Harry assena un coup de poing sur le volant.
Je te vois, je ne te vois plus. Son
subconscient avait cerné le problème bien avant elle.
La première fois qu’elle avait appelé le service
clients, on lui avait affirmé que les références du virement
étaient incomplètes ; elles ne spécifiaient ni la date ni
l’heure de la transaction, et ne fournissaient aucune indication
sur la provenance de l’argent. Pour avoir souvent manipulé des
bases de données, Harry savait bien que ce n’était pas possible,
même si, au départ, elle avait refusé de l’admettre.
Alors, qui était le hacker ? Felix
Roche ? Jude Tiernan ? Ce dernier prétendait ne rien
comprendre à l’informatique mais peut-être mentait-il… Et Ian avait
beau avoir promis d’explorer les fichiers à la recherche
d’éventuelles traces laissées par l’intrus, Harry doutait qu’il
trouve quelque chose.
De nouveau, elle observa la porte bleue de l’autre
côté de la rue. Comment savoir qui habitait là ? Tout en
pianotant sur le volant, elle passa en revue ses différentes
options. Bon, elle pouvait contourner la maison pour essayer de
repérer un accès, pourquoi pas ? Indécise, elle se mordilla la
lèvre. Ou alors, elle pouvait attendre que quelqu’un rentre pour
pénétrer dans la bâtisse à sa suite… Un rapide coup d’œil lui
révéla cependant que la rue était toujours déserte. Puis son regard
se porta vers le rétroviseur, dans lequel se reflétait la moto
derrière elle.
Sans se laisser le loisir de changer d’avis, elle
pivota sur son siège et tendit le bras vers la banquette arrière
pour récupérer, sous une pile de revues techniques, une enveloppe
brune matelassée format A4. Celle-ci avait servi à protéger
des logiciels commandés sur Amazon ; elle y fourra quatre
numéros du magazine Security Technology &
Design puis contempla le résultat. Parfait, le paquet
paraissait suffisamment gros pour être important. Satisfaite, elle
attrapa le tournevis rangé dans la boîte à gants, saisit son sac,
mit son téléphone en mode silencieux, au cas où, et descendit de
voiture.
Les nuages bas, gris foncé et gonflés de pluie,
assombrissaient encore la fin de journée. Harry entendait au loin
les bus qui circulaient dans South Circular Road, mais il n’y avait
pas âme qui vive dans St. Mary’s Road. Ne manquaient plus que
quelques touffes d’herbe desséchée pour compléter l’impression de
désolation.
Elle boutonna son blouson de cuir avant de
s’approcher de la moto en observant les alentours. Lorsqu’elle fut
quasiment sûre de ne pas être vue, elle glissa la pointe du
tournevis sous le couvercle du top-case. Le plastique n’offrit pas
beaucoup de résistance et elle n’eut aucun mal à en venir à bout.
Etouffant ses scrupules à l’égard du motard, elle s’empara du
casque. Dessous se trouvait une paire de gants en cuir qui sentait
le cambouis. Elle les enfila, puis, le casque sous le bras, elle
traversa la route et se risqua sur le perron du
numéro 13.
L’interphone comportait quatre boutons dont aucun
n’était accompagné d’un nom. Incertaine, Harry scruta la façade de
la maison. La pollution urbaine et le passage du temps avaient
décoloré les briques victoriennes rouges, qui présentaient une
teinte rosâtre, et les gouttières menaçaient de s’affaisser. Après
avoir pris une profonde inspiration, elle se coiffa du casque.
L’odeur de renfermé dont il était imprégné lui souleva l’estomac.
Tout en s’efforçant de retenir son souffle, elle pressa la sonnette
de l’appartement numéro 1, qu’elle supposa situé au
sous-sol. Son occupant
n’allait sans doute pas apprécier d’être dérangé pour si peu…
Durant un moment, elle n’entendit rien d’autre que
l’écho de sa propre respiration amplifiée par le casque. Enfin, la
porte s’ouvrit, révélant un homme âgé au regard de myope qui
ressemblait au Mister Magoo du dessin animé.
— Oui ?
Assaillie par des relents de bière, Harry fut
tentée de baisser la visière du casque. Au lieu de quoi, elle
tendit l’enveloppe.
— Un paquet pour le numéro 4, annonça-t-elle
d’une voix forte.
Le vieillard plissa les yeux en soufflant par le
nez. Harry allait répéter sa phrase quand il se détourna
brusquement. Elle n’hésita qu’une seconde avant de le suivre à
l’intérieur.
Dans le vestibule étroit, l’unique plafonnier
diffusait une lumière d’un jaune sale, couleur de nicotine. Alors
que Harry refermait la porte, elle distingua un tic-tac assourdi
dont elle ne put identifier l’origine sur le moment.
Comme le vieil homme s’éloignait dans le couloir,
elle se prépara à lui emboîter le pas, mais il l’en dissuada d’un
geste.
— Là-haut, dit-il sans un regard en arrière.
Un instant plus tard, il disparaissait derrière
une porte au bout du corridor.
Harry s’approcha de l’escalier et tendit le cou
pour tenter d’apercevoir le palier. Deux volées de marches la
séparaient de l’étage. Elle venait de poser le pied sur le premier
degré quand la lumière s’éteignit.
Elle se figea. Autour d’elle, l’obscurité était
totale, de même que le silence. Jusqu’au tic-tac qui s’était tu.
Elle se plaqua contre le mur, consciente de la sueur qui lui
inondait le visage sous son casque. Elle le retira et tendit
l’oreille. Rien.
A tâtons, elle explora la cloison à côté d’elle
jusqu’à ce que ses doigts se posent sur une sorte de plaque ronde
semblable à un ancien modèle de sonnette. Elle la pressa et la
lumière revint tandis que le tic-tac régulier s’élevait de nouveau.
Harry jeta un coup d’œil à l’interrupteur, gros comme une boîte à
cirage, et dont le centre pivotait lentement en égrenant un petit
bruit sec. Bon, le plafonnier fonctionnait sur minuterie.
Tout en se traitant de poule mouillée, elle
entreprit de gravir l’escalier après avoir appuyé encore une fois
sur l’interrupteur pour se ménager un délai plus long. Durant
l’ascension, elle se surprit à compter les secondes pour savoir de
combien de temps elle disposait avant que la lumière ne
s’éteigne.
Sur le palier intermédiaire, elle aperçut à sa
gauche une porte ouverte – vraisemblablement celle des
toilettes, à en juger par l’odeur. Sans cesser de compter, elle
monta la seconde volée de marches, qui l’amena devant l’appartement
numéro 4.
Et maintenant ? Si elle avait trouvé le moyen
de s’introduire dans la maison, son talent pour l’improvisation
s’arrêtait là. Elle retira ses gants, les fourra à l’intérieur du
casque et colla son oreille contre le battant. Des voix résonnaient
de l’autre côté. Des voix masculines. Combien, elle n’aurait su le
dire. Elle jeta un coup d’œil à droite et à gauche. Il n’y avait
pas d’autres portes sur le palier ; la seule issue consistait
à redescendre.
Soudain, elle fut plongée dans le noir. Ah,
zut ! Il ne fallait pas espérer plus de trente secondes de
lumière. Pas étonnant que le vieil homme, en bas, ait été si pressé
de rentrer chez lui. Il n’avait sans doute aucune envie
de trébucher dans l’obscurité…
Les voix masculines s’amplifièrent soudain et
Harry recula d’un pas. Voyant la poignée de la porte tourner, elle
dévala l’escalier pour se réfugier dans les toilettes nauséabondes.
Elle venait d’y pénétrer quand la porte de l’appartement
numéro 4 s’ouvrit.
— Z’avez qu’à embaucher quelqu’un d’autre si vous
êtes pas content ! Je vous le répète, y a que dalle.
Harry plaqua une main sur sa bouche et se
rapprocha du battant entrebâillé. Le palier était éclairé par le
rectangle de lumière en provenance de l’appartement. En haut des
marches se tenait un homme en veste sombre dont elle ne distinguait
que le dos et le crâne chauve.
— Trouvez quelque chose sur elle, Quinney, il me
faut un moyen de pression, déclara l’autre individu, que Harry ne
voyait pas.
— Ça va prendre du temps.
— Tout prend toujours du temps, avec vous.
— Vous voulez que je fasse ça correctement, oui ou
non ?
— Je veux surtout que ça aille vite.
Le dénommé Quinney haussa les épaules puis
descendit les marches en direction de Harry. Celle-ci se serra plus
étroitement contre le mur en retenant son souffle.
— Rapportez-moi de quoi la compromettre et je
saurai vous récompenser.
Les pas de Quinney s’arrêtèrent juste devant la
porte des toilettes. Harry gardait toujours les doigts pressés sur
ses lèvres pour ne pas laisser échapper un gémissement de peur.
Elle ne doutait pas un seul instant qu’ils parlaient d’elle.
Quand, enfin, elle risqua un autre coup d’œil par
l’entrebâillement, elle ne vit que l’arrière de la tête de Quinney.
La chair entre son col et le bas de sa nuque formait des plis
roses.
— Y a un petit copain, déclara-t-il soudain.
Harry haussa les sourcils. Première
nouvelle !
— Vous pouvez fouiller de ce côté-là ?
— Mouais, répondit Quinney.
Au moment où Harry reculait dans la pénombre, son
regard fut attiré par une forme rectangulaire sur la moquette, près
des pieds de Quinney. On aurait dit une sorte de pochette en papier… Elle procéda à un
rapide inventaire des objets qu’elle avait sur elle : sac,
casque, gants. Pas d’enveloppe. Merde !
Elle se baissa pour palper le carrelage froid
autour d’elle en s’efforçant de réprimer son dégoût. Rien. Elle
avait dû la lâcher en se ruant dans l’escalier.
— Qui c’est, le copain ?
— Un type plein aux as. Je vais faire des
recherches sur lui.
Le regard de Harry se porta de nouveau sur le
paquet. Celui-ci ne se trouvait qu’à quelques centimètres mais elle
ne pouvait pas l’attraper sans risquer d’attirer l’attention des
deux hommes. Cela dit, quelle importance s’ils
l’apercevaient ? Ce n’était qu’une banale enveloppe…
A peine cette pensée lui avait-elle traversé
l’esprit que son cœur manqua un battement. Ses yeux venaient de se
poser sur l’étiquette comportant son nom et son adresse.
— Bonne idée, répliqua l’interlocuteur de Quinney.
Tâchez de creuser toutes les pistes. Le petit copain, la famille,
les amis… Je veux des infos utiles.
— Payez-moi d’abord. Pas de fric, pas
d’infos.
— Je vous paierai quand vous aurez terminé le
boulot. Pas avant.
Un court silence s’ensuivit.
— D’ici là, mes tarifs auront sûrement
augmenté.
Harry entendit l’autre homme descendre l’escalier.
Sans doute avait-il tiré la porte de l’appartement derrière lui car
la lumière avait diminué dans la cage d’escalier. Peut-être
pourrait-elle en profiter pour récupérer l’enveloppe… Harry n’eut
cependant pas le temps de passer à l’acte ; l’interlocuteur de
Quinney venait de presser l’interrupteur pour éclairer les
lieux.
Le souffle court, elle se mit à compter tout en
écoutant les deux hommes se disputer. En même temps, elle éprouvait
un étrange sentiment d’irréalité. C’était tellement absurde de se
retrouver ainsi terrée dans des toilettes sordides pendant que des
inconnus débattaient du prix à payer pour semer le chaos dans sa
vie…
Neuf, dix,
onze. Elle risqua un coup d’œil par l’ouverture de la porte.
Quinney dominait d’une bonne tête l’homme debout devant lui,
qu’elle ne voyait toujours pas.
Seize, dix-sept, dix-huit. Elle s’assouplit les
doigts. Les deux hommes s’étaient mis d’accord, à présent.
Vingt et un, vingt-deux, vingt-trois… Harry plaça
une main sur le carrelage humide pour assurer son équilibre et
approcha l’autre de la porte.
Vingt-huit, vingt-neuf, trente.
Le palier fut brusquement plongé dans l’obscurité,
amenant Quinney et son compagnon à pester. Au même instant, Harry
tendit le bras et saisit l’enveloppe, qu’elle serra sur sa poitrine
en se rejetant contre le mur. Un instant plus tard, la lumière
revenait.
Les deux hommes descendirent au rez-de-chaussée,
où ils prirent congé l’un de l’autre. Quinney se dirigea vers la
porte d’entrée alors que son interlocuteur remontait. Quand il
passa devant les toilettes, Harry aperçut son visage.
Elle le connaissait, bien sûr. Elle avait vu sa
photo dans les archives des journaux. Il avait pris quelques kilos
et troqué son costume contre un tee-shirt crasseux, mais elle
n’avait aucun doute sur son identité.
Leon Ritch.