5

Dieudonné déboucha du sentier, tracé à peine visible dans la touffeur fauve des herbes, et inspecta les alentours. Oui, ce devait être là. Il n’avait rien mangé depuis plusieurs jours, à part quelques baies de bayri ou quelques fruits de toso, rien à part l’eau des marigots, à plat ventre dans la boue et le crottin des bêtes. Néanmoins, il se sentait bien, dispos comme un pêcheur qui aborde au rivage après une belle prise. Trois fillettes, les seins nus, les hanches resserrées dans des pagnes à rayures, marchaient à la queue leu leu, de lourdes calebasses faisant ployer leurs cous frêles. À leur vue, il se cacha dans l’herbe, guetta, puis bondit. Elles s’égaillèrent avec des cris de frayeur, tandis que leurs calebasses roulaient dans l’herbe. Il rit pendant qu’elles le couvraient d’injures, amicales cependant, puis interrogea :

— Dites-moi, est-ce que c’est bien le village de Didi ?

La plus âgée des fillettes se moqua :

— Tu parles bozo, toi ?

Dieudonné ignora la question :

— Dites-moi, est-ce que le chef de ce village s’appelle Karabenta ?

Elles éclatèrent de rire :

— Tout le monde, ici, s’appelle Karabenta. Moi, elle, elle… Ma mère, mon père !

Dieudonné consentit à partager leur gaieté, puis demanda :

— Est-ce que vous voudriez bien me conduire auprès de lui ?

Elles firent la moue :

— Retourne d’abord au puits remplir nos calebasses.

Il s’exécuta. Didi était un village boze comme tant d’autres, à quelques pas du Joliba. Ses pirogues dormaient sur le sable ou s’ébrouaient dans l’eau selon l’heure. Ses pêcheurs ravaudaient des filets. Ses femmes cuisinaient ou lavaient le linge. Ses enfants tentaient vainement d’échapper à l’école coranique, bâtie au flanc d’une jolie mosquée. Les fillettes conduisirent Dieudonné jusqu’à la place centrale, non loin d’un marché peu prospère sur lequel flottait l’odeur du poisson, et désignèrent une case :

— C’est là…

Dieudonné s’engagea dans une sorte de couloir sombre, puis déboucha dans une courette où une femme faisait frire du poisson dans du beurre de karité. Elle se redressa, écouta avec méfiance, puis sans mot dire pénétra à l’intérieur. Elle ressortit, suivant un vieillard osseux, le visage creusé des rides du grand âge et les paupières cireuses. Dieudonné s’avança :

— Père, je suis Dieudonné, le fils d’Awa, fille de Kanlanfeye Karabenta…

— Et ton père ? De qui es-tu le fils ?

Dieudonné dit fermement :

— Je ne sais pas.

Le vieillard s’exclama, comiquement :

— Tu ne sais pas ?

Comme Dieudonné secouait la tête, il fit d’un ton fataliste :

— Eh bien, sois tout de même le bienvenu. As-tu mangé ?

Sur sa réponse négative, il se tourna vers la femme qui s’affaira parmi ses réchauds. Quand elle tendit une calebasse pleine de riz et de poisson à Dieudonné, il réalisa qu’il mourait de faim. Les soucis de son esprit lui avaient fait jusque-là négliger ceux de son corps. Le vieillard le laissa dévorer sans le déranger, puis l’interrogea comme il se lavait les mains :

— Alors, tu ne sais pas le nom de ton père ?

Dieudonné se pencha en avant :

— Père, tu comprendras tout, si je te dis que ma mère est revenue dans ce village, et que vous l’avez soignée après que son mari l’eut répudiée. C’était, d’après ce qu’on m’a dit, un noble de Ségou.

Le vieux Karabenta l’interrompit :

— Je m’en souviens très bien, d’Awa Karabenta ! Mais Dieudonné ! Il n’y avait pas de Dieudonné. Seulement Anady et…

— … Ahmed, mes frères aînés. Et, pourtant, je suis là !

Il y eut un silence, puis Karabenta interrogea :

— Elle s’est donc remariée ?

Sans doute prévoyait-il la réponse, car il ne sembla pas surpris quand Dieudonné déclara :

— Non, père. Elle ne s’est jamais remariée. Je suis né peu après son arrivée à Saint-Louis. Des Blancs l’ont recueillie alors qu’elle s’apprêtait à m’abandonner sur la rive du fleuve et l’ont prise à leur service.

Karabenta éclata de rire, découvrant ses restants de dents jaunâtres :

— T’abandonner ? Une mère, abandonner son enfant ! Quel méchant conte me racontes-tu là !

— Je vous dis la vérité…

Le tranquille désespoir du garçon était tel qu’il fit taire ses objections et dit seulement :

— Raconte…

Dieudonné s’exécuta avec lenteur, comme si chaque mot lui était une torture :

— Quand elle vous a quittés, elle est partie pour Saint-Louis. Pourquoi Saint-Louis ? Parce que des flots de gens s’y rendaient en ce temps-là. Bambaras, Malinkés, Peuls, même, fuyant l’arrivée des Toucouleurs dans leurs villes et leurs villages. Personne ne lui demandait rien, chacun était enfermé dans sa peur, dans son chagrin. Adieu, volailles et champs de mil ! Cet exode a duré des mois. On demandait l’hospitalité dans les villages. On se nourrissait comme on pouvait. Comme elle était enceinte et seule, je veux dire sans homme, les gens avaient pitié de ses enfants et leur donnaient des bouts de poisson, des boulettes de mil, du lait. Mon frère Anady s’en souvient très bien.

Karabenta s’exclama :

— Où veux-tu en venir ?

Une fois de plus, Dieudonné se pencha vers lui à le toucher :

— C’est ici, père, ici qu’un homme s’est approché d’elle !

Le vieillard se leva d’un bond agile, malgré son âge et sa décrépitude :

— Allons donc, personne ! Personne, je te dis ! C’est que tu n’as pas vu l’état dans lequel elle était. La nuit, elle hurlait. La journée, elle restait sur sa natte, sans bouger, sans songer à nourrir ses enfants. Nous lui disions : « Tu es belle, encore jeune, tu te remarieras. Est-ce que tu oublies que tes enfants sont tes remèdes ? Ceux que tu as déjà et ceux que tu auras ? » Personne, aucun homme ne s’est approché d’elle.

— Et pourtant je suis là !

Brusquement, Dieudonné se sentit très las, comme si cette énergie qui l’avait tenu debout depuis Saint-Louis, qui l’avait aidé à mettre un pied devant l’autre l’abandonnait. Il pria :

— Père, est-ce que je peux me reposer quelque part ?

À nouveau, Karabenta se tourna vers la femme qui lavait très soigneusement ses ustensiles de cuisine. Elle s’interrompit et précéda Dieudonné à l’intérieur de la case. Celle-ci, sommairement meublée, était très propre, le sol recouvert d’un sable blanc et fin qui venait du fleuve. Dieudonné se laissa tomber sur la banquette de terre qui longeait la cloison, un peu humide et froide à cette heure du jour. Pourtant, il ne sentait rien et ses pensées recommençaient la ronde quotidienne :

— Et, pourtant, je suis là. Aucun homme ne l’a approchée, et, pourtant, je suis là…

Elle tenait Anady par la main. Elle avait attaché Ahmed dans son dos, et chaque jour davantage son ventre saillait, s’arrondissait comme la lune. Il rivalisait avec elle quand elle était pleine, à son arrivée à Saint-Louis. Des Bozos du Bop N’Dar, la pointe nord, l’avaient recuillie car elle fuyait les Bambaras. Son mari, le père d’Anady et d’Ahmed, n’était-il pas un Bambara de Ségou qui l’avait traitée de la manière la plus cruelle ? Quand les douleurs l’avaient prise, elle s’était cachée. Et puis, sur la berge, dans la hideuse et nauséabonde ceinture qui entourait l’île, elle avait voulu m’abandonner. Moi, son fils !

Comme à chaque fois, la douleur le submergea. Il se roula sur la banquette, retrouvant d’instinct la position qu’il avait eue dans son ventre, avant qu’elle ne parvienne à l’en expulser dans un grand mouvement de haine et de douleur. Il ferma les yeux. La nuit se fit.

 

— Tu dors ?

Dieudonné se redressa sur son séant et le vieil homme vint s’asseoir à côté de lui :

— Pourquoi ne lui as-tu rien demandé ? Elle doit bien savoir qui est ton père ?

— Elle est morte quand j’avais six ans. À cet âge, on ne questionne pas sa mère ! À te dire la vérité, je ne me rappelle presque plus son visage. J’ai beau fermer les yeux très fort la nuit, je ne retrouve rien.

— Qui t’a élevé ?

Dieudonné eut un soupir :

— Des Blancs. Les Grandidier. Ils nous ont recueillis, mes frères et moi.

Le vieux Karabenta s’écria, d’un ton incrédule :

— Des Blancs ? Des Blancs peuvent élever les enfants des Noirs ?

Dieudonné rit tristement :

— Les Blancs peuvent tout faire. Du mal et du bien, du moins ce qu’ils croient être du bien. Ne me demande pas lequel est pire !

Karabenta secoua vigoureusement la tête, comme s’il avait du mal à accepter les propos de son interlocuteur, puis murmura :

— Écoute, à force de remuer tout cela dans l’obscurité de ma vieille tête, quelque chose m’est revenu. Un homme a pu s’approcher d’elle.

Dieudonné bégaya :

— Papa, es-tu sûr de ce que tu dis ?

Le vieillard eut un signe affirmatif. Il mit, néanmoins, un temps considérable avant de continuer, comme s’il pesait et repesait la portée de ses paroles :

— C’était le jour où Hamdallay est tombée. La fumée noircissait le jour. Il en était pareil à la nuit. Alors, pour tenter de voir aux alentours, nous sommes montés dans les arbres. Et nous avons vu les Peuls qui fuyaient de tous côtés avec leurs troupeaux, leurs femmes, leurs enfants ! Et cet homme-là est arrivé avec son esclave ou son guide, je ne sais plus. Tu vois, si je m’en souviens au jour d’aujourd’hui, c’est qu’il allait en sens inverse des autres, si je peux dire. Tous les gens fuyaient vers l’ouest, et, lui, il allait vers l’est.

— Pourquoi penses-tu que ce soit lui ?

Le vieux se plongea à nouveau dans ses réflexions, puis se décida :

— Parce qu’il m’a interrogé sur elle. J’étais assis sur la place du village et je voulais lui parler de nous, comme on doit le faire pour tout hôte de passage. Mais il n’écoutait pas. Il était là : « Parle-moi de cette veuve. De cette veuve qui habite près du marché… » Je lui ai demandé de la laisser en paix. Je suis sûr qu’il n’en a rien fait. Et puis, le matin où elle a disparu, il était le plus enragé à la chercher.

Dieudonné enfonça les doigts dans la vieille chair flasque :

— Tu es sûr de tout cela ?

— Puisque je te le dis !

Brusquement, Dieudonné se rejeta en arrière et fit observer :

— Admettons que tu dises vrai ! Je ne suis guère avancé. Tu ne me dis pas grand-chose de cet homme. D’où venait-il ? Qui était-il ? Quel était son nom ?

Karabenta haussa les épaules :

— Son nom, je l’ai oublié. Ce que je sais, c’est que c’était un homme de Ségou.

— De Ségou ? Celui-là aussi…

Dieudonné se tourna contre le mur. Qu’avaient donc les hommes de Ségou à persécuter sa mère ? Un mari cruel. Un agresseur. Car, il ne pouvait s’agir que d’un agresseur. D’un homme qui l’avait prise par force.

— Sinon, elle m’aurait aimé. Sinon, elle n’aurait pas attendu la nuit pour tenter de me jeter sur la rive, immondice parmi les immondices, détritus parmi les détritus !

Le vieillard posa la main sur son épaule :

— Écoute, bientôt, mon fils reviendra du fleuve. Il était gamin à l’époque. Peut-être qu’il se souvient et saura t’en dire davantage.

Tant de pas mis bout à bout pour parcourir tant d’espace. À la moiteur du fleuve avaient succédé l’aridité de la savane, puis la nudité du désert. Qu’avait-il espéré en se rendant à Didi ? Un homme de Ségou. Combien d’habitants dans cette ville ?

Dieudonné ferma les yeux et l’image primordiale, une fois de plus, vint vriller l’obscurité. Il revécut, comme il le faisait chaque nuit, la scène à laquelle il avait participé, acteur ou plutôt victime, passive, à peine consciente. L’eau du fleuve était étale, jaune et mousseuse par endroits. Elle avait pris dans ses mains le petit tas de chair sanguinolente qu’elle venait d’arracher à elle-même, et, fermant les yeux, de peur en le regardant de céder à la pitié et à l’amour (mais peut-être accomplissait-elle là un acte d’amour plus grand ? Il se l’était souvent demandé), elle avait enfoncé jusqu’aux chevilles dans la boue de la rive. Et les Blancs, les bons Blancs, l’ayant aperçue de leur fenêtre, s’étaient précipités pour la sauver. Ils l’avaient prise à leur service. Ils avaient envoyé ses fils à l’école des frères de Ploërmel, avant de faire de l’aîné un planton chez Maurel et Prom, grande maison bordelaise dont les chalands et les péniches remontaient le fleuve chargés de sel de Ganjol, de verroterie, de quincaillerie, de tissus, et du cadet, un auxiliaire indigène en chéchia rouge, bien noté par ses supérieurs. Mais le troisième ? Que faire du troisième ? Ah oui ! qu’en faire ?

Le rêve familier s’interrompit, et Dieudonné vit, penchés sur lui, le visage de Karabenta et sa réplique, plus jeune, moins bienveillante, un peu rusée. Il n’eut pas le loisir de s’étonner, d’interroger, car Karabenta expliquait de manière volubile :

— Il se souvient, lui, mon fils ! Est-ce que nos ancêtres n’ont pas dit que l’enfant est le père de l’homme ? Il se souvient de ce que son père a oublié.

Le fils prit un air important :

— Je m’en souviens comme si c’était hier. C’était un noble Bambara de Ségou. Il avait travaillé pour les Français de Saint-Louis et rentrait chez lui. Avec son compagnon, un Foutankè qui priait, tandis que, lui, il buvait du dolo.

Il rit à ce souvenir, plaisant, puis reprit :

— Il nous parlait de Saint-Louis où il avait vécu et des Blancs qu’il haïssait. Presque autant que les Toucouleurs.

Dieudonné souffla :

— Son nom ? Est-ce que tu te souviens de son nom ?

L’autre se fit encore plus important :

— Il s’appelait Olubunmi.

— Olubunmi ?

Dieudonné s’exclama avec désespoir :

— Mais ce n’est pas un nom, cela. Cela ne peut être qu’un surnom !

Le jeune Karabenta sembla mécontent et haussa les épaules :

— En tout cas, c’est ainsi qu’il s’appelait, et tu ne peux rien y changer.

 

La terre avait l’odeur de l’eau endormie dans la nuit. Sur l’autre rive du Joliba, se dessinait la silhouette des rôniers au-dessus des cases dont les lampes rougeoyaient. Dieudonné buta sur une souche, manqua de tomber. Cela ne pouvait être qu’un surnom. Donné dans quelles circonstances ? Par suite de quel défaut ? Par allusion à quelle qualité ?

Quand il était à l’école, les bons frères de Ploërmel plaçaient dans un sac de petits morceaux de carton colorié, qui, mis bout à bout, représentaient un village, un arbre, la mer et des bateaux sur la mer. Un jour entier se passait à reconstituer ces motifs. Combien de temps mettrait-il à retrouver son père ? Et le retrouverait-il jamais ? Il s’assit sur le bord d’une pirogue.

Sous la lune, les filets de pêcheurs étendus sur le sable ressemblaient à des linceuls. Par quoi commencer, une fois arrivé à Ségou ? Vers quoi se diriger ? Un instant, la résolution de Dieudonné faiblit. Pourtant, s’il ne continuait pas la quête entamée, que deviendrait sa vie ? Il reprendrait le chemin de Saint-Louis. Les Grandidier lui pardonneraient, car ils l’avaient toujours chéri. Mme Grandidier avait même un faible pour lui, le rebelle, le dernier de sa classe. Les bons frères lui avaient dit qu’il ferait un excellent charpentier, et elle faisait miroiter devant ses yeux un avenir couleur de copeaux dorés. Non, il fallait continuer la route.

Il revint vers le village, et, comme il atteignait la place centrale, les voix d’un groupe de couche-tard lui parvinrent, portées par la nuit :

— On dit qu’ils ont des bateaux qui marchent sur l’eau sans rames, sans perches…

— On dit qu’à Bakel ils ont commencé de tracer un chemin pour leur cheval de fer qui galope, qui galope…

Tristes prodiges des Blancs ! Celui qui vit dans le ventre de la bête sait combien de corps elle a broyés de ses mâchoires. Écrasés d’impôts sur les produits du sol et sur les troupeaux, irrités par les incessantes atteintes au droit coutumier et les amendes infligées pour des motifs incompréhensibles, ce n’étaient pas seulement les Peuls et les Toucouleurs qui émigraient vers les régions contrôlées par Amadou, c’étaient les Ouoloffs du Cayor et du Baol, c’étaient les Malinkés, c’étaient les Bambaras, ceux-là mêmes qui autrefois avaient cru trouver auprès des Français refuge et protection contre El-Hadj Omar. Des régions entières se vidaient, et les villages dépeuplés n’abritaient plus que des ruines. Alors Dieudonné eut envie de les interrompre, tous ces naïfs :

— Il n’y a pas de place pour vous dans l’univers des Blancs. Vous n’y serez jamais que des valets !

Puis il se ravisa et entra dans sa case. Est-ce que sa propre vie ne lui suffisait pas ? Il tenta de se représenter l’homme et n’y parvint pas. Un noble Bambara de Ségou, surnommé Olubunmi. Belle carte d’identité, en vérité ! Il s’allongea sur la banquette. La route qui lui restait à parcourir était la plus ardue, roide comme une montagne dont les flancs sont bordés de précipices. Alors, il fallait dormir, reprendre des forces. Dormir.

Dans la pièce voisine, grelottant du froid de l’âge, le vieux Karabenta tentait lui aussi de dormir. Il songeait au garçon. Curieux, comme son histoire avait remué la boue des souvenirs !

Hamdallay brûlait. Des cavaliers du Macina que l’on croyait invincibles, encombrés de cuirasses de fer fabriquées au Bornou ou de cottes matelassées, avaient traversé le village dans le cliquetis de leurs haches, de leurs sabres courbes et de leurs lances. Dans le lointain, les coups de fusil claquaient comme des tabalas. Ah, la guerre ! Ce ne sont pas seulement des morts qu’elle couche par terre ! Des blessés, des estropiés qu’elle amène à maudire le restant de leurs jours ! C’est tout un désordre qu’elle introduit dans l’organisation du monde. Femmes violées, veuves, enfants martyrisés, orphelins, bâtards cherchant désespérément le nom de leur père ! Et tout cela pour quoi ? Quelques coudées de terre. Un peu de poudre d’or. Des défenses d’éléphant et des plumes d’autruche. Ou bien pour obliger des hommes à bégayer :

— Il n’y a de dieu que Dieu !

Les récentes guerres, si meurtrières, par quoi s’étaient-elles soldées ? Oui, l’empire toucouleur s’étendait de Diara à Dinguiraye, de Sabouciré à Bandiagara. Oui, aux heures des prières, le moutonnement des boubous blancs par les villes et les champs rappelait celui de la mer. Mais El-Hadj Omar n’était plus là pour dénombrer ses sujets. Ses disciples avaient beau répéter qu’il était bienheureux, ayant trouvé le chemin de La Mecque, la falaise de Bandiagara s’était refermée sur lui dans l’odeur de la poudre et de la fumée, et il n’était plus là à respirer la puissante odeur des vivants.

Le vieux Karabenta ne savait plus quand il était né, ni combien de saisons sèches et de saisons d’hivernage s’étaient entassées sur son échine qu’elles avaient fini par courber comme une faucille. Ses os craquaient à chacun de ses mouvements comme une pirogue sur le Joliba démonté. Néanmoins, il souhaitait que la petite flamme de la vie brûle en lui, encore et encore. Il ferma les yeux, songeant à nouveau au garçon. Que faire pour l’aider ? Personne ne pouvait rien pour lui. Seul Dieu ! Karabenta marmonna une prière :

— Que Dieu qui nourrit le serpent aveugle, qui pourvoit le vautour et soutient la vieille prenne par la main le fils d’Awa Karabenta !