CHAPITRE IX
Graymes battait la semelle sur le parking de l’hôtel bien avant l’aube. Il avait toute confiance en son ami Ben Marzouk, mais il se pouvait que le marchand ait rencontré des problèmes pour tout organiser en si peu de temps. Bien sûr, il serait toujours possible de recourir aux agences de location traditionnelles, le cas échéant, mais Graymes préférait une filière plus discrète. Il tenait beaucoup à ce que le moins de personnes possible apprennent sa présence à Tunis et, surtout, son départ en expédition. Même si, au fond de lui-même, il tenait pour probable qu’Al Rhazi en était déjà informé. La sensation étrange qu’il avait éprouvée la veille, quand il avait inspecté sa terrasse et pénétré à l’intérieur du pentacle…
Il fut soulagé en voyant deux phares surgir au bout de l’esplanade. Un vieux Simca rongé de rouille, sans doute récupéré aux surplus militaires, décrivit un gracieux demi-tour et vint se ranger devant lui. Il ne semblait plus tout jeune, mais sa robustesse inspirait encore confiance Ben Marzouk descendit, son doux sourire aux lèvres.
— Toujours aussi matinal, docteur ! Comment tu le trouves ? C’est une bonne mécanique. Si on l’abandonnait en plein désert, il serait capable de revenir tout seul à la maison. J’ai ajouté de l’équipement et du ravitaillement. En eau surtout.
— Merci, Ali. Je te revaudrai ça.
— Tu ne sais toujours pas conduire, hein ?
— Trop tard pour y songer. Mais je ne voyage pas seul.
Ben Marzouk eut une moue réprobatrice.
— J’ai pu prévenir mon ami, à Bordj Lisseri. Il s’appelle Habib. Il connaît tout le monde, là-bas. Il te trouvera des chevaux. Mais il était terrorisé à l’idée qu’on puisse s’aventurer jusqu’à Ksar Akhal. Il te faudra payer d’avance.
— Bon. Il fait encore nuit. Retourne chez toi.
Graymes donna une tape amicale sur l’épaule de son compagnon et rentra dans l’hôtel, avec l’intention de jeter la princesse hors de son lit douillet. Elle ne lui donna pas l’occasion de s’adonner à cette délicieuse corvée : elle était déjà dans le hall, sur le pied de guerre. Elle avait troqué ses tailleurs chics contre une tenue légère parfaitement adaptée au voyage. De toute évidence, elle avait l’habitude d’affronter ce type d’expéditions. Elle n’avait en outre chargé Laszlo que du strict nécessaire, ce qui dénotait son sens pratique. Graymes admit qu’il avait pu se tromper sur son compte.
— Départ, jeta-t-il.
En quelques minutes, le matériel fut chargé à bord du camion. Ali avait pris place au volant, Graymes s’étonna.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Tes… amis, docteur, ce grand baraqué et la diva, ils ont des têtes qui ne me reviennent pas. Tu auras besoin d’un bon chauffeur jusqu’à Bordj Lisseri. Les pistes ne sont pas toujours bonnes dans le grand Sud. Et puis ça nous rappellera le bon temps.
Graymes abdiqua.
— Vous avez confiance en cet homme ? s’enquit Marfa, soupçonneuse.
— Oui. C’est un guide sûr. Mais lui n’a pas confiance en vous. Montez à l’arrière avec votre majordome.
Elle était sur le point de répliquer assez vertement, mais le regard du démonologue l’en dissuada. Ben Marzouk embraya. Son visage rayonnait de contentement. L’occultiste grimpa à ses côtés.
— Que va dire ta femme en ne te voyant pas revenir ?
— Elle est déjà au courant, docteur. Je lui ai fait mes adieux.
Ayant accompli le trajet à de nombreuses reprises, Ali connaissait l’itinéraire le plus rapide pour arriver à destination. Ils gagnèrent donc un temps précieux en abandonnant les grands axes pour de pistes peu ou mal connues, dont certaines étaient à peine praticables. L’étendue aride de la steppe se ponctuait par endroits d’étonnantes zones de végétation paradisiaque ou de lacs incongrus. Étrange pays nourri de contradictions, dont les plus aberrantes n’étaient pas forcément les plus visibles.
Ils passèrent au large de Kairouan, par Djelloula et Hafouz, fonçant droit vers le sud-ouest. Ali survolait littéralement la chaussée crevassée. Il en connaissait les moindres ornières. Graymes préféra bientôt abaisser son chapeau sur ses yeux. Ce défilé accéléré de décors disparates lui donnait le mal de mer. Il se consola en songeant que la dernière partie du chemin s’accomplirait à dos d’animal, vecteur qu’il préférait à toutes les formes de mécanique bruyante.
Ils ne consentirent qu’un bref arrêt dans la banlieue de Gafsa pour reconstituer les stocks d’essence et d’eau, avant de repartir sans tarder. Ils rejoignirent ensuite la grande piste de Gabès mais, très rapidement, la quittèrent pour s’enfoncer dans un no man’s land de pierraille hostile, qui ne s’éclaircit qu’à l’approche des grands plans d’eau du Chott El Djerid. Ils ignorèrent la splendeur des oasis qui ponctuaient un peu partout la région, derniers bastions de civilisation avant le grand désert dont les prémices, sous forme de coulées jaunes reptiliennes, s’annonçaient déjà.
Bordj Lisseri dressait ses remparts d’ancien fort militaire aux confins du monde habitable, près d’un filet d’eau presque tari qui sinuait piteusement dans la rocaille mais auquel les lieux devaient malgré tout leur nom. Dans la lumière déclinante du crépuscule, il prenait l’aspect d’une malle abandonnée par quelque géant voyageur trop lourdement chargé. Il y régnait un silence étrange. Nul gamin dépenaillé ne vint courir aux côtés du camion, ainsi qu’il était souvent d’usage dans les villages reculés. Les alentours étaient déserts, sans qu’aucun signe laisse présumer une activité quelconque.
Graymes releva son chapeau sur son front et regarda autour de lui d’un air circonspect. Ali n’avait pas l’air rassuré. Les maisons basses ressemblaient à des dominos de sucre grossiers. Elles paraissaient vides, abandonnées. Il gara le Simca dans une vaste cour et appela :
— Habib ! Habib !
Un petit homme apparut, vêtu d’un burnous gris. Il leur fit un signe amical. Rasséréné, Ali marcha à sa rencontre. Ils s’étreignirent fraternellement, tandis que les autres voyageurs s’ébrouaient pour se débarrasser du sable des pistes et activer leur circulation. Marfa jetait des coups d’œil méfiants un peu partout.
— On dirait que tout le monde est parti… C’est bizarre, non ? Prenons les chevaux et filons, ça ne me plaît pas.
Le démonologue était de son avis, mais il se garda de le manifester.
— Fermez-la, dit-il. Montrez-vous honorée de l’hospitalité qu’on vous offre.
On fit les présentations. Habib était propriétaire d’un atelier de confection où il employait quatre femmes et ses deux fils, ce qui en faisait un notable dans cette région.
— Où sont-ils tous ? s’enquit Marfa.
— C’est la saison des marchés, expliqua l’Arabe. Ils sont à Ghadamès, au rassemblement. Ils ne seront pas de retour avant une semaine. Venez chez moi, nous serons mieux.
Il leur fit les honneurs de sa maison – qui ne comportait pas moins d’une demi-douzaine de pièces, toutes encombrées de machines à coudre ou de rouets artisanaux. Une femme était sur le seuil de la cuisine, voilée, silencieuse. Il la chassa d’un geste, sans rien daigner dire à son sujet, et elle s’enfuit aussitôt.
On se rassembla pour dîner autour d’un gigantesque couscous. La conversation, dans un curieux mélange d’arabe et de français, alla bon train. Au fil du repas toutefois, une nervosité visible s’empara de Habib. Il lança des regards inquiets vers la pendule. On en vint à évoquer les rumeurs colportées par les caravaniers revenant du désert. Il était onze heures. Dehors, la nuit était noire et le vent soufflait avec force. Les machines à coudre prirent l’aspect de sinistres gargouilles, Graymes décida qu’il était temps d’en venir au fait.
— Nous devons atteindre Ksar Akhal demain, où sont les chevaux ?
Un silence accueillit ses paroles, Marfa et Laszlo cessèrent de manger, guettant la réaction de leur hôte. Celui-ci s’essuya la bouche et, d’un mot, signifia à la femme de laisser là le service et de disparaître.
— J’ai les chevaux, dit-il. Mais c’est une folie de vouloir partir dans le désert en pleine nuit. Ksar Akhal n’est plus un bon endroit où se perdre. Beaucoup de serpents des sables y sont revenus, et les caravanes n’y passent plus. Ma maison est grande. J’ai de la place pour tous. Vous partirez à l’aube.
Ali leva les yeux au ciel.
— Nous sommes pressés, Habib. Montre les chevaux.
Le marchand avala une gorgée de thé pour masquer son embarras.
— Ils ne sont pas encore là, avoua-t-il. J’attends quelqu’un qui doit les amener.
— Habib, tu avais promis que…
— Ils ne vont plus tarder. Continue en camion, si tu préfères !
— Tu sais bien que la piste s’arrête ici. Après, c’est le tassili.
Graymes interrompit ce qui menaçait de tourner en querelle.
— Nous attendrons, laissa-t-il tomber en se levant.
Puis, sans rien ajouter, il sortit prendre l’air, laissant à Ali le soin d’entamer le marchandage rituel, exercice dans lequel il excellait. Le vent avait fraîchi. Un quartier de lune se dévoila derrière les collines lointaines, jetant une clarté trouble sur la steppe caillouteuse. Il déboucha son flacon de gin et le vida d’un trait. Cette tâche accomplie, il le remplit à nouveau à ras bord, mais cette fois d’essence, prélevée dans l’un des jerricans du camion. Marfa le surprit sur ses entrefaites.
— Ne me dites pas que vous arrivez à vous soûler au gas-oil !
Il la lorgna du coin de l’œil. Depuis leur départ de Tunis, elle n’avait plus rien de l’aristocrate hautaine qu’il avait connue à New York. Elle s’était entièrement dépouillée de ses manières élégantes et sophistiquées puis avait supporté sans broncher la chaleur et les secousses du voyage. À présent, la fatigue avait creusé des rides sur son visage, la poussière des pistes cendrait ses cheveux, la sueur formait des taches sur son chemisier. Son teint hâlé par l’exposition continue au soleil lui conférait une beauté moins éthérée, sans doute, mais plus charnelle.
— Cela dépend des circonstances, répondit-il en faisant disparaître la flasque dans sa poche.
Elle s’approcha de lui à le toucher.
— Je n’aime pas cet endroit. Pourquoi ne pas prendre le camion et filer en vitesse ?
— Nous ne ferions pas cinq kilomètres. Par ici, les cailloux coupent comme des rasoirs. Les pneus ne supporteraient pas le traitement. Il nous faut ces chevaux, nous n’avons pas le choix.
— Ce Habib ne m’inspire pas confiance.
— À moi non plus. Mais nous sommes entre ses mains, ici.
— Qu’est-ce que vous êtes exactement, docteur Graymes ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
Ses yeux brillèrent dans la pénombre.
— Presque un homme, rétorqua-t-il en la prenant dans ses bras.
Marfa ne fit aucune tentative pour lui échapper. Elle ouvrit sa bouche à la sienne, laissant sa langue dévaster son palais. Il la repoussa derrière le camion, à l’abri des regards, sans cesser de l’étreindre. Là, il l’adossa brutalement à la portière et lui baissa son pantalon sur les cuisses. La jeune femme n’avait pas pour habitude de laisser prendre l’initiative à ses partenaires, mais elle se sentait incapable de lutter contre celui-là, sa volonté farouche de possession, l’énergie dominatrice qui l’animait. Les yeux de Graymes étaient rivés dans les siens, semblant chercher au-delà de l’accouplement physique une fusion presque mystique.
Il la souleva de terre comme un fétu de paille et vint en elle. Elle chercha à se dégager, comme pour jauger le désir qu’il avait d’elle, mais ces velléités de révolte tournèrent court. Vaincue, elle enlaça ses reins de ses jambes ; il la pénétra profondément, la plaquant à chaque butée contre la portière. Elle se mit bientôt à haleter bruyamment sous la violence de l’assaut. Elle parvint d’ailleurs la première à l’orgasme, qu’elle manifesta avec une véhémence qui n’était pas feinte. Enfin, elle s’abandonna totalement, terrassée.
Graymes laissa passer l’orage. Puis, brutalement, il la reprit. Elle fut traversée d’une nouvelle décharge, se cambra, le supplia avec des mots crus… Juste avant qu’elle soit balayée par un troisième raz-de-marée, il se retira et d’une poigne autoritaire, la fit se tourner. Comprenant ce qu’il voulait d’elle, elle lui tendit sa croupe. Il n’eut aucune peine à s’immiscer entre ses fesses. Lorsque sa possession fut totale, il besogna derechef la jeune femme d’un rythme lent mais implacable, jusqu’au moment où, incapable de retenir son plaisir, il se déversa enfin dans son fondement. Longtemps. Sans un cri. Soudé à sa proie.
Puis il s’écarta d’elle. Le tout n’avait duré que quelques minutes. Marfa s’essuya le visage d’un revers de main sans manifester ni gêne, ni fausse pudeur, comme si une telle situation, vécue des dizaines de fois, lui paraissait tout à fait ordinaire. Elle se contenta de remonter son pantalon de toile. Son sourire attestait que cette étreinte, si brève soit-elle, l’avait néanmoins comblée.
— Les autres vont s’imaginer que nous nous sommes égarés, dit-elle. Nous devrions…
Graymes mit un doigt sur ses lèvres, lui intimant le silence. Il semblait subitement inquiet, tel un fauve qui vient de flairer les chasseurs. Au même instant, le galop frénétique de plusieurs chevaux résonna dans la cour. Il bâillonna la princesse de la main. Surprise, à demi étouffée, elle ne sut que penser.
— Les Toureg, murmura-t-il à son oreille. Surtout, pas un bruit.
Il n’avait pas terminé sa phrase qu’un cri perçant déchirait la nuit. Il bondit hors de sa cachette. Une dizaine de cavaliers avaient mis pied à terre. Des Toureg, en effet, au visage presque entièrement voilé par de sombres teguelmousts. Ils brandissaient des takoubas longues et fines, fauchant tout ce qui se présentait sur leur passage. Ils se ruèrent dans la maison comme une horde de diables, provoquant la panique. Des meubles furent renversés. Des insultes et des imprécations fusèrent. Des coups retentirent, aussi.
Graymes marmonna une imprécation et fonça sur les talons des nomades, épée au poing. Il fit irruption dans la salle. Ali et Laszlo, retranchés dans l’angle : le plus éloigné, cherchaient à repousser l’adversaire avec des chaises. Les hommes du désert marquèrent une courte hésitation en apercevant la longue silhouette maigre du chercheur.
Celui-ci la mit à profit pour fondre sur l’ennemi le plus proche. Il l’abattit d’un coup terrible, lui ouvrant le crâne en deux. La cervelle gicla dans tous les sens, inondant les machines à coudre. L’homme battit des bras comme un albatros fou et traversa la fenêtre. Déjà, Graymes avait fait volte-face. Sa lame siffla, rompant net une takouba qui tentait de se mettre en opposition et entaillant sur sa lancée la jugulaire de son propriétaire. Le sang fusa en un geyser écarlate qui lessiva la table encore chargée des reliefs du couscous. Le nomade s’affaissa dans les assiettes, ses doigts cherchant en vain à retenir le précieux liquide de vie.
Pendant ce temps, Ali se défendait tant bien que mal avec un couteau de cuisine, déployant une grande souplesse compte tenu de sa corpulence. Mais il avait affaire à trop forte partie et quémanda du secours.
— Docteur ! appela-t-il. Docteur !
Le démonologue s’ouvrit un passage jusqu’à lui, crevant les poitrines sans sourciller, répandant viscères et humeurs sur le sol. Aucune lame n’était assez résistante pour contrer l’épée elfique, forgée dans des temps immémoriaux par des armuriers aux secrets à jamais perdus. Un vent d’incertitude plana sur la horde. D’autant que Laszlo, de son côté, brisait les nuques ennemies avec la force d’un python. Rassuré sur le sort de son ami, Graymes se détourna enfin, cherchant Habib des yeux. Il le découvrit tremblant, épouvanté, dans la cuisine, cherchant à fuir la fureur du combat. Il attrapa l’Arabe par le col et le souleva à cinquante centimètres du sol.
— Sale crapule, tu nous as vendus, hein ?
Une lueur de meurtre dansait dans ses yeux. L’autre, au bord de l’évanouissement, tenta de se disculper. Graymes l’aurait volontiers rôti dans son propre four, mais Ali fit soudain irruption :
— Arrête, docteur ! Il y en a partout autour de la maison. Et ils ont pris la princesse.
La nouvelle arracha un feulement de colère au chercheur. Il laissa retomber le petit homme comme un sac de semoule pour retourner dans la salle principale. Une mauvaise surprise l’attendait : l’attaquant avait reçu du renfort. C’était une petite armée qui barrait maintenant toutes les issues. Et celui qui semblait le chef tenait Marfa étroitement serrée contre lui, un poignard piqué contre la gorge. Quand il aperçut Graymes, il le désigna du doigt et lança un ordre bref. L’occultiste fut sur-le-champ entouré, fouillé et délesté de son épée. Il n’opposa aucune résistance, ravalant sa rage de voir son arme aux mains impies d’un non-initié. Seul, il aurait peut-être pu forcer une brèche et atteindre un cheval au-dehors. Mais il ne pouvait abandonner ses compagnons. Mieux valait attendre que les circonstances lui fassent meilleur visage. Alors…
Les quatre captifs furent poussés sans ménagements à l’extérieur. De toute évidence, les Toureg n’avaient pas reçu l’ordre de les tuer là. Sans doute un sort plus ignominieux leur était-il réservé. On leur lia solidement les poignets et puis on les attacha derrière les chevaux.
En posant un dernier regard sur la maison, Graymes aperçut Habib, que des retardataires s’amusaient à dépecer vif. Il regretta doublement de ne l’avoir pas fait griller quand il en avait eu l’occasion.