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L’univers m’embarrasse et je ne puis songer
Que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger
Voltaire
12 h 1
Le taxi se traînait à l'entrée du pont de Brooklyn.
__ Plus vite ! ordonna Sam.
Le chauffeur haussa les épaules en désignant la file de voitures qui roulaient au pas en raison du mauvais temps.
Pour la deuxième fois en une semaine, New York s'apprêtait à essuyer une violente tempête de neige. Le vent soufflait en rafales et à voir les nuages noirs qui s'amoncelaient au-dessus des gratte-ciel, on avait du mal à croire que le début de matinée ait pu être ensoleillé.
A l'arrière du véhicule, Sam fouilla dans sa poche pour attraper son paquet de cigarettes. Il n'en restait qu'une.
La dernière cigarette du condamné, pensa-t-il en l'allumant
Le chauffeur le rappela à l'ordre en désignant un panneau No Smocking.
— Please, sir !
Sam baissa la vitre sans éteindre sa cigarette pour autant
La confession de Shake l'avait fortement ébranlé, mais elle avait aussi éclairci bien des choses : c'est lui qui avait tué Grâce et il allait mourir à son tour. Si cette révélation l'inondait de douleur, il comprenait en même temps que le prix à payer était à la mesure de son crime. Ainsi, Grace était revenue pour se venger. Cela paraissait logique, encore fallait-il qu'il en ait le cœur net.
— Est-ce que vous avez un portable ? demanda-t-il chauffeur.
— Portable ? répéta le Pakistanais en faisant semblant de ne pas comprendre.
— Ouais, un téléphone cellulaire, expliqua Sam.
Sam soupira, puis sortit un billet de vingt dollars de son portefeuille qu'il plaqua contre la vitre du conducteur.
— Juste un appel !
Le chauffeur attrapa le billet et lui tendit un petit téléphone chromé qui venait d'apparaître miraculeusement dans la boîte à gants.
Lorsque l'argent précède, toutes les portes s'ouvrent, récita Sam en attrapant l'appareil.
Il composa son propre numéro et, comme prévu, c'est Grace qui répondit :
— Vous n'avez pas oublié notre rendez-vous, Sam...
— Ne vous inquiétez pas...
Il était en colère contre elle et le lui fit sentir :
— Vous saviez que ça finirait comme ça, n'est-ce pas ?
— De quoi parlez-vous ?
— Toute cette histoire à propos de Juliette, c'était un prétexte, une façon de m'attirer à vous. Dès le début, vous étiez là pour moi, pour vous venger...
— Mais me venger de quoi, Sam ?
Troublé, le médecin regarda à travers la vitre. Le ciel était gris comme de la cendre et la neige tombait maintenant à gros flocons. Grace feignait-elle l'étonnement ou ignorait-elle vraiment qui l'avait tuée ? Il insista :
— Arrêtez votre cinéma, vous savez très bien pourquoi c'est vous qu'on a choisie pour cette mission.
— Non ! jura-t-elle.
A la force de son démenti, Sam comprit alors avec effroi que Grace ne mentait pas et que c'est lui qui allait devoir le lui dire.
Mais il ne savait comment s'y prendre. Pas comme ça ! Pas au téléphone ! II aurait aimé avoir Grâce en face de lui pour accrocher son regard, mais il ne pouvait se permettre d'attendre. Alors, la voix tremblante, il se lança :
— L'homme qui vous a tiré dessus, il y a dix ans..., l'homme qui est responsable de votre mort et de tous les malheurs qui ont atteint vos proches...
Il s'interrompit quelques secondes, comme pour reprendre sa respiration, avant d'enfin lui avouer :
— Cet homme... c'était moi.
Comme elle restait silencieuse, il ajouta :
— J'ai voulu tirer sur Dustface pour essayer de vous sauver et je l'ai raté.
Sam perçut un souffle à l'autre bout du fil.
— Je suis désolé, Grâce ! Désolé pour tout ce qui vous est arrivé !
Le souffle s'accéléra et se chargea de sanglots. Même si Grâce ne disait rien, Sam pouvait sentir son désarroi. Il répéta simplement : « Désolé ».
Puis la communication fut coupée.
12 h 7
À cause de la neige, le taxi était maintenant bloqué à l'entrée de Manhattan. Toutes les voitures roulaient pare-chocs contre pare-chocs dans un concert de klaxons. Sam avait essayé de rappeler Grâce mais elle avait éteint le portable. Il consulta sa montre : il avait encore un peu de temps jusqu'à 13 heures. Au pire, si la circulation ne s'améliorait pas, il descendrait à l'une des stations de métro de downtown. Mais quelque chose d'autre le tourmentait : si Grâce n'était pas revenue pour se venger, n'avait-elle pas cédé trop facilement lorsqu'il avait proposé de prendre la place de Juliette ?
Il sentait qu'une pièce du puzzle lui échappait, même s'il ne savait pas laquelle. Pour ne rien arranger, un mal de crâne épouvantable le torturait depuis qu'il avait quitté Shake. Il plongea sa tête dans ses mains, boucha ses oreilles avec ses pouces et essaya de réfléchir diable est toujours dans les détails, il le savait Patiemment il passa en revue les événements marquants ces derniers jours : sa première rencontre avec Grâce dans Central Park, cet article de journal daté du lendemain qui annonçait que Juliette était vivante, leur discussion autour de ce destin implacable contre lequel il serait vain de lutter, le message d'outre-tombe délivré par Angela grâce à ses dessins, cet accident de téléphérique mentionné par une dépêche d'actualité sur ce site Internet fantôme, cette phrase sur laquelle Grâce avait insisté : il y a parfois des choses auxquelles on ne peut rien changer.
C'était cela qui le gênait : si l'on ne peut rien changer à l'ordre des choses, pourquoi Grâce avait-elle accepté de repartir avec lui plutôt qu'avec Juliette ? Ça ne collait pas.
Puis, soudain, un détail lui revint à l'esprit Lorsque Grâce lui avait montré la page web prédisant l'accident de téléphérique, il était presque sûr que l'heure mentionnée dans la dépêche était 12 h 30. Or, Grâce lui avait fixé rendez-vous à 13 heures !
Cette fois, tout concordait. Grâce l'avait manipulé en lui donnant volontairement une mauvaise heure. Elle avait bien compris qu'il n'abandonnerait jamais Juliette et qu'il ferait tout pour s'opposer à sa mort. Pour endormir sa vigilance, elle lui avait laissé croire qu'elle acceptait son sacrifice. Il lui avait fait confiance, mais elle n'avait pas tenu parole.
Et maintenant Juliette était en danger.
12 h 12
Si l'accident devait avoir lieu à 12 h 30, il ne lui restait même pas vingt minutes.
D'autorité, il récupéra le téléphone du taxi driver... Hé ! Vous aviez promis de ne faire qu'un appel ! Pour composer le numéro du portable de Juliette. Première sonnerie. Deuxième sonnerie. Troisième sonnerie.
« Bonjour, vous êtes bien sur le portable de Juliette Beaumont, laissez-moi un message et je vous... »
Putain de répondeur.
De nouveau, il consulta sa montre. Trop tard. Il ne pourrait jamais être là-bas à temps en un quart d'heure, même en prenant le métro.
Le taxi était toujours scotché dans la circulation et n'avait pas dépassé Astor Place à cause de la neige qui tombait de plus en plus dru. Paniqué, impuissant, Sam ne savait que faire. Il tendit un billet de cinquante dollars au chauffeur et sortit sur le trottoir. Une succession d'éclairs zébra soudain le ciel, accompagnée de coups de tonnerre. Il leva les yeux, surpris par cet orage de neige. Même le climat devenait fou aujourd'hui !
Il regarda autour de lui. Il fallait qu'il tente quelque chose, mais quoi ? Une petite moto tout terrain qui slalomait entre les voitures attira son attention. Sans réfléchir, il se jeta au milieu de la chaussée. Le motard pila juste devant lui. La roue arrière de la Suzuki glissa, la moto cala et tomba.
— Vous êtes malade ! hurla le pilote.
Sam s'avança vers lui, mais, au lieu de l'aider, il le projeta en arrière pour le déséquilibrer.
— Vraiment désolé, s'excusa-t-il, je n'ai pas le temps de vous expliquer.
— Espèce de con, elle est encore en rodage ! lui cria le pilote.
Légère et maniable, la moto se faufilait dans la circula, don à une vitesse impressionnante. Coup d'œil à droite coup d'œil à gauche : Sam se concentrait pour ne pas avoir d'accident À partir de maintenant, chaque seconde comptait Tout en restant attentif à sa conduite, il réfléchissait à ce qu'il allait faire. Il lui restait une chance de sauver Juliette à condition qu'il la retrouve sur-le-champ.
Elle lui avait dit qu'elle demeurerait chez Colleen jusqu'au début de l'après-midi. C'est là qu'il devait la chercher. Il se souvenait de l'adresse qu'elle lui avait donnée : un petit immeuble au bout de Morningside Park. Un regard dans le rétroviseur, le clignotant puis une accélération pour dépasser plusieurs voitures et foncer vers le nord.
Lorsqu'il avait eu seize ans, Shake avait acheté une vieille 125 et Sam l'avait aidé à la retaper. Pendant tout l'été, ils avaient fait de la moto en se chronométrant autour du quartier.
C'est à ça qu'il repensait tandis qu'il remontait Broadway, Columbus Circle et Central Park West...
En atteignant Morningside Park, il repéra facilement l'immeuble de Colleen. Un coup d'œil pour vérifier les noms sur les boîtes aux lettres lui indiqua le sixième étage. L'ascenseur ? Non, à pied. Malgré sa blessure, il monta les marches en quatrième vitesse, reprenant peu à peu espoir. Parvenu à la porte, il tambourina comme un forcené. Colleen, un pinceau à la main, portait un tee shift de l'université Columbia et une salopette en jean. Une longue tresse blonde dépassait de sa casquette de base-ball.
— Où est Juliette ? cria-t-il en la prenant par les épaules.
Elle le regarda comme s'il était un fou furieux.
— Mais qu'est-ce qui vous arrive, Sam ?
— OÙ EST JULIETTE ? répéta-t-il en la secouant.
— Elle est partie, dit-elle en le repoussant.
— Quand ?
— Il y a un quart d'heure. Quelqu'un est venu la chercher.
— Qui ?
— Je ne sais pas... Une femme. Juliette avait l'air de la connaître et elles sont sorties ensemble.
— Comment était cette femme ?
— Une brune, environ trente-cinq ans, avec une veste en cuir et...
Grace !
— Où sont-elles allées ?
— Aucune idée.
Merde !
Il redescendit les escaliers encore plus rapidement qu'il ne les avait montés. Hors d'haleine, il reprit la moto, direction le téléphérique.
Ses craintes s'avéraient fondées : Grâce était venue chercher Juliette pour l'emmener avec elle.
Les bras tétanisés sur le guidon, il roula aussi vite le pouvait. II s'était débarrassé de son manteau et le froid polaire lui gelait les os. Des flocons de neige s'attachaient à ses cheveux et virevoltaient devant ses yeux. Il devinait la route plus qu'il ne la voyait
Il contourna Central Park par le nord, puis redescendit le long de la Cinquième Avenue. Il venait de dépasser le MOMA lorsqu'il rétrograda pour s'engager dans ce qu'il pensait être un raccourci et qui se révéla être un sens unique. Il descendit la rue à contre-courant sur quelques dizaines de mètres, débordant plusieurs fois sur le trottoir et se faisant rappeler à l'ordre par de vigoureux coups de klaxon, avant de pouvoir reprendre sa course folle.
Le sol glissait comme une patinoire et il redoutait d'avoir à freiner.
Il déboucha sur Grand Army Plaza à plus de cent à l'heure. Là, le vent le déporta mais Sam réussit à garder son équilibre. Il fut pris en chasse par une voiture de police et décida de ne pas s'arrêter. Il y était presque. À peine venait-il d'obliquer vers l'est au niveau de la Trump Tower qu'une averse de grêle s'abattit sur la ville. En moins d'une minute, une grosse quantité de glace s'accumula sur le sol, bosselant les carrosseries, éclatant les pare-brise, causant d'importants dommages aux lampadaires et aux vitrines.
En une minute, la rue fut transformée en patinoire, et l'équilibre de la moto ne résista pas à ces conditions extrêmes. Sam tenta de freiner, l’engin dérapa et glissa sur plusieurs mètres avant de percuter une voiture à l’arrêt.
II se releva.
Son pantalon était déchiré, son coude était en sang et son épaule lui faisait atrocement mal. Mais il pouvait encore marcher. Il abandonna la moto sur le trottoir et parcourut les derniers cent mètres aussi vite que sa jambe le lui permit.
12 h 28
Sam déboula à l'embarcadère du téléphérique, au croisement de la Seconde Avenue et de la 60e Rue.
En temps normal, le tramway suspendu de Roosevelt Island reliait par les airs Manhattan à l'île Roosevelt, au milieu de l'East River. Cependant, à cause de la tempête, on avait déroulé un cordon de sécurité autour de la plateforme avec un large panneau jaune surmonté d'une tête de mort.
Pourtant, une dernière cabine s'apprêtait à quitter l'embarcadère pour faire le trajet à vide.
Sauf que cette cabine n'était pas vide...
D'où il était, Sam distinguait nettement la silhouette de deux passagers.
— Juliette ! Grace ! cria-t-il en s'avançant vers l'embarcadère.
— Il faut arrêter cette cabine ! hurla-t-il pour couvrir 1 bruit du vent et des grêlons.
Mais personne ne l'entendit.
Impuissant, il se laissa tomber à genoux, tout en ne quittant pas des yeux la cabine qui s'élevait vers le ciel...
Les coups de tonnerre succédaient aux éclairs. Inexplicablement, la grêle se mélangeait aux flocons de neige qui tombaient toujours en abondance. Le tram survola l'East Side pour culminer à plus de soixante-dix mètres au-dessus du siège des Nations unies.
Le cœur de Sam battait à tout rompre et pendant un moment, il tenta en vain de se rassurer. Et si Grâce avait inventé tout ça ? Après tout, pourquoi cette cabine aurait-elle un accident ? C'est insensé. Personne ne peut connaître le futur. Il ne va rien se passer du tout...
Il se laissait traverser par toutes ces questions lorsqu'un gros coup de vent heurta la nacelle de plein fouet et la déséquilibra. Le téléphérique dérailla de ses câbles porteurs et glissa sur plusieurs mètres avant de heurter un pylône dans un bruit de ferraille.
Il y eut une gerbe d'étincelles. Dans la cabine, les lumières grésillèrent, puis s'éteignirent. Pendant quelques instants, la nacelle sembla s'immobiliser, mais une nouvelle bourrasque acheva de la détacher pour la précipiter dans le fleuve.