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Alors que l’avion amorçait sa descente vers l’aéroport de Dublin, Harry sentit ses mains se crisper sur les accoudoirs de son siège. Elle n’avait pas dormi depuis presque vingt-quatre heures et elle avait le plus grand mal à garder les yeux ouverts. Mais elle ne voulait pas prendre le risque de perdre de vue les autres passagers même si, apparemment, aucun n’avait l’air de vouloir sa mort.
Jusque-là, tout s’était déroulé sans problème. Personne ne l’avait arrêtée à l’aéroport, personne ne lui avait demandé d’ouvrir ses bagages. Elle jeta un coup d’œil par le hublot à la brume que fendait l’aile de l’appareil. D’après le commandant de bord, un épais brouillard les attendait à Dublin. Elle se força à desserrer les doigts. Avec un peu de chance, ce serait la seule chose qui l’attendrait à son arrivée…
L’avion atterrit à l’heure. Harry suivit les autres voyageurs jusqu’au hall de retrait des bagages. Les siens furent les derniers à apparaître sur le tapis et, en les voyant, elle poussa un profond soupir de soulagement. Malgré tous ses efforts, elle n’avait pas réussi à convaincre le personnel de Nassau de l’autoriser à embarquer avec sa valise, et l’obligation de s’en séparer n’avait fait qu’ajouter à son angoisse.
Elle attrapa la poignée du bagage à roulettes, passa en bandoulière le sac de son père et balaya la foule du regard, mais sans repérer le moindre signe de menace.
Un peu rassurée, elle se rendit aux toilettes, où elle s’aspergea le visage d’eau fraîche avant d’examiner son reflet dans le miroir. Elle avait les traits tirés, les yeux cernés, le teint gris… En aucun cas elle n’avait l’air d’un adversaire à la mesure du Prophète.
Accablée de lassitude, elle ferma les yeux un instant. Pourquoi ne lui avait-elle pas envoyé les millions de son père, comme prévu ? Ce moment de faiblesse fut cependant de courte durée. Non, c’était la fatigue qui lui inspirait ce genre de pensée. Au fond, elle ne doutait pas d’avoir fait le bon choix : c’était uniquement grâce à cet argent qu’elle était encore en vie.
Après avoir vérifié qu’aucun box n’était occupé, elle ouvrit la valise. Les liasses étaient toujours là. Elle referma le couvercle, ralluma son téléphone et appela Ruth Woods. Elle avait essayé de lui téléphoner à plusieurs reprises avant de quitter les Bahamas, mais sans jamais réussir à la joindre. Cette fois encore, elle tomba sur sa boîte vocale. Mais où était-elle ? Harry sentit sa gorge se nouer. Sans aide, elle ne pourrait jamais exécuter son plan.
Les jambes tremblantes, elle s’accroupit et posa le front sur ses genoux en se forçant à respirer calmement. Et si quelqu’un l’attendait dans le hall des arrivées ? Elle frissonna et consulta sa montre. 12 h 30. Elle aurait peut-être intérêt à ne pas sortir tout de suite.
Plus de deux heures s’écoulèrent ainsi, rythmées par le grincement des tapis et le cliquetis des chariots dans la salle des bagages. De temps à autre, des femmes passaient aux toilettes. Harry se demanda combien de temps elle allait pouvoir y rester avant qu’on ne la jette dehors.
Soudain, un groupe d’une vingtaine d’adolescentes espagnoles s’engouffra dans la pièce. Elles ne devaient pas avoir plus de dix-sept ou dix-huit ans. Dans une joyeuse pagaille, elles s’approchèrent des miroirs pour retoucher leur maquillage. A un certain moment, la voisine de Harry ôta sa montre et lança :
¿ Es una hora más o una hora menos ?
Est-ce qu’il faut avancer ou reculer d’une heure ?
Sa question se perdit dans le vacarme ambiant.
Es una hora menos, répondit Harry. 14 h 35.
Gracias.
La jeune fille lui sourit. Elle était ravissante avec ses yeux couleur cannelle et son épaisse chevelure brune.
Harry lui rendit son sourire puis reporta son attention sur les autres adolescentes ; toutes avaient le teint mat et les cheveux bruns. Elle recula un peu pour examiner sa propre image dans la glace. Boucles noires, yeux sombres… Malgré sa peau légèrement plus claire, elle pourrait se fondre dans la masse sans problème. En matière de camouflage, ce n’était pas l’idéal, mais bon, elle n’avait pas de meilleure solution.
Quand les filles sortirent des toilettes, Harry attrapa ses bagages et leur emboîta le pas. A l’extérieur, une multitude d’étudiants espagnols avait envahi le hall de retrait des bagages. Le bruit était assourdissant. Portée par le mouvement général, Harry se dirigea vers les arrivées en prenant soin de garder la tête baissée. Une précaution qu’elle espérait toutefois superflue. Si le Prophète avait envoyé un homme de main l’attendre à sa descente d’avion, il y avait maintenant toutes les chances pour qu’il soit parti…
Mêlée aux étudiants, elle déboucha dans le hall des arrivées, lui-même bondé. La tête toujours baissée, elle se fraya tant bien que mal un chemin au milieu de la foule. Personne ne lui prêta la moindre attention. Enfin, juste avant d’atteindre la sortie, elle se détacha du groupe pour s’approcher d’une borne de paiement automatique où, d’une main tremblante, elle glissa son ticket de parking puis l’argent qu’elle devait. Quand elle jeta machinalement un coup d’œil par-dessus son épaule, elle crut que son cœur allait s’arrêter de battre.
Son regard venait de se poser sur un homme de haute taille, en blouson de cuir noir, qui se tenait à une centaine de mètres d’elle. Un mobile collé à l’oreille, il lui tournait le dos, mais elle aurait reconnu n’importe où les cheveux blonds presque blancs qui émergeaient de sous son bonnet.
Ces cheveux-là, Harry les avait déjà vus, d’abord dans la montagne et ensuite devant la prison d’Arbour Hill. Les deux fois, elle avait échappé de peu à la mort.
Soudain, l’homme tendit le cou pour scruter la cohue. Harry aperçut alors son visage – traits fins, teint clair, expression hantée. Toujours au téléphone, il hocha la tête à plusieurs reprises. Sans le quitter des yeux, Harry se dirigea vers la sortie en tirant sa valise. Soudain, il grimaça, se détourna et repartit à grands pas vers les arrivées.
Les nerfs à vif, Harry dut se retenir pour ne pas courir. Elle risquait moins de se faire remarquer si elle avançait lentement…
Au moment où les portes automatiques s’écartaient, elle repéra soudain dans la foule une autre silhouette familière. Epaules larges, stature de rugbyman. C’était Jude Tiernan, qui lui aussi parlait au téléphone en surveillant le vaste hall.
Brusquement, il pinça les lèvres ; il venait de voir l’homme aux cheveux clairs. Puis ses yeux se portèrent vers Harry, qui se figea. Au même instant, le blond se retourna et regarda droit dans sa direction. Cette fois, cédant à la panique, Harry se rua dehors.
Elle courut jusqu’au parking à niveaux multiples, la valise bringuebalant derrière elle. Si elle parvenait à rejoindre sa voiture, elle serait sauvée… Elle zigzagua entre les véhicules en stationnement, cherchant désespérément la Micra rouge. En vain.
Les oreilles bourdonnantes, elle se précipita vers la rampe d’accès au niveau supérieur. Le claquement de ses talons résonnait sur le ciment, répercuté par le plafond bas. Elle jeta un rapide coup d’œil derrière elle. Le blond, lancé à sa poursuite, s’engageait déjà sur la rampe.
Où avait-elle pu garer la Micra ? Elle songea un instant à abandonner la valise, avant d’y renoncer. Et l’argent, alors ? Si elle réussissait à sortir de ce piège, elle en aurait besoin…
Son poursuivant accéléra le rythme et Harry prit la rampe suivante. Elle peinait à progresser avec ses bagages qui menaçaient à chaque instant de la déséquilibrer. Sans prévenir, une grosse Mercedes arrivant en sens inverse apparut au détour d’une courbe. Quand elle pila, Harry vit le capot s’immobiliser à seulement quelques centimètres d’elle. Le cœur battant, elle contourna la berline pour continuer vers le niveau suivant.
Au même moment, elle se revit à son arrivée dans le parking deux jours plus tôt, laissant les différents niveaux derrière elle, plissant les yeux pour se protéger de la lumière du jour, cherchant une place… La lumière du jour. Oui, bien sûr ! Elle s’était garée sur le toit.
Harry rassembla ses forces pour parcourir les dernières rampes. Ses jambes lui semblaient de plus en plus raides, ses bagages de plus en plus lourds. Enfin, elle déboucha sur le toit. Il n’y avait personne, là-haut, rien que des rangées de voitures. Brouillard et nuages se mêlaient, noyant les lieux dans la grisaille. A son grand soulagement, Harry finit par apercevoir la Nissan Micra rouge tout au fond.
Elle se baissa pour se faufiler entre les véhicules en s’efforçant d’ignorer les élancements douloureux dans ses poignets et ses mains. Les pas résonnaient toujours derrière elle, mais soudain ce fut le silence. Harry s’accroupit, aux aguets. Puis, tout doucement, elle se pencha pour jeter un coup d’œil sous les voitures. Des pieds chaussés de tennis avançaient dans sa direction. Ils n’étaient plus qu’à deux rangées d’elle.
Presque à quatre pattes, elle progressa lentement vers la Micra. Tous les deux ou trois mètres, elle s’arrêtait pour vérifier la position de son poursuivant. Parvenue près de sa voiture, elle lâcha les bagages et, les doigts à la fois tremblants et engourdis, chercha ses clés. Attentive à tous les bruits autour d’elle, elle déverrouilla la portière, qu’elle ouvrit en grimaçant tellement elle redoutait de l’entendre grincer. La vitre lui renvoya son reflet – cheveux fous, visage blême sur fond sombre… Brusquement, elle sentit ses yeux s’écarquiller. Une autre silhouette, derrière elle, se reflétait dans la vitre. Teint livide, bonnet noir, mèches claires…
Elle n’avait même pas encore eu le temps de se retourner que l’homme se jetait sur elle. L’attrapant par les cheveux, il lui cogna violemment la tête contre la portière. Alors que Harry étouffait un cri de terreur, il la força à se relever et s’écrasa sur elle pour la plaquer contre la carrosserie. Il avait un corps dur comme du béton, tout en muscles, et elle eut beau donner des coups de pied en arrière, à aucun moment elle ne l’atteignit. Elle se débattait toujours quand il lui saisit de nouveau la tête, à deux mains cette fois, pour la projeter contre le toit de la voiture. Sous l’impact, Harry eut l’impression que son crâne allait exploser. Ses jambes se dérobèrent et elle s’affala par terre.
Son agresseur la souleva sans ménagement et lui ramena les bras dans le dos. Harry sentit des bracelets métalliques froids se refermer sur ses poignets en lui mordant la peau. Aussitôt après, l’homme lui recouvrit la tête d’une espèce de sac de toile épaisse, rugueuse. Harry entendit la portière de la voiture s’ouvrir juste avant d’être poussée brutalement sur la banquette arrière. Elle tenta bien de se redresser mais une vague de nausée la submergea et elle s’effondra sur le plancher, les épaules bloquées par les sièges, les bras soumis à une tension éprouvante.
Quelque chose de lourd atterrit sur la banquette à côté d’elle. Ses bagages.
Un instant plus tard, les portières claquaient. Puis le moteur revint à la vie et la Micra s’ébranla. Harry se sentait dériver. Des images défilaient dans son esprit : Jude Tiernan à la réunion de KWC, où il n’avait pas sa place ; Jude Tiernan au White’s Bar, s’efforçant de vaincre les réticences de Felix Roche ; Jude Tiernan à l’aéroport, donnant ses instructions au téléphone…
Jamais elle n’aurait dû lui faire confiance, songea-t-elle encore avant de sombrer dans le néant.