NOVEMBRE
TOMBÉE MALADE, TOMBÉE SUR LUI, TOMBÉE AMOUREUUUUSE !
Bien sûr que j’ai parlé à Pia de ce que ça fait d’être « tombée amoureuse ». Elle était enchantée de mes considérations autour des expressions à la « tomber quelque chose » et nous avons passé tout un cours de gym à chantonner de petits vers :
Je suis tombée en panne, tombée malade et tombée sur lui, tombée entre ses mains, tombée amoureuuuuse !
Tu es tombée dans le piège, tombée dans le panneau, tombée sous son charme, tombée amoureuuuuse !
Ça devait être en automne – en novembre, je crois. Pia et moi, on venait de découvrir qu’on avait beaucoup de choses en commun, et on était apparemment toutes les deux aussi heureuses de constater qu’on n’était pas une espèce unique. Oui, elle ressentait sûrement la même chose que moi à l’époque. Pia a toujours été une louve solitaire, même si ce n’était pas toujours de plein gré. Elle ne me l’a jamais dit – son plus grand compliment a été de m’appeler « la mutante ». J’ai dû tirer une tronche bizarre, parce qu’elle s’est dépêchée de dire : « Dans un monde de cons, les gens sympas sont des mutants, du moins d’un point de vue purement statistique. » Depuis, on ne se donnait plus que des surnoms comme « enfant mal formée », « déviante », « mutante », « erreur statistique », quand on voulait se faire un compliment. Je crois qu’aujourd’hui je m’effondrerais sous le poids de mes souvenirs si quelqu’un me traitait de mutante.
Cette chose insaisissable, cette chose contre laquelle je ne pouvais pas lutter et à laquelle je ne pouvais donner de nom, ne l’avait pas encore envahie. Elle avait toujours la pêche et elle était un vrai aimant à garçons. Personne ne lui résistait.
Je l’ai observée faire tomber d’un seul regard ou d’un seul mouvement de la nuque un de ces grands dadais. Après l’avoir sucé jusqu’à la moelle et l’avoir abandonné comme une vieille chaussette avec des notes sensiblement moins bonnes – pendant des mois il n’arrivait plus à se concentrer en cours – elle s’en allait d’un pas léger pour draguer le suivant sans jamais se retourner. Malgré cela, tous les petits amis de Pia espéraient qu’un jour elle reviendrait, et il lui arrivait d’en jouer en leur grattant doucement le menton et en leur jetant un regard plein de promesses dont ils se nourrissaient pendant des semaines.
Parfois elle choisissait un mec en terminale.
« J’ai besoin d’une relation paternelle », disait-elle alors.
Et puis elle se permettait de jouer toute une nuit au théâtre avec des blancs-becs de quatorze ans, qui, avant la fin de la soirée, étaient pris de strabisme tellement ils étaient amoureux.
C’était aussi à coup sûr la faute de Pia si toute une promo s’est mise à ingurgiter des anabolisants pour pouvoir faire jouer quelques muscles au cas où elle passerait par hasard.
Sinon, il pouvait arriver que des mecs adhèrent en masse à un ciné-club juste parce que Pia avait raconté à quelqu’un qu’elle craquait pour les intellos créatifs. Ils s’ennuyaient à mort devant d’étranges films allemands en noir et blanc et sans sous-titres. Mais quand ils voulaient ensuite parler de ces films pour montrer leur côté intellectuel, elle levait bêtement les yeux au ciel et disait que la seule chose qu’elle regardait c’était des dessins animés de Disney.
« Comment tu fais ? » ai-je demandé, envieuse, une fois que je l’avais connue un peu mieux. Pia n’était pas belle, non, mais elle n’essayait pas non plus de le faire croire, ni à elle-même ni aux autres. Elle était grande, osseuse, la poitrine plate et les épaules larges, et semblait avoir au moins quarante-huit dents. Ses vêtements étaient tellement froissés qu’on aurait dit qu’elle avait d’abord pris un bain et puis avait dormi tout habillée. Ses cheveux avaient l’air d’être coupés au sécateur. Je ne crois pas qu’elle leur promettait d’incroyables orgies de sexe pour les attirer – il y en avait assez qui le faisaient sans pourtant avoir tant de succès. Comment elle s’y prenait alors ?
« Je les prends, c’est tout ! Et je leur fais tourner la tête ! » a-t-elle répondu en s’éloignant d’un pas lourd, les yeux rivés sur sa prochaine victime. Sa moyenne était de douze minutes, on l’a chronométrée un jour. Douze minutes jusqu’à ce qu’ils toussent une sorte de proposition ou gigotent comme au bout de leur hameçon, incapables de détourner les yeux.
Une autre fois, on est sorties par la fenêtre qui donnait sur le toit du bâtiment des sciences afin d’observer les filles de terminale. Elles étaient toutes occupées à se faire belles. Elles retouchaient leur rouge à lèvres et se curaient les dents, elles se peignaient en se relevant mutuellement les cheveux, puis les vaporisaient de laque ou mettaient du gel, ajustaient leur robe, se rongeaient ou se limaient les ongles et paraissaient plongées dans des calculs de calories. Vues d’en haut, elles ressemblaient à un groupe de poules en train de se nettoyer les plumes. Mais ce n’étaient pas des poules. On connaissait certaines d’entre elles et dans d’autres circonstances, elles se comportaient tout à fait comme de véritables êtres humains…
« Elles n’ont vraiment rien capté », a dit Pia d’un air songeur en s’adressant à moitié à elle-même. « Ce n’est pas l’extérieur qui compte, mais ce que tu vois toi-même en toi !
— Encore, encore ! ai-je dit avidement. Apprends-moi tout !
— Il faut jeter les regards comme on jette des hameçons, ensuite on n’a qu’à les tirer vers soi. Et parfois, c’est comme avec ces sports de combat japonais, tu sais, ceux où ils portent des vêtements faits de vieux draps. Dès que les mecs attaquent, tu les suis tout simplement en profitant de leur force. À un moment donné, tôt ou tard, ils trébuchent tout seuls.
— Et ils restent allongés jusqu’à ce que tu aies accroché leurs têtes en trophée au mur ? ai-je demandé. Tu es une de ces filles qui pourrait pousser les hommes à boire du champagne dans tes chaussures, même si on ne le penserait pas quand on te voit. Mais que veux-tu dire par “sport de combat” ? Déjà, comment faire pour qu’ils attaquent ? Je serais probablement obligée de les attaquer moi-même pour qu’ils me remarquent. Et que veux-tu dire par “lancer des regards comme des hameçons” ? S’ils ne me regardent pas, qu’est-ce que je peux tirer vers moi ? Faut-il que je les saisisse énergiquement par la queue pour les traîner vers un endroit à l’écart ? Je parie que c’est exactement ce que fait Bette ! De quoi parler sans avoir le hoquet ? Que faire de ses mains et de ses pieds ? Que doivent faire celles qui, comme moi, se mettent à trembler, à avoir les mains moites et à rougir de partout ?
— Je suis en train d’élaborer une stratégie pour qu’ils boivent du champagne dans mes chaussures », a dit Pia en affichant son sourire en concombre-de-travers. (Ça paraît horrible, mais en réalité c’était un sourire beau et mystérieux.)
« Et ma mère serait capable de les pousser à boire du champagne dans ses bottes en caoutchouc. Pourtant, elle opère vraiment avec les moyens les plus modestes, je suis loin derrière elle ! Un léger tressaillement des sourcils, une petite aspiration, pas plus. Et les mecs se jettent sur le dos et offrent leur gorge nue. Surtout papa, même s’il devrait être averti. Il se comporte comme un chat abandonné, tourne autour d’elle, maigrit et ne comprend rien du tout. » Tout d’un coup, elle n’était plus du tout de bonne humeur. Les parents de Pia venaient de divorcer.
Elle prenait un ton irrité et dédaigneux quand elle parlait « des mecs » – oui, aussi quand elle évoquait les garçons en général. D’autres gens parlent comme ça des déchets – il y en a, il faut qu’on vive avec, mais c’est embêtant.
J’ai essayé de la réconforter.
« Dans un magazine anglais j’ai lu qu’il fallait se mouiller les lèvres, gonfler les narines et fixer sans cesse la lèvre inférieure du garçon en gardant les yeux mi-clos, ai-je dit. J’ai essayé cette technique au dernier bal de l’école. Mais les garçons m’ont tous évitée, pourquoi ?
— J’imagine que tu as tout confondu, tu as dû te mouiller les narines en gonflant les lèvres, a dit Pia. Ou bien ils ont vu une fille trembler, loucher et respirer bruyamment ! Qu’est-ce qu’ils ont dû penser, les pauvres ? Tu devrais être contente qu’ils n’aient pas appelé quelqu’un pour te ramener dans cette maison aux fenêtres à barreaux ! »
Et la voilà qui sourit à cette idée, comme un soleil qui perce au milieu des nuages. « Tu peux faire un stage chez moi ! Tombée sur lui, tombée sous son charme, tombée amoureuuuuuuuse ! »