu’à près de minuit, à rire, à écouter de la musique et à égrener des histoires du bon vieux temps. Personne n’évoqua le chambardement dans le pavillon, ni l’homme qui l’avait causé. Quand Anna s’endormit dans le fauteuil, Jake la réveilla en douceur et l’accompagna jusqu’à la voiture de Shawna. Mary Ann sentit son cœur se serrer en les voyant partir.
Michael se tourna vers elle dès que la porte fut fermée.
« Ce soir, tu dors avec nous. »
Elle ne protesta pas. Elle dormit entre eux deux, dans leur grand lit conjugal, comme un enfant qui cherche à se protéger du père Fouettard. Elle comprit que si la mort la pourchassait depuis des semaines, en tout cas, ce n’était pas comme elle se l’était figuré. La camarde avait trouvé la proie qu’elle cherchait dans le pavillon du jardin et lui avait accordé un délai supplémentaire. Ce qu’elle allait faire du temps qui lui restait dépendait entièrement d’elle. Elle sombrait dans ce bunker de corps chauds et vivants quand il lui vint à l’esprit que sa peur de mourir avait laissé vraiment bien peu de place à la joie de vivre.
Tout baigne, se dit-elle. Tout baigne.