C’EST MON CASIER MAINTENANT

Mais tout est fini maintenant. J’ai collectionné les souvenirs de Pia avec la prudence d’un archéologue qui découvre les vieux débris d’une cruche, et je les ai enfermés dans des boîtes. Peut-être seront-ils un jour couverts de poussière, peut-être se décomposeront-ils quand ils reverront la lumière. J’ai remarqué que quand on raconte une chose vécue, un voyage ou un bon film, après quelque temps seulement on ne se souvient plus que de son propre récit, et non de l’événement réel. C’est pareil avec Pia aujourd’hui. Je me rappelle uniquement mes propres souvenirs d’elle, et non elle-même.

Je ne suis pourtant toujours pas immunisée contre les chocs. Un jogging bleu au milieu de la cohue d’une journée de sport ou des cheveux blonds ébouriffés à la cafèt sont susceptibles de me gâcher toute une journée. Et je ne prends plus jamais le train, plus jamais !

Au début du semestre d’automne, j’ai parcouru les listes des élèves en cachette. Je me suis sentie trop mal en voyant Nordgren et Olofsson l’un en dessous de l’autre dans leur classe, parce que le nom de Pia Nordin avait disparu.

Elle avait disparu. Mais je refusais de l’accepter.

Où étaient ses notes, ses billets d’excuse de l’infirmière scolaire et… j’ai essayé de me représenter un dossier avec une inscription tamponnée en rouge : AFFAIRE CLASSÉE. Peu importe maintenant quel était son groupe sanguin. Et le vaccin de la polio avait été fait en vain. Sans oublier sa dissertation en philosophie qui moisissait sans doute quelque part. Ou est-ce qu’ils ont été efficaces en passant le tout au broyeur ?

Je ne connaîtrai jamais le secret de Pia, sauf événement inattendu. Et à chaque fois que je pense à ce qui avait pu se dérouler au printemps, qui elle aurait pu rencontrer, si elle avait peut-être… je pose un lourd couvercle sur ces pensées et je ferme le tout avec des boulons. Pia avait préféré mourir que de se confier à quelqu’un, je ne vais donc pas commencer à fouiner.

J’ai entendu dire que son père a été mis en retraite anticipée parce qu’il picole. Je croise parfois sa mère en ville. Je la fixe jusqu’à ce qu’elle se détourne avec une moue embarrassée. Son frère n’est jamais là, à ce que je sache.

Il arrive que les gens à l’école parlent d’elle. Avides de détails sordides ou méprisants : certes, elle était sympa, mais assez folle. La rumeur… non, je ne veux même pas l’entendre. Je la fuis en courant.

Mais Bette et Anna Sofia ont changé. Elles ont arrêté de se moquer de moi. Elles n’essaient pas non plus d’être gentilles, mais elles me fichent la paix.

Markus et Sara ont rompu. Il m’a parlé plusieurs fois, gentil et intéressé. Et moi, du coup, je ne ressens plus rien pour lui.

Alors que quand j’ai vu Henrik rigoler avec une fille mignonne de seconde, avec qui il sort depuis quelque temps, j’ai eu un pincement au cœur !

Dans quelques années, ils auront presque tous oublié Pia. C’est dur à digérer, mais j’ai compris comment l’affronter, cette vie de merde que je dois vivre à partir de maintenant. Et je vais l’affronter, au sens propre du terme, vous pouvez en être sûrs !

Une fois, je suis restée à l’école après la fin des cours et j’ai enfoncé la porte de l’ancien casier de Pia. Quelqu’un d’autre l’occupait maintenant. Je ne savais pas vraiment ce que je faisais. Je l’ai défoncé à coups de pied.

Je me rendais pourtant parfaitement compte que ça ne changeait rien du tout. Que resterait-il de moi, si je disparaissais ? Très vite quelqu’un d’autre prendrait mon casier et jetterait mes bouquins et mon classeur à bulletins.

« Évidemment que quelqu’un prendra ton casier. Mais ce qui compte, c’est que, aujourd’hui, c’est ton casier à toi », a dit ma grand-mère. Le soleil brillait, on était assises sur le perron de sa maison, en train de nettoyer les myrtilles énormes et embuées qu’on venait de cueillir.

« Comme elles sont belles ! me suis-je exclamée. Pia aimait les myrtilles.

— Et maintenant, à cet instant précis, c’est toi qui les manges », a dit grand-mère.

Elle n’a pas dit : « Sois contente ! » mais j’ai senti tout à coup que je l’étais. Et Pia aurait été contente pour moi.