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Essence, oxygène, chaleur ; l’équation du feu. Privée d’un de ces trois facteurs, elle ne donnerait jamais le résultat escompté.
Cameron s’humecta les lèvres en tâtonnant à la recherche du sac à dos posé près de lui, sur le siège passager. Il serra entre ses doigts la toile rêche comme pour s’assurer de sa présence. Le sac contenait tous les accessoires dont il aurait besoin.
Il se tassa sur son siège, les yeux fixés sur l’appartement du rez-de-chaussée de l’autre côté de la rue. Les rideaux écartés ne révélaient que des pièces obscures. Il n’y avait personne à l’intérieur. Cameron consulta sa montre. Presque 22 heures. Quand un tressaillement agita sa jambe gauche, il coinça son genou contre le volant pour l’immobiliser.
Il s’était garé sous un arbre pour se protéger de la lumière des réverbères. La rue était déserte, et pourtant il gardait son bonnet de laine enfoncé bas sur son front. Sans lui, ses cheveux clairs seraient trop visibles.
Après avoir rapproché le sac, il en vérifia le contenu une nouvelle fois. Un couteau à mastic, deux pochettes d’allumettes, un exemplaire de l’Irish Times daté de la veille, une paire de gants chirurgicaux, deux ventouses en caoutchouc et un petit pot en plastique rempli de paraffine. Tous ces objets étaient regroupés dans le plus gros d’entre eux, une poubelle en osier – du genre à s’enflammer en un instant, aussi facilement qu’un tas de brindilles desséchées.
Cameron sortit le pot de paraffine, dont il dévissa le couvercle. Les yeux fermés, il inspira profondément pour s’imprégner des émanations puissantes, presque étourdissantes. Puis il referma le couvercle. Le pot n’était qu’à moitié plein. Cameron savait que le pyromane amateur avait en général tendance à utiliser beaucoup trop de produit accélérateur de combustion, et que celui-ci risquait de se répandre sur les planchers et les tapis, laissant des résidus susceptibles d’être recueillis par les policiers chargés de l’enquête. Après avoir replacé le pot dans son sac à dos, il prit les gants chirurgicaux. Il n’y aurait ainsi aucun indice à relever sur les lieux de l’accident.
Lorsque les premières gouttes de pluie s’écrasèrent sur le pare-brise, Cameron baissa sa vitre pour avoir une meilleure vue sur l’appartement qui l’intéressait. Un courant d’air froid s’insinua dans l’habitacle, chassant l’air vicié à l’intérieur. La rumeur étouffée de la circulation alentour lui parvenait, mais pas une seule voiture ne s’était engagée dans cette rue depuis qu’il était arrivé. Il plissa les yeux pour mieux étudier l’immeuble d’en face. Les fenêtres à guillotine paraissaient vieilles, le mastic sur les encadrements était fendillé. Les forcer serait un vrai jeu d’enfant.
Soudain, des talons claquèrent sur le trottoir derrière lui, et il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Une jeune brune en jean et blouson bleu traversait la chaussée en direction de l’immeuble qu’il surveillait. Une main devant le visage, Cameron se voûta un peu plus. Entre ses doigts, il vit la fille grimper les marches jusqu’à la porte d’entrée. Il laissa son regard s’attarder sur la silhouette menue, la taille fine, les cuisses fuselées. Peu à peu, il sentit son souffle s’accélérer. Mais déjà la brune déverrouillait la porte et entrait.
Tous les sens en alerte, Cameron se concentra sur les fenêtres du rez-de-chaussée. Comme son genou droit s’était remis à tressauter contre le volant, il l’agrippa fermement d’une main. Il retenait son souffle à présent. Brusquement, des lumières s’allumèrent dans l’appartement du dernier étage et il vit la brune s’approcher des vitres pour tirer les rideaux. Il se redressa sur son siège en assenant un bon coup de poing sur son genou. Le rez-de-chaussée était toujours plongé dans l’obscurité.
Un instant plus tard, il prit une profonde inspiration, se frotta les paumes sur son jean et enfila les gants chirurgicaux. Le fin latex d’un blanc laiteux conférait un aspect étrange à ses mains : elles semblaient exsangues, cireuses, comme celles de sa mère quelques heures après son décès.
Elle avait été la première victime de ses « accidents ». Il gardait un souvenir particulièrement vivace de son corps brisé gisant au pied de l’escalier, de ses jambes tordues selon des angles impossibles, du déambulateur retombé sur elle qui paraissait l’emprisonner comme une cage. Il se rappelait également le mélange de fascination et de terreur que lui avait inspiré cette vision. Jusque-là, il n’avait encore tué personne.
Les tressaillements de sa jambe droite étaient devenus incontrôlables. Il tenta de les apaiser en se trémoussant sur son siège tel un gamin ayant désespérément besoin d’aller aux toilettes. Quand ses yeux se portèrent de nouveau vers le logement du rez-de-chaussée, il essaya de l’imaginer en feu : flammes orange et safran s’échappant des fenêtres pour s’élever haut dans les airs, torrents de fumée noire, odeur de bois brûlé, grondement sourd de la force destructrice à l’œuvre…
Relâchant son souffle, il s’adossa à son siège. Les mouvements de sa jambe droite s’étaient enfin calmés, constata-t-il avec soulagement. De l’autre côté de la rue, l’appartement était toujours sombre, mais peu importait. Il se sentait prêt à attendre le temps qu’il faudrait. Tôt ou tard, sa cible finirait bien par rentrer.