J’ai fait un petit bout du chemin – peut-être, mais j’en ai encore un bon bout devant moi.
Au début, j’explosais pour les raisons les plus étranges. Bordel, comment étaient-ils capables de continuer à jouer au bingo tous les soirs en bas dans la salle, alors que Pia venait tout juste de mourir ? Gagner des paniers garnis et des grille-pain ! Bande d’idiots !
Les bus faisaient leur tournée, comme d’habitude. « Prochain arrêt : Cimetière », chantait le conducteur d’une voix insensible et nasillarde, j’aurais voulu lui casser la gueule.
J’avais beau avoir compris qu’elle était morte, il restait toujours la question du pourquoi, et là je lui en ai voulu. Tous les soirs, je la maudissais, je lui disais qu’elle ne valait pas un clou et je perdais confiance en ma capacité de juger les gens parce que je n’avais pas tout de suite vu clair dans le jeu de cette nouille. Elle aurait quand même pu essayer de m’en parler, bon Dieu ! Peu importe ce que c’était ! Comment a-t-elle osé ne même pas me dire au revoir, sans même laisser une lettre ? Mais pour qui se prenait-elle ? Je ne voulais plus jamais lui parler, enfin je n’aurais plus jamais voulu lui parler, enfin peu importe.
Personne ne pouvait m’aider, parce que personne ne la connaissait ni ne savait ce qu’elle signifiait pour moi.
À la fête de la Saint-Jean, la situation est devenue insupportable. Il paraît que je suis restée plantée sur une chaise, souriant et remuant les lèvres, pendant que les autres dansaient autour du poteau. Moi-même, je me souviens vaguement qu’avec Pia, on regardait danser les « Petites Grenouilles » et on discutait d’introduire cette tradition très suédoise à la cérémonie du prix Nobel (imagine-toi le roi et le prix Nobel de littérature, croa, croa, croa…). J’avais l’impression qu’elle était parmi nous à cette fête de la Saint-Jean, bien qu’elle ne le soit évidemment pas.
Il était clair qu’il fallait réagir d’une manière ou d’une autre, mais je refusais obstinément d’avoir affaire à un psy. Non que je les sous-estime, mais je n’avais tout simplement pas envie d’être standardisée. Qu’est-ce qui me resterait sans mon grain de folie ?
Maman m’a alors confiée à grand-mère, pour une durée indéterminée. Et Knotte aussi, parce qu’elle avait déjà sa propre crise à gérer, avec Ingo. Les crises ne surviennent jamais au bon moment, quand on aurait le temps. C’est typique.
Maman est partie en voyage pour quelques semaines avec Ingo, c’était probablement la meilleure chose à faire et pas si cruel que ça. Ma grand-mère est la seule personne supportable dans certaines situations, quand les plaies sont ouvertes et les index sales.
C’est à cette époque-là que ma grand-mère m’a dit que, pour pouvoir oublier quelque chose, il fallait d’abord bien s’en souvenir. Et j’ai commencé à parler au mur dans son dressing. Ma grand-mère n’a pas tenté une seule fois de m’en empêcher.
Le petit lapin de Knotte est mort, le chat l’a mangé. Ma grand-mère lui expliquait à longueur de journée : si jamais personne ne mourait, il ne pourrait pas y avoir de nouveaux enfants, parce que le monde serait bientôt surpeuplé. « La mort est le prix du renouvellement, pour que la vie continue », a-t-elle dit en me jetant un regard en coin.
« Mais tu as seulement expliqué pourquoi les vieux lapins doivent mourir », a dit Knotte en reniflant. Il n’est pas né de la dernière pluie. Mais mamie, pourquoi faut-il que les jeunes meurent, pourquoi Pia a-t-elle dû mourir ? Et pourquoi l’a-t-elle voulu ?
J’ai passé pas mal de temps dans les magasins de vêtements d’occasion pour retrouver les fringues de Pia. Elles se trouvaient sans doute quelque part, maintenant qu’elle n’en avait plus besoin. La mère de Pia était toujours très élégante, je ne pouvais pas m’imaginer qu’elle garde la vieille veste en cuir de Pia et son pull à col roulé noir et usé.
Je suis passée devant les tristes rangées de chiffons, je les ai touchés et examinés, mais je n’ai pas vu un seul vêtement dont je sois sûre qu’il ait appartenu à Pia.
Qu’est-ce qu’elle en avait fait, sa mère ? Les avait-elle envoyés au Secours populaire ? Ce n’était pas trop son style. Elle ne les avait quand même pas fourrés dans un sac en plastique noir et jetés dans le container ? Je ne supportais pas cette idée.
Une fois, je suis allée chez un bouquiniste pour chercher les livres préférés de Pia. Je me souviens d’un livre de Boris Vian, intitulé L’écume des jours. Et une vieille édition en cuir de Jane Eyre dont elle avait hérité. Elle avait également des centaines de livres de poche de science-fiction qu’elle avait si souvent lus qu’ils tombaient en lambeaux. Et les livres des sœurs Parker !
« Je tremble de sécurité quand je lis les histoires des sœurs Parker ! disait-elle toujours. On sait toujours ce qui va se passer. S’ils ont des yeux perçants et des vêtements criards, c’est les méchants. Dans la vraie vie je rencontre aussi des gens aux yeux perçants et avec des vêtements criards, mais là on ne sait jamais à quoi s’en tenir. Ça te revigore de lire quelques vieux bouquins des sœurs Parker ! »
Mais le bouquiniste n’avait ni livre de science-fiction ni livre des sœurs Parker. Le vieil homme a soufflé avec une moue dédaigneuse quand je lui ai posé la question. Il avait L’écume des jours, mais ce n’était pas l’exemplaire de Pia.
Puis je me suis transformée en maniaque du calendrier. J’ai découvert un tas de jours liés à Pia. Son anniversaire, quelques fêtes et celui où elle aurait dû passer son bac. Le calendrier était plein de jours qu’elle avait laissés derrière elle.
Regarde les choses en face, Linnea. Elle n’en a plus besoin.
Je rêvais beaucoup. Autrefois, je rêvais souvent d’un cerf-volant en papier que j’essayais de faire monter au-dessus des arbres. Je luttais et faisais tout ce que je pouvais, mais la plupart du temps il restait accroché dans les branches ou tombait par terre, à peine il avait décollé. Cet été-là, j’ai rêvé que le cerf-volant s’arrachait et s’envolait. Et je le cherchais dans les endroits les plus étranges, par exemple dans la boîte à bijoux ou dans les tiroirs de la cuisine. Des fois, je rêvais qu’il volait quelque part au-dessus de moi, mais je n’arrivais jamais à le rattraper. C’est à ce moment-là que je me réveillais d’habitude.
J’étais assise dans le dressing et parlais à mon mur, parfois plusieurs heures par jour. Je prenais mon agenda pour y chercher les moindres bribes de conversation et événements passés en compagnie de Pia au cours de l’année où je l’ai connue.
« Mamie, tu te souviens de Pia qui est venue ici avec moi une fois ce printemps ? »
Idiote.
Il était évident que ma grand-mère savait tout sur moi et Pia, et pourquoi j’étais chez elle.
« De quoi avez-vous parlé ? Quand tu lui as tiré les cartes ? »
Ma grand-mère ne fait pas partie de ces gens qui prennent les choses à la légère et qui disent des trucs genre : « Comment pourrais-je m’en souvenir ? Ça fait si longtemps ! »
Elle a réfléchi un peu.
« Elle n’a pas beaucoup parlé, a-t-elle finalement répondu. Il y avait quelque chose qu’elle avait fait ou qu’elle voulait faire en secret, et ça l’effrayait. Elle avait peut-être peur d’elle-même. Elle ne voulait pas avoir de secrets, mais n’osait pas non plus être franche. Mais elle ne m’a pas dit de quoi il s’agissait.
— À moi non plus, ai-je ajouté comme si ça me passait au-dessus de la tête.
— Elle voulait choisir toute seule. Ce n’est pas facile à accepter. Mais je ne crois pas que tu aurais pu y faire quoi que ce soit.
— Vachement sympa de ta part ! » ai-je crié en me précipitant hors de la pièce. Puis je suis allée me réfugier dans le dressing. Après, on n’a plus parlé de Pia pendant un moment.
Pia n’avait pas confiance en la vie. Et donc en moi non plus. Je me suis sentie trahie et abandonnée.