CHAPITRE PREMIER

Une pluie de lumière m’éveilla. Il me sembla un instant que le soleil tout entier se mettait à fondre et coulait autour de moi en un ruisseau mousseux et pétillant. J’étais dans mon lit et le matin m’avait réveillé. Mais quel lit et quel matin ?

La lumière qui baignait la chambre m’étonna par une qualité que je n’arrivais pas à définir. Elle était vive et pâle, éclatante et soyeuse à la fois.

Je regardai avec curiosité ma chambre au plafond peint et le décor luxuriant de l’autre côté des baies vitrées. Je m’emplis les yeux de lumière, je laissai le ciel bleu se poser sur moi et j’admirai longuement le paysage. Ma tête était encore vide.

Un souvenir naquit dans ma mémoire, grossit et devint plus brillant que mille soleils Syris. Je me rappelai Syris, la visiteuse d’un autre monde. Je revis avec précision son visage long et mince, ses grands yeux verts, si doux et si fous, ses cheveux blonds qui dansaient sur ses épaules quand elle marchait de ce pas balancé dont le rythme me souleva une seconde.

Je compris soudain que j’étais dans l’univers de Syris.

Je promenai mes mains autour de moi comme un aveugle. Je sentis sous ma paume droite une couverture moelleuse et sous ma paume gauche un drap lisse comme le pelage lustré d’une jeune bête. J’étais étendu sur un lit inconnu, où j’avais dormi, longtemps peut-être. Je restai un moment allongé, à me rappeler Syris, notre première rencontre, nos rêves partagés, nos nuits passionnées. Je l’attendais et j’étais presque sûr qu’elle ne viendrait pas. Pas maintenant. Pas encore. Mais je la reverrais un jour.

Tout à coup, j’eus froid. Une sensation vivifiante qui m’aida à sortir de ma torpeur. Je me levai en frissonnant. Trois larges baies éclairaient la chambre. Des bouches féminines, des yeux et des chevelures ornaient les lambris aux couleurs de pastel. Les murs semblaient faits de plusieurs matériaux mêlés avec art. Des nattes couvraient le sol. Des meubles très simples entouraient le lit.

Autour de la maison, je distinguai de hautes touffes d’arbustes vert pâle et d’épais massifs d’herbes aquatiques empanachées. Plus loin, une légère brume gommait les silhouettes des arbres, parmi lesquels j’identifiai des saules coiffés de vif-argent et des frênes au feuillage de dentelle jaunissante. Je crus reconnaître aussi l’orée d’un bois de bouleaux, minces fantômes blancs venus du froid et de la nuit.

 

Une sensation d’urgence m’envahit. Je me mis à courir nu à travers la pièce, me cognant aux murs, aux meubles, au lit. Je m’arrêtai devant une armoire trapue, faite d’osier tressé dans un cadre de vieux bois. Elle était pleine de vêtements de toutes les tailles et de toutes les couleurs. J’écartai des robes et des tuniques longues. Je choisis une sorte de caleçon bleu pâle avec des soleils d’or et un pantalon moulant violet à bandes orangées. Je ne pus m’empêcher de rire.

— Tu es bien gai, Rob Lejeran ?

Je me retournai, encore aux trois quarts nu. Une femme se tenait à la porte ouverte de ma chambre. Un instant, je crus que c’était Syris. L’inconnue ressemblait à Syris. Toutes les prêtresses du Cheval-Soleil se ressemblaient. Celle-ci portait même une robe rouge à larges plis, comme la robe préférée de Syris. Elle m’adressa un signe d’amitié, la main gauche levée à hauteur du front, comme Syris à nos premières rencontres. Elle avança vers moi et nous nous rejoignîmes au milieu de la chambre.

— Bonjour, dit-elle. Je m’appelle Fen Yeru. Syris m’a chargée de t’attendre.

Elle me prit la main et me tendit sa joue pour un baiser. Elle s’exprimait dans la langue du Serellen, que Syris m’avait apprise pour le voyage. Dieu, qu’elle lui ressemblait !

Je fus surpris de si bien la comprendre. Je n’étais pas sûr de pouvoir lui répondre ; mais dès que j’ouvris la bouche, les mots s’enchaînèrent dans ma tête et les phrases s’épanouirent sur mes lèvres.

— Bonjour. Je suis heureux d’être ici… ici, au Serellen ?

— Tu n’es pas le premier visiteur venu de l’uni-vers-ombre, grâce au pouvoir du Cheval-Soleil.

Je méditai l’information, quoique sceptique sur le pouvoir du Cheval-Soleil.

— Je pense que tu as faim, dit Yeru.

— Faim ? Soif ? Je ne sais pas.

Elle prit une pochette fixée à sa ceinture, l’ouvrit et me la tendit. Quelques minutes plus tard, j’étais assis sous un pin parasol, en train de dévorer un sandwich au fromage et aux fruits secs. Fen Yeru était allée cueillir des fruits dans le verger voisin. Elle revint avec deux pommes et m’en tendit une.

— Tu trouveras un couteau dans le sac.

C’était un bel outil à quatre lames, au manche fin, à l’air solide. Je préférais les couteaux à une lame, que l’on a mieux en main. Mais je n’étais plus chez moi et ici un multilames pourrait me rendre de grands services.

— Merci. Où est Syris ?

— Elle a dû partir au Sa Huvlan. Des événements graves sont en train de se produire. Tu le sais sans doute ?

Je hochai la tête, incertain. Je le soupçonnais en tout cas. J’étais là à cause de ces événements. Mais quel rôle mystérieux avaient donc choisi pour moi le Cheval-Soleil et ses prêtresses ? Il me parut prématuré de poser la question. Je bus à la gourde que Yeru m’offrait. Puis je me levai, me frottai les yeux, respirai à pleins poumons.

— Je suppose que Syris a laissé des instructions pour moi.

Le regard de Fen Yeru se planta dans le mien. Je sentis mes muscles se tendre et les battements de mon cœur se précipiter. Je lisais dans les yeux de la jeune femme – qui ressemblaient tellement à ceux de Syris – un appel, une supplication voilée que je ne pouvais comprendre. Quoi ? Quoi ? Qu’attendait-on de moi en ce pays ? Que pouvais-je pour aider le peuple de Syris ?

Fen Yeru baissa la tête.

— Tu vas rejoindre Syris au Sa Huvlan. Peu à peu, au cours du voyage, tu découvriras la situation. Do Don Gasi, idéologue de Sar, le pire ennemi du Cheval-Soleil, a réussi à convaincre l’empereur Sar To Slon d’envahir le Serellen. L’Empire de Sar possède la seule force militaire organisée du continent. Tous ceux qui s’opposent à la philosophie de Do Don Gasi sont désormais considérés comme des adversaires de Sar.

— L’État de Serellen n’est donc pas prêt à résister aux Sarrens ? demandai-je.

— Serellen est notre pays, ce n’est pas un État. Il n’existe qu’un seul État sur Terrego l’Empire de Sar. Il n’a pas de frontières précises et nous pouvons difficilement empêcher les Impériaux de pénétrer sur notre territoire. Un symposium doit se réunir près d’ici, à Raënsa, pour en débattre… s’il est encore temps. Et puis nous comptons sur toi.

— Pourquoi sur moi ?

— Tu l’apprendras. Il faut que tu le découvres toi-même. Malheureusement, ton existence est connue des militaires et des policiers sars. Ils te cherchent.

— Mais pourquoi ? En quoi puis-je les gêner ?

— Ton rôle est important. Il te sera révélé dans l’action.

— Comment puis-je rejoindre Syris ?

— Un servant du temple, Aili Lajri, devait venir te prendre. Mais il n’est pas là. S’il n’est pas arrivé d’ici à quelques heures, tu devras te débrouiller seul.

— Je ne connais pas le pays.

— Tu le connais mieux que tu ne crois.

J’en convins en moi-même. Le paysage éveillait en moi des souvenirs très anciens. J’étais déjà venu au Serellen… dans une autre vie peut-être. Et la langue me semblait maintenant étrangement familière.

— Je partirai pour le Sa Huvlan. Mais… il faudra que je traverse les lignes des Impériaux ?

— On t’aidera. Tu as toujours confiance au Cheval-Soleil, n’est-ce pas, Rob Lejeran ?

Je baissai la tête, pour ne pas avouer mon hésitation. Puis je cachai mon visage sous mes paumes pour que la jeune prêtresse ne puisse voir mon trouble. Avais-je jamais eu confiance au Cheval-Soleil ? Syris m’avait-elle converti à sa religion ? Ou avais-je fait semblant d’adorer son dieu ?

— Je me battrai s’il le faut, dis-je.

Je me mordis la lèvre, surpris par cette réaction instinctive. Rob Lejeran contre l’Empire Sar ? Rude combat en perspective !

Fen Yeru sourit.

— C’est une bonne réponse, Rob. Syris sera fière de toi.

J’attendis longtemps, le regard levé vers les collines jumelles sur lesquelles s’étendait Raënsa, la « cité du soleil, du vent et de la terre chaude ». Le paysage me captivait par ses contrastes et la ville m’attirait par son architecture baroque et lumineuse.

La campagne sauvage s’avançait jusqu’aux portes de la ville. Les bois, les prés, les cultures se mêlaient inextricablement et donnaient une impression d’extrême désordre. Les fermes paraissaient regroupées en villages, denses et compactes comme la ville.

J’attendis longtemps.

Le servant du temple devait me prendre à bord d’un gros véhicule électrique tout terrain, un rhino, pour me conduire au Sa Huvlan, à travers le Serellen et les pays voisins. En regardant monter le soleil, je pensais à Syris. J’essayais de me rappeler tout ce qu’elle m’avait dit sur Terrego, son univers. Ma mémoire se brouillait. Mais je savais (parce qu’elle m’en avait assuré ?) que les souvenirs viendraient s’ajuster le moment venu à la réalité. Et les images de mon propre monde, la Terre, commençaient à s’estomper.

J’étais seul. Yeru m’avait quitté pour regagner le temple. Je suivis un chemin bordé d’arbres nains, jusqu’à la route de Raënsa. Je reconnus la plupart des véhicules qui circulaient par-là vélelles et lucines électriques, eiders et puffins à hydrogène, les gros nimbus et les lourds rhinos qui associaient les deux modes de propulsion. L’avenue montait vers la cité en serpentant sur le flanc d’une colline. Elle comportait plusieurs voies pour les véhicules à moteur, selon leur vitesse et leur direction, et un passage pour piétons au milieu. La majorité des véhicules étaient légers et plutôt lents suivant les normes terrestres. L’ensemble donnait à la fois une impression de désordre coloré et de discipline courtoise.

Les Serelleniens que je pus voir s’agiter dans leur vie quotidienne me parurent touchants de gentillesse et de bonne volonté. Pas très efficaces, aux yeux du Terrien que j’étais encore, mais équilibrés et heureux… Il me suffit d’observer la circulation pendant un quart d’heure pour acquérir la certitude que la société du Serellen était fragile et qu’elle ne résisterait guère à l’idéologie de Do Don Gasi et aux armées impériales de Sar.

Je décidai de me mêler à cette foule. Les machines qui roulaient sur l’avenue ne ressemblaient pas aux luisants projectiles de la Terre. Les vélelles et les lucines, avec leur coque de toile, tendue sur une armature de tubes, tenaient du cerf-volant, de l’U.L.M. et du char à voile. Elles ne transportaient pas plus de deux personnes. Les lucines étaient de petits busélecs. Sur tous les véhicules, le confort semblait nettement sacrifié à l’élégance. Aucun ne dépassait cinquante kilomètres à l’heure au jugé.

Je traversai tranquillement l’avenue. Mais un conducteur de vélelle, qui se trouvait à quinze secondes de moi, s’affola en me voyant sur sa trajectoire. Il perdit le contrôle de sa petite machine et la jeta sur la haie touffue bordant la route… Bien ce que je craignais. Comment rassembler ces gens pusillanimes pour en faire un armée ?

Mais, après tout, la défense du Serellen ne me concernait pas, moi, visiteur étranger. À moins que… Non, non, impossible.

Le conducteur maladroit s’extirpa sans gloire du véhicule accidenté. Je fis semblant de ne pas le voir.

Fallait-il donc renoncer à se battre ? Une voix murmurait dans ma tête « Toi qui viens d’un monde où on a l’habitude de la lutte, et de la guerre, tu dois aider le peuple du Serellen à se défendre… »

Moi ? Et comment ? Je m’arrêtai au milieu de la piste. Une jeune cycliste fit un écart pour m’éviter.

Je levai la main.

 

Un quart d’heure plus tard, je me retrouvai dans la cabine d’un gros puffin, en compagnie de cinq hommes taciturnes, aux vêtements maculés de terre, aux mains puissantes, à la peau bronzée, aux traits burinés. D’abord, je compris mal les quelques phrases qu’ils échangèrent. Des Yonkaïs… Le Yonk, me rappelai-je, dont le territoire séparait le Serellen de Sar. Il me semblait que j’avais appris la langue de ce pays, je ne sais où, je ne sais quand. Mes souvenirs revenaient peu à peu.

Un des Yonkaïs, un petit homme crépu, avec un doigt coupé à la main droite, haranguait ses compagnons, sans réussir à les tirer d’une torpeur due peut-être à la fatigue.

— Alors, ça ne vous fait rien du tout, les gars ? Les chevaux qui changent de maître poussent au moins un hennissement !

— Pourquoi tu dis ça, Dann ? demanda un jeune homme mince et triste. On se loue à la coutume du pays où on vit. Mais on n’a jamais eu de maîtres.

— Et c’est pas demain que ça va commencer ! lança un grand gaillard au crâne luisant et au cou de taureau.

— Pas demain ? Après-demain peut-être. Nous verrons bien. Je vous dis ce que je sais. Sar vient d’annexer le Yonk je l’ai entendu à la radio.

— À la radio ?

— Annexer ?

— Le Yonk ?

— Le Yonk, ton pays et le mien, camarade. Nous sommes tous, à partir d’aujourd’hui, citoyens de l’Empire et soumis à la loi de Sar.

— Quelle loi ?

— Par exemple, si la guerre est déclarée entre Sar et le Serellen, nous pouvons tous être mobilisés dans les rangs de l’armée impériale !

— Mobilisés comment ? demanda un homme d’un certain âge à la barbe frisée et au front barré d’une cicatrice.

— Avec un habit de soldat, mon vieux, un casque sur la tête et un fusil à la main !

— Mais si je ne veux pas ?

— Faudra l’expliquer au sergent recruteur de l’Empire !

Le puffin roulait à bonne vitesse, pas loin, me sembla-t-il, de cinquante kilomètres à l’heure, sur une route récemment remise en état. Nous traversions un paysage de collines boisées, sous un ciel gris et jaune. Gris et jaune était aussi la terre, brûlée et durcie par la sécheresse. On voyait dans les champs quelques animaux de trait, des machines à vapeur et parfois un lourd tracteur à hydrogène. Les paysans semblaient nombreux, les fermes cossues.

Sur la route, de gros véhicules à gaz se mêlaient aux lucines et aux vélelles. Nous croisâmes plusieurs nimbus bourrés de passagers. Un eider gris nous rattrapa, se tint un moment derrière nous, fit un écart brusque et nous doubla à plus de soixante-dix kilomètres à l’heure. Dann, l’homme à la main mutilée, poussa un cri de surprise et de colère.

— Les Impériaux ! Par Yonk, ils sont déjà là comme chez eux !

Au moment où le camion nous dépassait, je vis nettement l’espèce de potence recourbée qui était l’emblème de Sar.

*

Pas de frontière, pas d’armée, à peine un semblant de police, une population indifférente, le Serellen s’ouvrait aux envahisseurs jusqu’au cœur de son territoire.