Ce qu’elle s’apprêtait à faire pouvait lui valoir
la prison. Dans son métier, ce n’était pas inhabituel, et pourtant
Harry avait les paumes moites.
Elle repoussa sa tasse de café puis contempla les
portes vitrées de l’immeuble situé de l’autre côté de la rue.
L’éclat du soleil d’avril lui écorcha les yeux. La toute première
fois qu’elle avait tenté une expérience de ce genre, c’était à
l’âge de treize ans, soit seize ans plus tôt, et elle avait bien
failli se faire arrêter. Aujourd’hui, cependant, la situation était
différente. Aujourd’hui, en principe, elle avait toutes les chances
de s’en tirer.
Quand les portes vitrées s’ouvrirent, elle se
redressa brusquement. Mais ce n’était que le coursier arrivé à moto
qui ressortait – la seule personne entrée dans le bâtiment au
cours des vingt minutes écoulées. Harry changea de position sur sa
chaise inconfortable en aluminium, certaine qu’elle aurait des
rayures style stores vénitiens imprimées sur les fesses.
— Y vous fallait autre chose ?
Le gérant du café se tenait devant elle, trapu
comme un bouledogue, les bras croisés au-dessus de son tablier
taché. Le message était clair : l’heure du déjeuner
approchait, et Harry occupait l’unique table en terrasse depuis
près d’une heure. Il était temps de libérer la place.
— Oui, répondit-elle en lui adressant son plus
beau sourire. Une eau minérale gazeuse, s’il vous plaît.
L’homme
flanqua tasse et soucoupe sur un plateau avant de retourner dans la
salle d’un pas pesant. Au même moment, les portes de l’autre côté
de la rue se rouvrirent, livrant passage cette fois à un groupe de
cinq femmes vêtues du même uniforme bleu marine et vert. Elles
s’engagèrent sur le trottoir en s’échangeant une unique cigarette
sur laquelle elles tiraient comme des plongeurs qui aspireraient
leurs dernières réserves d’oxygène. Harry plissa les yeux pour
mieux scruter leurs traits. Non, décidément, elles étaient toutes
beaucoup trop jeunes.
Elle s’adossa à son siège puis décroisa les
jambes. Ses collants lui picotaient la peau sous son tailleur bleu
marine et ses pieds commençaient à enfler. Ce matin-là, elle avait
dû choisir entre ses mocassins plats et ses petits talons à boucle
dorée, et comme toujours elle avait cédé à l’attrait du brillant.
Elle espérait juste qu’elle n’aurait pas à piquer un sprint dans
les quarante-cinq minutes à venir.
Tout en se déchaussant sous la table, elle écouta
le fracas des fûts que l’on déchargeait dans une ruelle voisine.
Une odeur de bière éventée flottait dans l’atmosphère, aussi
douceâtre que celle d’un fruit pourri, venue des portes ouvertes du
pub le plus proche. Un bus s’immobilisa soudain devant elle, lui
bouchant la vue sur l’immeuble d’en face.
Mince, elle aurait dû remarquer cet arrêt avant de
s’asseoir… Alors que le moteur tournait au ralenti, les passagers
descendirent les uns après les autres. Les gaz d’échappement
frissonnaient dans l’air, conférant au véhicule et aux bâtisses
environnantes l’aspect d’un mirage. D’un geste impatient, Harry se
mit à pianoter sur la table.
Bon sang, est-ce que toute la population de Dublin
avait pris ce bus ?
A travers les vitres poussiéreuses, elle
tenta d’apercevoir l’immeuble de bureaux au-delà, dont elle ne put
distinguer que le haut des portes. Lorsqu’elles s’écartèrent de
nouveau, le soleil se réfléchit sur l’encadrement métallique mais
Harry ne vit pas qui était sorti.
Le temps de
repousser sa chaise, et elle courut sur quelques mètres pour jeter
un coup d’œil à l’entrée. Le trottoir était désert.
Harry consulta sa montre. L’heure tournait, et
pourtant elle ne pouvait prendre le risque de passer à l’étape
suivante. Pas encore.
Enfin, le bus redémarra pour s’insérer dans la
circulation, et Harry serra les poings en attendant qu’il
s’éloigne. Lorsqu’il lui eut dégagé la vue, elle repéra une femme
sur le trottoir d’en face. Elle était plus âgée que le groupe de
filles sorti un peu plus tôt – Harry lui donna environ la
cinquantaine –, et seule. Juste avant de traverser, elle
balaya du regard la chaussée.
Aussitôt, Harry sentit la tension se relâcher dans
ses doigts. Malgré ses mèches blondes récentes, la femme
ressemblait trait pour trait à sa photographie sur le site
web.
Quand elle eut disparu, Harry posa quelques pièces
sur la table puis traversa à son tour.
Il régnait une atmosphère plus fraîche et plus
calme de l’autre côté des portes vitrées. Harry s’avança vers la
standardiste en examinant discrètement la configuration des lieux.
Une table basse sur laquelle s’empilaient des revues
professionnelles était disposée contre un mur, et deux larges
portes à double battant flanquaient le bureau d’accueil. Donc,
conclut-elle, si jamais elle devait battre précipitamment en
retraite, il lui faudrait ressortir par où elle était entrée.
Harry choisit dans son répertoire l’expression
pincée de la femme d’affaires qui n’a pas de temps à perdre.
— Bonjour, je m’appelle Catalina Diego,
annonça-t-elle à la fille de l’accueil. Je suis venue voir Sandra
Nagle.
Sans quitter des yeux l’écran de son ordinateur,
la standardiste répliqua :
— Désolée, elle est partie déjeuner.
Son interlocutrice haussa les épaules d’un air
indifférent en mordillant l’extrémité d’un stylo. Ce faisant, elle
étala son rouge à lèvres – un gloss rose brillant – tout
autour de sa bouche.
Harry se pencha vers elle.
— Je suis chargée de la formation au service
clients. A votre avis, Mme Nagle sera de retour dans
combien de temps ?
La standardiste haussa de nouveau les épaules
avant de cliquer sur sa souris. Pour un peu, Harry la lui aurait
arrachée des mains.
— Eh bien, je ne peux pas attendre,
décréta-t-elle. Je vais devoir commencer sans elle.
Sur ces mots, Harry se tourna résolument vers la
double porte à sa gauche comme si elle connaissait déjà les lieux.
De surprise, la fille lâcha son stylo en se soulevant de son
siège.
— Hé, je n’ai pas le droit de vous laisser entrer
sans l’autorisation de Mme Nagle !
— Ecoutez, Melanie, reprit Harry après avoir jeté
un coup d’œil au badge de son interlocutrice, il nous a fallu un
mois pour nous mettre d’accord sur les dates de cette formation. Si
je pars maintenant, il risque de s’en écouler un autre avant que je
puisse revenir. Vous voulez vraiment que j’explique à Sandra les
raisons de ce contretemps ?
Elle retint son souffle. Si quelqu’un avait essayé
de lui forcer la main de cette façon, elle-même aurait sans doute
opposé une vive résistance. Mais Melanie se contenta de ciller en
se tassant sur sa chaise – une réaction qui, au fond, ne
surprit guère Harry. Elle avait parlé à Sandra Nagle pour la
première fois ce matin-là, quand elle avait appelé la banque en se
faisant passer pour une cliente mécontente. Elle avait trouvé son
nom et sa photo sur le site web de l’établissement, dans la section
qui vantait les mérites d’un service clients d’une qualité
inégalée. Il avait cependant suffi de deux minutes de conversation
pour que Harry soit convaincue d’avoir affaire à une garce de
première, et l’attitude de
Melanie ne fit que la conforter dans son jugement.
Cette dernière parut hésiter encore un instant.
Enfin, elle montra un registre sur le comptoir d’accueil.
— D’accord, mais vous devez d’abord remplir ça.
Vous inscrivez votre nom, la date, et vous signez là.
Au moment de noter les informations, Harry éprouva
une curieuse sensation au creux de l’estomac. Enfin, Melanie lui
tendit un badge d’identification avant de lui indiquer les portes
sur sa gauche.
— Allez-y, je vous ouvre.
Harry la remercia en se félicitant intérieurement,
tout comme son père la félicitait jadis chaque fois qu’un de ses
coups de bluff lui valait une victoire au poker. « Rien ne
vaut le plaisir de gagner avec une mauvaise main », lui
disait-il toujours avant de la gratifier d’un clin d’œil.
Les mauvaises mains ne lui avaient jamais posé de
problèmes. Elle agrafa le badge au revers de sa veste puis s’avança
dans la direction indiquée. Un déclic lui annonça le déverrouillage
du système en même temps qu’un voyant vert s’allumait sur la
console murale. Carrant les épaules, Harry poussa les lourds
battants. Voilà, cette fois, elle était dans la place.