— Et si tu me parlais de KWC ?
Perdue dans la contemplation des voitures autour
d’eux, Harry tourna la tête vers Dillon, qui l’observait. KWC… Bon
sang, la réunion avait-elle réellement eu lieu quelques heures plus
tôt ?
Elle changea de position sur son siège en
esquissant une petite grimace.
— J’ai merdé.
Dillon fronça les sourcils.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est
passé ?
— A ma décharge, je dirais que j’ai eu
affaire à une bande de connards.
En repensant soudain à Jude Tiernan, elle sentit
poindre un remords. Peut-être l’avait-elle trop vite mal
jugé.
— L’un d’eux s’en est pris à moi à cause de mon
père, expliqua-t-elle. Alors je me suis un peu… enfin…
— Non, ne me dis rien. Tu les as remis à leur
place, c’est ça ?
— Désolée.
— Merde, Harry, ç’aurait pu être un contrat
important ! J’ai dû tirer pas mal de ficelles pour décrocher
ce rendez-vous.
— Hé, c’est toi qui m’as prescrit la thérapie
cathartique, je te signale !
Il soupira.
Cette fois, Harry garda le silence. La nuque calée
contre l’appuie-tête, elle ferma de nouveau les yeux. A en
juger par les élancements douloureux qu’elle ressentait dans tout
le corps, elle était sans doute couverte d’ecchymoses qui ne
tarderaient pas à la mettre au supplice.
— Tu ne devrais pas rester seule ce soir, déclara
Dillon à brûle-pourpoint. Tu es encore en état de choc.
— Non, ça va, répondit-elle, les yeux toujours
fermés.
— Viens chez moi. Je t’offre un brandy, de quoi
manger et aussi te changer. Pas forcément dans cet ordre.
Elle lui coula un bref regard. Si elle n’était
encore jamais allée chez lui, elle avait néanmoins appris par
Imogen qu’il habitait une belle demeure dans la campagne
d’Enniskerry. Les sources de sa collègue le décrivaient également
comme un célibataire endurci. Dans ce cas, d’où provenaient les
vêtements féminins qu’il lui proposait ? se demanda-t-elle
machinalement.
En d’autres circonstances, elle aurait peut-être
tenté de satisfaire sa curiosité ; en l’occurrence elle
n’aspirait qu’à une chose : s’enfermer chez elle pour
réfléchir à ce qui venait de lui arriver.
— Merci, c’est gentil, mais je ne serai pas de
bonne compagnie ce soir, déclara-t-elle. Je t’assure, il faut que
je dorme.
Dillon scruta ses traits.
— Tu sais ce qu’il a voulu dire, n’est-ce
pas ? murmura-t-il.
— Quoi ?
— Le type de la gare. L’argent de l’opération
Sorohan, tout le bazar…
Il détacha brièvement son regard de la
route.
— Ça t’évoque quelque chose, pas vrai ?
Elle secoua la tête et se força à hausser les
épaules en signe d’indifférence.
— Non, c’était juste un dingue.
— Comme tu voudras.
Son visage s’était fermé, comme s’il lui en
voulait de son mutisme. Tant pis, elle n’y pouvait rien. Pour le
moment, il y avait certains aspects de son existence qu’elle
n’était pas encore prête à révéler. Du moins, pas avant de les
avoir elle-même mieux compris.
Lorsque Dillon tourna à droite pour s’engager dans
Raglan Road, elle sentit sa tension se relâcher à la vue de
l’artère familière bordée d’arbres et de bâtisses victoriennes aux
façades de briques rouges. Si certaines avaient été restaurées et
aménagées en élégantes demeures familiales, la plupart étaient
reconverties en appartements. Il suffisait d’ailleurs de jeter un
coup d’œil à la peinture écaillée des encadrements de fenêtres pour
savoir lesquelles étaient en location.
— Tu habites où ? interrogea Dillon en
ralentissant.
Harry lui montra une maison d’angle dotée d’une
porte d’entrée jaune canari qu’elle avait elle-même repeinte pas
plus tard que la semaine précédente. Un de ces jours, elle comptait
bien racheter le logement à son propriétaire. Après tout, son
métier lui assurait des revenus confortables, et elle avait mis
suffisamment de côté pour envisager de prendre un crédit.
Dillon pila pour se garer devant l’endroit
indiqué, raclant le trottoir au passage. Une fois descendue, Harry
l’escorta jusqu’au perron.
Elle occupait le rez-de-chaussée de cette bâtisse
qui comportait un sous-sol et trois étages. Autrefois, c’était un
salon de réception où les domestiques servaient le thé.
Aujourd’hui, Harry y prenait son petit déjeuner au lit chaque fois
qu’elle en avait envie.
Quand elle s’engagea dans le hall, Harry avait une
conscience aiguë de la présence de Dillon. Parvenue devant son
appartement, elle se figea. La porte était ouverte.
— La vache ! s’exclama-t-il.
Les lieux semblaient avoir été dévastés par une
meute de chiens déchaînés. Le canapé de cuir noir, lacéré,
vomissait de gros morceaux de bourre jaune, et tous les livres
jusque-là soigneusement rangés sur des étagères étaient éparpillés
sur le sol.
Harry prit une profonde inspiration pour se donner
du courage puis s’avança dans la pièce saccagée. Elle avait
l’impression de déambuler parmi les dépouilles d’amis chers. Le
miroir accroché au-dessus de la cheminée gisait par terre, brisé en
mille morceaux. Son seul tableau, qui représentait des chiens
jouant au poker, avait été arraché du mur avec tant de brutalité
que le plâtre s’était fendillé à l’emplacement du clou. La toile
était tombée près du canapé éventré, exposant le papier kraft
déchiré à l’arrière. Consternée, Harry contemplait le carnage
lorsque la voix de Dillon s’éleva dans la cuisine :
— Hé, viens voir ça !
Au moment où elle le rejoignait, ses chaussures
crissèrent sur le carrelage, écrasant ce qui se révéla être
du sucre. Un paquet entier avait été répandu par terre, de
même que toutes les provisions.
Consternée, Harry contempla le triste spectacle de
la vaisselle, des casseroles et des boîtes empilées au milieu de la
cuisine. Les tiroirs à couverts, sortis de leur logement,
surmontaient le tas. Les portes des placards, largement écartées,
laissaient voir les étagères vides à l’intérieur. On aurait dit que
les lieux avaient été livrés à une ménagère en folie, prise d’un
furieux accès de nettoyage de printemps.
Elle s’appuya contre l’encadrement de la porte.
Qui avait bien pu faire une chose pareille ? Et
pourquoi ? Devant elle, Dillon contourna le monticule de
débris divers en secouant la tête. Ravalant un soupir, Harry
s’engagea de nouveau dans le couloir en direction de sa chambre.
Celle-ci se trouvait dans le même état que le reste de
l’appartement : tiroirs renversés, vêtements jetés dans tous les coins… Plus
jamais elle ne les porterait, décida-t-elle.
La lumière rouge clignotait sur le téléphone de la
table de chevet comme pour attirer son attention. Alors qu’elle
s’en approchait, elle remarqua un ouvrage familier, jauni par le
temps, qui avait atterri sur le lit. Il s’était ouvert en tombant
et, avec son dos fendillé, il évoquait un oiseau blessé. Quand
Harry le souleva, quelques pages s’en détachèrent. C’était un livre
de poche que son père lui avait offert quand elle avait douze
ans : Comment jouer au poker et
gagner. Des annotations rédigées au feutre bleu figuraient à
l’intérieur des couvertures – souvenirs de certaines parties
qu’elle avait jouées avec son père. C’était une habitude qu’elle
tenait de lui ; pour garder une trace de chaque main, il
indiquait les cartes qui avaient été jouées. Jamais il n’oubliait
une main, et jamais il n’était battu deux fois par le même
bluff.
Elle devait avoir six ou sept ans lorsque son père
avait commencé à l’emmener à ses parties de poker, qui duraient
parfois jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Harry y avait
appris quelques-uns de ses jurons les plus imagés. En général, elle
finissait par s’endormir sur un canapé, les yeux irrités par la
fumée de cigarette. Adolescente, elle avait même visité avec lui
les casinos de Soho et de Piccadilly, à Londres. Sur le moment,
toutes ces expériences d’adulte lui avaient paru excitantes, mais
avec le recul elle les considérait plutôt comme le signe d’une
éducation contestable.
Machinalement, elle tourna la page de garde du
livre qu’elle tenait toujours à la main. L’inscription était
toujours là, bien sûr.
A mi queridísima
Harry,
N’agis jamais de manière
prévisible. Joue sans rien planifier pour obliger les autres à
essayer de deviner tes intentions et n’oublie jamais de te coucher
avec un 7 et un 2 dépareillés.
Un abrazo muy
fuerte,
Papá
Du pouce,
elle caressa les mots rédigés de l’écriture large qu’elle
connaissait si bien. Puis elle referma l’ouvrage.
Au même instant, Dillon passa la tête dans
l’entrebâillement de la porte.
— Ton bureau et la salle de bains n’ont pas
échappé au massacre, annonça-t-il.
Harry pesta tout haut. Elle en avait assez vu
comme ça. Abandonnant le livre sur la table de nuit, elle fonça
vers le salon, ignorant la douleur dans son genou.
— Je vais prévenir la police, lança Dillon en lui
emboîtant le pas.
— Non, je m’en charge.
Il se mit à arpenter la pièce pendant qu’elle
téléphonait au poste le plus proche. Lorsqu’elle eut expliqué la
situation au sergent à l’autre bout de la ligne, celui-ci,
compatissant, promit d’envoyer quelqu’un. Après avoir raccroché,
Harry fouilla dans les piles de livres sur le sol à la recherche
des Pages jaunes.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda
Dillon.
— J’appelle un serrurier.
Quelques instants plus tard, elle s’entretenait
avec un employé de chez Express Locksmiths, qui lui assura qu’un
technicien serait chez elle dans les dix minutes. Peu à peu, Harry
sentait son énergie lui revenir. C’était pourtant absurde, cette
impression de maîtriser la situation juste parce qu’on se lançait
dans un tourbillon d’activité…
Elle s’assit au bord du canapé pour se masser la
nuque et les épaules. Elle avait des douleurs et des tensions
partout, semblables à celles qui annonçaient la grippe. Soudain,
elle se rappela la lumière clignotante dans sa chambre et retourna
écouter ses messages. Il n’y en avait qu’un. Elle reconnut tout de
suite la voix éraillée de sa mère, travaillée au tabac pendant des
années.
« Harry ? C’est Miriam. »
Un court silence s’ensuivit, durant lequel elle
entendit sa mère tirer sur sa cigarette. Elle l’appelait par son
prénom depuis le jour où elle avait quitté le lycée, comme si, par une sorte d’accord tacite,
toutes deux avaient décidé de ne plus faire allusion à la dynamique
mère-fille une fois que Harry aurait eu dix-huit ans.
« J’ai essayé de te joindre toute la journée,
mais chaque fois je tombe sur cette foutue machine, poursuivit
Miriam. Tu pourrais prendre une minute pour me rappeler,
non ? »
Harry ferma les yeux et pinça les lèvres. Le temps
d’effacer le message, et elle alla rejoindre Dillon qui
patrouillait toujours dans le salon.
— Il est tard, dit-elle. Tu ferais mieux de
rentrer chez toi.
Il balaya d’un geste la suggestion.
— Pas question, je reste.
Elle n’insista pas, consciente que sa présence la
rassurait. Puis, alors qu’elle considérait une fois de plus le
chaos de son appartement, elle se risqua à demander :
— Est-ce que… ton offre de brandy tient
toujours ?
Dillon la gratifia de son petit sourire en
coin.
— Bien sûr ! Je suis même prêt à t’en servir
un double. La journée a été rude.
Brusquement, il se pencha pour examiner le tableau
abîmé et passa la main dans la déchirure du papier kraft à
l’arrière.
— Pourquoi se donner la peine de défoncer cette
peinture, franchement ?
Harry haussa les épaules en signe
d’ignorance.
— Quand on voit l’état de ton appartement, on a
l’impression que tes visiteurs cherchaient quelque chose,
poursuivit-il.
Cette remarque lui valut un regard pénétrant de la
part de Harry.
— Tu crois ?
— Pas toi ?
Elle se frotta les yeux en poussant un soupir de
lassitude.
— Si, mais j’espérais me tromper.
Sur ces mots,
elle reprit la direction de la cuisine en s’efforçant de ne pas
trop solliciter son genou blessé. Parvenue sur le seuil, elle
s’appuya contre l’encadrement de la porte pour contempler
l’empilement incongru au milieu de la pièce.
Que pouvait-elle posséder de si intéressant aux
yeux de ces vandales ?
Au souvenir de l’inconnu de la gare, de son
souffle chaud qui lui effleurait l’oreille, un frisson la
parcourut.