MAI

FAIS GAFFE AU ROI DE PIQUE !

C’est bizarre, mais Pia n’est jamais venue chez moi. Une fois, elle m’a accompagnée chez ma grand-mère. C’était le jour de la fête du sport et on était censées faire un long footing d’une matinée. On était libres de choisir le parcours. Pia et moi, on s’est mises d’accord, puis on est parties tranquillement.

Sur le chemin, je lui ai parlé de ma grand-mère. Elle habite toute seule une petite maison moche à cinq bornes de la ville. Elle y habitait déjà avant ma naissance. Pour moi, le mot « grand-père » ne veut rien dire. La seule chose que ma grand-mère a racontée à ma mère c’est qu’il est parti à l’étranger avant la naissance de maman.

« Des fois, je me demande si elle sait qui est mon grand-père, ai-je dit à Pia. Je crois que j’ai une grand-mère qui a vécu dans la débauche. »

Pia a eu l’air enchanté.

« Est-ce qu’elle a les cheveux teints au henné et des faux cils ? m’a-t-elle demandé. Un porte-cigarettes noir et cinq rangées de perles ?

— Tu verras bien ! Elle te tirera sûrement les cartes, elle fait ça à chaque fois ! Maman dit que grand-mère est aussi mauvais prophète qu’un chat qui lit des romans. Ma grand-mère a toujours un jeu de cartes à portée de main, juste histoire d’avoir un prétexte pour dire aux gens comment ils doivent vivre. Elle adore ça.

— En ce qui me concerne, ça me va tout à fait, a dit Pia. Je ne crois pas aux prédictions des cartes, mais je me fie à l’expérience des vieilles femmes. »

La porte d’entrée de la maison de ma grand-mère n’était pas fermée à clé, comme toujours. C’est pourquoi nous sommes entrées sans sonner. Elle ferme seulement la porte quand elle part pour plusieurs semaines. « Imaginez-vous la déception des gens qui, en passant devant chez moi, ont tout d’un coup envie d’une tasse de café et ne peuvent pas entrer, parce qu’il n’y a personne à la maison ! » dit-elle. En laissant la porte ouverte, ils peuvent quand même venir et boire une tasse. La plupart de ses amis savent où les choses sont rangées. « Mais qu’est-ce que tu fais, si tu apprends qu’on a cambriolé une maison dans ton voisinage ? ai-je demandé une fois.

— J’achète une porte blindée à sept verrous. Les gens n’auront qu’à faire leur café chez eux ! » a-t-elle conclu sans sourciller.

On l’a trouvée au salon, elle dormait dans un hamac, un vieux chapeau d’homme posé sur le visage. On s’est faufilées à la cuisine pour préparer du café. Ensuite on l’a réveillée. Elle a grogné en s’étirant, puis elle a remonté son chapeau et commencé à se balancer dans le hamac, toute joyeuse. Elle a montré du doigt sa chaîne hi-fi. J’ai mis en route le disque qui s’y trouvait, de la musique cajun, des mélodies d’accordéon, une musique américaine très gaie, qu’elle aime beaucoup. Ma grand-mère a refusé la montre en or qu’on lui avait offerte en récompense de ses bons et loyaux services en tant qu’institutrice, quand elle est partie à la retraite l’année dernière. « S’il y a bien une chose dont je n’ai plus besoin, c’est une montre », a-t-elle dit, et elle l’a échangée contre une chaîne hi-fi.

Le soleil rayonnait à travers les grandes fenêtres bordées de plantes. Un petit perroquet bavardait gaiement dans une cage accrochée au mur. Il a toujours été là, aussi loin que remontent mes souvenirs. L’oiseau avait appris à dire une phrase en français qu’il écorchait tant bien que mal.

Ma grand-mère a continué un moment à se balancer, puis elle s’est levée et a tendu la main à Pia.

« Elisabeth ! a-t-elle dit.

— Pia ! » a dit Pia. Elles ont échangé un regard intrigué.

Puis on a bu du café accompagné d’une confiserie belge que ma grand-mère avait cachée dans le placard à épices. « Je la cache de moi-même, a-t-elle expliqué. Je m’empiffrerais toute la boîte, si je savais où elle est. Mais au fil du temps, je suis devenue tellement distraite que j’oublie souvent où je l’ai mise.

— Comment as-tu trouvé celle-là ? ai-je demandé.

— Par hasard ! À force, je commence à connaître mes cachettes. Bien que je note toujours où je cache les choses au cas où j’en aurais rapidement besoin », a-t-elle ajouté, toute contente.

Ensuite on a parlé du vieillissement. C’est un sujet qui revient à chaque fois que j’emmène des amies chez ma grand-mère. Mais elle l’aborde de manière tout à fait inattendue : elle ne fait pas partie des gens qui râlent et qui disent que tout était mieux avant, même le temps. S’il y a une chose que les jeunes veulent savoir des vieux, c’est comment ils vivent le vieillissement. Mais la plupart d’entre eux ne peuvent même pas s’imaginer que ça puisse leur arriver.

« On a le temps de réfléchir sur la manière de vieillir une fois qu’on est vieux ! a dit ma grand-mère. La façon de vieillir dépend de la façon dont on a vécu. Il faut vivre tant qu’on en a encore le temps. Pour que, une fois vieux, on n’ait pas de regrets et qu’on ne pense pas : “Pourquoi ne suis-je jamais allée à Madagascar ? Pourquoi n’ai-je jamais dit à Kjell-Evert que moi aussi je l’aimais ? Pourquoi n’ai-je jamais passé le permis moto ?”

— C’est vrai, mais souvent on se dit tout simplement : “Je peux faire ça plus tard, maintenant je dois d’abord m’occuper de ce truc-là”, a répondu Pia. Je ne fais jamais rien en pensant que je dois l’accomplir avant de mourir !

— Moi non plus, je n’ai jamais fait ça, a dit ma grand-mère avec un soupir. Mais il n’est pas idiot de se rappeler de temps en temps qu’on est mortel, aux anniversaires pairs, par exemple. À la fin de sa vie, on devrait avoir le sentiment d’avoir essayé tout ce qui est important. Si c’est le cas, on peut profiter de ses dernières années, se détendre et baisser la pression, pour éviter que la mort n’entre par surprise.

— Il me faudrait cent quarante ans pour réaliser tous mes projets, ai-je dit.

— On n’est pas obligé de tout tester ! a répondu ma grand-mère. Il ne faut pas gaspiller sa vie en courant entre les manèges et les stands comme à une éternelle fête foraine. Restez là où vous vous sentez vraiment bien. Il vaut mieux se décider en conscience que de laisser tout au hasard. Car il faut se décider. On ne peut pas conduire une moto et écouter le chant des oiseaux en même temps. Et on ne peut pas être à la fois cascadeuse et heureuse mère de sept enfants… »

Après, grand-mère a insisté pour nous tirer les cartes. Elle m’a dit que je devais faire attention, parce que j’avais tendance à me sacrifier pour le bonheur des autres. Ce n’était pas une mauvaise chose en soi, mais je devais faire attention au roi de pique, pour ne pas finir bonniche chez lui. Ensuite elle a tiré les cartes pour Pia.

Je suis allée dans la cuisine pour laver les tasses et quelques autres petits couverts qui se trouvaient dans l’évier. Je crois que ma grand-mère oublie souvent volontairement de faire la vaisselle.

Quand je suis revenue au salon, j’ai vu qu’elles étaient plongées dans une conversation sérieuse. Ma grand-mère expliquait quelque chose et Pia hochait la tête. Je me suis mise devant la cage du perroquet. J’ai essayé de lui parler en français pendant un moment, parce qu’elles voulaient être tranquilles pour terminer leur conversation. Au bout d’un moment, elles m’ont appelée. Pia avait les larmes aux yeux.

Quand nous sommes parties, ma grand-mère a effleuré la joue de Pia.

« Tu es trop dure envers toi-même, a-t-elle dit à voix basse. Tu devrais être très prudente pendant un certain temps. Tu peux venir chez moi quand tu veux. »

Sur le chemin du retour, j’ai essayé de savoir ce que ma grand-mère avait voulu dire. C’est à ce moment-là que le visage de Pia s’est pétrifié une nouvelle fois.

« Ferme-la et occupe-toi de ton roi de pique », s’est-elle contentée de dire. Je me suis bien gardée d’insister…