MAI

DE TOUTE FAÇON, CES BOUSSOLES, C’EST DE LA MERDE

La neige a disparu. Le printemps est venu tout d’un coup, comme ça n’arrive que chez nous. Partout on voit des skis et des traîneaux échoués sur le gravier. Quand les bouleaux donnent naissance aux premiers chatons, on sait que l’été sera là dans deux jours. Tous les ans, à la même période, a lieu un grand événement sportif qu’on appelle la journée Ling – en hommage à Per Henrik Ling, le père de la gymnastique suédoise… Cette année-là on devait sortir dans la forêt pour voir les chatons des bouleaux, effrayer les animaux tout en cherchant les signes orange qui devaient nous indiquer le chemin.

J’aime bien la course d’orientation parce que c’est une sorte de grande chasse au trésor pour adultes. Mais Pia s’est comportée bizarrement ce jour-là. Elle avait l’air vachement excité et n’arrêtait pas de bavarder.

Pendant qu’on attendait le signal de départ, elle amusait un petit groupe de notre classe en racontant qu’elle était une droguée du sport.

« Ma vieille est obligée de cacher mes baskets, a-t-elle dit. C’est à cause de la morphine que le corps produit quand on s’entraîne. Vous savez, ces substances qui te donnent la pêche et font que tu ne ressens plus la douleur. Elles s’appellent comment, au juste ? Des endorphines ? Alors, vous voyez, je suis l’esclave des endorphines. Je suis en manque si je ne fais pas régulièrement du sport ! Je me mets à genoux devant ma vieille pour qu’elle m’autorise à faire un footing tous les jours. Je lui dis : “Juste un petit tour, je peux m’arrêter quand je veux…” Mais elle cache mes chaussures, il faut que je fasse des sauts et des haltères aux toilettes… »

Kalle Kula, un mec de sa classe, a été le seul à avoir l’idée absurde de prendre ces conneries au sérieux. Il s’entraînait si durement qu’il avait probablement des muscles à la place du cerveau.

« C’est vraiii ? a-t-il dit, impressionné. Tu soulèves combien de kilos ? Je t’ai encore jamais vue à la salle de muscu ?

— À la salle de muscu ? a dit Pia. Tu ne crois quand même pas que je fréquente des endroits pareils. C’est pour les amateurs. Nous sommes un petit groupe qui a prêté serment au nom de Per Henrik Ling pour consacrer toutes nos forces au service du bien ! Je porte de vieilles femmes à travers la rue, je soulève de lourds patients gravement malades et tire des poussettes au quatrième étage pour aider les mères isolées et des trucs du genre. Qu’est-ce que tu en penses, Kalle, ce ne serait pas quelque chose pour toi ? Même toi tu pourrais rendre service à l’humanité et donner un sens à ta petite vie pleine de sueur. »

Kalle l’a regardée d’un air ahuri. Autour d’eux, tout un troupeau d’élèves était en train de se tordre de rire comme s’ils assistaient à un combat de coqs.

Ça ne me plaisait pas, je ne sais pas pourquoi. Pia était bizarre. Elle parlait comme si elle prenait tout ça au sérieux, elle se disputait vraiment, et parfois sa voix tremblait. Il semblait important pour elle de mettre les gens qui riaient de son côté. Finalement, on nous a appelés sur la piste, et j’ai eu le temps de lui parler un moment entre quatre yeux. On était parmi les derniers à prendre le départ.

« À quoi bon écraser ce pauvre débile ? je lui ai demandé. Il a la tête pleine de clichés à la con, je pense qu’il a assez de problèmes comme ça !

— J’avais besoin d’un punching-ball, a répliqué Pia d’un ton buté. Je suis d’une humeur exécrable aujourd’hui. Il est tombé à pic avec son front plat et ses tablettes de chocolat. Et il a eu la malchance de se trouver sur mon chemin !

— Tu as tes règles ? » j’ai répliqué.

C’est là qu’elle m’a regardée en ricanant, un ricanement sans joie.

« Au contraire ! » a-t-elle dit.

Au contraire ?

On a sifflé le signal de départ pour Pia et elle est partie, une carte et une boussole à la main. Vingt minutes plus tard, c’était mon tour. Le parcours était facile. Je l’ai fait en quarante-cinq minutes, mais à l’arrivée, pas de Pia.

Au bout de vingt minutes, je suis allée voir les arbitres. « Il lui est arrivé quelque chose, j’en suis sûre. Pia n’est toujours pas là, alors qu’elle est partie il y a plus d’une heure ! »

Un rire dégoûtant s’est fait entendre, derrière un buisson : Kalle Kula s’y était allongé pour faire bronzer ses muscles. Bien sûr, il avait ôté son tee-shirt et rassemblé un petit groupe d’admirateurs autour de lui.

« Ha, ha ! Elle a sûrement découvert une nouvelle discipline ! Dis-lui de m’attendre dans la forêt. Je viendrai pour la pratiquer avec elle. »

Je n’ai pas répondu. Les derniers participants venaient d’arriver en haletant. Tout le monde était là, sauf Pia. J’ai repris le parcours en sens inverse. Je faisais des cercles de plus en plus larges et criais son nom.

Il ne restait plus qu’un quart d’heure avant que le bus loué par l’école ne vienne nous chercher. J’ai crié de plus belle : « Piaaa ! Piiiaaa ! »

Alors que je courais, que je trébuchais sur les feuilles mortes de l’année précédente, que je criais et hurlais dans le silence autour de moi, j’avais le pressentiment que quelque chose de grave était arrivé, j’avais l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds – ou est-ce que je me fais un film après coup ?

J’ai fini par la trouver. J’ai découvert son vieux jogging bleu au pied d’un arbre, assez loin du stade. Elle s’était recroquevillée en une petite boule et avait pris ses genoux entre ses bras. Elle fixait un point devant elle et avait l’air de ne rien entendre.

« Pia qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne te sens pas bien ? » Son visage ne manifestait aucune surprise, comme si elle m’avait remarquée depuis longtemps mais que toutes ses pensées étaient concentrées sur des choses plus importantes. Elle était absente. Le visage pétrifié.

« Il y a un problème avec la carte, a-t-elle murmuré. Les cartes qu’ils nous donnent sont toujours fausses. Comment s’y retrouver si on ne connaît rien ? Merde ! »

Et puis elle s’est mise à pleurer, des sanglots longs et secs.

J’étais perplexe. Je n’avais jamais imaginé que Pia puisse pleurer.

J’ai posé ma main sur son dos. « Ta carte était fausse, Pia ? Mais on s’en fout de cette course ! Le père de la gymnastique suédoise est mort et enterré depuis plus de cent ans ! »

Elle n’a pas répondu. Je savais bien qu’elle ne parlait pas de la course, mais j’ignorais comment la consoler car je n’avais aucune idée de ce qu’elle voulait ou pensait. J’aurais aimé qu’elle commence elle-même à vider son sac, mais elle ne l’a pas fait.

Elle a pris une profonde inspiration et s’est levée. « Et de toute façon, ces boussoles c’est de la merde ! a-t-elle hurlé en lançant la sienne dans les arbres. Viens, on y va. »

Cette nuit-là, j’ai fait un cauchemar. J’ai revu la boîte en bois avec les trous au jardin d’enfants. À chaque fois que je voulais enfoncer le bout carré dans l’orifice carré, le bout se cassait en mille morceaux parce qu’il était en verre. Mon cœur battait la chamade quand je me suis réveillée, une peur bleue au ventre.

Au contraire ?