27.

 

L'histoire d'Angel Romero était de celles qu'on lit de temps en temps dans les journaux. Celle du membre de gang qui s'est endurci dans les rues d'East Los Angeles, mais s'est battu pour s'instruire et a même fait du droit avant de revenir dans sa communauté pour lui rendre service. Sa façon de le faire avait été d'entrer au bureau des avocats commis d'office et de représenter les vaincus de la société. Il avait décidé de faire toute sa carrière dans ce service et avait vu nombre de jeunes avocats — dont moi y entrer puis en sortir pour se lancer dans le privé et censément y gagner les fortunes qui vont avec.

Après l'audience consacrée à Wyms – audience au cours de laquelle le juge nous accorda un ajournement de façon à nous donner, à Giorgetti et à moi, le temps de mettre sur pied les termes d'un plaider coupable –, je descendis au bureau des avocats commis d'office au dixième étage et demandai à voir Romero. Je savais qu'il était encore avocat, et pas superviseur, et que cela signifiait à peu près sûrement qu'il se trouvait dans une salle d'audience quelque part dans le bâtiment. La réceptionniste entra quelque chose dans son ordinateur et consulta son écran.

– Chambre 124, me dit-elle.

Je la remerciai.

La chambre 124 était celle du juge Champagne et se trouvait au treizième étage, celui-là même dont j'arrivais. Mais bon, c'est comme ça que ça se passait au Criminal Courts Building. Tout semblait y tourner en rond. Je repris l'ascenseur, remontai à l'étage, enfilai le couloir qui conduisait à la 124e chambre et éteignis mon portable en arrivant devant les doubles portes. Il y avait audience et Romero s'était mis debout devant le juge pour lui demander de réduire le montant d'une caution. Je me glissai au dernier rang de la galerie et espérai que l'affaire soit vite expédiée.

Je n'avais pas envie d'attendre une éternité avant de pouvoir parler avec Romero.

Je dressai soudain l'oreille en entendant ce dernier appeler son client par son nom – Monsieur Scales. Je me glissai plus loin sur le banc pour mieux voir l'accusé assis à côté de Romero, un Blanc en combinaison orange. Dès que je le vis de profil, je sus que c'était bien Sam Scales, un arnaqueur et ancien client à moi. Je me rappelai lui avoir négocié un plaider coupable qui l'avait expédié en prison. L'affaire remontait à trois ans. Il était donc ressorti pour se remettre aussitôt dans la panade — sauf que cette fois, ce n'était pas à moi qu'il avait fait appel.

Romero ayant terminé sa plaidoirie, le procureur se leva et s'opposa vigoureusement à lui en arguant des nouvelles charges retenues contre Scales. Lorsque je l'avais représenté, Scales était accusé de fraude à la carte de crédit – il avait arnaqué des gens qui faisaient des dons à un organisme de secours aux victimes d'un tsunami. Là, c'était plus grave. Il était toujours accusé de fraude, mais cette fois, ses victimes étaient des veuves de soldats tués en Irak. Je hochai la tête et faillis sourire. J'étais content qu'il ne m'ait pas appelé au secours. Je le laissais volontiers à l'avocat commis d'office.

Le juge Champagne ne tarda pas à trancher après la plaidoirie du procureur. Elle traita Scales de prédateur et de menace pour la société et maintint le montant de la caution à un million de dollars. Elle fit aussi remarquer que si on le lui avait demandé, elle l'aurait sans doute augmenté. C'est alors que je me rappelai que c'était elle qui avait déjà condamné Scales pour la fraude précédente. Il n'y a rien de pire pour un accusé que de devoir repasser devant le même juge pour un autre crime. C'est alors presque comme si ce dernier prenait personnellement à cœur les ratés du système judiciaire.

Je me tassai sur mon siège et me servis d'un autre spectateur pour me cacher afin que Scales ne me voie pas lorsque le garde le remettrait debout et lui passerait les menottes avant de le reconduire en cellule. Lorsqu’enfin il fut parti, je me redressai et parvins à attirer l'attention de Romero. Je lui fis signe de me rejoindre dans le couloir, il me montra ses cinq doigts. Cinq minutes. Il avait encore quelque chose à régler en audience.

Je passai dans le couloir pour l'attendre et rallumai mon portable.

Pas de messages. J'appelais Lorna pour avoir les dernières nouvelles lorsque j'entendis la voix de Romero dans mon dos. Il avait quatre minutes d'avance.

– Amstramgram pique et pique et colégram, qui c'est qu'a récolté le grand tueur ? Si c'est Haller, il a bien du bonheur. Amstramgram pique et pique et colégram. Salut, Haller !

Il souriait. Je refermai mon portable et nous nous donnâmes du poing. Je n'avais pas entendu ce petit jingle maison depuis que j'avais quitté le bureau des avocats commis d'office. Romero l'avait concocté après que j'avais décroché mon verdict de non-coupable dans l'affaire Barnett Woodson en 92.

– Quoi de neuf ? me demanda-t-il.

– Je vais te le dire. Tu m'aspires tous mes clients, mec ! Autrefois, Sam Scales, c'était moi qu'il venait voir.

J'avais lâché ça avec un sourire entendu. Romero me le renvoya aussitôt.

– Tu le veux ? Je te le laisse. Tu parles d'un vilain Blanc. Dès qu'ils auront connaissance de son affaire, les médias vont le lyncher pour ce qu'il a fait.

– Piquer l'argent des veuves, hein ?

– Voler des indemnités de décès ! Je te dis, des mecs qui font des tas de trucs pas bien, j'en ai représenté, mais Scales, moi, je le mets avec les violeurs de bébés. Je ne le supporte pas.

– Ouais, mais qu'est-ce que tu fous à bosser pour un Blanc ? Je croyais que tu bossais du côté des gangs.

Il devint sérieux et hocha la tête.

– C'est fini, ça, dit-il. Ils prétendent que j'étais un peu trop près de mes clients. Tu sais bien, vato un jour, vato toujours. Ils m'ont donc retiré de cette clientèle. Au bout de dix-neuf ans, les gangs, c'est fini pour moi.

– Désolé de l'apprendre, mec.

Romero avait grandi à Boyle Heights, dans un quartier sous la domination du gang dit des Quatro Flats. Il avait les tatouages pour le prouver... quand on lui voyait les bras. Peu importait qu'il fasse chaud ou pas : il était toujours en manches longues quand il travaillait. Et quand il représentait un membre de gang accusé d'un crime, il faisait plus que le défendre au tribunal. Il faisait tout son possible pour l'arracher à sa vie de gangster. Lui retirer les affaires de gang était un acte d'une telle stupidité que cela ne pouvait se produire que dans une bureaucratie du genre système judiciaire.

– Qu'est-ce que tu veux, Mick ? me demanda-t-il. Tu n'es pas venu ici pour me piquer Scales, pas vrai ?

– Non, Angel, Scales, tu peux te le garder. Je voulais te poser quelques questions sur un autre de tes clients, quelqu'un que tu as eu plus tôt cette année. Eli Wyms.

J'allais lui donner les détails de l'affaire, mais il la reconnut aussitôt et hocha la tête.

– Oui, celui-là, c'est Vincent qui me l'a pris. Mais maintenant qu'il est mort, c'est toi qui en as hérité ?

– Oui, j'ai toutes ses affaires. Et je viens juste de découvrir celle-là.

– Eh bien, bonne chance, mec. Qu'est-ce que tu as besoin de savoir pour Wyms ? Vincent me l'a pris il y a au moins trois mois deçà.

J'acquiesçai.

– Oui, je sais. Je connais l'affaire. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir pourquoi Vincent a voulu la prendre. D'après Joanne Giorgetti, c'est lui qui l'a demandée. C'est vrai ?

Romero chercha un instant dans ses souvenirs avant de me répondre. Et leva une main en l'air et se frotta le menton de l'autre. Je vis de légères cicatrices en travers de ses phalanges, aux endroits où il s'était fait enlever ses tatouages.

– Oui, il est allé à la prison et a convaincu Wyms de le prendre comme avocat. Il a ensuite obtenu une lettre de décharge et me l'a apportée. Après ça, l'affaire était à lui. Je lui ai donné mon dossier et c’a été fini pour moi, mec.

Je me rapprochai de lui.

– T'a-t-il dit pourquoi il prenait l'affaire ? Je veux dire... il ne connaissait pas Wyms personnellement, si ?

– Pas que je sache, non. Il voulait juste l'affaire. Et il m'a fait le coup du gros clin d'oeil, tu vois ?

– Non, qu'est-ce que tu veux dire ? C'est quoi, le coup du gros clin d'oeil ?

– Je lui ai demandé pourquoi il prenait un voyou du Southside monté dans un territoire de Blancs pour tout y flinguer. Et pro bono, rien que ça. Je me suis dit qu'il y avait un truc racial ou autre. Quelque chose qui lui aurait rapporté un peu de pub. Et après, il m'a fait un gros clin d'oeil, comme quoi il y aurait eu autre chose derrière l'affaire.

– Et tu lui as demandé ce que c'était ?

Il recula d'un pas sans le vouloir tandis que j'envahissais son espace.

– Oui, mec, j'y ai demandé. Mais il a pas voulu me le dire. Il m'ajuste dit que Wyms avait l'argument miracle. Je ne voyais pas de quoi il voulait parler et je n'avais plus le temps de jouer à ces petits jeux avec lui. Je lui ai filé le dossier et je suis passé au suivant.

Ça recommençait. L'argument miracle. Je m'approchais de quelque chose et je sentis le sang s'accélérer dans mes veines.

– C'est tout, Mick ? Faut que j'y retourne.

Je me concentrai sur lui et me rendis compte qu'il me regardait d'un drôle d'air.

– Oui, c'est tout, Angel, merci. Retournes y et fais leur en voir de toutes les couleurs.

– Ouais, mec, c'est ce que je fais.

Il regagna la porte de la 124e chambre et je me dirigeai, moi, rapidement vers les ascenseurs. Je savais ce que j'allais faire le reste de la journée, jusque tard dans la nuit. Traquer l'argument miracle.

Le Verdict du Plomb
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