ET APRÈS...
DU MÊME AUTEUR
CHEZ POCKET
ET APRES...
SAUVE-MOI
SERAS-TU LA?
PARCE QUE JE T'AIME
GUILLAUME MUSSO
Né en 1974, Guillaume Musso, passionné de littérature depuis l'enfance, commence à écrire alors qu'il est étudiant. L'immense succès de ses romans Et après... (XO, 2004), Sauve-moi (XO, 2005), Seras-tu là ? (XO, 2006), Parce queje t'aime (XO, 2007) et Je reviens te chercher (XO, 2008), traduits dans plus de 25 langues, fait aujourd'hui de lui l'un des auteurs français favoris du grand public. Le premier de ses romans adaptés au cinéma, Et après..., avec John Malkovich, Romain Duris et Evangeline Lilly, réalisé par Gilles Bourdos, sort sur les écrans à l'automne 2008.
Retrouvez toute l'actualité de Guillaume Musso sur : www.guillaumemusso.com
GUILLAUME MUSSO
ET APRÈS...
XO ÉDITIONS
Le Code de la propriété intdiectnelb n'autorisant. au» termes de l'aride L. 122-5(2*
el3,a),(ruiniparu(pœle3«(x^le8ourepro<lucti(msstric(oittmriiervéoàrosage privé da eaptae et non iftH*!"**»*; a une miiirnittmi collective » et, d'autre parc que les analyses et les courtes dtatiora dans un but d'exemple et oTlUustnaian, «
toute repró-f^ptnií^.i on fepfodudicni intégrale on partielle fuite sens le consentcnis&t de routeur ou clc ses ayants droit OB ayants cause est ¡Did» »
(ait L. 122-4). Cette reptesentutioa ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnie par les articles L 335-2
et suivants do Code de la propriété TfiTrRft liif In*
© XO Éditions, Paris, 2004
ISBN 978-2-266-14597-8
Pour Suzy
Prologue
Ile de Nantucket
Massachusetts
Automne 1972
Le lac s'étendait à l'est de l'île, derrière les marais qui baignaient les plantations de canneberges. Il faisait bon.
Après quelques jours de froid, la douceur était maintenant de retour et la surface de l'eau renvoyait les couleurs flamboyantes de l'été indien.
— Hé, viens voir!
Le petit garçon s'approcha de la rive et regarda dans la direction indiquée par sa camarade. Un grand oiseau nageait au milieu des feuilles. Son plumage immaculé, son bec noir comme le jais et son cou très allongé lui donnaient une grâce majestueuse.
Un cygne.
Alors qu'a n'était plus qu'à quelques mètres des enfants, l'oiseau plongea la tête et le cou dans l'eau. Puis il refît surface et lança un long cri, doux et mélodieux, contrastant avec les bêlements des cygnes au bec jaunâtre qui servent de décoration dans les jardins publics.
— Je vais le caresser!
La petite fille s'approcha tout près du bord et tendit la main. Effrayé, l'oiseau déploya ses ailes d'un mouve-9
ment si brusque qu'il la déséquilibra. Elle tomba lourdement dans l'eau tandis que le cygne prenait son envol dans un battement d'ailes au souffle grave.
Immédiatement, elle eut la respiration coupée par le froid, comme si un étau compressait son thorax. Pour son âge, c'était une bonne nageuse. À la plage, il lui arrivait parfois de nager la brasse sur plusieurs centaines de mètres. Mais les eaux du lac étaient glacées, et la rive difficile à atteindre. Elle se débattit violemment puis s'affola quand elle comprit qu'elle n'arriverait pas à remonter sur le rivage. Elle se sentait minuscule, tout entière engloutie par cette immensité liquide.
Lorsqu'il vit son amie en difficulté, le garçon n'hésita pas : il ôta ses chaussures et plongea tout habillé.
— Tiens-toi à moi, n'aie pas peur.
Elle s'accrocha à lui et, tant bien que mal, ils parvinrent à se rapprocher du bord. La tête sous l'eau, il la souleva de toutes ses forces et, grâce à son aide, elle réussit de justesse à se hisser sur la rive.
Au moment où il allait grimper à son tour, il se sentit faiblir, comme si deux bras puissants l'entraînaient avec force au fond du lac. D suffoqua; son cœur se mit à battre à toute vitesse pendant qu'une pression effroyable comprimait son cerveau.
H se débattit jusqu'à ce qu'il sente ses poumons se remplir d'eau. Puis, n'en pouvant plus, il lâcha prise et coula. Ses tympans explosèrent et tout devint noir autour de lui. Enveloppé par les ténèbres, il comprit confusément que c'était sans doute la fin.
Car il n'y avait plus rien. Rien que ce noir froid et effrayant.
Du noir.
Du noir.
Puis, soudain...
Une lueur.
1
// en est qui naissent grands... et d'autres qui conquièrent la grandeurs»
Shakespeare
Manhattan De
nos jours 9
décembre
Comme tous les matins, Nathan Del Amico fut réveillé par deux sonneries simultanées. H programmait toujours deux réveils : l'un branché sur le secteur, l'autre fonctionnant à piles. Mallory trouvait ça ridicule.
Après avoir avalé la moitié d'un bol de corn-flakes, mis la main sur un survêtement et une paire de Reebok usagées, il sortit pour son footing quotidien.
Le miroir de l'ascenseur lui renvoya le reflet d'un homme encore jeune, au physique agréable mais au visage fatigué.
Tu aurais bien besoin de vacances, mon petit Nathan, pensa-t-il en observant de plus près les fines ombres bleutées qui s'étaient logées sous son regard pendant la nuit
H remonta la fermeture Éclair de sa veste jusqu'au col puis enfila des gants fourrés et un bonnet de laine à l'effigie des Yankees.
Nathan habitait au 23e étage du San Remo Building, l'un des luxueux immeubles de l'Upper West Side, qui 11
donnait directement sur Central Park West. Dès qu'il mit le nez dehors, une buée blanche et froide s'échappa de ses lèvres. Il faisait encore presque nuit et les immeubles résidentiels qui bordaient la rue commençaient à peine à émerger de la brume. La veille, la météo avait annoncé de la neige mais il n'était encore rien tombé.
Il remonta la rue à petites foulées. Partout, les illuminations de Noël et les couronnes de houx accrochées aux entrées donnaient un air de fête au quartier. Nathan passa devant le musée d'Histoire naturelle et, au terme d'une course d'une centaine de mètres, pénétra dans Central Park.
À cette heure de la journée et vu le froid, le heu n'était guère fréquenté. Un vent glacial en provenance de l'Hudson balayait la piste de jogging autour du Reservoir, le lac artificiel qui s'étendait au milieu du parc.
Même s'il n'était pas vraiment conseillé de s'aventurer sur cette piste lorsque le jour n'était pas entièrement levé, Nathan s'y engagea sans appréhension. Il courait ici depuis plusieurs années et jamais rien de fâcheux ne lui était arrivé. Nathan s'imposa un rythme de course soutenu. L'air était piquant mais pour rien au monde il n'aurait renoncé à son heure de sport quotidienne.
Au bout de trois quarts d'heure d'efforts, il fit une halte au niveau de Traverse Road et se désaltéra abondamment avant de s'asseoir un moment sur la pelouse.
Là, il pensa aux hivers cléments de Californie et au littoral de San Diego qui proposait des dizaines de kilomètres de plages idéales pour la course à pied.
L'espace d'un instant, il se laissa envahir par les éclats de rire de sa fille Bonnie.
Elle lui manquait terriblement
Le visage de sa femme Mallory et ses grands yeux d'océan traversèrent également son esprit mais il se força à ne pas s'y attarder.
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Arrête de remuer le couteau dans la plaie.
Pourtant, il demeura assis sur le gazon, toujours habité par ce vide immense qu'il avait ressenti lorsqu'elle était partie. Un vide qui le dévorait intérieurement depuis plusieurs mois.
Jamais il ne s'était douté que la douleur pourrait prendre cette forme.
Il se sentait seul et misérable. Un bref instant, des larmes lui réchauffèrent les yeux avant d'être balayées par le vent glacé.
Il avala une gorgée d'eau supplémentaire. Depuis qu'il s'était réveillé, il ressentait un élancement bizarre dans la poitrine, un peu comme un point de côté, qui entravait sa respiration.
Les premiers flocons commencèrent à tomber. Alors il se leva et regagna le San Remo en allongeant les foulées pour aller prendre une douche avant de partir travailler.
Nathan claqua la porte du taxi. En costume sombre et rasé de frais, il s'engouffra dans la tour de verre qui abritait les bureaux du cabinet Marble&March à l'angle de Park Avenue et de la 52e Rue.
De tous les cabinets d'avocats d'affaires de la ville, Marble était celui qui avait le vent en poupe. Il employait plus de neuf cents salariés à travers les États-Unis dont près de la moitié à New York.
Nathan avait commencé sa carrière au siège de San Diego, où il était très vite devenu la coqueluche de la maison, au point qu'Ashley Jordan, l'associé principal, avait proposé sa candidature comme associé. Le cabinet de New York était alors en plein développement, si bien qu'à trente et un ans Nathan avait fait ses bagages pour retourner dans la ville qui l'avait vu grandir et où l'attendait son nouveau poste de responsable adjoint du département des fusions-acquisitions.
1
Un parcours exceptionnel à son âge.
Nathan avait réalisé son ambition : devenir un rainmaker, un des avocats les plus renommés et les plus précoces de la profession. H avait réussi dans la vie. Non pas en faisant fructifier de l'argent à la Bourse ou en profitant de relations familiales. Non, il avait gagné de l'argent par son travail. En défendant des individus et des sociétés et en faisant respecter des lois.
Brillant, riche et fier de lui. Tel
était Nathan Del Amico Vu de
l'extérieur.
Nathan passa l'intégralité de la matinée à rencontrer les collaborateurs dont il supervisait le travail, pour faire le point sur les dossiers en cours. Vers midi, Abby lui apporta un café, des bretzels au sésame et du cream cheese.
Abby était son assistante depuis plusieurs années.
Originaire de Californie, elle avait accepté de le suivre à New York en raison de leur bonne entente.
Célibataire entre deux âges, elle s'investissait beaucoup dans son travail et avait toute la confiance de Nathan qui n'hésitait jamais à lui confier des responsabilités. Il faut dire qu'Abby possédait une capacité de travail peu commune qui lui permettait de suivre - voire d'accélérer - le rythme imposé par son patron, dût-elle pour cela se gaver en cachette de jus de fruits additionné de vitamines et de caféine.
Comme Nathan n'avait pas de rendez-vous dans l'heure qui suivait, il en profita pour dénouer sa cravate. Décidément, cette douleur à la poitrine persistait Il se massa les tempes et s'aspergea le visage d'un peu d'eau froide.
Arrête de penser à Mallory.
14
— Nathan?
Abby venait de rentrer sans frapper comme elle en avait l'habitude lorsqu'ils étaient seuls. La jeune femme fît le point sur son programme de l'après-midi, puis ajouta :
— Un ami d'Ashley Jordan a appelé dans la matinée, il voulait un rendez-vous d'urgence. Un certain Garrett Goodrich...
— Goodrich ? Jamais entendu parler.
— J'ai cru comprendre que c'était l'un de ses amis d'enfance, un médecin renommé.
— Et que puis-je pour ce monsieur? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
— Je ne sais pas, il n'a rien précisé. JJ a seulement dit que, d'après Jordan, c'était vous le meilleur.
Et c'est vrai : pas un seul procès perdu de toute ma carrière. Pas un.
— Essayez de m'appeler Ashley, s'il vous plaît.
— JJ est parti pour Baltimore il y a une heure. Vous savez, le dossier Kyle...
— Ah! oui, exact... À quelle heure doit venir ce Goodrich?
— Je lui ai proposé dix-sept heures.
Elle avait déjà quitté la pièce lorsqu'elle passa la tête dans l'entrebâillement de la porte.
— Ce doit être pour un truc de poursuites médicales, hasarda-t-elle.
— Sans doute, approuva-t-il en se replongeant dans ses dossiers. Si c'est le cas, nous l'expédierons au département du quatrième étage.
Goodrich arriva un peu avant dix-sept heures. Abby l'introduisit dans le bureau sans le faire attendre.
C'était un homme dans la force de l'âge, grand et puissamment bâti. Son long manteau impeccable et son costume anthracite accentuaient encore sa grande sta-15
ture. Il s'avança dans le bureau d'un pas assuré.
Solidement planté au milieu de la pièce, sa carrure de lutteur lui conférait une forte présence.
D'un geste large de la main, il secoua son manteau avant de le tendre à Abby. D passa les doigts dans ses cheveux poivre et sel savamment ébouriffés - il avait sans doute atteint la soixantaine mais était loin d'être dégarni - puis caressa lentement sa courte barbe, tout en plantant ses yeux vifs et pénétrants dans ceux de l'avocat Dès que le regard de Goodrich croisa le sien, Nathan se sentit mal à l'aise. Sa respiration s'accéléra bizarrement et, l'espace d'un instant, ses pensées se brouillèrent.
2
Je vois un messager debout dans le soleiL
Apocalypse, XIX, 17
— Vous vous sentez bien, monsieur Del Amico?
Bon sang, qu'est-ce qui me prend?
— Oui, oui... juste un étourdissement, répondit Nathan en retrouvant ses esprits. Un peu de surmenage sans doute...
Goodrich n'avait pas l'air convaincu.
— Je suis médecin, si vous désirez que je vous exa mine, je le ferai volontiers, proposa-t-il d'une voix sonore.
Nathan se força à sourire
— Merci, ça va.
— Vraiment?
— Je vous assure.
Sans attendre qu'on l'y invite, Goodrich se cala dans un des fauteuils en cuir et détailla attentivement la décoration du bureau. La pièce était tapissée de rayonnages de livres anciens avec, au centre, un imposant bureau encadré par une table de réunion en noyer massif et par un élégant petit canapé qui dégageaient une atmosphère cossue.
— Alors, qu'attendez-vous de moi, docteur Good rich ? demanda Nathan après un petit silence.
Le médecin croisa les jambes et se balança légèrement dans son fauteuil avant de répondre :
17
— Je n'attends rien de vous, Nathan... Vous permet tez que je vous appelle Nathan, n'est-ce pas ?
Son ton ressemblait plus à une affirmation qu'à une véritable question. L'avocat ne se laissa pas décontenancer :
— Vous venez me voir à titre professionnel, n'est-ce pas ? Notre cabinet défend certains médecins poursuivis par leurs clients...
— Ce n'est pas mon cas, fort heureusement, l'interrompit Goodrich. J'évite d'opérer lorsque j'ai bu un coup de trop. C'est bête d'amputer la jambe droite lorsque c'est la gauche qui est souffrante, n'est-ce pas?
Nathan se força à sourire.
— Quel est votre problème, alors, docteur Goodrich?
— Eh bien, j'ai quelques kilos de trop mais...
— ... cela ne nécessite pas vraiment les services d'un avocat d'affaires, vous en conviendrez.
— D'accord.
Ce type me prend pour un imbécile.
Un lourd silence s'installa dans la pièce bien qu'il n'y régnât pas une grande tension. Nathan n'était pas facilement
impressionnable.
Son
expérience
professionnelle avait fait de lui un redoutable négociateur et il était difficile de le déstabiliser dans une conversation.
Il regarda son interlocuteur fixement. Où avait-il déjà vu ce front large et haut, cette mâchoire puissante, ces sourcils touffus et rapprochés? D n'y avait aucune trace d'hostilité dans les yeux de Goodrich mais cela n'empêcha pas l'avocat de se sentir menacé.
— Vous voulez boire quelque chose? proposa-t-il d'un ton qui se voulait tranquille.
— Volontiers, un verre de San Pellegrino, si c'est possible.
— On doit pouvoir trouver ça, assura-t-il en décrochant son téléphone pour joindre Abby.
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En attendant son rafraîchissement, Goodrich s'était levé de son siège et parcourait d'un œil intéressé les rayonnages de la bibliothèque.
C'est ça, fais comme chez toi, pensa Nathan, agacé.
En regagnant son siège, le médecin considéra attentivement le presse-papiers - un cygne en argent -
posé sur le bureau devant lui.
— On pourrait presque tuer un homme avec un tel objet, dit-il en le soupesant.
— Ça ne fait aucun doute, admit Nathan avec un sourire crispé.
— On trouve beaucoup de cygnes dans les vieux textes celtiques, fît remarquer Goodrich comme pour lui-même.
— Vous vous intéressez à la culture celtique?
— La famille de ma mère est originaire d'Irlande.
— La famille de ma femme également
— Vous voulez dire votre ex-femme.
Nathan fusilla son interlocuteur du regard.
— Ashley m'a dit que vous étiez divorcé, expliqua tranquillement Goodrich tout en faisant pivoter son confortable fauteuil rembourré.
Ça t'apprendra à raconter ta vie à ce connard.
— Dans les textes celtiques, reprit Goodrich, les êtres de l'autre monde qui pénètrent sur terre empruntent souvent la forme d'un cygne.
— Très poétique, mais est-ce que vous pouvez m'expliquer ce que...
À ce moment, Abby entra dans la pièce avec un plateau supportant une bouteille et deux grands verres d'eau pétillante.
Le médecin reposa le presse-papiers et but lentement tout le contenu de son verre - un peu comme s'il en appréciait chaque bulle avec gourmandise.
— Vous vous êtes blessé ? demanda-t-il en désignant une égratignure sur la main gauche de l'avocat.
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Celui-ci haussa les épaules.
— Cest trois fois rien : une écorchure à un grillage en faisant mon footing.
Goodrich reposa son verre et prit un ton professoral.
— Au moment précis où vous parlez, des centaines de cellules de votre peau sont en train de se reconstituer. Lorsqu'une cellule meurt, une autre se divise pour la remplacer : c'est le phénomène d'homéostasie tissu-laire.
— Ravi de l'apprendre.
— Parallèlement, de nombreux neurones de votre cerveau sont détruits chaque jour et ce depuis que vous avez vingt ans...
— C'est, je crois, le lot de tous les êtres humains.
— Exactement, c'est le balancier permanent entre la création et la destruction.
Ce type est dingue.
— Pourquoi me dites-vous cela ?
— Parce que la mort est partout. En tout être humain, à tous les stades de sa vie, existe une tension entre deux forces contraires : les forces de la vie et celles de la mort.
Nathan se leva et désigna la porte du bureau.
— Vous permettez?
— Je vous en prie.
Il sortit de la pièce et se dirigea vers un des postes de travail inoccupés de la salle des secrétaires. Il se connecta rapidement à Internet et se rendit sur les sites des hôpitaux de New York.
L'homme qui était assis dans son bureau n'était pas un imposteur. Il ne s'agissait ni d'un prédicateur ni d'un malade mental évadé d'une institution de soins. Il se nommait bien Garrett Goodrich, docteur en chirurgie oncologique, ancien interne au Medical General Hospital de Boston, médecin attaché au Staten Island Hospital et chef de l'unité de soins palliatifs de cet hôpital.
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Cet homme était un ponte, une véritable sommité du monde de la médecine. Aucun doute possible : il y avait même sa photo et elle correspondait au visage soigné du sexagénaire qui attendait dans la pièce voisine.
Nathan examina plus attentivement le CV de son hôte
: à sa connaissance, il n'était jamais allé dans aucun des hôpitaux qui jalonnaient la carrière du docteur Garrett Goodrich. Pourquoi donc son physique ne lui était-il pas inconnu?
C'est avec cette question en tête qu'il regagna son bureau.
— Alors, Garrett, vous me parliez de la mort, non?
Vous permettez que je vous appelle Garrett, n'est-ce pas?
— Je vous parlais de la vie, Del Amico, de la vie et du temps qui passe.
Nathan profita de ces mots pour jeter ostensiblement un coup d'œil à sa montre, manière de faire comprendre qu'effectivement «le temps passait» et que le sien était précieux.
— Vous travaillez trop, se contenta de dire Goodrich.
— Je suis très touché que quelqu'un s'occupe de ma santé, vraiment
À nouveau, il y eut ce silence entre eux. Un silence à la fois intime et pesant Puis la tension monta :
— Pour la dernière fois, en quoi puis-je vous être utile, monsieur Goodrich?
— Je pense que c'est moi qui pourrais vous être utile, Nathan.
— Pour le moment, je ne vois pas très bien en quoi
— Ça viendra, Nathan, ça viendra. Certaines épreuves peuvent être pénibles, vous verrez.
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— À quoi faites-vous allusion, au juste ?
— À la nécessité d'être bien préparé.
— Je ne vous suis pas.
— Qui sait de quoi demain sera fait? On a tout intérêt à ne pas se tromper de priorités dans la vie.
— C'est très profond comme pensée, se moqua l'avocat Est-ce une sorte de menace?
— Pas une menace, Nathan, un message.
Un message?
Il n'y avait toujours pas d'hostilité dans le regard de Goodrich mais cela ne le rendait pas moins inquiétant Fous-le dehors, Nal Ce type débloque. Ne rentre pas dans son jeu,
— Je ne devrais peut-être pas vous le dire mais si vous n'aviez pas été recommandé par Ashley Jordan, j'aurais appelé la sécurité et ordonné qu'on vous jette dehors.
— Je m'en doute bien, sourit Goodrich. Pour votre information, je ne connais pas Ashley Jordan.
— Je croyais que c'était l'un de vos amis !
— Ce n'était qu'un moyen d'arriver jusqu'à vous.
— Attendez, si vous ne connaissez pas Jordan, qui vous a dit que j'étais divorcé?
— C'est écrit sur votre visage.
Ce fut la goutte d'eau... L'avocat se leva d'un bond et ouvrit la porte avec une violence mal contenue.
— J'ai du travail 1
— Vous ne croyez pas si bien dire et c'est pourquoi je vais vous laisser... pour l'instant
Goodrich quitta son siège. Sa silhouette massive se dessinait à contre-jour, donnant l'impression d'un colosse trapu indestructible. JJ se dirigea vers la porte et franchit le seuil du bureau sans se retourner.
— Mais que me voulez-vous vraiment? demanda Nathan d'un ton désemparé.
— Je crois que vous le savez, Nathan, je crois que vous le savez, lança Goodrich, déjà dans le couloir.
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— Je ne sais rien ! dit l'avocat avec force.
Il claqua la porte de son bureau, puis la rouvrit aussitôt pour crier dans le couloir :
— Je ne sais pas qui vous êtes !
Mais Garrett Goodrich était déjà loin.
3
Une carrière réussie est une chose merveilleuse mais on ne peut pas se blottir contre elle la nuit quand on a froid.
Marilyn Monroe
Après avoir poussé la porte derrière lui, Nathan ferma les yeux et, pendant plusieurs secondes, pressa un verre d'eau fraîche contre son front. Il sentait confusément que cet incident ne resterait pas sans suite et qu'il n'avait pas fini d'entendre parler de Garrett Goodrich.
Il eut du mal à se remettre au travail. La bouffée de chaleur qui le submergeait et la douleur de plus en plus insistante dans sa poitrine l'empêchaient de fixer sa concentration.
Son verre d'eau à la main, il se leva de sa chaise, fit quelques pas en direction de la fenêtre pour apercevoir les reflets bleutés du Helmsey Building. À côté de l'immense façade sans charme du Met Life, ce gratte-ciel à taille humaine passait pour un véritable joyau avec son élégante tour surmontée d'un toit en forme de pyramide.
Pendant quelques minutes, il regarda la circulation s'écouler vers le sud à travers les rampes des deux portails géants qui enjambaient l'avenue.
La neige continuait à tomber sans relâche, colorant la ville de nuances de blanc et de gris.
Il ressentait toujours un malaise en se mettant à cette fenêtre. Au moment des attentats du 11 septembre, il 24
travaillait sur son ordinateur lorsque avait éclaté la première explosion. Jamais il n'oublierait cette épouvantable journée d'horreur, ces colonnes de fumée noire qui avaient pollué le ciel jusque-là limpide, puis ce monstrueux nuage de débris et de poussière lorsque les tours s'étaient effondrées. Pour la première fois, Manhattan et ses gratte-ciel lui avaient paru petits, vulnérables et éphémères.
Comme la plupart de ses collègues, il avait essayé de ne pas trop ressasser le cauchemar qu'ils avaient alors vécu.
La vie avait repris son cours. Business as usual. Pourtant, ainsi que le disaient les gens d'ici, New York n'était jamais réellement redevenu New York.
Décidément, je n'y arriverai pas.
Il tria néanmoins quelques dossiers qu'il rangea dans sa mallette puis, au grand étonnement d'Abby, décida d'aller finir de les étudier chez lui.
Cela faisait une éternité qu'il n'avait pas quitté son bureau si tôt D'ordinaire, il abattait près de quatorze heures de travail par jour, six jours par semaine et, depuis son divorce, venait même fréquemment au cabinet le dimanche. De tous les associés, c'est lui qui facturait le plus grand nombre d'heures. Il fallait ajouter à ça le prestige de son dernier coup d'éclat : alors que tout le monde jugeait la tâche délicate, il avait réussi à faire aboutir la fusion très médiatisée des entreprises Downey et NewWax, ce qui lui avait valu un article élogieux dans le National Lawyer, l'un des journaux les plus renommés de la profession. Nathan exaspérait la plupart de ses collègues. JJ était trop exemplaire, trop parfait.
Non content de bénéficier d'un physique avantageux, il n'oubliait jamais de dire bonjour aux secrétaires, remerciait le portier qui lui appelait une voiture et consacrait gratuitement quelques heures par mois à des clients nécessiteux.
25
L'air vif de la rue lui fit du bien. Il ne neigeait presque plus et les précipitations n'avaient pas été assez soutenues pour gêner la circulation. Tout en guettant un taxi, il écouta un chœur d'enfants, en aubes immaculées, qui chantaient Y Ave verum corpus devant l'église St.
Bartholomew. Il ne put s'empêcher de trouver quelque chose d'à la fois doux et inquiétant dans cette musique.
Il arriva au San Remo juste après dix-huit heures, se fit un thé bien chaud et empoigna son téléphone.
Même s'il n'était que quinze heures à San Diego, Bonnie et Mallory seraient peut-être à la maison. Il devait mettre au point les détails de l'arrivée de sa fille qui le rejoindrait dans quelques jours à l'occasion des prochaines vacances.
Il composa le numéro avec appréhension. Le répondeur se déclencha au bout de trois sonneries.
« Vous êtes bien chez Mallory Wexler. Je ne peux vous répondre actuellement mais... »
Entendre le son de sa voix lui faisait du bien. C'était comme recevoir une ration d'oxygène dont il aurait trop longtemps été privé. Voilà à quoi il en était réduit, lui qui n'avait pourtant pas l'habitude de se contenter de peu.
Soudain, le message d'accueil s'interrompit
— Allô?
Nathan fit un effort surhumain pour prendre un an-enjoué, adoptant ainsi son stupide et vieux réflexe : surtout ne jamais montrer ses faiblesses, fût-ce à une femme qui le connaissait depuis l'enfance.
— Salut, Mallory.
Depuis combien de temps ne l'avait-il plus appelée mon amour?
— Bonjour, répondit-elle sans chaleur.
— Tout va bien?
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Elle prit un ton cassant :
— Qu'est-ce que tu veux, Nathan?
Ça va, j'ai compris : ce n'est toujours pas aujourd'hui que tu consentiras à reprendre une conversation normale avec moi.
— rappelais juste pour qu'on se mette d'accord sur le voyage de Bonnie. Elle est avec toi?
— Elle est à son cours de violon. Elle sera rentrée dans une heure.
— Tu pourrais peut-être déjà me donner l'horaire de son vol, proposa-t-il. Je crois que son avion arrive en début de soirée...
— Elle sera rentrée dans une heure, répéta Mallory, pressée de mettre un terme à cette conversation.
— Très bien, bon, à tout à l'h...
Mais elle avait déjà raccroché.
Jamais il n'aurait pensé que leurs échanges pourraient atteindre un tel degré de froideur. Comment deux personnes qui avaient été si proches pouvaient-elles en arriver à se comporter en véritables étrangers? Comment cela était-il possible? U s'installa dans le canapé du salon et laissa errer son regard au plafond. Quel naïf il était 1
Bien sûr que c'était possible! H n'avait qu'à regarder autour de lui : divorces, tromperies, lassitude... Dans son métier, la concurrence était impitoyable. Seuls pouvaient espérer réussir ceux qui sacrifiaient une partie de leur vie familiale et de leurs loisirs. Chacun des clients du cabinet pesait plusieurs dizaines de millions de dollars, ce qui demandait une disponibilité totale de la part des avocats.
Cétait la règle du jeu, le prix à payer pour évoluer dans la cour des grands. Et Nathan l'avait accepté. En contrepartie, son salaire atteignait maintenant 45 000 dollars par mois, sans compter les avantages en nature. Cela signifiait aussi qu'à titre d'associé il touchait une prime annuelle de près d'un demi-million de
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dollars. Son compte en banque venait, pour la première fois, de passer la barre du million. Et ce n'était qu'un début.
Mais sa vie privée avait suivi la trajectoire inverse de celle de sa réussite professionnelle. Ces dernières années, son couple s'était défait. Progressivement, le cabinet était devenu toute sa vie. Au point de ne plus trouver de temps pour les petits déjeuners en famille ou pour faire réviser les devoirs de sa fille. Lorsqu'il avait réalisé l'ampleur des dégâts, il était trop tard pour revenir en arrière et le divorce avait été prononcé depuis quelques mois. Certes, il n'était pas le seul dans ce cas - au cabinet, plus de la moitié de ses collègues étaient également séparés de leurs épouses - mais cela n'était pas une consolation.
Nathan se faisait beaucoup de soucis pour Bonnie qui avait été très perturbée par ces événements. À sept ans, elle mouillait encore parfois son lit et, d'après sa mère, était sujette à de nombreuses crises d'angoisse. Nathan l'appelait tous les soirs mais il aurait aimé être plus présent.
Non, pensa-t-il en s'asseyant sur le canapé, un homme qui dort sans personne à ses côtés et qui n'a pas vu sa petite fille depuis trois mois n 'a pas réussi sa vie, fiât-il par ailleurs millionnaire.
Nathan retira de son annulaire l'alliance qu'il persistait à porter et lut à l'intérieur le passage du Cantique des cantiques que Mallory lui avait fait graver pour leur mariage :
Notre amour est inexorable comme la mort Il savait ce que disait la suite du poème : Les grandes eaux ne sauraient l'éteindre, Et les fleuves ne le submergeraient pas.
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Des conneries tout ça ! De la guimauve pour amoureux débutants. L'amour n'est pas cette chose absolue qui résiste au temps et aux épreuves.
Pourtant, pendant longtemps, il avait cru que son couple avait quelque chose d'exceptionnel, une dimension magique et irrationnelle qui s'était scellée dans l'enfance.
Mallory et lui se connaissaient depuis l'âge de six ans.
Dès le début, une sorte de fît invisible s'était tissé entre eux, comme si le destin avait voulu en faire des alliés naturels devant les difficultés de la vie.
Il regarda les cadres posés sur la commode, qui protégeaient les photos de son ex-femme. Il s'attarda plusieurs minutes sur la plus récente qu'il s'était procurée grâce à la complicité de Bonnie.
Certes, la pâleur du visage de Mallory témoignait de la période difficile qui avait entouré leur séparation mais elle n'altérait ni ses longs cils, ni son nez fin, ni ses dents blanches. Le jour où la photo avait été prise, lors d'une balade le long de Silver Strand Beach, la plage des coquillages argentés, elle s'était coiffée avec des tresses remontées et attachées à l'aide d'une pince en écaille. Des petites lunettes en acier la faisaient ressembler à la Nicole Kidman de Eyes Wide Shut, même si Mallory n'aimait pas cette comparaison. Ó ne put s'empêcher de sourire car elle était vêtue d'un de ses éternels pulls en patchwork qu'elle fabriquait elle-même et qui lui donnaient un air tout à la fois chic et insouciant.
Titulaire d'un Ph.D. ' en économie de l'environnement, elle avait enseigné à l'université mais, depuis qu'elle avait emménagé dans l'ancienne maison de sa grand-mère, près de San Diego, elle avait abandonné
1. L'équivalent du doctorat français.
29
ses cours pour s'engager pleinement dans diverses associations aidant les plus défavorisés. Elle s'occupait de chez elle du site web d'une organisation non gouvernementale et faisait également des aquarelles et des petits meubles décorés de coquillages qu'elle vendait l'été aux touristes lorsqu'elle prenait ses vacances à Nantucket. Ni l'argent ni la réussite sociale n'avaient jamais été une motivation pour Mallory. Elle aimait à répéter qu'une balade en forêt ou sur la plage ne coûtait pas un dollar mais Nathan n'adhérait pas complètement à ces discours simplistes. Trop facile quand on n'a jamais manqué de rient Mallory était issue d'une famille aisée et prestigieuse. Son père avait été associé principal dans l'un des cabinets juridiques les plus prospères de Boston.
Elle n'avait pas besoin de la réussite professionnelle pour acquérir un statut social qu'elle possédait de naissance.
Pendant
un
moment,
Nathan
se
remémora
l'emplacement exact des grains de beauté éparpillés sur tout son corps. Puis il se força à chasser ce souvenir et ouvrit un des dossiers qu'il avait apportés. Il alluma son ordinateur portable, prit des iiotes et dicta quelques lettres à l'attention d'Abby.
Enfin, vers dix-neuf heures trente, il reçut le coup de fil qu'il attendait.
— Salut, p'pa.
— Salut, petit écureuil.
Bonnie lui raconta sa journée dans le détail, comme elle en avait l'habitude lors de leurs conversations quotidiennes. Elle lui parla des tigres et des hippopotames qu'elle avait vus lors d'une visite scolaire au zoo de Balboa Park. Il l'interrogea sur son école et sur le match de soccer auquel elle avait participé la veille.
Paradoxalement, il n'avait jamais autant discuté avec sa 30
fille que depuis qu'elle vivait à trois mille kilomètres de lui.
Soudain, elle prit une voix plus inquiète :
— J'ai quelque chose à te demander.
— Tout ce que tu voudras, ma chérie.
— J'ai peur de prendre l'avion toute seule. Je voudrais que tu viennes me chercher, samedi
— C'est stupide, Bonnie, tu es une grande fille maintenant.
Il avait surtout un rendez-vous professionnel important ce samedi-là : les derniers réglages d'un rapprochement entre deux firmes sur lequel il travaillait depuis des mois. C'était lui-même qui avait insisté pour fixer cette date !
— Je t'en prie, p'pa, viens me chercher!
Au bout du fil, il devinait les larmes qui montaient dans la gorge de sa fille. Bonnie n'était pas une petite fille capricieuse. Son refus de prendre l'avion toute seule témoignait d'une véritable angoisse de sa part Four rien au monde Nathan n'aurait voulu lui causer du chagrin. Et encore moins en ce moment
— O.K., pas de problème, chérie. Je serai là. Promis.
Elle retrouva son calme et ils discutèrent encore quelques minutes. Pour l'apaiser et la faire rire, il lui raconta une petite histoire et renouvela à plusieurs reprises son imitation très réussie de Winnie l'Ourson réclamant un pot de miel.
Je faime, mon bébé.
Après avoir raccroché, il réfléchit quelques minutes sur les conséquences du report de la réunion du samedi Bien sûr, il y avait toujours la solution de payer quelqu'un pour aller chercher sa fille en Californie. Mais il abandonna très vite cette idée stupide. C'était le gerne de chose que Mallory ne lui pardonnerait jamais. Et puis, il avait promis à Bonnie qu'il serait là. Il était hors de question de la décevoir. Tant pis, il trouverait bien une solution, pour une fois.
31
Il dicta encore quelques notes sur son magnéto puis finit par s'endormir sur le canapé, sans ôter ses chaussures ni éteindre les lumières.
Il fut réveillé en sursaut par la sonnerie de l'interphone.
C'était Peter, le gardien, qui l'appelait depuis son poste du lobby.
— Quelqu'un pour vous, monsieur : le docteur Gar rett Goodrich.
Il regarda sa montre : Nom d'un chien, déjà vingt et une heures! Il n'avait pas l'intention d'être harcelé par ce type jusque chez lui.
— Ne le laissez pas entrer, Peter, je ne connais pas ce monsieur.
— Ne jouez pas au con, cria Goodrich qui avait manifestement empoigné le combiné du gardien, c'est important 1
Bon sang! Qu'est-ce que j'ai fait au Seigneur pour mériter ça? •
Il marqua une pause et se massa les paupières. Au fond de lui, il savait qu'il ne retrouverait sa sérénité qu'après en avoir fini avec Goodrich. Ce qui supposait d'abord de comprendre ce que lui voulait vraiment cet homme.
— Cest bon, concéda-t-il, vous pouvez le laisser monter, Peter.
Nathan reboutonna sa chemise, ouvrit la porte d'entrée de l'appartement et sortit sur le palier pour attendre de pied ferme le médecin qui ne fut pas long à atteindre le 23e étage.
— Qu'est-ce que vous foutez là, Garrett ? Vous avez vu l'heure?
— Bel appartement, fit l'autre en jetant un coup d'œil à l'intérieur
32
— Je vous ai demandé ce que vous faites là.
— Je crois que vous devriez venir avec moi, Del Amico.
— Allez vous faire foutre ! Je ne suis pas à vos ordres.
Garrett essaya de le rassurer.
— Et si vous me faisiez confiance?
— Qu'est-ce qui me prouve que vous n'êtes pas dangereux?
— Absolument rien, admit Goodrich en haussant les épaules. Tout homme est potentiellement dangereux, je vous l'accorde.
Les mains dans les poches et emmitouflé dans son grand manteau, Goodrich descendait tranquillement l'avenue, flanqué de Nathan qu'il dépassait d'une bonne tête et qui gesticulait à ses côtés.
— Il fait un froid glacial !
— Vous vous plaignez toujours comme ça ? demanda Garrett En été, cette ville est étouffante. C'est en hiver que New York donne sa vraie mesure.
— Foutaises I
— D'ailleurs, le froid conserve et tue les microbes et puis...
Nathan ne lui laissa pas le temps de développer son propos.
— Prenons au moins un taxi.
U s'avança sur la chaussée et leva le bras pour héler une voiture.
— Hep! Hep 1
— Arrêtez de hurler, vous êtes ridicule.
— Si vous croyez que je vais me geler les couilles pour votre bon plaisir, vous vous mettez le doigt dans l'œiL
Deux taxis passèrent devant eux sans ralentir. Un yellow cab s'arrêta enfin au niveau des Century 33
Appartements. Les deux hommes s'y engouffrèrent et Goodrich indiqua une destination au chauffeur : à l'intersection de la 5e Avenue et de la 34e Rue.
Nathan se frotta les mains l'une contre l'autre. La voiture était bien chauffée. Une vieille chanson de Sinatra passait à la radio.
Broadway grouillait de monde. En raison des fêtes de fin d'année, de nombreuses boutiques restaient ouvertes toute la nuit.
— Nous aurions fait plus vite à pied, ne put s'empêcher de remarquer Goodrich avec un plaisir évident, alors que le véhicule était coincé dans les embouteillages.
Nathan lui jeta un regard peu amène.
Au bout de quelques minutes, le taxi parvint à s'engager dans la 7e Avenue où la circulation était moins dense. Le véhicule descendit jusqu'à la 34e Rue, tourna à gauche puis roula encore sur une centaine de mètres avant de s'arrêter.
Goodrich paya la course et les deux hommes descendirent du véhicule.
Ils se trouvaient au pied de l'une des silhouettes les plus célèbres de Manhattan : l'Empire State Building.
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L'ange au glaive de feu, debout derrière toi, te met l'ipée aux reins et te pousse aux abîmes I Victor Hugo
Nathan leva les yeux vers le ciel. Depuis la destruction des Twin Towers, le vieil Empire State était redevenu le gratte-ciel le plus haut de Manhattan.
Solidement assis sur son socle massif, le bâtiment dominait Midtown dans un mélange d'élégance et de puissance. Ses trente derniers étages rayonnaient de rouge et de vert comme il est d'usage à la période de Noël
— Vous tenez vraiment à monter là-haut? demanda l'avocat en désignant la flèche lumineuse qui semblait trouer le voile de la nuit
— J'ai déjà des tickets, répondit Goodrich en tirant de sa poche deux petits rectangles de carton bleu. D'ailleurs, vous me devez 6 dollars...
Nathan secoua la tête en signe d'agacement puis, comme résigné, emboîta le pas au médecin.
Ils pénétrèrent dans le hall d'entrée de style Art déco.
Derrière le bureau d'accueil, une pendule marquait dix heures trente tandis qu'une pancarte prévenait les visiteurs que la vente des tickets se poursuivrait pendant encore une heure, le building pouvant se visiter jusqu'à minuit À
côté, une reproduction géante de l'immeuble étincelait comme un soleil de cuivre. Noël était une période fortement touristique à New York et, malgré l'heure tardive, beaucoup de gens se massaient encore 35
près des guichets décorés de photos de célébrités qui, au fil des ans, étaient venues admirer le gratte-ciel.
Les billets achetés par Goodrich permirent aux deux hommes d'éviter de faire la queue. Ils se laissèrent guider jusqu'au deuxième étage d'où partaient les ascenseurs vers l'observatoire. Même s'il ne neigeait plus, le panneau indicateur annonçait une visibilité réduite, à cause des nuages qui stagnaient sur la ville.
En moins d'une minute, un ascenseur ultra-rapide les conduisit au 80e étage. De là, ils en prirent un autre pour le belvédère du 86e étage, situé à 320 mètres de haut, et pénétrèrent dans une salle d'observation couverte, protégée par des vitrages.
— Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je vais rester dans cette pièce bien chauffée, fit Nathan en resserrant la ceinture de son manteau.
— Je vous conseille plutôt de me suivre, répondit Goodrich d'un ton qui n'admettait guère la contestation.
Ils débouchèrent sur la terrasse ouverte de l'observatoire. Un vent d'une froideur polaire en provenance de l'East River fit regretter à l'avocat de ne pas avoir emporté une echarpe et un bonnet.
— Ma grand-mère disait toujours : «Vous ne connaissez pas New York avant d'avoir mis les pieds au sommet de l'Empire State Building», cria Goodrich pour dominer le bruit du vent.
L'endroit était vraiment magique. Près de l'ascenseur, le fantôme de Cary Grant attendait une Deborah Kerr qui ne viendrait jamais. Plus loin, accoudé à la rambarde, un couple de Japonais s'amusait à imiter Tom Hanks et Meg Ryan dans la dernière scène de Nuits blanches à Seattle.
Nathan se rapprocha à petits pas du bord du belvédère et se pencha en avant.
La nuit, le froid et les nuages donnaient à la ville un air mystérieux et il ne fallut pas longtemps pour qu'il 36
s'émerveille du spectacle qui s'ouvrait devant lui. Grâce à sa localisation centrale, le bâtiment offrait sans doute l'un des panoramas les plus impressionnants de Manhattan.
D'ici, on avait une vue imprenable sur la flèche du Chrysler Building et sur Times Square que l'on devinait grouillant d'agitation.
— Je n'ai plus mis les pieds ici depuis mon enfance, avoua l'avocat en glissant un quarter dans la fente d'une des jumelles à longue portée.
Les voitures qui se pressaient quatre-vingt-six étages en dessous étaient à ce point minuscules que le flux de la circulation semblait très éloigné, comme appartenant à une autre planète. À l'inverse, le pont de la 59e Rue paraissait incroyablement proche et reflétait son architecture brillante dans les eaux noires de l*East River.
Pendant un long moment, Nathan et Garrett n'échangèrent aucune parole, se contentant d'admirer les lumières de la ville. Le vent continuait à souffler son haleine glacée et le froid
mordait
les
visages.
Une
bonne
humeur
communicative s'était répandue parmi la petite faune qui, le temps d'une soirée, régnait à plus de trois cents mètres au-dessus du sol. Deux jeunes amoureux s'embrassaient avec ardeur, tout émerveillés de sentir leurs lèvres crépiter d'électricité statique. Un groupe de touristes français faisait des comparaisons avec la tour Eiffel pendant qu'un couple du Wyoming racontait à qui voulait l'entendre les détails de leur première rencontre à ce même endroit, vingt-cinq ans auparavant Quant aux enfants, emmitouflés dans d'épaisses parkas, ils jouaient à se cacher derrière des forêts de jambes adultes.
Au-dessus de leur tête, le vent faisait défiler les nuages à une vitesse incroyable, dévoilant par-ci par-là un bout de ciel où brillait une étoile solitaire. C'était vraiment une belle nuit
37
Ce fut Goodrich qui, le premier, rompit le silence :
— Le garçon à l'anorak orange, annonça-t-il à l'oreille de Nathan.
— Pardon?
— Regardez le garçon à l'anorak orange.
Nathan plissa les yeux et observa attentivement l'individu que lui désignait Goodrich : un jeune homme d'une vingtaine d'années qui venait de pénétrer sur la plateforme. Une fine barbe blonde recouvrait le bas de son visage et des dreadlocks pendaient de ses cheveux longs et sales. Il fit deux fois le tour du belvédère, passant tout près de l'avocat qui put croiser son regard fiévreux et inquiétant. Il était manifestement tourmenté et son visage, marqué par la souffrance, contrastait avec les rires et la bonne humeur des autres visiteurs.
Nathan pensa qu'il était peut-être sous l'influence de drogues.
— Son nom est Kevin Williamson, lui précisa Goodrich.
— Vous le connaissez?
— Pas personnellement, mais je connais son histoire.
Son père s'est jeté du haut de cette plate-forme à l'époque où il n'y avait pas encore de grillages antisuicide. Il vient régulièrement ici depuis une semaine.
— Comment savez-vous tout ça?
— Disons que j'ai fait ma petite enquête. L'avocat laissa passer un silence puis demanda :
— Mais en quoi cela me concerne-t-il?
— Tout ce qui touche à l'existence de nos semblables nous concerne, répondit le médecin comme s'il s'agissait là d'une évidence.
À ce moment, une bourrasque de vent s'abattit sur le belvédère. Nathan se rapprocha encore de Goodrich.
— Bon sang, Garrett, pourquoi voulez-vous que je regarde cet homme?
— Parce qu'il va mourir, répondit gravement Goodrich.
38
— Vous êtes... vous êtes cinglé mon vieux 1 s'exclama l'avocat. Mais, tout en disant ces mots, il ne put empê cher son regard de rester collé à la silhouette de Kevin et une sourde inquiétude monta en lui.
// ne se passera rien. Une chose comme ça ne peut pas arriver...
Mais il s'écoula moins d'une minute entre la prédiction inattendue de Goodrich et le moment où le jeune homme sortit un revolver de la poche de son anorak. Pendant quelques secondes, il regarda avec effroi l'arme qui tremblait dans sa main.
D'abord, personne ne sembla remarquer son étrange comportement puis, soudain, une femme poussa un hurlement
— Cet homme est armé !
Tous les regards se focalisèrent instantanément sur le jeune garçon.
Comme pris de panique, Kevin retourna alors le revolver contre lui. Ses lèvres tremblaient de terreur. Des larmes de rage roulèrent sur son visage, suivies d'un cri de souffrance qui se perdit dans les ténèbres de la nuit
— Ne faites pas ça ! cria un père de famille alors que se mettait en branle une incroyable bousculade en direc tion de la salle couverte.
Nathan restait immobile devant le jeune garçon. Tout à la fois fasciné et terrifié par ce qu'il avait devant les yeux, il n'osait pas esquisser le moindre mouvement, de peur de précipiter l'irréparable. Il n'avait plus du tout froid. Il se sentait au contraire envahi par une décharge brûlante qui se répandit d'un trait dans tout son corps.
Pourvu qu'il ne tire pas...
Ne tire pas. Ne tire pas, gamin...
Mais Kevin leva les yeux, regarda une dernière fois le ciel sans étoiles puis appuya sur la détente.
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La détonation creva la nuit new-yorkaise. Le jeune homme s'écroula brusquement, ses jambes se dérobant sous son poids.
Pendant un moment, ce fut comme si le temps était suspendu.
Puis il y eut des cris de panique et une grande agitation envahit la plate-forme. La foule s'agglutina devant les ascenseurs. Affolés, les gens se poussaient et couraient dans tous les sens. Certains avaient déjà allumé leur portable... vite... prévenir sa famille...
prévenir ses proches. Depuis ce fameux matin de septembre, la plupart des New-Yorkais étaient habités par un sentiment presque palpable de vulnérabilité.
Tout le monde ici avait été traumatisé à un certain degré et les touristes eux-mêmes savaient bien qu'en visitant Manhattan, tout pouvait arriver.
En compagnie de quelques autres, Nathan était resté sur le belvédère. Un cercle s'était formé autour du corps de Kevin. Le couple d'amoureux était maintenant tout éclaboussé de sang et pleurait en silence.
— Poussez-vous ! Laissez-le respirer ! cria un garde de la sécurité, penché sur le jeune homme.
Il empoigna son talkie-walkie et demanda de l'aide au lobby.
— Appelez les pompiers et une ambulance ! On a un blessé par balle au 86e étage.
Puis il se pencha à nouveau sur Kevin pour constater que les secours seraient malheureusement inutiles si ce n'est pour le transporter à la morgue.
À moins d'un mètre de la victime, Nathan ne pouvait pas faire autrement que de regarder le cadavre de Kevin. Son visage, marqué par la douleur, s'était figé à tout jamais au milieu d'un cri de terreur. Ses yeux, exorbités et vitreux, ne regardaient plus que le vide.
Derrière l'oreille, on pouvait voir un trou béant, brûlé et cramoisi. Une partie de son crâne avait été réduite 40
en bouillie et ce qui en restait baignait dans un mélange de sang et de cervelle. Immédiatement, l'avocat sut qu'il ne pourrait jamais se défaire de cette image, qu'elle reviendrait le hanter, encore et encore, au détour de ses nuits et dans les moments d'extrême solitude.
Les curieux commençaient peu à peu à refluer. Un petit garçon avait perdu ses parents et restait là, interdit, à trois mètres du corps, le regard hypnotisé par la mare de sang.
Nathan le prit dans ses bras pour le détourner de ce spectacle morbide.
— Viens avec moi, bonhomme. T'en fais pas, ça va aller. Ça va aller.
En se relevant, il aperçut Goodrich qui se noyait dans la masse. Il s'élança vers lui.
— Garrett 1 Attendez-moi, bon sang!
Avec l'enfant toujours accroché à son cou, Nathan joua des coudes pour rejoindre le médecin au milieu de la bousculade.
— Comment pouviez-vous savoir? cria-t-il en le tirant par l'épaule.
Les yeux dans le vague, Goodrich ignora la question.
Nathan essaya de le retenir mais il fut happé par les parents du petit garçon, profondément soulagés d'avoir retrouvé leur fils.
— Oh ! James, tu nous as fait si peur, mon bébé !
L'avocat se dégagea avec peine de ces effusions. Il allait rattraper le médecin lorsque celui-ci s'engouffra de justesse dans le premier ascenseur disponible.
— Pourquoi n'avez-vous rien fait, Garrett?
Pendant une fraction de seconde leurs regards se croisèrent mais c'est devant les portes coulissantes qui se refermaient que Nathan hurla sa dernière question :
— Pourquoi n'avez-vous rien fait puisque vous saviez qu'il allait mourir?
5
Nous sommes lents à croire ce qui fait mal à croire.
Ovide
10 décembre
Nathan dormit peu cette nuit-là.
Le lendemain, il se réveilla tard, trempé de sueurs froides, et la première chose qu'il éprouva fut cette douleur à la poitrine qui n'avait pas disparu. Il se massa le côté droit et crut ressentir un élancement plus aigu.
Pour ne rien arranger, il avait fait à nouveau ce rêve de noyade, signe d'anxiété chez lui. Sans doute parce que Goodrich lui avait parlé de cygne.
11 sortit de son lit et sentit ses jambes flageoler. D
était même tellement fébrile qu'il se mit un thermo mètre sous le bras.
37,8. Rien d'alarmant
Pourtant, vu son manque de forme et l'heure tardive, il renonça à aller courir. Ce serait donc une très mauvaise journée.
Dans l'armoire à pharmacie, il prit un comprimé de Prozac et l'avala avec une gorgée d'eau. Il en prenait régulièrement depuis que... depuis qu'il ne se sentait plus en harmonie avec rien.
H ramassa les dossiers qui traînaient sur le canapé. Hier soir, il n'avait pas fait grand-chose. Il avait intérêt à mettre les bouchées doubles aujourd'hui. D'autant 42
plus qu'il était sur le point d'aboutir à un accord dans l'affaire Rightby's. La célèbre maison de vente aux enchères dont il assurait la défense était accusée d'avoir violé la loi antitrust en s'entendant avec sa principale concurrente pour fixer des taux de commission comparables sur les ventes d'oeuvres d'art C'était un dossier délicat et les heures ne se facturaient pas toutes seules. Mais s'il réussissait à obtenir un bon accord, sa réputation augmenterait encore d'un cran.
Malgré son retard, il resta de longues minutes sous la douche chaude, se repassant mentalement le suicide de Kevin Williamson. Il se remémora aussi certaines des paroles de Goodrich : «Je pense que c'est moi qui pourrais vous être utile, Nathan. Certaines épreuves peuvent être pénibles, vous verrez.» Il avait aussi évoqué « la nécessité de se préparer ».
Que lui voulait ce type, bon sang? Tout cela commençait à devenir inquiétant Fallait-il qu'il prévienne quelqu'un? La police? Après tout, il y avait eu un mort hier soir et ce n'était pas rien.
Oui, mais c'était un suicide. Des dizaines de personnes pouvaient en témoigner. Pourtant, Goodrich avait forcément une part de responsabilité dans cette histoire. En tout cas, il détenait des informations qu'il n'aurait pas dû garder pour lui.
Il sortit de la cabine de douche et se sécha éner-giquement
Le mieux était peut-être de ne plus penser à ça. ü n'en avait pas le temps. Il ne devait plus jamais accepter de rencontrer Goodrich. Plus jamais-Comme ça, tout finirait par rentrer dans l'ordre.
Avant de sortir, il avala encore deux aspirines et un comprimé de vitamine C
U fallait qu'il mette la pédale douce sur tous ces médicaments, il le savait Mais pas aujourd'hui H n'était pas encore prêt.
43
Il mit un bon moment avant d'attraper un taxi. La voiture tourna au niveau de Columbus Circle et dépassa Grand Army Plaza.
Je ne vais pas être en avance, pensa-t-il tout en échangeant quelques propos convenus avec le chauffeur pakistanais. Pour ne rien arranger, un camion de livraison venait de caler devant le GM Building, déclenchant un début d'embouteillage sur Madison. Nathan abandonna le taxi et s'engagea à pied dans le corridor de métal et de verre que formaient les gratte-ciel de Park Avenue. Toute l'agitation de la ville lui explosa alors au visage, depuis les éclats de voix des hommes-sandwichs jusqu'au concert de klaxons que lui adressa une limousine aux vitres fumées en manquant de le renverser. Il se sentit soudain trop à l'étroit, broyé dans cet espace hostile, et c'est avec soulagement qu'il retrouva la spectaculaire entrée de l'immeuble de Mar-ble&March, dominée par une voûte en mosaïque d'inspiration byzantine. Nathan s'arrêta d'abord au 30e étage où les associés disposaient d'une vaste salle de repos et d'une petite cafétéria. Il lui arrivait parfois de rester dormir ici, lorsque sa masse de travail était vraiment trop importante. Il récupéra quelques documents dans son casier et monta à l'étage supérieur où se trouvait son bureau.
Comme il était anormalement tard, il put lire une interrogation dans le regard de sa secrétaire.
— Vous voulez bien m'apporter mon courrier et un triple café, Abby, s'il vous plaît?
Elle fît tourner sa chaise pivotante et lui lança un regard réprobateur :
— Le courrier vous attend sur votre bureau depuis une heure. Quant au café, est-ce que vous êtes sûr qu'un triple...
44
— Je le veux très fort et sans lait, merci.
Il entra dans son bureau, consacra vingt minutes à parcourir son courrier puis consulta sa messagerie électronique en terminant sa dernière tasse de café. Il avait reçu un mail d'un collaborateur qui sollicitait son aide sur un point de jurisprudence concernant le dossier Rightby's.
n s'apprêtait à lui répondre lorsque...
Non, impossible de se concentrer. Il ne pouvait pas faire comme si tout cela n'avait jamais existé. D fallait qu'il règle cette affaire.
En moins de deux secondes, il ferma son ordinateur portable, attrapa son manteau et quitta son bureau.
— Abby, demandez au portier de m'appeler un taxi et annulez tous mes rendez-vous pour la matinée.
— Mais, vous deviez voir Jordan à midi...
— Essayez de reporter le rendez-vous en début de soirée, s'il vous plaît, je crois qu'il a du temps à cette heure.
— Je ne sais pas s'il va apprécier.
— Ça, c'est mon problème.
Elle le rattrapa dans le couloir pour lui crier :
— Vous avez besoin de repos, Nathan, ce n'est pas la première fois que je vous le dis!
— South Ferry Terminal, ordonna-t-il en refermant la portière du taxi.
Grâce aux vingt dollars promis au chauffeur, il réussit de justesse à se glisser parmi les derniers passagers du ferry de dix heures pour Staten Island. En moins de vingt-cinq minutes, le bateau le conduisit dans ce quartier de New York en pleine expansion. La traversée était spectaculaire mais ni la vue de Lower Manhattan ni celle de la statue de la Liberté ne lui donnèrent de plaisir, tant il était pressé d'arriver.
45
À peine débarqué, il héla un nouveau taxi qui le déposa rapidement au Staten Island Public Hospital.
Le centre de soins s'étendait sur un vaste site près de St George, le chef-lieu du district situé à la pointe nord-est de nie.
Le taxi s'arrêta devant le Surgery Center. Il n'avait plus neigé depuis la veille mais le ciel était gris de nuages.
Nathan pénétra dans le bâtiment au pas de course. Une réceptionniste le freina dans son élan.
— Monsieur, les visites ne commencent qu'à...
— Je voudrais voir le docteur Goodrich, la coupa-t-il.
Il était remonté comme un roquet. Le Prozac avait parfois de drôles d'effets sur M
Elle fît quelques manipulations sur son écran d'ordinateur pour afficher le tableau des opérations.
— Le professeur vient juste de terminer une biopsie et doit enchaîner avec une exérèse et un curage ganglionnaire. Vous ne pouvez pas le voir maintenant.
— Prévenez-le tout de même, demanda Nathan. Dites-lui que M. Del Amico est ici. C'est une urgence.
La réceptionniste promit d'essayer et l'invita à patienter dans une salle d'attente.
Goodrich se présenta un quart d'heure plus tard. Il portait une blouse médicale bleue et un bandana sur la tête.
Nathan se jeta sur lui.
— Bon Dieu, Garrett, est-ce que vous voulez bien m'expliquer ce que...
— Dans un moment Je ne suis pas libre pour l'instant.
— Je ne vous lâcherai pas ! Vous vous pointez dans mon bureau puis chez moi et me faites assister à un suicide épouvantable sans rien dire d'autre que « méditez sur la brièveté de la vie ». Ça commence à devenir éprouvant !
46
— Nous parlerons plus tard. H y a une pièce à l'étage où un homme attend qu'on lui enlève une tumeur...
Nathan fit un grand effort pour garder son calme. H se sentait capable des pires violences envers le médecin.
— ... mais vous pouvez toujours venir avec moi si le cœur vous en dit, proposa Goodrich en tournant les talons.
— Hein?
— Venez donc assister à l'opération, c'est très instructif.
Nathan soupira. Il sentait bien que Garrett était en train de prendre l'ascendant sur lui mais il ne put s'empêcher de le suivre. De toute façon, au point où il en était...
Il respecta à la lettre le protocole de stérilisation. Il se savonna et se frotta les mains et les avant-bras avec une mousse antibactérienne avant de s'attacher un masque en tissu sur la bouche et le nez.
— Qu'y a-t-il au programme? demanda-t-il en prenant un air détaché.
— Œsophagectomie par laparotomie et thoracoto-mie, répondit Goodrich en poussant la porte à battants.
Nathan ne fit même pas l'effort de chercher une repartie spirituelle et rejoignit le médecin dans la salle d'opération où l'attendaient une infirmière et un chirurgien assistant.
Dès qu'il pénétra dans la pièce sans fenêtre, à l'éclairage trop cru, il comprit qu'O n'allait pas aimer ce qu'il allait voir.
Quelle horreur ! Comme la plupart des gens, il détestait ces odeurs médicales qui lui rappelaient de mauvais souvenirs.
47
Il se plaça dans un coin très en retrait et n'ouvrit plus la bouche.
— C'est un mauvais cancer, expliqua Goodrich à son collègue. Homme de cinquante ans, gros rumeur, diagnostic un peu tardif. La muqueuse est atteinte. Pré sence de quelques métastases dans le foie.
On lui présenta un plateau sur lequel reposaient toutes sortes d'instruments chirurgicaux. Il prit un scalpel et donna le signal du départ.
— Très bien, nous commençons.
Nathan suivit toutes les étapes de l'opération sur un petit écran de télévision fixé à la verticale de la tête du patient
Section du ligament triangulaire... libération de l'hiatus œsophagien...
Après quelques manipulations, il ne vit plus sur l'écran qu'un amas d'organes sanguinolents. Comment faisaient les chirurgiens pour se repérer? H n'avait jamais été hypocondriaque mais, à ce moment précis, il ne put s'empêcher de penser à la douleur qui lui barrait la poitrine. Il regardait avec angoisse Goodrich qui s'activait, tout entier absorbé dans sa tâche.
Non, ce n'est pas un fou. C'est un médecin compétent Un homme qui se lève le matin pour sauver des vies.
Mais alors, que me veut-il?
À un moment, le médecin qui assistait Goodrich tenta d'amener la conversation sur la Base-Ball League mais Garrett le fusilla immédiatement du regard et l'homme ne broncha plus.
Puis, à nouveau, Nathan détourna les yeux de l'écran tandis que l'opération suivait son cours.
Tubulisation gastrique... drainage thoracique et abdominal..
H se sentait humble. À ce moment précis, ses dossiers, ses réunions de travail et ce million de dollars sur son compte en banque lui parurent futiles.
48
Tandis que l'opération touchait à sa fin, le rythme cardiaque du malade s'emballa d'un coup.
— Merde ! cria l'assistant, il tachycardise.
— Ça arrive, dit calmement Goodrich, il supporte mal le refoulement du cœur.
Au moment où Garrett demandait à l'infirmière de faire une injection, Nathan sentit un filet de bile lui monter dans la gorge. Il sortit en courant de la salle d'opération et se précipita au-dessus de la cuvette des toilettes pour y vomir longuement
Il se rappela alors qu'il n'avait absorbé aucune nourriture depuis près de vingt-quatre heures.
Goodrich le rejoignit dix minutes plus tard.
— Il vivra? demanda Nathan avec angoisse, en s'essuyant le front.
— Plus longtemps que si on n'avait rien tenté. H
pourra au moins s'alimenter et digérer normalement Pour un temps du moins.
— L'opération s'est bien déroulée, expliqua Goodrich à l'épouse du patient Bien entendu, certaines complications postopératoires sont toujours possibles mais je suis optimiste.
— Merci, docteur, fit la femme avec gratitude, vous l'avez sauvé.
— Nous avons fait de notre mieux.
— Merci à vous aussi, fit-elle en serrant la main de Nathan.
Elle le prenait pour le chirurgien assistant L'avocat avait tellement l'impression d'avoir participé à l'opération qu'il ne la détrompa pas.
La cafétéria de l'hôpital était située au premier étage et dominait le parking.
49
— JfcXäcL Comme vous le savez, ce sont aes services qui accueillent des malades condamnés par la médecine.
— Et vous leur apportez un soutien psychologique...
— Oui Ils n'ont plus que quelques semaines à vivre et ils en sont conscients. C'est une situation très dure à accepter.
n était déjà deux heures de l'après-midi La grande salle de la cafétéria n'était qu'à moitié pleine. Nathan sortit une cigarette mais ne l'alluma pas.
— Notre mission est de les accompagner vers la mort, continua Goodrich. De faire en sorte qu'ils uti lisent le peu de temps qu'il leur reste pour essayer de partir en paix.
Il laissa passer quelques secondes et précisa :
— En paix avec eux-mêmes et avec les autres.
— Très bien, mais en quoi cela me...
Goodrich explosa :
— En quoi cela vous concerae-t-il? Toujours la même question à propos de votre petit ego 1 En quoi Nathan Del Amico, le grand avocat qui facture quatre cents dollars de l'heure, est-il concerné par toute la misère du monde? Vous ne pouvez pas oublier votre petite personne pendant un moment?
Cette fois, c'en était trop. L'avocat abattit son poing sur la table.
— Écoutez-moi bien, espèce de trou du cull Per sonne ne s'est adressé à moi sur ce ton depuis l'école primaire et j'ai bien l'intention que ça continue !
Il se leva brusquement et pour se calmer, partit commander une petite bouteille d'Évian au comptoir.
Dans la pièce, les autres conversations s'étaient arrêtées et tout le monde le regardait avec un air de reproche.
Maîtrise-toi Tu es dans un hôpital tout de même!
Il ouvrit la bouteille, en but la moitié. Une minute s'écoula avant qu'il retourne s'asseoir à sa table.
51
Assis face à face, Goodrich et Nathan avaient commandé du café. Une petite corbeille de pâtisseries était posée sur la table.
—
Vous voulez un donutl us sont un peu gras mais-Nathan secoua la tête.
— J'ai encore un goût d'amertume au fond de la bouche, si vous voulez tout savoir.
Un imperceptible sourire traversa le visage du médecin.
— Très bien. Je vous écoute.
— Non, non, pas de ça Garrett, c'est moi qui vous écoute : pourquoi êtes-vous venu me trouver et comment saviez-vous que Kevin avait l'intention de se mettre une balle dans la tête?
Goodrich se servit une tasse de café et ajouta beaucoup de lait et de sucre. Il fronça les sourcils.
— Je ne sais pas si vous êtes déjà prêt, Nathan.
— Prêt à quoi?
— À entendre ce que je vais vous dire.
— Oh ! je m'attends à tout mais si vous pouviez juste accélérer la cadence...
Goodrich ne l'entendait pas de cette oreille.
— Vous voulez me faire plaisir? Cessez de regarder l'heure toutes les deux minutes.
Nathan poussa un soupir.
— O.K., prenons notre temps, fit-il en dénouant son nœud de cravate et en retirant sa veste.
Garrett avala une bouchée de beignet puis une gorgée de café.
— Vous me prenez pour un fou, n'est-ce pas?
— J'avoue que je me pose des questions, répondit l'avocat sans sourire.
— Vous avez déjà entendu parler des unités de soins palliatifs?
— J'ai lu que vous étiez responsable de celle de cet hôpital.
Il planta son regard dans celui de Goodrich, manière de lui faire comprendre qu'il ne l'impressionnait pas.
— Poursuivez, demanda-t-il d'un ton plus calme mais où perçait une hostilité latente.
La tension entre les deux hommes était palpable.
Malgré ça, le médecin reprit son propos là où il l'avait laissé.
— Les unités de soins palliatifs sont destinées à des gens dont la médecine a déjà prévu la mort. Mais il existe aussi tout un tas de décès qu'il est impossible de prévoir à l'avance.
— Comme les accidents?
— Oui, les accidents, les morts violentes, les maladies que la médecine ne sait pas déceler ou qu'elle décèle trop tard.
Nathan comprit qu'on arrivait au moment important de l'explication. Il ressentait toujours cette douleur qui lui barrait la poitrine comme un étau.
— Comme je vous l'ai déjà fait comprendre, reprit Goodrich, il est plus facile d'aborder la mort lorsqu'on a pu conduire ses aspirations à leur terme.
— Mais ça n'est pas possible dans le cas de morts imprévisibles !
— Pas toujours.
— Comment ça, pas toujours?
— En fait, c'est l'une des missions des Messagers.
— Les Messagers"}
— Oui, Nathan, il existe des gens qui préparent ceux qui vont mourir à faire le grand saut dans l'autre monde.
L'avocat secoua la tête.
L'autre monde/ On nage en plein délire.
— Vous voulez me dire que certains savent à l'avance qui va mourir?
— C'est à peu près ça, confirma gravement Garrett. Le rôle des Messagers est de faciliter la séparation 52
paisible des vivants et des morts. Ils permettent à ceux qui vont mourir de mettre en ordre leur vie avant de disparaître. Nathan soupira.
— Je crois que vous tombez mal avec moi : je suis plutôt du genre cartésien et ma vie spirituelle est aussi développée que celle du ver de terre.
—
J'ai bien conscience que c'est dur à croire.
Nathan haussa les épaules et tourna la tête en direc tion de la fenêtre.
Qu'est-ce que je fais ici ?
Des nuées de flocons cotonneux traversaient à nouveau le gris du ciel pour venir effleurer la baie vitrée donnant sur le parking.
— Et si je comprends bien, vous seriez l'un de ces...
— ... De ces Messagers, oui.
— C'est pour ça que vous saviez pour Kevin?
— Voilà.
Il ne fallait pas qu'il rentre dans ce jeu. Il n'avait rien à gagner à écouter les délires de ce dingue et, pourtant, il ne put s'empêcher de demander :
— Mais vous n'aviez rien fait pour lui?
— Que voulez-vous dire?
— En quoi l'avez-vous préparé à faire le grand saut ?
En quoi avez-vous « facilité la séparation paisible des vivants et des morts » ? Kevin ne paraissait pas très serein au moment de partir...
— Nous ne pouvons pas agir à chaque fois, reconnut Goodrich. Ce gosse était trop perturbé pour faire un travail sur lui-même. Heureusement, il n'en va pas tou jours ainsi
Mais même en acceptant cette hypothèse, quelque chose gênait Nathan.
— Vous pouviez l'empêcher de mourir. Vous auriez dû prévenir quelqu'un de la sécurité ou la police...
Garrett l'arrêta tout de suite :
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— Ça n'aurait pas changé grand-chose. Personne n'a de prise sur l'heure de la mort Et on ne peut pas remettre en cause la décision finale.
La décision finale; les Messagers; l'autre monde...
Pourquoi pas le purgatoire et l'enfer pendant qu'on y est?
Nathan prit quelques secondes pour encaisser ces informations et dit avec un sourire crispé :
— Vous vous imaginez vraiment que je vais vous croire?
— Ces choses-là n'ont pas attendu que vous croyiez en elles pour exister.
— Encore une fois, vous perdez votre temps, je ne suis pas un homme religieux.
— Cela n'a rien à voir avec la religion.
— Je pense très sincèrement que vous avez perdu la raison et même, qu'il serait de mon devoir de signaler vos propos au directeur de l'hôpital.
— Dans ce cas, ça fait plus de vingt ans que je suis fou.
Le ton de Garrett, se fit plus convaincant.
— Ne vous avais-je pas prévenu pour Kevin?
— Ce n'est pas une preuve. Il y a quantité d'autres raisons qui peuvent expliquer que vous ayez deviné son suicide.
— Je ne vois pas très bien lesquelles.
— Un endoctrinement, le pouvoir d'une secte, la drogue...
— Croyez-moi, je ne veux pas vous entramer sur ce terrain, Nathan. Je vous dis simplement que j'ai la capacité d'anticiper la mort de certaines personnes. Je sais qu'elles vont mourir avant que ne surviennent les premiers signes avant-coureurs et je m'efforce de les préparer à ce qui les attend.
— Et d'où tiendriez-vous ce pouvoir?
— C'est compliqué, Nathan.
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L'avocat se leva, enfila sa veste et son manteau.
— J'en ai assez entendu pour aujourd'hui.
— Je le crois aussi, approuva Garrett, compréhenàf.
L'avocat prit la direction de la sortie mais, au moment de franchir les portes automatiques, il fit brusquement demi-tour et revint vers Goodrich en le pointant du doigt :
— Excusez-moi de revenir à ma petite personne, docteur, mais est-ce que vous n'essayez pas de me faire comprendre que vous êtes ici pour moil
— Vous êtes ici pour moi, Goodrich, c'est ça? Cest ça que je dois comprendre? Mon heure est venue? C'est déjà la « fin du business » ?
Goodrich semblait embarrassé. Il donnait l'impression qu'il aurait préféré se passer de cette conversation mais qu'il savait aussi qu'elle constituait un passage obligé.
— Ce n'est pas vraiment ce que j'ai dit
Mais Nathan ne tint pas compte de cette remarque. Il s'énervait et parlait vite et fort
— C'est comme ça que vous procédez alors? Une fois que vous avez eu votre «anticipation», vous débarquez chez les gens pour leur dire : « Attention, il y a des priorités, vous n'en avez plus que pour une semaine, alors dépêchez-vous d'effectuer les derniers ajustements. »
Garrett essaya de le calmer.
— Je n'ai jamais rien dit à ceux qui vont mourir. Je le sais, c'est tout
— Eh bien, allez vous faire voir, Messager!
Cette fois, Nathan quitta la pièce pour de bon.
Resté seul à la table, Goodrich termina son café et se frotta les paupières en silence.
À travers la vitre, il aperçut la silhouette de Del Amico qui s'éloignait dans la neige et le froid.
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Des flocons glacés s'agrippaient aux cheveux et au visage de l'avocat mais il semblait les ignorer.
Dans la pièce, près du comptoir, les accords jazz du piano de Bill Evans s'élevaient d'un poste de radio.
C'était un air triste.
6
Ne fait-il pas plus froid ?
Ne vient-il pas toujours des nuits, de plus en plus de nuits?
Ne faut-il pas dis le matin allumer des lanternes ?
Nietzsche
— Combien de jours de congé ai-je pris ces trois dernières années?
Il était six heures du soir. Assis dans le bureau d'Ashley Jordan, Nathan essayait de convaincre l'associé principal de lui accorder deux semaines de vacances, us entretenaient tous les deux des relations complexes. Au départ, Nathan avait été le protégé de Jordan au sein du cabinet mais, au fil des affaires, ce dernier avait fini par s'agacer légèrement de l'ambition de son jeune confrère à qui il reprochait de tirer trop souvent la couverture à lui. De son côté, Nathan s'était vite rendu compte que Jordan n'était pas le genre de type à mélanger le business et l'amitié. Il savait donc pertinemment que, s'il avait un jour des problèmes sérieux, ce ne serait pas à sa porte qu'il faudrait aller sonner.
Nathan soupira. Inutile de se voiler la face : sa passe d'armes avec Garrett et le suicide de Kevin l'avaient profondément ébranlé. Sans parler de cette douleur qui lui écrasait toujours la poitrine.
À vrai dire, il ne savait plus quoi penser des délires de Goodrich à propos des Messagers. Mais une chose était sûre : il avait besoin de faire une pause, de prendre son temps et de profiter des prochaines vacances pour s'occuper davantage de sa fille.
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II reposa sa question:
— Combien de jours de congé ai-je pris ces trois dernières années?
— Quasiment aucun, reconnut Jordan.
— Nous n'allons pas souvent jusqu'au procès, mais les fois où nous y sommes allés, combien d'affaires ai-je perdues?
Jordan soupira et ne put retenir un léger sourire. Il connaissait ce refrain par cœur. Nathan était un avocat doué mais pas précisément modeste.
— Tu n'as perdu aucune affaire ces dernières années.
— Je n'ai perdu aucune affaire de toute ma carrière, corrigea Nathan.
Jordan approuva puis demanda :
— C'est à cause de Mallory? C'est ça?
Nathan répondit à côté :
— Écoute, je garderai mon portable et mon pager pour être toujours joignable s'il y a un problème.
— O.K., prends tes jours de congé si c'est ce que tu veux. Tu n'as pas besoin de ma permission pour ça. Je superviserai moi-même le dossier Rightby's.
Considérant que la discussion était terminée, il se replongea dans les chiffres qui défilaient sur l'écran de son ordinateur.
Mais Nathan ne l'entendait pas comme ça. Il haussa le ton pour faire remarquer :
— Je réclame un peu de temps à consacrer à ma fille, je ne vois pas en quoi ça pose un problème.
— Ça n'en pose pas, dit Jordan en levant les yeux. Le seul ennui, c'est que ce n'était pas prévu et tu sais bien que dans notre métier nous devons tout prévoir 58
11 décembre
Le réveil sonna à cinq heures trente.
Malgré quelques heures de sommeil, la douleur n'avait pas disparu. Bien au contraire, elle lui écrasait toujours le thorax, comme un feu qu'on aurait attisé derrière son sternum. Il avait même l'impression qu'elle irradiait maintenant dans son épaule gauche et commençait à se diffuser le long de son bras.
Aussi n'eut-il pas le courage de se lever tout de suite. Il resta couché et respira profondément en essayant de se calmer. Au bout da quelques instants, la douleur finit par s'évanouir mais il resta allongé dix minutes de plus, en se demandant ce qu'il allait faire de la journée. Enfin, il prit une décision.
Bon sang! Je ne vais pas subir les événements sans rien faire. Il faut que je sachet
H mit un pied hors du lit et passa rapidement sous la douche. Il avait très envie d'un café mais sut résister à la tentation : il devait être à jeun s'il voulait faire une prise de sang.
Il s'habilla chaudement, descendit par l'ascenseur puis traversa d'un pas pressé les motifs Art déco qui tapissaient le lobby et les entrées de l'immeuble. H
s'arrêta un court moment pour saluer le portier dont il appréciait la gentillesse.
— Bonjour, monsieur.
— Bonjour, Peter, qu'ont fait les Knicks hier soir?
— Os ont gagné de vingt points contre Seattle. Ward a mis quelques beaux paniers...
— Tant mieux, j'espère qu'on fera aussi bien à Miami!
— Pas de jogging ce matin, monsieur?
— Non, la machine est un peu rouillée en ce moment
— Rétablissez-vous vite alors...
— Merci, Peter, bonne journée.
59
Dehors, il faisait nuit et le petit matin était glacial.
Il traversa la rue puis leva les yeux vers les deux tours du San Remo. H repéra la fenêtre de son appartement, au 23e étage de la tour nord. Comme chaque fois, il se fit la même réflexion : Pas mal quand même.
Pas mal d'en être arrivé là pour un gosse élevé dans un sale quartier au sud du Queens.
Il avait eu une enfance difficile, c'est vrai. Une enfance marquée par la pauvreté et les économies de bouts de chandelle. Une vie pauvre mais pas misérable même si, avec sa mère, ils avaient parfois mangé grâce aux food stamps, les tickets d'alimentation distribués aux plus nécessiteux.
Oui, pas mal quand même.
Car le 145 Central Park West était sans conteste l'une des adresses les plus prestigieuses du Village. Juste en face du parc et à deux blocs du métro que les gens d'ici ne devaient, à l'évidence, pas prendre souvent Dans les cent trente-six appartements que comptait l'immeuble, on trouvait des hommes d'affaires, des stars de la finance, des vieilles familles new-yorkaises et des vedettes du cinéma ou de la chanson. Rita Hayworth avait vécu ici jusqu'à sa mort On disait que Dustin Hoffman et Paul Simon y possédaient encore un appartement Il regardait toujours le sommet du building divisé en deux tours jumelles surmontées chacune d'un petit temple romain donnant à l'immeuble de faux airs de cathédrale médiévale.
Pas mal quand même.
Pourtant, il devait bien reconnaître que, tout grand avocat qu'il était il n'aurait jamais pu se payer cet appartement s'il n'y avait pas eu cette histoire avec son beau-père. Enfin, son ex-beau-père, Jeffrey Wexler.
Pendant longtemps, cet appartement du San Remo avait été le pied-à-terre de Wexler lorsqu'il venait à 60
New York pour ses affaires. C'était un homme strict et intransigeant, un pur produit de l'élite bostonienne. Ce logement appartenait à la famille Wexler depuis toujours.
C'est-à-dire depuis la crise économique de 1930, date de la construction de l'immeuble par Emery Roth, l'architecte prodige qui avait déjà à son actif plusieurs autres immeubles prestigieux situés autour de Central Park.
Pour veiller à l'entretien de l'appartement, Wexler avait engagé une femme d'origine italienne : elle s'appelait Eleanor Del Amico et vivait dans le Queens avec son fils. Au début, Wexler l'avait engagée contre l'avis de son épouse qui trouvait inconvenant d'employer une mère célibataire. Mais comme Eleanor donnait satisfaction, ils lui demandèrent également de s'occuper de leur maison de vacances de Nantucket.
Ainsi, plusieurs étés de suite, Nathan avait accompagné sa mère sur 111e. Et c'est là que s'était produit l'événement qui avait changé sa vie : sa rencontre avec Mallory.
Le travail de sa mère lui avait offert une place aux premières loges pour contempler avec envie cette Amérique des WASP sur laquelle le temps semblait ne pas avoir de prise. Lui aussi aurait voulu une enfance pleine de cours de piano, de balades en voilier dans le port de Boston et de portières de Mercedes qui claquent.
Bien entendu, il n'avait jamais rien eu de tout cela : il n'avait pas de père, pas de frère, pas d'argent. Il ne portait pas d'écusson piqué au revers de l'uniforme d'une école privée ni de pull marin tricoté à la main et griffé d'une grande marque.
Mais grâce à Mallory, il avait pu goûter avec avidité quelques miettes de cet art de vivre intemporel. Il était parfois invité à des pique-niques somptueux et compliqués dans les coins ombragés de Nantucket. Plusieurs fois, il avait accompagné Wexler dans des parties de 61
pêche qui se terminaient immanquablement par la dégustation d'un café glacé et d'un brownie frais. Et même la très distinguée Elizabeth Wexler le laissait parfois emprunter des ouvrages dans la bibliothèque de cette grande maison où tout était lisse, propre et serein.
Pourtant, malgré cette apparente bienveillance, les Wexler avaient toujours été gênés que le fils de la femme de ménage ait sauvé leur fille de la noyade un jour de septembre 1972.
Et cette gêne ne s'était jamais atténuée. Bien au contraire, elle n'avait fait que croître au fil du temps pour se transformer en franche hostilité lorsque Mallory et lui leur avaient fait part de leur intention de se mettre en ménage puis de se marier.
Les Wexler avaient alors usé de tous les moyens pour éloigner leur fille de celui qu'elle disait aimer. Mais rien n'y avait fait : Mallory avait tenu bon. Elle avait su être plus forte que les prétendus appels à la raison. Plus forte que les menaces et les repas de famille où régnaient
désormais
plus
de
silences
que
de
conversations.
Le bras de fer avait duré jusqu'à ce fameux Noël 1986, lors de la soirée de réveillon dans la grande maison familiale qui réunissait une partie du gratin de l'aristocratie bostonienne. Mallory avait débarqué avec Nathan à son bras et l'avait présenté à tout le monde comme son «futur mari». Jeffrey et Lisa Wexler avaient alors compris qu'ils ne pourraient pas s'opposer éternellement à la décision de leur fille. Que ce serait comme ça et pas autrement et qu'il faudrait que, d'une façon ou d'une autre, ils acceptent Del Amico s'ils tenaient à garder Mallory.
Nathan avait été sincèrement épaté par la détermination de sa femme à imposer son choix et il ne l'en avait aimée que davantage. Aujourd'hui encore, lorsqu'il repensait à cette soirée mémorable, il ne pou-62
vait s'empêcher d'avoir des frissons. Pour lui, ça resterait à jamais le soir où Mallory lui avait dit oui. Oui aux yeux des autres. Oui devant la terre entière.
Mais même une fois leur union célébrée, les Wexler ne l'avaient pas véritablement reconnu comme un des leurs.
Même après qu'il eut décroché son diplôme de Columbia; même après son embauche dans un prestigieux cabinet d'avocats. Ce n'était plus une question d'argent mais d'origine sociale. Un peu comme si, dans ce milieu, la naissance vous assignait dès le départ une certaine position dont vous ne pourrez de toute façon pas vous défaire quelles que soient par ailleurs vos actions ou votre fortune.
Pour eux, il serait toujours le fils de la femme de ménage, quelqu'un qu'ils avaient dû se résoudre à accepter pour ne pas s'éloigner de leur fille mais qui n'appartenait pas pour autant au véritable cercle de famille. Et qui n'y appartiendrait jamais.
Puis il y avait eu ce procès. En 1995.
À dire vrai, cette affaire ne concernait pas directement son champ de compétence. Mais lorsqu'il avait vu passer le dossier chez Marble&March, Nathan avait insisté pour s'en occuper.
L'affaire n'était pas difficile à comprendre : après le rachat de son entreprise par une grande société d'informatique, l'un des membres fondateurs de la firme SoftOnline estimait avoir été renvoyé de façon abusive par les nouveaux actionnaires et réclamait une indemnité de 20 millions de dollars. Le refus, par la compagnie, de payer une telle somme avait entramé la menace d'un procès. Cest à ce stade que le client avait contacté Marble&March.
Pendant ce temps, les actionnaires - dont la firme se trouvait à Boston - avaient à leur tour saisi leurs avocats : ceux du cabinet Branagh&Mitchell dont l'un des associés principaux était.. Jeffrey Wexler.
63
Mallory avait presque supplié son mari de renoncer à cette affaire. Ça ne pourrait rien amener de bon pour eux.
Ça ne ferait que compliquer les choses, d'autant que c'était Wexler lui-même qui supervisait cette affaire pour son cabinet
Mais Nathan ne l'avait pas écoutée. Il voulait leur montrer de quoi était capable le voyou du caniveau. D
avait contacté Jeffrey pour le prévenir : non seulement il allait conserver l'affaire, mais en plus il avait bien l'intention de la gagner.
Wexler l'avait envoyé paître.
Dans ce genre d'affaires, on ne va presque jamais jusqu'au procès. Tout se règle généralement par un deal entre les deux parties et le job des avocats se résume à essayer d'obtenir l'arrangement le plus favorable.
Sur les conseils de Wexler, la firme avait fait une offre à 6,5 millions. C'était une proposition honnête. La plupart des avocats auraient accepté cet accord. Pourtant, contre toutes les règles de prudence, Nathan avait convaincu son client de ne pas céder.
À quelques jours du procès, Branagh&Mitchell avaient fait une dernière offre de 8 millions de dollars.
Cette fois, Nathan avait bien pensé renoncer. Puis Wexler avait eu cette phrase. Ces mots qu'il n'oublierait jamais :
— Vous avez déjà eu ma fille, Del Amico. Ça ne vous suffit pas comme trophée ?
— Je n'ai pas précisément « eu » votre fille comme vous dites. J'ai toujours aimé Mallory mais cela, vous refusez de le comprendre.
— Je vais vous écraser comme un cafard 1
— Toujours votre mépris, mais, dans cevte affaire, il ne vous servira pas à grand-chose.
— Réfléchissez-y à deux fois. Si vous faites perdre 8
millions à ce type, votre notoriété en prendra un 64
coup. Et vous savez combien la réputation d'un avocat est fragile.
— Préoccupez-vous de votre réputation, mon vieux.
— Vous n'avez pas une chance sur dix de gagner ce procès. Et vous le savez.
— Jusqu'où êtes-vous prêt à parier?
— Je veux bien être pendu si je me trompe.
— Je ne vous en demande pas tant
— Quoi alors?
Nathan réfléchit un instant
— L'appartement du San Remo.
— Vous êtes fou!
— Je croyais que vous étiez joueur, Jeffrey.
— De toute façon, vous n'avez aucune chance...
— Tout à l'heure vous disiez une sur dix...
Wexler était tellement sûr de rai qu'il avait fini par se laisser prendre au jeu :
— Eh bien, soit Si vous gagnez, je vous laisse l'appartement Nous ferons passer ça comme un cadeau pour fêter la naissance de Bonnie. Notez que je ne vous demande rien en cas de défaite : vous aurez assez de mal à vous en remettre et je ne souhaite pas que le mari de ma fille termine sur la paille.
Cest ainsi que s'était poursuivie leur bataille d'hommes. Un tel pari n'était pas très professionnel -
Nathan avait bien conscience qu'il ne se grandissait pas en se servant du sort d'un client pour régler un problème personnel - mais l'occasion était trop belle.
C'était une affaire relativement simple mais à l'issue indécise, soumise à la sensibilité et à l'appréciation du juge. En ayant refusé l'arrangement proposé par Wexler, le dient de Nathan prenait le risque de tout perdre.
Jeffrey était un avocat expérimenté et rigoureux.
Objectivement il n'avait pas tort en disant que les chances de victoire de son adversaire étaient minces.
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Mais Nathan avait fini par gagner.
Ainsi en avait décidé le juge Frederick J. Livingston de New York en donnant tort à SoftOnline et en ordonnant à la firme de verser les 20 millions qu'elle devait à son ancien .salarié.
Il fallait lui reconnaître cela : Wexier avait accepté sa défaite sans broncher et, un mois plus tard, l'appartement du San Remo avait été vidé de toutes ses affaires.
Mallory ne s'était cependant pas trompée : ce procès n'arrangea pas les rapports de Nathan avec ses beaux-parents. Entre Jeffrey et lui la rupture était consommée puisqu'ils ne s'étaient plus adressé la parole depuis maintenant sept ans. Nathan soupçonnait même les Wexier de s'être secrètement réjouis du divorce de leur fille. II ne pouvait en être autrement.
Nathan baissa la tête et pensa à sa mère.
Elle n'était jamais venue lui rendre visite dans cet appartement Elle était morte d'un cancer trois ans avant le fameux procès.
Il n'empêche : c'était quand même bien son fus qui dormait au 23e étage du 14S Central Park West Là où elle avait fait le ménage pendant près de dix ans.
La vie n'avait jamais été facile pour Eleanor.
Ses parents, originaires de Gaète, un port de pêche au nord de Naples, avaient émigré aux États-Unis lorsqu'elle avait neuf ans. Ce déracinement avait gravement perturbé sa scolarité car elle n'avait jamais réussi à parler anglais convenablement, si bien qu'elle avait dû abandonner l'école très tôt
À vingt ans, elle avait rencontré Vittorio Del Amico, un ouvrier du bâtiment qui travaillait sur les chantiers du Lincoln Center. Il était beau parleur et avait un sourire enjôleur. Au bout de quelques mois, elle s'était 66
retrouvée enceinte et Os avaient décidé de se marier.
Mais au fil du temps, Vittorio s'était révélé être un homme violent, infidèle et peu responsable qui avait fini par quitter son foyer sans laisser d'adresse.
Après le départ de son mari, Eleanor s'était débrouillée toute seule pour élever son enfant, enchaînant parfois deux ou trois emplois pour jomdre les deux bouts. Femme de ménage, serveuse, réceptionniste dans des hôtels minables : elle ne rechignait pas à la tâche et prenait sur elle d'endurer les fréquentes humiliations liées à ces emplois subalternes. Sans vrais amis, sans parents proches, elle n'avait eu personne sur qui s'appuyer.
Chez eux, il n'y avait ni lave-linge ni magnétoscope mais ils avaient toujours mangé à leur faim. Us vivaient chichement mais dignement Nathan avait des habits propres et toutes les fournitures scolaires dont il avait besoin pour réussir à l'école.
Malgré la fatigue que sa mère accumulait, il ne l'avait jamais vue prendre suffisamment de temps pour s'occuper d'elle ou s'accorder quelques petits plaisirs. Elle ne partait pas en vacances, n'ouvrait jamais un livre et n'allait ni au cinéma ni au restaurant
Car la seule préoccupation d'Eleanor Del Amico était d'élever correctement son fils. En dépit d'un manque d'éducation et de culture, elle avait fait le maximum pour suivre son parcours scolaire et l'aider de son mieux. Elle n'avait pas de diplôme mais elle avait de l'amour. Un amour inconditionnel et indéfectible. Elle répétait souvent à son fils qu'elle se sentait rassurée d'avoir eu un garçon plutôt qu'une fille : « Tu te débrouilleras plus facilement dans ce monde encore dominé par les hommes
», lui assurait-elle.
Pendant les dix premières années de sa vie, sa mère avait été le soleil qui illuminait son quotidien, la magicienne qui lui caressait le front avec un linge humide
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pour chasser ses cauchemars, celle qui, avant de partir travailler le matin, lui laissait des mots gentils et parfois quelques pièces de monnaie qu'il trouvait en se levant près de son bol de cacao.
Oui, sa mère avait été son idole avant qu'une sorte de distance sociale commence à les séparer peu à peu.
D avait d'abord découvert l'univers si fascinant des Wexler puis, à douze ans, il avait eu la chance d'être admis à la Wallace School, une école privée de Manhattan qui accueillait chaque année une dizaine d'élèves boursiers recrutés parmi les meilleurs éléments des écoles des quartiers difficiles. Plusieurs fois, il avait été invité chez des copains qui habitaient dans les immeubles chic de l'East Side ou de Gramercy Park. Il avait alors commencé à avoir un peu honte de sa mère.
Honte de ses fautes de grammaire et de sa mauvaise maîtrise de l'anglais. Honte que son statut social soit à ce point visible dans son langage et dans ses manières.
Pour la première fois, l'amour qu'elle lui portait lui avait semblé envahissant et il s'en était peu à peu affranchi.
Pendant ses années d'université, leurs liens s'étaient encore relâchés et son mariage n'avait rien arrangé. Mais ce n'était pas la faute de Mallory qui avait toujours insisté pour qu'il s'occupe de sa mère. Non, la faute n'incombait qu'à lui seul. Il avait été trop occupé à gravir les échelons du succès pour se rendre compte que sa mère avait davantage besoin de son amour que de son argent.
Et puis, il y avait eu un matin sombre de novembre 1991 où l'hôpital l'avait appelé pour lui annoncer sa mort et cet amour lui était alors revenu en pleine figure.
Comme bien des fils avant lui, il était à présent rongé par le remords, hanté par tous les moments où il s'était montré ingrat et indifférent
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Désonnais, il ne se passait plus une seule journée sans qu'il pense à elle. Chaque fois qu'il croisait dans la rue une femme simplement vêtue, usée par le travail, déjà fatiguée avant d'avoir commencé la journée, il revoyait sa mère et regrettait de ne pas avoir été un meilleur fils.
Mais il était trop tard. Tous les reproches qu'il pouvait s'adresser aujourd'hui ne serviraient plus à rien. Les actes qu'A exécutait pour se faire pardonner, comme fleurir sa tombe toutes les semaines, ne remplaceraient jamais le temps qu'il n'avait pas passé avec elle lorsqu'elle était encore en vie.
Dans le tiroir de son lit d'hôpital, il avait trouvé deux photographies.
La première datait de 1967. Elle avait été prise un dimanche après-midi, près de la mer, au parc d'attractions de Coney Island. Nathan a trois ans. Il tient une glace italienne dans ses petites mains et regarde émerveillé les montagnes russes. Sa mère le porte fièrement dans ses bras. C'est l'une des rares photos où elle a le sourire.
L'autre cliché lui est plus familier puisqu'il s'agit de la remise de son diplôme de droit à l'université de Columbia. Avec sa toge et son beau costume, il semble toiser le monde. Cest sûr, l'avenir lui appartient Avant d'être hospitalisée, sa mère avait retiré cette photo du cadre doré qui trônait dans son salon. Au moment de mourir, elle avait tenu à emporter avec elle le symbole de la réussite de son fils qui était aussi la marque de son éloignement
Nathan essaya de chasser ces idées qui le rendaient trop vulnérable.
Û était maintenant un peu plus de six heures.
H pénétra dans le parking souterrain d'un immeuble voisin dans lequel il louait deux places de stationne-69
ment Sur l'une d'elles était garé un coupé Jaguar et sur l'autre un luxueux 4 x 4 de couleur bleu foncé.
Ils en avaient fait l'acquisition lorsqu'ils avaient décidé d'avoir un deuxième enfant. C'était un choix de Mallory. Elle aimait l'impression de sécurité et de hauteur qui se dégageait de ce genre de voiture. Elle veillait toujours à ce que sa famille soit protégée. C'était sa priorité pour toutes les décisions qu'elle avait à prendre.
Quel besoin d'avoir deux voitures maintenant? se demanda Nathan en ouvrant la portière du coupé. Ça faisait plus d'un an qu'il pensait à vendre le 4 x 4 mais il n'avait jamais trouvé le temps. Il allait démarrer lorsqu'il se dit qu'il serait peut-être préférable de prendre le tout-terrain car les routes risquaient d'être glissantes.
L'odeur de Mallory flottait encore à l'intérieur du véhicule. En mettant le contact, il décida qu'il vendrait la voiture de sport et garderait le 4 x 4.
Il remonta les deux étages du parking, inséra une carte magnétique pour ouvrir la barrière et sortit dans la ville encore noire.
Il ne neigeait plus. Décidément, même le temps était bizarre, oscillant constamment entre froid et redoux.
Il fouilla dans la boîte à gants, trouva un vieux CD de Leonard Cohen. Un des préférés de son ex-femme. H
enfila le disque dans le lecteur. Mallory aimait les chanteurs de folk en particulier et la contestation en général. Il y a quelques années, elle était allée en Europe, à Gênes, pour manifester contre les méfaits de la mondialisation et l'omnipotence des multinationales. Lors de la dernière élection présidentielle, elle avait participé activement à la campagne de Ralph Nader et lorsqu'elle vivait sur la côte Est, elle n'avait raté aucune des manifestations de Washington contre le FMI et la Banque mondiale. Mallory était contre tout :
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contre la dette et la misère des pays pauvres, contre la dégradation de l'environnement, contre le travail des enfants... Ces dernières années, elle avait combattu avec force le danger constitué par les aliments génétiquement modifiés. Elle avait consacré beaucoup de son temps à une association militant pour une agriculture sans engrais ni pesticide. Deux ans avant leur séparation, il l'avait accompagnée quelques jours en Inde où l'association avait monté un programme ambitieux de distribution de semences saines à des paysans afin de les inciter à maintenir leur mode d'agriculture traditionnel.
Nathan avait toujours été très critique à l'égard de la générosité des riches mais, au fil du temps, il avait fini par reconnaître que, par rapport à lui qui ne faisait rien, c'était déjà ça.
Aussi, même s'fl se moquait parfois du militantisme de sa femme, il l'admirait secrètement car il savait bien que si le monde ne devait compter que sur des types comme lui pour aller mieux, il n'avait pas fini d'attendre.
La circulation était encore fluide à cette heure-cL Dans une demi-heure, ce ne serait plus le cas. Il prit la direction de Lower Manhattan puis ne pensa plus à rien, se laissant bercer par la voix rocailleuse de Cohen.
Un peu avant Foley Square, il jeta un coup d'oeil dans le rétroviseur. L'un des sièges arrière était recouvert d'un plaid avec un motif de Norman Rockwell qu'Us avaient acheté à Bloomingdale's au début de leur mariage et dans lequel
Bonnie
aimait
s'emmitoufler
lorsqu'ils
voyageaient tous les trois.
Non, il ne rêvait pas : la voiture était encore imprégnée du parfum de Mallory. Une odeur de vanille et de fleurs coupées. Dans ces moments-là, elle lui manquait 71
terriblement II la sentait tellement présente dans son esprit qu'à plusieurs reprises il eut l'impression d'être assis à côté d'une ombre. Elle était là, sur le siège à côté, comme une revenante.
Les choses auraient pu être si différentes avec elle s'il n'y avait pas eu tout ça : l'argent, la différence de milieu social, le besoin de se surpasser pour montrer qu'il la méritait Très tôt, il avait dû se forger une personnalité fondée sur le cynisme et l'individualisme et enfouir tout ce qu'il y avait de fragile en lui. Pour être un des meilleurs, pour ne pas avoir à s'excuser de ses faiblesses.
En se remémorant tout ça, il fut saisi par la peur de ne plus jamais revoir Mallory. Honnis sa fille, il n'avait plus de proche famille ni de véritable ami. S'il venait à mourir, qui s'inquiéterait de lui? Jordan? Abby?
Il arriva au bas de Lafayette Street et se sentit soudain accablé par une grande vague de tristesse.
Lorsqu'il s'engagea sur la passerelle de Brooklyn Bridge, il eut l'impression d'être happé par le berceau de câbles d'acier qui suspendaient le pont Les deux arches lui faisaient toujours penser à l'entrée mystérieuse d'un bâtiment gothique et contrastaient avec les formes modernes de la ligne de gratte-ciel à jamais défigurée par la disparition des tours jumelles. C'était idiot mais, chaque fois qu'il passait par là, les jours de brouillard, il s'attendait presque à les voir réapparaître au détour d'un virage avec leurs façades scintillantes et leurs sommets qui tutoyaient le ciel.
Tout à coup, il fut dépassé par un cortège d'ambulances qui, gyrophare hurlant fonçaient vers Brooklyn. Un grave accident avait dû se produire quelque part dans la nuit glacée. Bon Dieu, c'était ça New York ! Il aimait et détestait cette ville tout à la fois. C'était difficile à expliquer.
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Distrait dans sa conduite, il loupa un embranchement à la sortie de la passerelle et se retrouva dans les rues étroites de Brooklyn Heights. H navigua quelques instants dans ce quartier tranquille avant de trouver un passage vers Fulton Street. Là, il tira son téléphone portable de sa poche et composa un numéro qu'Û avait rentré en mémoire quelque temps auparavant Ce fut une voix déjà bien réveillée qui lui répondit :
— Docteur Bowly, je vous écoute.
La clinique du docteur Bowly était un établissement renommé pour la qualité de ses soins. C'est là que le cabinet envoyait ses nouvelles recrues passer l'examen médical nécessaire à l'officialisation de leur embauche.
Depuis quelque temps, la clinique avait développé ses activités et faisait aussi office de centre de désintoxication pour toute une clientèle très sélect de la côte Est
— Nathan Del Amico, du cabinet Marble&March. Je voudrais faire un check-up complet
— Je vous passe le standard, répondit l'autre, furieux d'être personnellement dérangé si tôt le matin pour un simple rendez-vous.
— Non, docteur, c'est à vous que je veux parler.
Le médecin marqua un silence surpris mais demeura courtois.
— Très bien... je vous écoute.
— Je voudrais le grand jeu, prévint Nathan : analyse de sang, radios, examens cardiaques...
— Rassurez-vous : tout est compris dans notre forfait.
Nathan entendit qu'à l'autre bout du fil le médecin tapotait quelques touches sur un clavier d'ordinateur.
— Nous pouvons fixer une date pour... dans dix jours, proposa Bowly.
— Dans dix minutes plutôt, répondit Nathan du tac au tac.
— Vous... vous plaisantez?
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Nathan arrivait dans le district de Park Slope. E
négocia un tournant en direction d'un élégant quartier résidentiel situé à l'ouest de Prospect Park. Il prit une voix très professionnelle pour dire :
— Le cabinet vous a défendu dans une affaire fiscale.
C'était il y a trois ans si je me souviens bien...
— Cest exact, reconnut Bowly, de plus en plus surpris.
Et vous avez bien fait votre boulot puisque j'ai été blanchi On le sentait néanmoins sur la défensive.
— Je sais, reprit Nathan, c'est un de mes collaborateurs qui s'est occupé de votre dossier et je crois savoir que vous avez dissimulé quelques documents aux services fiscaux.
— Mais où... où voulez-vous en venir?
— Disons que j'ai quelques amis dans l'administration du Trésor qui seraient peut-être intéressés par ces informations.
— C'est contraire à toutes les pratiques de votre métier! protesta le médecin.
— Bien sûr, admit Nathan, mais vous ne me laissez pas vraiment le choix.
En s'engageant dans Penitent Street, l'avocat fut ébloui par le faisceau des phares d'une voiture qui venait en sens inverse.
Quel abrutit
Il laissa tomber son mobile, consacrant toute son attention à tourner violemment le volant vers la droite. Il évita de justesse l'autre véhicule.
— Allô ? reprit-il après avoir ramassé son téléphone.
L'espace d'un instant, il crut que Bowly avait raccroché mais, après avoir laissé passer un long silence, le médecin affirma d'une voix qui se voulait assurée :
— Il est hors de question que je cède à un tel chantage. Si vous croyez que je vais me laisser impres sionner par...
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— Je ne vous demande pas grand-chose, soupira Nathan. Un bilan complet dès aujourd'hui Je vous paierai le prix fort, bien entendu.
JJ trouva une place non loin de la clinique. La nuit était devenue bleue et le jour commençait à se lever.
Il claqua la portière, activa la fermeture automatique des portes et remonta la rue bordée de lampadaires en fer forgé.
Dans le combiné, le docteur Bowly marqua un nouveau silence avant de céder :
— Écoutez, je n'aime pas vos méthodes mais je vais voir si je peux vous trouver un créneau. À quelle heure aimeriez-vous venir?
— Je suis déjà là, dit Nathan en poussant la porte de la clinique.
7
Les morts sont invisibles, ils ne sont pas absents.
Saint Augustin
On le fit entrer dans une pièce froide et sombre, baignée de lumière pâle. Sur le lit, bien en évidence, se trouvait une fiche plastifiée récapitulant les différentes étapes du check-up. Nathan suivit les instructions à la lettre : il se déshabilla, enfila une blouse en coton, se lava les mains et urina dans un bocal avant de prévenu-un manipulateur qui lui fit une prise de sang.
La visite se déroulait sur presque toute la surface de la clinique. Muni d'une carte magnétique, le patient devait se déplacer dans des pièces successives où il était reçu par différents spécialistes.
Les réjouissances commencèrent par un bilan clinique complet effectué par un quinquagénaire sec et grisonnant qui répondait au doux nom de docteur Blackthrow.
Après l'avoir examiné sous toutes les coutures, il interrogea l'avocat sur ses antécédents personnels et familiaux.
Non, il n'avait jamais eu de problèmes de santé particuliers, hormis des rhumatismes articulaires à l'âge de dix ans et une mononucléose à dix-neuf ans.
Non, pas de MST non plus.
Non, il ne savait pas de quoi son père était mort Ni même s'il était mort d'ailleurs.
76
Non, sa mère n'était pas morte d'une maladie cardio-vasculare.
Elle n'avait pas de diabète, non plus.
Ses grands-parents? Il ne les avait pas connus.
Puis il eut droit à des questions sur son mode de vie.
Non, il ne buvait pas et il ne fumait plus depuis la naissance de sa fille. Oui, c'était bien un paquet de cigarettes qui dépassait de la poche de sa veste (ils ont fouillé mon costume!) mais il n'en allumait jamais : elles n'étaient là que pour occuper ses mains.
Oui, il prenait parfois des antidépresseurs. Et des anxiolytiques aussi. Comme la moitié des gens qui ont une vie bousculée.
On l'envoya ensuite chez un spécialiste des états de stress où il passa des tests compliqués afin de mesurer son angoisse professionnelle et familiale.
Oui, il avait connu une séparation conjugale.
Non, il n'avait pas été licencié.
Oui, il avait subi récemment la mort d'un proche.
Non, il n'avait pas d'hypothèque.
Oui, sa situation financière avait changé récemment...
mais en bien.
Un changement dans ses habitudes de sommeil? Ma foi, il n'avait pas vraiment d'habitude en la matière et c'était peut-être ça le problème. Je ne me livre pas au sommeil, j'y succombe, comme disait l'autre.
Au terme de cette évaluation, le médecin lui prodigua toute une série de conseils à trois sous, censés l'aider à mieux gérer ce qu'il appelait des « situations psycho-
émotionnellement angoissantes ».
Nathan écouta toutes ces recommandations mais il bouillait intérieurement :
Je ne veux pas me transformer en maître zen, je veux seulement savoir si, oui ou merde, ma vie est en danger à court terme.
Puis les choses sérieuses commencèrent avec l'examen cardiologique.
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H fut soulagé de voir que le cardiologue avait l'air humain et compréhensif. Nathan évoqua avec lui la douleur à la poitrine qui le faisait souffrir depuis plusieurs jours. Le médecin l'écouta attentivement, lui posant des questions complémentaires sur les circonstances et l'intensité précises de sa douleur.
Il prit sa tension puis lui demanda de courir sur un tapis roulant incliné pour mesurer son rythme cardiaque après effort
Il passa ensuite un électrocardiogramme, une écho-graphie cardiaque et un échodoppler : s'il avait quelque chose au cœur, on ne pourrait pas le manquer.
La visite se poursuivit par un examen ORL. Là, un oto-rhino-laryngologiste lui examina la gorge, le nez, les sinus, les oreilles.
H refusa de pratiquer un audiogramme : non, il n'avait pas de troubles de l'audition.
En revanche, il fut obligé de subir une fîbroscopie laryngée et une radiographie pulmonaire : son explication sur le tabac n'avait pas convaincu.
— Oui, bon, d'accord, il m'arrive encore d'en griller une de temps en temps, vous savez ce que c'est..
H n'était pas très chaud non plus pour un examen endoscopique du rectum. Mais on lui assura que c'était indolore.
Lorsqu'il poussa la porte de l'urologue, il devina qu'on allait parler de la prostate. Et c'est bien ce que l'on fît.
Non, il ne se levait pas encore trois fois par nuit pour aller pisser. Non, il ne ressentait pas de gêne urinaire.
D'un autre côté, il était un peu jeune pour un adénome de la prostate, non?
La visite se termina par un examen échographique qui consista à lui passer une sonde sur diverses parties du corps. Il put ainsi voir sur un petit écran de belles photographies de son foie, son pancréas, sa rate et sa vésicule.
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JJ regarda sa montre : deux heures de l'après-midi. Ouf I C'était fini. La tête lui tournait et il avait envie de vomir. Il venait de passer plus d'examens ces dernières heures que pendant sa vie entière.
— Vous recevrez les résultats dans une quinzaine de jours, l'avertit une voix derrière lui.
Il se retourna pour voir le docteur Bowly qui le regardait sévèrement.
— Comment ça, « dans une quinzaine de jours » !
gronda-t-il. Je n'ai pas le temps d'attendre une « quinzaine de jours ». Je suis épuisé, je suis malade ! J'ai besoin de savoir de quoi je souffre !
— Calmez-vous, fit le médecin, je plaisantais : nous pourrons faire un premier bilan dans un peu plus d'une heure.
Il regarda l'avocat plus attentivement et s'inquiéta :
— C'est vrai que vous avez l'air très fatigué. Si vous voulez vous reposer un moment en attendant les résul tats, il y a une chambre libre au deuxième étage. Je peux demander à une infirmière de vous apporter un plateau-repas?
Nathan accepta. Il récupéra ses habits, monta à l'étage et se rhabilla dans la pièce indiquée, avant de s'écrouler sur le ht.
La première chose qu'il vit, ce fut le sourire de Mallory.
Mallory était lumière. Mallory était solaire. Toujours pleine d'énergie et de gaieté. Très sociable, alors que Nathan avait un problème de ce côté-là. À une époque, ils avaient fait repeindre leur appartement et il était resté plusieurs jours sans adresser la parole au peintre alors qu'il avait fallu moins d'une heure à Mallory pour 79
connaître l'essentiel de sa vie : depuis la ville dans laquelle il était né jusqu'au prénom de ses enfants.
Nathan ne méprisait pas les gens, au contraire, mais la plupart du temps il ne savait pas leur parler. C'est vrai qu'il n'était pas précisément un « marrant ». Mallory était, par nature, quelqu'un de positif qui faisait confiance aux autres. Lui n'était pas positif. À la différence de sa femme, il ne se faisait pas d'illusions sur la nature de l'homme.
Malgré des caractères opposés, leur couple avait connu des années de bonheur profond. Us avaient tous les deux su faire des compromis. Bien sûr, Nathan consacrait beaucoup de temps à son travail mais Mallory l'acceptait Elle comprenait son besoin de gravir les échelons de l'échelle sociale. En échange, Nathan ne critiquait jamais les engagements militants de sa femme, même s'il les jugeait parfois très naïfs ou folkloriques.
La naissance de Bonnie avait encore prolongé et amplifié leur entente.
Au fond de lui, il avait toujours pensé que son mariage serait à jamais préservé d'une séparation.
Pourtant ils avaient fini par s'éloigner l'un de l'autre.
Le travail y était pour beaucoup, de plus en plus prenant avec les nouvelles responsabilités qu'il avait obtenues.
La grande faille dans leur couple avait été le manque de disponibilité, il le savait bien.
Mais surtout, il y avait eu la mort de Sean, leur deuxième enfant, à l'âge de trois mois.
Ça s'était passé trois ans auparavant pendant l'hiver, au tout début de février.
Pour des raisons obscures, Mallory refusait d'employer quelqu'un pour s'occuper des enfants. D aurait pourtant été si facile de faire garder Bonnie et Sean par une de ces nourrices philippines, si nombreuses en Amérique. Tous ses collègues le faisaient Mais Mallory vous aurait expliqué que, pour venir éle-80
ver les gosses des riches Américains, ces femmes étaient obligées de quitter leur pays et leurs propres enfants. Si la libération de la femme du Nord passait par l'asservissement de celle du Sud, alors elle, Mallory Wexler, préférait encore s'en passer. C'était aux parents de s'occuper de leurs enfants et à personne d'autre. Les pères n'avaient qu'à participer davantage à l'éducation, voilà tout Si vous aviez le malheur de protester, en montrant par A + B que la nourrice philippine en question recevait pour ses services une somme non négligeable qu'elle pourrait renvoyer dans son pays pour financer les études de ses enfants, vous passiez alors pour un horrible néo-colonisateur et elle se mettait à développer d'autres discours engagés qui vous faisaient regretter de vous être aventuré sur ce terrain.
Cet après-midi-là, il avait quitté son bureau plus tôt Mallory avait prévu de faire sa visite mensuelle à ses parents. Généralement, elle emmenait Bonnie avec elle mais comme la petite souffrait d'une angine, il avait été décidé qu'elle serait dispensée du voyage et resterait à New York avec son père.
Mallory prenait l'avion de six heures du soir. Nathan l'avait croisée sur le pas de la porte. Elle l'avait rapidement embrassé après lui avoir lancé quelque chose du genre : «
Je t'ai tout préparé ; tu n'auras qu'à réchauffer les biberons au micro-ondes. Et n'oublie pas de lui faire faire son rot... »
Il s'était donc retrouvé seul avec les deux enfants.
Pour Bonnie, il avait son arme secrète : une cassette vidéo de La Belle et le Clochard. Dans une de ses lubies, Mallory avait en effet décidé de boycotter la firme Disney sous le prétexte que Mickey Mouse faisait fabriquer ses produits dérivés en Chine ou en Haïti par des sous-traitants qui ne se gênaient pas pour exploiter des enfants. Mais cet acte citoyen n'était pas du goût de 81
Bonnie qui se voyait privée de beaucoup de dessins animés.
Son père lui avait donc donné la cassette après lui avoir fait jurer qu'elle ne dirait rien à sa mère et elle s'en était allée toute contente visionner son film dans le salon.
Nathan avait installé Sean dans son berceau qu'il avait placé à côté de son bureau. C'était un bébé tranquille et en bonne santé. Il avait bu un biberon vers dix-neuf heures puis s'était rendormi. En temps normal, Nathan adorait s'occuper des enfants. L'ennui, c'est que, ce soir-là, il n'avait pas vraiment le temps d'apprécier. Il travaillait sur une affaire importante et difficile. On ne lui confiait plus que les affaires importantes et difficiles d'ailleurs, ce qui l'obligeait à ramener de plus en plus de dossiers à la maison. Il s'en sortait, mais difficilement.
Après son dessin animé, Bonnie avait réclamé à manger (des spaghettis bien entendu : après La Belle et le Clochard, que pouvait-on manger d'autre?). Il lui avait préparé son repas mais n'avait pas pu dîner avec elle.
Ensuite, elle était allée se coucher sans faire d'histoires.
H avait travaillé à plein régime pendant les quatre heures suivantes puis avait donné un dernier biberon à Sean sur le coup de minuit, avant d'aller lui-même se coucher. Il était fourbu et voulait se lever tôt le lendemain. Sean était une véritable horloge. À son âge, il faisait déjà ses nuits, si bien que Nathan était persuadé qu'il pourrait dormir au moins jusqu'à six heures.
Oui mais voilà, le lendemain matin, c'est le corps sans vie de son fils, couché sur le ventre, qu'il avait retrouvé dans le berceau. Au moment de soulever ce petit être encore si léger, il avait remarqué le drap taché d'un peu de mousse rose. Une sensation d'horreur l'avait traversé et il avait compris immédiatement
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La mort avait été silencieuse, il en était persuadé.
Nathan avait le sommeil léger et il n'avait entendu aucun pleur, aucun cri.
Aujourd'hui, la mort subite du nourrisson est bien connue. Comme tous les parents, Mallory et lui avaient été prévenus des méfaits de la position ventrale sur le sommeil des enfants et ils avaient toujours suivi les recommandations du pédiatre de coucher Sean sur le dos...
Ils avaient aussi veillé à ce que le visage du bébé reste dégagé et à l'air libre, à ce que la température de la chambre ne soit jamais trop élevée (Mallory avait fait installer un thermostat sophistiqué qui maintenait la température à 20 °C), à ce que le matelas soit ferme (ils avaient acheté le plus cher, avec toutes les normes de sécurité). Comment être de meilleurs parents?
On lui avait posé la question plusieurs fois : avait-il bien couché le bébé sur le dos? Mais oui! Oui! Comme d'habitude. C'était ce qu'il avait dit Mais en fait, il ne se souvenait pas précisément du moment où il l'avait couché.
0 ne revoyait pas la scène mentalement Tout ce dont il se souvenait avec précision, c'était que, lors de cette soirée maudite, il avait été complètement absorbé par son travail. Par ce putain de dossier à propos d'un rapprochement
financier
entre
deux
compagnies
aériennes.
De sa vie de père, il n'avait jamais couché un de ses enfants sur le ventre ou même sur le côté. Pourquoi l'aurait-il fait ce soir-là? C'était impossible. Il savait qu'il ne l'avait pas fait, mais il n'avait pas le souvenir précis du moment où il avait couché son fils. Et cette incertitude le rongeait et augmentait son sentiment de culpabilité.
Puis, à son tour, Mallory s'était inventé une chimère en culpabilisant parce qu'elle n'avait pas allaité son deuxième enfant Comme si cela aurait changé quelque chose!
83
Pourquoi son couple avait-il explosé après cette épreuve au lieu de se renforcer? Il était incapable de répondre clairement à cette question qu'il se posait jour après jour. D'expliquer ce besoin d'éloignement qui les avait saisis l'un et l'autre.
Ça s'était fait comme ça. Relativement vite. Être avec elle était tout à coup devenu insupportable. Comment vivre sous son regard qui, inconsciemment, l'accusait peut-être de la mort de Sean? Rentrer chez soi pour parler de quoi ? Revenir encore sur le passé ? « Tu te souviens comme il était beau? Tu te souviens comme on l'a attendu
? Comme on en était fiers ? Tu te souviens de l'endroit où on l'a conçu? Dans le chalet de cette station de ski des White Mountains... Tu te souviens... Tu te souviens... »
TL ne savait plus quoi répondre à ses questions : «Est-ce que tu crois qu'il est quelque part au ciel, Nathan?
Est-ce que tu crois qu'il y a autre chose après ? »
Il n'en savait rien. Il ne croyait en rien.
Il ne restait plus en lui que cette plaie béante, ce chagrin sans fin, ce sentiment terrifiant d'avoir abandonné son enfant.
Il avait été désemparé, brisé. Pendant longtemps, sa détresse avait été si intense qu'il n'avait plus eu de goût pour rien, puisque rien ne pourrait jamais ressusciter son bébé.
Pour continuer à vivre, il s'était alors retranché dans le travail. Mais au bureau, partout où il mettait les pieds, on lui posait toujours la même question : comment va ta femme?
Toujours sa femme.
Et lui? Sa peine à lui. Qui s'en souciait? Jamais on ne lui avait demandé comment il allait, lui. Comment il vivait tout ça. On le croyait fort. A tough man. C'était bien ce qu'il était dans sa profession, non? Un dur, un 84
carnassier, un impitoyable qui n'avait pas droit aux larmes et au désespoir.
Nathan ouvrit les yeux et se leva en sursaut Il savait qu'il ne guérirait jamais de cette déchirure. Certains jours, bien sûr, il lui arrivait de passer des moments précieux avec sa fille, de prendre plaisir à faire du sport, de sourire à une blague d'un collaborateur. Mais, même dans ces moments-là, la blessure du souvenir de Sean ne le quittait pas.
Une heure plus tard
Assis dans un fauteuil en face du docteur Bowly, Nathan contemplait un cadre doré qui protégeait une espèce de parchemin avec une traduction latine d'une phrase d'Hippocrate :
Vita brevis, ars longa, experimentum periculosum, judicium difficile.
— La vie est brève, l'art est long, l'expérience dangereuse, le jugement difficile, traduisit le médecin. Ça veut dire que...
— Je comprends très bien ce que ça veut dire, le coupa Nathan. Je suis diplômé en droit, pas l'une des pop-stars à la mode qui viennent ici pour se faire désintoxiquer.
— Bon, bon, très bien, fit le médecin échaudé.
Il lui tendit un petit document d'une trentaine de pages qui portait la mention RAPPORT MÉDICAL.
Nathan feuilleta quelques pages sans les lire vraiment, leva la tête vers Bowly et demanda avec appréhension :
— Alors?
Le médecin respira plusieurs fois pour faire durer le suspense.
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Ce type est un vrai sadique.
Il se racla la gorge et avala sa salive.
Alors vas-y, dis-le-moi que je vais crever/
— Ma foi, vous n'allez pas mourir demain matin. Il n'y a rien d'alarmant dans votre bilan.
— Vous... vous êtes sûr? Mais mon cœur...
— Vous n'avez pas d'hypertension artérielle.
— Mon taux de cholestérol?
Bowly secoua la tête.
— Rien de grave : votre dosage en LDL, le mauvais cholestérol, n'est pas inquiétant
— Et cette douleur à la poitrine?
— Pas grand-chose : le cardiologue pencherait, au pire, pour une angine de poitrine larvée due à un stress intense.
— Il n'y a pas de risque d'infarctus?
— C'est très improbable. Je vous laisse quand même un spray à base de trinitrine, au cas où. Mais ça devrait cesser avec du repos.
Nathan s'empara du médicament que lui tendait Bowly. Il était à deux doigts de l'embrasser. Il se sentait comme délesté d'un poids de trois tonnes.
Le médecin lui détailla longuement tous les résultats des différents examens mais Nathan ne l'écoutait plus. Il savait l'essentiel : il n'allait pas mourir tout de suite.
Une fois dans la voiture, il relut attentivement toutes les conclusions de chacune des parties du rapport médical. Pas de doute : il était en parfaite santé. Il s'était même rarement senti aussi bien. En quelques minutes, son moral était remonté en flèche.
Il regarda sa montre. Avait-il réellement besoin de ces jours de congé? Maintenant qu'il était rassuré, ne ferait-il pas mieux de retourner au travail ? Nathan Del Amico revient aux commandes. Abby, apportez-moi le dossier Rightby's et réactivez tous mes rendez-vous.
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Est-ce que vous pourriez rester un peu plus tard ce soir, on va en mettre un bon coup!
Non. Ça allait mieux mais il ne fallait pas griller les étapes. Il était suffisamment lucide pour voir que quelque chose ne tournait pas rond. Et il voulait vraiment aller chercher Bonnie.
H démarra le 4 x 4 et prit la direction de Central Park West
Il avait envie d'alcool et de cigarettes. D fouilla dans la poche de son costume et mit la main sur son paquet d'où il sortit deux cigarettes. « Je n'en allume jamais, elles ne sont là que pour occuper mes mains », s'imita-t-il maladroitement Sur ce, il alluma les deux cigarettes en même temps et partit dans un grand éclat de rire. La mort n'était pas encore pour aujourd'hui
8
Nous sommes donc tout seuls dans l'obscurité de cette vie?
Dialogue du film Abyss, de
James Cameron
Une fois chez lui, il se prépara des pâtes. Des penne rigatte au basilic et au parmesan qu'il accompagna d'une bouteille de vin californien. Après avoir mangé, il prit à nouveau une douche, enfila un pull en cachemire à col roulé et mit un costume élégant.
Il retourna au garage, laissa le 4 x 4 à sa place pour reprendre son coupé. Ah, il revivait 1 Demain, il retournerait courir dans le parc, puis il demanderait à Peter de lui trouver des places pour un bon match de basket au Madison Square Garden. Dans la boîte à gants, il fouilla parmi une dizaine de CD qu'il aimait bien écouter en conduisant. Il mit dans le lecteur un album d'Eric Clapton et apprécia en connaisseur le riff inoubliable de Layla.
Ça, c'était de la vraie musique !
Voilà ce qu'il allait faire pendant ces quelques jours de vacances : consacrer du temps à des choses qu'il aimait vraiment. Il avait de l'argent, il vivait dans l'une des plus belles villes du monde, la vie aurait pu être pire.
Nathan était soulagé. Vraiment. Cette fois, il devait bien avouer qu'il avait eu peur. Mais à présent, il ne ressentait plus la moindre douleur. Voilà. C'était seulement un peu de stress. Le tribut qu'il avait dû payer à la vie moderne, et c'est tout.
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Après avoir augmenté le volume de la radio, il ouvrit la fenêtre et lança un petit cri vers le ciel pendant que le V6
vrombissait Bien conscient d'avoir un peu abusé du chardonnay californien, il s'obligea à ralentir. Ce n'était pas le moment d'avoir un accident
H mit sa voiture sur le ferry et gagna le centre chirurgical qu'il avait visité la veille. Mais le docteur Goodrich était absent
— À cette heure-ci, vous le trouverez dans l'unité de soins palliatifs, le renseigna l'hôtesse de l'entrée en lui griffonnant une adresse sur un Post-it
Nathan ressortit en trombe. Il tenait absolument à ce que Garrett soit au courant des résultats de son check-up.
Cinq minutes plus tard, il était devant le bâtiment de l'unité de soins, un bel immeuble de granite rose entouré de verdure.
En poussant la porte du rez-de-chaussée, il ressentit une impression étrange. En fait, l'endroit ne ressemblait pas vraiment à une structure médicale. H n'y avait ici ni appareils de soins compliqués ni l'agitation qui règne traditionnellement dans les hôpitaux. Un grand sapin avec des décorations traditionnelles trônait dans le hall d'entrée.
Au
pied
de
l'arbre,
quelques
paquets-cadeaux
commençaient à s'accumuler. Nathan s'avança vers une large porte-fenêtre qui donnait sur un petit parc tout illuminé et recouvert de neige. La nuit était déjà tombée et quelques flocons blancs virevoltaient dans l'air. Il s'éloigna de la fenêtre pour emprunter un couloir menant à une grande salle commune aux murs tapissés d'étoffes pourpres et dorées. De petites bougies étaient posées un peu partout à travers la pièce, comme des balises, tandis que des chants sacrés d'une beauté inouïe étaient diffusés en sourdine. Autant d'éléments qui contribuaient à créer en ce lieu un environnement apaisé et sécurisant.
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Du côté du personnel, tout le monde semblait affairé à une tâche, si bien que personne ne fît vraiment attention à lui
Nathan s'abîma un moment dans la contemplation d'une femme encore jeune, assise dans un fauteuil roulant Son corps était décharné et sa tête penchait sur le côté dans une position désespérément figée. Un membre du personnel médical lui donnait de petites cuillerées de potage tout en lui commentant le programme qui passait à la télé. C'était un dessin animé.
Nathan sentit une main s'abattre sur son épaule.
— Salut, Del Amico, fit simplement Goodrich sans être plus surpris que ça de le voir. Alors, vous venez nous rendre une petite visite?
— Ça a l'air impressionnant, Garrett Je n'étais jamais venu dans une structure de ce genre.
Le médecin lui fit visiter les lieux. L'établissement comptait une centaine de lits qui accueillaient des patients atteints de maladies incurables, le plus souvent un cancer en phase terminale, le sida ou des maladies neurologiques. Beaucoup étaient dégradés physiquement et au début l'avocat eut du mal à soutenir leur regard.
Au détour d'un couloir, il osa demander à Goodrich :
— Est-ce que les malades savent que...?
— Qu'ils vont mourir? Bien entendu. Ici, nous ne leur mentons pas : la dernière heure ne doit pas être celle du mensonge.
Avec Nathan dans son sillage, Garrett termina sa tournée du soir. H était enjoué et rassurant, prenant chaque fois le temps d'échanger quelques propos personnels avec chacun des malades. Le plus souvent, la discussion ne tournait pas autour de la maladie : il demandait des nouvelles de la famille ou des amis pour ceux qui avaient reçu de la visite. Avec les autres, il 90
était prêt à commenter - parfois longuement - les derniers résultats sportifs, la météo ou les événements internationaux. C'était un orateur hors pair qui maniait l'humour avec beaucoup d'aisance. Même les malades les moins faciles finissaient généralement par se dérider et il était rare qu'il quitte une chambre sans recevoir un sourire.
Ce type aurait fait un avocat redoutable, pensa Nathan.
La visite dans le service de soins était bouleversante, mais l'atmosphère lui sembla moins morbide qu'il ne l'aurait imaginé, comme si on avait pu congédier la mort temporairement, tout en sachant pertinemment qu'elle reviendrait rôder d'ici peu.
Goodrich lui présenta quelques-uns des nombreux bénévoles qui intervenaient dans le service. Nathan était sincèrement admiratif devant ces gens qui donnaient une partie de leur temps aux autres et Û ne put s'empêcher de penser à sa femme. Il la connaissait bien, il savait qu'elle aurait été à l'aise ici, qu'elle aurait été capable d'insuffler de la lumière et de l'optimisme aux malades. Il aurait voulu ressentir lui aussi cette empathie avec les gens, mais il n'avait jamais su aller vers les autres.
Malgré tout, pour ne pas être la seule personne oisive de l'établissement, il parcourut différentes chambres en proposant timidement son aide : il discuta d'une émission de télé avec un jeune photographe atteint du sida et aida un vieil homme qui avait subi une trachéotomie à prendre son repas.
À la dernière cuillère de compote, Nathan se rendit compte que sa main était agitée d'un léger tremblement Les quintes de toux et les raclements de gorge du patient l'effrayaient et le mettaient mal à Taise. Il était incapable de maîtriser son émotion devant tant de souffrance. Il faillit s'excuser auprès du vieil homme
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mais celui-ci fît semblant de ne pas remarquer sa gêne. Il le remercia d'un sourire puis ferma les yeux.
Goodrich entra dans la pièce à ce moment-là. H
remarqua le trouble de Nathan.
— Vous vous en sortez, Del Amico?
L'avocat ignora la question. Son regard restait rivé sur le visage étonnamment paisible du mourant
— Pourquoi cet homme semble-t-il ne pas avoir peur? demanda-t-il tout bas en s'éloignant Garrett ôta ses lunettes et se massa les yeux tout en réfléchissant à la réponse qu'il pourrait bien donner à une telle question.
— Gil est l'un de nos plus anciens pensionnaires. H est déjà relativement âgé et a accepté lucidement sa maladie. Ça lui a laissé le temps d'entreprendre des démarches pour faire ses adieux et se mettre en paix.
— Je ne serai jamais comme ça, constata Nathan.
— Vous connaissez la maxime : «Tu cesseras de craindre si tu as cessé d'espérer»? Eh bien, elle s'applique ici : la peur de la mort diminue lorsqu'on en a fini avec les projets.
— Comment peut-on ne plus rien attendre?
— Disons que Gil n'attend plus qu'une dernière chose, répondit le médecin d'un ton fataliste. Mais ne vous y trompez pas : tous les mourants ne partent pas aussi apaisés que lui. Nombreux sont ceux qui meurent en colère, totalement révoltés contre leur maladie.
— Ceux-là, je les comprends mieux, affirma Nathan sans surprise.
Un voile de tristesse recouvrit soudain son visage.
Garrett l'apostropha :
— Allez, ne faites pas cette tête, Del Amico 1 Ces gens-là ont besoin d'un amour inconditionnel et de compréhension, pas d'apitoiement N'oubliez pas que c'est une période un peu spéciale : la plupart des malades qui sont ici savent que ce sera leur dernier Noël.
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— Est-ce que vous me comptez dans le lot?
demanda l'avocat de façon provocante.
— Qui peut le dire? fît Goodrich en haussant les épaules.
Nathan préféra ne pas s'attarder sur le sujet. Une question lui trottait dans la tête :
— N'est-ce pas frustrant pour un médecin comme vous?
— Vous voulez dire... de ne pas pouvoir guérir ces gens?
Nathan hocha la tête.
— Non, répondit Goodrich. Au contraire : c'est sti mulant parce que c'est difficile. Ce n'est pas parce qu'on ne peut plus guérir qu'on ne peut plus soigner.
La chirurgie est quelque chose qui requiert beaucoup de technique mais qui ne fait pas appel au cœur. Ici c'est différent. Nous accompagnons les malades dans leurs derniers instants. Ça peut paraître dérisoire mais c'est déjà beaucoup, vous savez. Et à vrai dire, il est plus facile de charcuter une personne sur la table d'opération que de cheminer avec elle vers des endroits obscurs.
— Mais en quoi consiste cet accompagnement?
Goodrich écarta les bras :
— C'est à la fois très compliqué et très simple : vous pouvez faire la lecture au malade, l'aider à se coiffer, lui remonter son oreiller, l'emmener se promener dans le parc... Mais le plus souvent vous ne faites rien. Vous restez là avec lui pour partager sa souffrance et sa peur.
Vous êtes simplement disponible et à l'écoute.
— Je ne comprends toujours pas comment on peut se résoudre à accepter la fin.
— Nier la mort n'est pas une solution ! En supprimant la plupart des rites de passage vers l'autre monde, notre société en a fait un sujet tabou. C'est pour ça que les gens se retrouvent désemparés lorsqu'ils y sont confrontés 1
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Le médecin laissa passer quelques secondes avant d'ajouter :
— Pourtant, la mort n'est pas une anomalie.
Il avait prononcé ces dernières paroles avec force, comme s'il essayait de se convaincre lui-même.
Les deux hommes étaient maintenant de retour dans le hall d'entrée. Nathan commença à boutonner son manteau. Mais avant de partir, il avait une dernière chose à dire :
— Que ce soit bien clair, Garrett : je ne vous crois absolument pas.
— Pardon?
'
— Tout ce que vous m'avez dit, tout votre baratin à propos de la mort et des Messagers. Je n'en crois pas un mot.
Goodrich ne parut pas surpris.
— Oh! je vous comprends : quelqu'un qui pense maîtriser son existence n'a pas envie qu'on le bouscule dans ses certitudes.
— Par ailleurs, je tenais à vous faire savoir que je suis en excellente santé. Désolé pour vous, mais je crois que vous vous êtes gouré : je ne suis pas du tout mourant.
— Ravi de l'apprendre.
— J'ai même pris quelques jours de vacances.
— Profitez-en bien.
— Vous m'agacez, Garrett
Nathan appuya sur le bouton pour appeler l'ascenseur.
Goodrich était toujours à côté de lui et le regardait comme s'il cherchait à l'évaluer. Enfin, il se décida :
— Je pense que vous devriez rendre visite à Candice.
Nathan soupira.
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— Qui est Candice?
— Une jeune femme de Staten Island. Elle travaille comme serveuse au Dolce Vita, un coffee shop du centre de St George où je m'arrête parfois pour prendre un café le matin.
L'avocat haussa les épaules.
— Et alors?
— Vous m'avez très bien compris, Nathan.
D'un seul coup, ce fut comme si le souvenir de Kevin lui sautait au visage.
— Vous voulez dire qu'elle va...
Garrett approuva d'un signe de tête.
— Je ne vous crois pas. Vous êtes passé devant cette femme et d'un seul coup, comme ça, vous avez eu une révélation?
Garrett ne répondit rien. Del Amico continua sur sa lancée :
— Et comment ça se passe, concrètement? Est-ce que sa tête se met à clignoter au milieu de la foule sur l'air de La Marche funèbre!
— Vous ne croyez pas si bien dire, opina Goodrich d'un air triste. Il y a parfois une espèce de lumière blanche que vous êtes le seul à percevoir. Mais ce n'est pas le plus important
— Qu'est-ce qui est le plus important?
— C'est ce que vous sentez au fond de vous. D'un seul coup, vous savez; vous êtes persuadé que cette personne n'a plus que quelques semaines à vivre.
— Je pense que vous êtes dangereux.
— Et moi, je pense que vous devriez rendre visite à Candice, répéta simplement Garrett
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Vois comme cette petite chandelle répand au loin sa lumière!
Ainsi rayonne une bonne action dans un monde malveillant Shakespeare
12 décembre
Le Dolce Vim Cafe était situé dans l'une des rues les plus commerciales de St George.
À huit heures du matin, l'endroit était très animé.
Devant le comptoir, deux files s'étiraient sur une bonne longueur mais, comme le service était rapide, l'attente ne s'éternisait pas. À cette heure-ci, la plupart des clients étaient des habitués, le plus souvent des personnes travaillant dans le quartier, qui venaient en coup de vent commander un cappuccino ou un doma.
Nathan choisit de s'installer à une table près de la fenêtre et attendit qu'on vienne prendre sa commande. Il repéra d'un coup d'oeil les membres du personnel : deux employées s'occupaient des commandes à emporter et deux autres des clients en salle. Laquelle était Candice?
Goodrich avait parlé d'une jeune femme mais sans donner plus de précisions.
— Qu'est-ce que je vous sers, monsieur?
La serveuse qui venait de lui poser cette question était une femme rousse au visage fatigué. Elle avait largement dépassé la quarantaine et le badge épingle sur sa poitrine indiquait qu'elle s'appelait Ellen.
Û opta pour la formule petit déjeuner complet qu'elle lui apporta presque instantanément
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Tout en sirotant son café, il détailla les serveuses du comptoir. La première, une brune aux lèvres siliconées et au maquillage gothique, devait avoir à peine vingt ans. Elle attirait beaucoup de regards masculins avec sa poitrine opulente qu'elle s'appliquait à mettre en avant On sentait bien qu'elle jouait avec son image, en donnant à chacun de ses gestes une sorte de lascivité provocante. L'autre était plus discrète, sans doute un peu plus âgée, de petite taille avec des cheveux blonds coupés court Rapide et efficace, elle était capable de servir deux clients quand sa voisine n'en satisfaisait qu'un. Il n'y avait rien d'aguichant dans sa tenue. Cétait une fille sympathique, d'allure ordinaire sans être vulgaire.
D'instinct, Nathan sut que c'était elle. Pour en avoir confirmation, fl alla prendre des serviettes en papier dans un présentoir chromé près des caisses. Il s'approcha le plus près possible, assez près en tout cas pour avoir le temps de lire à la dérobée le badge de la serveuse blonde.
Elle s'appelait Candice Cook.
Il resta dans le coffee shop pendant une demi-heure puis commença à se demander ce qu'il faisait là. Hier, il avait pris la ferme résolution d'oublier les élucubrations de Goodrich.
Et pourtant, ce matin, il n'avait pas hésité longtemps avant de revenir vers Staten Island. Quelque chose d'inconnu en lui l'y avait poussé. Était-ce la curiosité? L'euphorie de se savoir en bonne santé? Ou la crainte que Goodrich soit plus fort que les médecins? Un mélange de tout ça sans doute. Garrett avait le chic pour le mettre dans de beaux draps! Il faut dire que depuis le suicide de Kevin, une certaine gravité s'était emparée de lui H sentait planer partout l'imminence d'un danger, pour lui et pour les autres.
Cétait pour cela qu'il voulait garder un œil sur Candice.
Mais fl ne pou-
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vait pas rester ici toute la matinée. Il avait terminé son petit déjeuner depuis longtemps et on allait finir par repérer son manège. De toute façon, que pouvait-il vraiment arriver à la jeune femme dans ce quartier tranquille?
Il sortit dans la rue. Machinalement, il acheta le Wall Street Journal puis traîna dans quelques Magasins du centre. Il en profita pour faire ses courses de Noël, loin de l'agitation de Manhattan. Cela se résumait en fait à peu de chose : quelques partitions et un logiciel de musique pour Bonnie, une bouteille de bon vin français pour Abby et un coupe-cigare pour cet enfoiré de Jordan. Inutile d'acheter quelque chose pour Mallory : elle ne l'accepterait pas et cela créerait une nouvelle gêne entre eux.
Il regagna le 4 x 4 - moins voyant que la Jaguar- garé en face du café. En passant, il jeta un œil à travers les baies vitrées : pas de problème, le flux de clients s'était ralenti mais Candice était toujours à son poste.
Bon, il n'allait pas attendre ici toute la matinée. Il inséra la clef de contact pour démarrer, mais se ravisa. H
n'arrivait pas à se décider, comme si quelque chose d'irrationnel lui conseillait de ne pas s'éloigner. Il écouta donc son instinct et déplia son journal D avait tout d'un détective en planque.
À onze heures trente, son téléphone cellulaire sonna.
— Salut, p'pa.
— Bonnie? Tu n'es pas à l'école?
— Y a pas classe aujourd'hui, fis utilisent l'école pour un exercice de sécurité.
— Qu'est-ce que tu fais?
— Je suis en train de prendre mon petit déj, répondit-elle en bâillant N'oublie pas qu'il n'est que huit heures ici.
— Où est maman?
— Encore sous la douche.
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Bonnie avait la permission d'appeler son père quand elle en avait envie. C'était une règle établie entre Mal-lory et lui D l'entendit à nouveau bâiller au bout du fil
— Tu t'es couchée tard?
— Ouais, Vince nous a emmenées au cinéma hier soir.
Cela lui fit l'effet d'une décharge électrique. Depuis quelques mois, sa femme revoyait occasionnellement un ancien copain, Vince Tyler, avec qui elle était plus ou moins sortie pendant sa première année de fac. Vince était le fils d'une riche famille californienne qui fréquentait les Wexler depuis longtemps. D'après ce qu'en avait compris Nathan, U vivait des dividendes que lui rapportaient les actions d'une entreprise de cosmétiques héritée de ses parents. Divorcé depuis quelques années, il avait recommencé à croire en ses chances auprès de Mallory lorsqu'elle s'était installée à San Diego.
Nathan détestait tout ce que représentait Tyler. Et c'était réciproque.
Pourtant, chaque fois que sa fille lui en parlait, il prenait soin de ne pas le déprécier, au cas où Mallory eût vraiment l'intention de refaire sa vie avec lui. Bonnie, qui avait mal vécu la séparation de ses parents, avait tendance à devenir très agressive dès qu'un homme approchait de sa mère. Ce n'était pas la peine d'en rajouter avec des querelles d'adultes.
— Tu as passé une bonne soirée? demanda-t-iL
— Tu sais bien que je n'aime pas Vince.
Tu as cent fois raison, ma chérie.